Les Mémoires de sir Robert Morier



LES « MÉMOIRES »


DE


SIR ROBERT MORIER


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Mrs Rosslyn Wemyss a entrepris la publication des Mémoires et lettres de son père, sir Robert Morier, et les deux premiers volumes qui comprennent la période de 1825 à 1874 sont du plus haut intérêt[1].

Sir Robert Brunett David Morier, fils unique de David Richard Morier qui fut attaché à l’ambassade de lord Aberdeen en 1815 et devint consul général, est né à Paris le 31 mai 1826. Les Morier étaient d’origine française. Leur famille, au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes, émigra dans le Valais. Une branche de la famille se fixa en Orient. En 1806, Isaac Morier fut naturalisé sujet anglais et nommé consul d’Angleterre à Constantinople. La grand’mère de sir Robert Morier eut plusieurs sœurs dont l’une devint la marquise de Chabannes la Palice. Sir James Morier, secrétaire d’ambassade à Constantinople avec lord Elgin, puis ministre en Perse, auteur de romans connus, Zohrab le prisonnier et Ayeska, était l’oncle de l’auteur des Mémoires que nous allons étudier.

Sir Robert Morier, comme son père, choisit la carrière diplomatique où il devait laisser les meilleurs souvenirs. En 1853, il était attaché à l’ambassade de Vienne et en 1858 à celle de Berlin. Dans son premier voyage en Prusse, il avait fait la connaissance du juriste Samwer et du publiciste Roggenbach qui prirent une part importante aux luttes pour la constitution de l’unité allemande et eurent sur la carrière du jeune diplomate une influence décisive. Robert Morier se lia également avec le baron de Stockmar qui lui témoigna une fidèle et profonde amitié. En octobre 1860, Morier mandait à lord John Russell que l’alliance anglo-prussienne était fort difficile à conclure, en raison de la faiblesse ou de l’ignorance des ministres de l’Angleterre et de l’hostilité de l’opinion publique allemande contre tout ce qui était anglais. Morier attachait le plus grand prix à cette alliance, car il rêvait d’unir l’Angleterre libérale à la Prusse libérale, partageant à cet égard les idées de son ami le baron de Stockmar[2].

En mars 1865, Morier fut envoyé, à Vienne, comme second secrétaire d’ambassade et commissaire anglais pour signer une convention commerciale avec l’Autriche. Dans le courant de septembre de la même année, il remplit les fonctions de secrétaire de légation à Athènes et, le 30 décembre, il fut transféré, avec le même titre, à Francfort-sur-le-Mein. En 1863, il suivit de près la grave affaire du Schlesvig-Holstein et en relata les curieuses phases dans un journal anglais. C’est à ce moment qu’il accentua sa liaison avec François de Roggenbach, lequel lui fit connaître le prince royal dont il conquit bientôt l’amitié. En juillet 1866, Morier retourna à Vienne négocier un nouveau traité de commerce, puis revint à Francfort et de là à Darmstadt, dont il dirigea la légation. Le 8 juillet 1871, il passa à la légation de Stuttgart, puis à celle de Munich le 30 janvier 1872, et se rendit en 1876 à Lisbonne comme ministre plénipotentiaire. En 1881, il fut nommé ambassadeur à Madrid, puis en 1884 à Saint-Pétersbourg. Là, il fit preuve d’une habileté exceptionnelle dans les relations de l’Angleterre avec la Russie, spécialement au sujet de l’incident du Pendjab, et il contribua fortement au maintien de la paix entre les deux pays.

Durant trente-trois années de diplomatie active, il avait acquis des connaissances variées et une expérience qui furent employées utilement par lui au service de sa patrie. Il n’était pas de ceux qui consentent à se réduire au rôle de « drogman télégraphique, » et il ne s’en remettait pas uniquement aux ordres donnés. Malgré la fièvre de vitesse qui a gagné aussi bien les chancelleries que les autres administrations, il prenait le temps de réfléchir, de méditer les instructions reçues et de peser les termes de ses réponses. Il était, pour tout dire, de la vieille et bonne école. On le prisait fort. On l’écoutait. Sa physionomie était attrayante. Son front vaste, ses yeux clairs et francs, sa bouche finement arquée, un ensemble de bonté et de gravité douce parlaient en sa faveur. La sincérité de son langage, la droiture de son caractère l’avaient rendu populaire à Saint-Pétersbourg. Il n’en fut pas de même en Allemagne où ses allures indépendantes avaient déplu à M. de Bismarck qui aurait voulu trouver en lui un instrument docile et non un collègue habile et réservé. Sa popularité en Russie avait été augmentée par les attaques de la presse allemande excitée à cet effet par le chancelier, lequel avait répandu contre lui des bruits calomniateurs. Ainsi, on avait accusé sir Robert Morier d’avoir transmis au maréchal Bazaine des renseignemens sur le passage de la Moselle par les Prussiens en 1870. Or, cela était complètement faux. Et lorsque Herbert de Bismarck, le fils aîné du chancelier, osa faire répéter ces bruits par la Gazette de Cologne, l’ambassadeur anglais envoya un démenti formel qui ne fut pas inséré dans la feuille allemande. Alors Morier publia sa correspondance qui le dégageait de toute compromission. Les lettres que donna le Times en 1875 furent à cet égard d’une netteté et d’une portée décisives. Roggenbach, qui avait été mêlé injustement à ces fâcheux incidens, disait avec raison de ses calomniateurs : « Le temps est mal choisi pour un tel déploiement de sottises et un pareil sport de persécution ! »

Le tempérament impulsif de sir Robert Morier, joint à une parfaite rectitude d’esprit, tranchait sur l’attitude gourmée des autres diplomates. Tant de naturel et d’autorité déplut à la coterie allemande et augmenta les rancunes de Bismarck. Celui-ci connaissait son intelligence et son savoir. Il n’ignorait pas que, dans les questions compliquées de la politique allemande, le Foreign Office avait souvent recours aux lumières de Morier. Mais, malgré les attaques incessantes des reptiles excités contre lui, Morier vit son crédit s’accroître à Saint-Pétersbourg, tandis que celui de Bismarck et de ses agens diminuait d’autant. Le bruit de son savoir-faire se répandit partout, et ce ne fut pas sans plaisir qu’un jour Morier entendit un chef de gare, pendant qu’il traversait la France, le désigner ainsi à haute voix : « C’est le grand ambassadeur qui a roulé Bismarck ! »

Le rude climat de la Russie et un labeur assidu fatiguèrent sa constitution pourtant fort robuste. Sur les instances du tsar Alexandre qui lui témoignait une amitié et une estime particulières, il consentit à rester quelque temps encore à Saint-Pétersbourg, mais la mort prématurée de son fils unique Victor-Albert-Louis, frappé en 1892 à l’âge de trente-six ans, l’affecta profondément. Un an après, il succombait à Montreux, entouré de toute sa famille. Il s’était marié en 1861 avec la fille du général Joachim Peel et avait trouvé joie et consolation dans cette union parfaite. Ces quelques lignes tracées pour donner immédiatement une idée de la personne et du caractère de sir Robert Morier seront sur certains points complétées par des renseignemens précis que nous trouverons dans les Mémoires dont nous allons nous occuper.



Les divers chapitres de ces Mémoires portent sur les parens de Morier, son enfance, ses études à l’Université d’Oxford, ses voyages en Suisse et en Allemagne, ses premiers essais de diplomatie à Vienne et à Berlin, le conflit constitutionnel soulevé dans la Hesse électorale et les affaires du Schlesvig-Holstein, le traité de commerce austro-anglais, la guerre de 1866, la légation de Darmstadt, la guerre de 1870, les légations de Stuttgart et de Munich, les rapports de la Prusse avec le Vatican et l’Alerte de 1875. Des écrits littéraires et politiques, des aperçus sur la diplomatie, complètent la physionomie attrayante du politique, du diplomate et de l’écrivain qu’était sir Robert Morier.

Je n’ai point la prétention de donner au lecteur le détail de tous ces sujets qui les uns et les autres offriraient un réel intérêt, mais j’ai fait choix des pages où il est question de la guerre de 1870, de l’Alsace-Lorraine et de l’Alerte de 1875, questions toujours actuelles et qu’on ne saurait trop étudier. On y verra que, surtout au début de la guerre, les sympathies de Morier n’étaient pas pour nous, mais que, à mesure qu’elle continuait, il perdit quelques-unes de ses illusions sur les vainqueurs et même sur la politique de son propre pays. Le lecteur trouvera peut-être çà et là quelques contradictions qui proviennent des fluctuations auxquelles est soumis, lui, un diplomate, même très avisé, mais l’ensemble des vues demeure d’une gravité et d’une importance considérables.

Deux mois avant la guerre de 1870, Morier écrivait de Darmstadt à lord Clarendon que Bismarck pensait à faire proclamer l’Empire allemand, mais qu’en présence des nombreuses difficultés soulevées par ce dessein, il se cassait la tête pour découvrir quelque deus ex machina qui l’aidât à sortir d’embarras. Il avait retenu ces mots du prince royal à Roggenbach : « Nous courons au-devant d’une grande guerre. » Le prince croyait cependant que l’Angleterre empêcherait cette guerre d’éclater. Il ne se doutait pas qu’elle conserverait, à son propre détriment, une imprévoyante neutralité.

« La France, écrit Morier avec un certain humour, se tenait sur le seuil du salon impérial dans lequel Bismarck voulait faire entrer la Prusse, et elle barrait l’entrée comme l’Ange à la porte de l’Éden, en disant : « Messieurs, l’entrée est interdite… » « L’Angleterre, ajoute Morier, aurait pu alors intervenir comme médiatrice, mais elle préféra le rôle de spectatrice. Nous avons choisi la meilleure place pour voir la grande course de taureaux. Nos sympathies vont tantôt aux taureaux, tantôt aux matadors. » Les craintes de Morier furent trouvées inopportunes par son gouvernement. Le sous-secrétaire d’État au Foreign Office, lord Hammond, croyait pouvoir affirmer, à la veille de l’orage, que jamais l’aspect de l’Europe n’avait été aussi pacifique.

Le 15 juillet, Morier prédit que la guerre serait effroyable et que la France serait vaincue. À son avis, une alliance anglo-allemande eût pu empêcher les hostilités, car jamais Napoléon III n’aurait osé affronter les deux nations unies. Le 20 juillet, le diplomate anglais qui semblait avoir changé d’opinion sur le succès immanquable des Allemands, déclarait qu’ils n’étaient pas prêts, et qu’une partie de l’Allemagne serait occupée par les Français avant le premier choc qui aurait lieu au cœur de l’Allemagne même. Et le 28, il s’étonnait fort que les Français n’eussent pas encore fait la moindre démonstration. « S’ils avaient eu besoin, dit-il, de quelques jours de délai pour se préparer, ils auraient pu envoyer 30 000 hommes, qui n’auraient rencontré aucune opposition et auraient pu détruire les ponts, les chemins de fer et rendre impossible la concentration des troupes allemandes. » Morier ne savait pas que la mobilisation était si défectueuse, le commandement si mal pourvu, les plans et les ordres si contradictoires, les préparatifs si confus, que nous étions au 20 juillet dans l’impossibilité de détacher de la masse désordonnée de l’armée un corps spécial de 30 000 hommes qui eût pris les devans et se fût jeté au delà du Rhin.

Venant ensuite à l’intrigue Hohenzollern, Morier affirme que cette affaire fut conduite par le Roi avec légèreté et insouciance, et par Bismarck avec son audace accoutumée. Or, le roi Guillaume savait fort bien ce dont il s’agissait, puisque, le 15 mars, il avait lui-même présidé le Conseil où fut décidé le choix du prince Léopold dans l’intérêt de l’Allemagne. La présence de Bismarck, de Moltke et de Roon à ce Conseil donnait à l’affaire la gravité qu’elle devait avoir. Seulement, le roi se ménageait une habile retraite au cas où tout eût mal tourné. Prudent et réservé de nature, il attendait le moment favorable et se montrait aussi disposé à s’effacer, si l’adversaire eût été de taille à lui disputer le terrain, qu’à avancer s’il n’y avait eu aucun obstacle redoutable. En ces terribles circonstances, il a secondé l’action du chancelier, mais en prenant toutes les précautions pour sauvegarder sa dignité et les intérêts primordiaux de la Prusse. Dire qu’il fut léger et insouciant, c’est émettre un jugement hasardé, car les faits ont exactement prouvé le contraire.

Les Mémoires affirment que, la guerre une fois déclarée, une grande animosité se manifesta en Allemagne contre l’Angleterre que l’on croyait hostile. Morier avait dit que si l’on avait extrait de la blessure d’un Prussien une balle provenant de Birmingham, il se fût soulevé une tempête de haine qui eût duré plusieurs générations. Aussi, suppliait-il le ministère anglais de cesser toute importation d’armes en France. Le 3 août, il était allé saluer le prince royal à son quartier général à Spire et il n’avait pu s’empêcher d’exprimer son admiration pour ce prince qui, ayant blâmé la guerre, se préparait néanmoins à y prendre part, « ayant maintenant confiance dans la justice de sa cause. »

Le cabinet anglais n’avait pas encore manifesté ses vues et déjà on l’accusait de prendre parti pour la France. Le duc de Cobourg croyait que l’attitude équivoque de l’Angleterre au début des hostilités était due aux sympathies de lord Granville pour l’Empereur et l’Impératrice, quoique Gladstone et les autres membres du Cabinet britannique fussent mieux disposés pour l’Allemagne. Morier attribuait cette information à Bismarck « qui aimait toujours, dit-il, à chercher midi à quatorze heures, » et il ajoutait : « Lord Granville est absolument neutre et incapable de se laisser diriger par des sympathies personnelles dans une affaire d’intérêt public. » Morier ne cachait pas ses propres dispositions. Elles étaient alors favorables à l’Allemagne et il raillait « l’invention fantastique » des Français qui avaient cru effrayer les Teutons en plaçant les turcos en avant-garde. N’en déplaise au chargé d’affaires de Darmstadt, ces trois bataillons de turcos causèrent un très grand effroi aux Prussiens, et nul n’a oublié leur panique à Wissembourg. Pour excuser cette panique, Morier dit que l’Allemagne, fort calme au début, est devenue furieuse à la suite des atrocités commises par les turcos. Il appelle « atrocités » une défense désespérée de vaillans soldats contre des forces dix fois plus nombreuses. « Les pauvres diables, remarque Morier qui a cru aux inventions de la Presse allemande, les paient cher maintenant et on ne leur fait aucun quartier. Cela rendra la paix plus difficile, car la nation entière crie vengeance. » On le vit bien à Bazeilles où les cruautés commises par les Bavarois sont restées inoubliables. Mais cette vengeance féroce ne devait pas suffire. « Elle se manifestera davantage, prédisait Morier, sous la forme d’une demande de territoire en Alsace-Lorraine. » Il ajoute le 8 août, — et ceci fait honneur à son jugement : « Ce sera la pire faute que puisse commettre l’Allemagne ! »

Il s’étonne de l’ignorance des journaux anglais qui supposaient qu’après une bataille décisive Napoléon III et Bismarck se donneraient une poignée de main et prendraient, l’un la Belgique, l’autre la Hollande. « Ne savent-ils pas, s’écrie-t-il, que l’Allemagne doit battre la France, car elle a tiré l’épée, non pour assurer comme la France sa prépondérance politique, mais pour assurer son existence nationale ? » Il écrit ensuite à son ami Stockmar : « Je suis corps et âme avec l’Allemagne, mais j’ai d’abord craint les conséquences de la victoire plutôt que la possibilité de la défaite. Ces conséquences seraient la demande de l’Alsace et de la Lorraine ; car prendre deux grandes provinces dont les habitans sont plus Gaulois que les Gaulois eux-mêmes, et devenant Allemands seraient obstinément plus Français que les Français, cela créerait un état de choses que je n’aimerais pas pour les débuts de l’Empire allemand au XIXe siècle. Ceci est le côté sentimental de la question. Voici le côté pratique. Une telle occupation hostile demanderait un état de paix armée et rendrait tout désarmement impossible. J’aurais voulu voir l’armée des citoyens allemands, remettant au fourreau son épée sanglante, proclamer le vieux roi Empereur sur le champ de bataille et montrer au monde qu’elle avait combattu pour l’unité de l’Allemagne et pour vivre en paix avec ses voisins. »

Voilà bien plutôt le côté sentimental !… Depuis des siècles on avait mis dans la tête de tous les Allemands que Strasbourg et Metz devaient leur revenir comme des propriétés dérobées, et le professeur d’histoire et le maître d’école avaient pénétré les générations de cette nécessité inéluctable. L’orgueil allemand exigeait l’Alsace et la Lorraine… Il les a eues et il commence seulement à comprendre que ce n’était pas tout de conquérir et qu’il fallait encore assimiler. Or cette assimilation, cette germanisation tant prédites et tant désirées ne se font pas, comme l’a reconnu tout récemment le chancelier Bethmann-Hollweg lui-même, et les prévisions de Morier sur une paix armée, aussi coûteuse qu’une guerre, se sont réalisées. Quant à l’attitude effacée de l’Europe au lendemain de la guerre de 1870, on sait ce qu’elle a coûté à cette même Europe.

Se tournant vers son pays qui avait retenu dans une inertie calculée la ligue des Neutres, Morier mandait à Stockmar : « Je n’ai pas besoin d’ajouter combien je suis honteux de l’attitude du lion britannique. Pauvre bête ! Au début, ses instincts furent justes. Mais aujourd’hui, s’il sent qu’il devrait combattre pour la Belgique, il ne sait pas contre qui. Quant à son gardien, on ne vit jamais une telle maladresse, une telle incapacité, une imbécillité aussi absolue ! » Voilà qui n’est guère conforme à la réserve diplomatique ; mais, une fois lancé sur cette pente, Morier ne s’arrête pas : « Les gens s’attendaient, dit-il, à trouver plus de moralité sur la rive gauche que sur la rive droite du Rhin. » Il fait allusion ici à la révélation subite du piège tendu par Bismarck à Benedetti au sujet de la réunion de la Belgique à la France : « Le chancelier aurait dû attendre pour faire ses révélations, d’avoir battu définitivement les Français ; car c’est une rude épreuve pour la confiance publique de savoir qu’un homme d’État allemand a pu être parmi les conspirateurs. » Cependant, on peut croire que lord Granville n’a pas dû être étonné d’apprendre que Bismarck, dans ses intrigues avec Napoléon III, faisait bon marché des États d’autrui. Morier semblait ici trop novice en subtilités et en roueries diplomatiques. Quand il sut que Gortchakov avait envoyé aux puissances une circulaire pour les informer que la Russie ne se considérait plus comme liée par le traité de Paris au sujet de la Mer-Noire, il manifesta sa tristesse et son indignation contre le cabinet anglais qui perdait son temps en grimaces et n’osait élever la voix. Il se plaignait hautement, et ses plaintes étaient répétées au chancelier qui ne les lui pardonnait pas.

Une autre circonstance allait exciter la méfiance et la colère de Bismarck contre lui. La princesse royale Victoria et la reine Augusta, d’accord avec la grande-duchesse de Bade, prévoyant la capitulation prochaine de Paris, avaient demandé à Morier son concours gracieux pour faire réussir un projet d’approvisionnement rapide de la capitale. Les vivres nécessaires devaient être concentrés dans les ports d’Angleterre et à Ostende, à proximité de la France. Bismarck en fut averti et témoigna publiquement son indignation contre une générosité aussi surprenante. Cette indignation s’accentua, quand il s’aperçut que le retard du bombardement de Paris était dû aux mêmes influences féminines. Moritz Busch nous a conservé à ce sujet des propos du chancelier, aussi cruels que significatifs.

Morier ne cessait de déplorer l’inaction politique de son pays. « Le rôle de l’Angleterre, écrivait-il le 5 janvier 1871, a été nul. Elle aurait pu appliquer le vieux remède du cordon sanitaire, si elle avait conservé son ancienne position en Europe. Elle ne l’a malheureusement pas conservée. Elle est fort embarrassée par les derniers événemens. » La manière brutale dont l’Allemagne conduisait les hostilités lui aliénait peu à peu les sympathies qu’elle avait eues dès l’origine en Angleterre. Morier lui-même était outré des actes violens et des excès commis par les troupes allemandes, tout en conservant une opinion favorable aux résultats politiques de la guerre. On s’étonnait autour de lui de la prolongation des hostilités et on ne comprenait pas comment le chancelier n’y avait pas encore mis fin. « Bismarck, écrivait Morier, est Bismarck et non pas Daniel. Il est donc tout naturel qu’il fasse durer la guerre jusqu’à ce que la France épuisée demande la paix. » Et se livrant alors à une comparaison bizarre : « Les vrais coupables, disait-il, sont les maîtres du ballet qui préparèrent la mise en scène mélodramatique dont l’Europe fut régalée quand le rideau se leva sur la France républicaine… Les coupables sont aussi les bandits de la pièce qui organisèrent le spectacle de Paris sanglant, ruiné, affamé ! Il faut accuser enfin la galerie anglaise qui applaudit ces sataniques maîtres de ballet et leur offrit le public devant lequel ils voulurent se pavaner. Je ne puis cacher mon indignation pour les hommes qui, sachant que l’Angleterre n’interviendra pas en faveur de la France et que la France devra se soumettre en fin de compte à l’Allemagne, ne trouvent rien de mieux que d’applaudir aux efforts désespérés de la pauvre victime ! » Aussi, lorsque l’Angleterre interviendra en 1875, — comme on le verra dans cet article, — Bismarck raillera ses efforts pacifistes et écrira à Hohenlohe cette phrase ironique : « C’est en 1870 que ces efforts auraient été à leur place ! »

Les troupes allemandes entrent enfin à Paris. « Cette entrée, remarque Morier, fut une affaire des plus ridicules et en fait une humiliation. » Il ne s’extasie pas, comme l’a fait son collègue des États-Unis, sur la gloriole des Allemands. Il remarque qu’ils se sont contentés de peu, puisqu’on les a parqués dans les Champs-Élysées et qu’un seul échelon de 30 000 hommes y est venu. Il constate que cette entrée a eu pour effet de hâter le vote des préliminaires de paix par l’Assemblée de Bordeaux et il ajoute : « Pour ma part, je n’aurais jamais eu le courage de soumettre l’armée allemande à cette épreuve. » Singulier jugement !… S’il y a eu épreuve, l’épreuve a été pour nous.

On voit que, tout en blâmant les excès de l’Allemagne et l’inertie de l’Angleterre, Morier ne dissimulait pas ses sympathies allemandes, avouant lui-même que ces sympathies l’avaient fait considérer par beaucoup de gens à Londres « comme une sorte de démon. » A son retour à Darmstadt, le grand-duc lui exprima ses regrets de n’avoir pu le décorer, le gouvernement anglais ayant décliné sa proposition à cet égard. « J’aurais aimé cependant, dit-il, vous pendre quelque chose au cou. — J’espère en tout cas, répondit gaîment Morier, que ce ne serait pas une corde ! » Il n’eût certainement pas fait la même réponse à Bismarck. Mais il recevait d’autres marques de sympathie qui le flattaient particulièrement, comme celles qui lui vinrent du roi et de la reine de Wurtemberg. Celle-ci était aussi belle qu’aimable et tenait la beauté de son père, l’empereur Nicolas auquel, rapporte Morier, une « cocotte » française avait dit un jour avec enthousiasme : « On voit bien que tu es le Tsar, car tu as le physique du métier ! »

Un grave incident, survenu le 9 décembre 1870, inquiéta fort Morier. À cette date, le gouvernement du grand-duché de Luxembourg reçut une note menaçante de Bismarck. Le chancelier lui faisait savoir que le roi de Prusse ne se croyait plus tenu de respecter la neutralité du grand-duché, parce que la population avait maltraité des fonctionnaires allemands et parce que le gouvernement avait ravitaillé, par des convois venus de Luxembourg, la place de Thionville et permis à des officiers et à des soldats français, échappés de Metz, de passer librement sur le territoire pour aller reprendre du service en France. C’était tout simplement une menace contre tous les États secondaires, ce qui jeta la consternation dans le monde diplomatique, facile d’ailleurs a émouvoir. Un fait aggravait l’incident. A la suite du traité de Londres de 1867, le premier ministre d’Angleterre avait déclaré que la neutralité du Luxembourg était placée sous la sauvegarde des co-signataires du traité, mais que, si un seul des contractans refusait de combattre en faveur de cette neutralité, il déliait tous les autres. Bismarck avait retenu cette déclaration et en profitait pour accentuer son hostilité contre le Luxembourg. Le 15 décembre, Morier écrivit à Stockmar : « J’ai le cœur brisé. Je suis dans le désespoir quand je vois l’état de l’horizon politique. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour obtenir qu’en échange de nos bons services en faveur de la Russie à propos des affaires d’Orient, cette puissance conclût avec nous une entente cordiale et agît en quelque sorte comme un Polizei Ordnung (règlement de police). Et voici qu’au milieu des pourparlers, bang ! éclate la bombe luxembourgeoise ou l’exacte contre-partie du manifeste russe ! » Morier voulait dire ainsi que la note du chancelier allemand avait une analogie frappante avec la récente circulaire du cabinet de Saint-Pétersbourg relative au traité de 1856.

« Jamais, ajoute Morier, plus grand acte de stupidité n’a été commis, si l’objet en est l’acquisition du Luxembourg qui aurait pu être obtenu tout aussi aisément par des moyens honnêtes et respectables. J’ai quelques raisons de savoir que c’est la préparation et l’exécution d’un plan formé depuis longtemps, ayant pour but la restauration de Louis-Napoléon avec la partie française de la Belgique comme Morgengabe (corbeille de mariage) et la Hollande réunie à l’Allemagne. » Je remarque qu’ici Morier est plus affirmatif qu’au mois d’août où il critiquait à cet égard les dires de la presse anglaise. « Ces résultats, déclare-t-il, peuvent être désirables en eux-mêmes, mais s’ils doivent être octroyés à l’Europe par la seule volonté de M. de Bismarck au mépris de toute loi, de toute justice et de l’honnêteté internationale, alors je voudrais voir l’Angleterre dépenser son dernier homme et sa dernière cartouche pour s’opposer à une si damnable restauration des pires périodes de l’histoire moderne. J’ose dire que nous serions battus, mais nous combattrions assez pour fatiguer de la guerre l’Allemagne elle-même. Je crois que l’ambition de la gloire allumée comme elle l’est maintenant en Allemagne y brûlera d’une manière plus terrible qu’elle ne brûla jadis, même, dans la grande Nation, comme le charbon une fois enflammé brûle plus vivement que la paille. »

Le ministre du grand-duché, Servois, répondit avec calme et dignité aux accusations du chancelier et releva ses erreurs. Il fit remarquer que plus d’une fois des uhlans et des détachemens prussiens avaient pénétré sur le territoire luxembourgeois sans avoir été désarmés et que des milliers de wagons appartenant à l’exploitation luxembourgeoise étaient retenus en Allemagne où ils servaient au transport des troupes et de leur matériel. M. Servois ajoutait que l’on ne pouvait toucher à la neutralité du grand-duché sans réunir préalablement les puissances pour modifier l’accord de 1867. Bismarck, que cette réponse dérouta quelque peu, se borna à déclarer qu’il se réservait pour l’avenir de réclamer certaines indemnités pour les dommages dont l’Allemagne avait à se plaindre. Mais l’incident suffit pour faire comprendre combien l’indépendance du Luxembourg et des petits États était chose fragile devant l’audace et les appétits de l’Allemagne. Et cependant, l’Angleterre ne dit rien, contrairement aux désirs de Morier, pas plus que la Russie, l’Autriche et l’Italie. Tout était abandonné aux caprices du vainqueur et le silence de l’Europe était comme une abdication dont elle allait bientôt se repentir. Bismarck s’en étonnait lui-même. « La possibilité d’une intervention européenne, a-t-il dit plus tard, était pour moi une cause d’inquiétude et d’impatience. Je redoutais que la participation de la France aux conférences de Londres relatives aux clauses du traité de Paris ne fût utilisée pour greffer, avec l’audace dont Talleyrand avait fait preuve à Vienne, la question franco-allemande sur les discussions prévues par le programme. C’est pour ce motif que j’ai mis en œuvre les influences du dehors et celles du pays pour empêcher Jules Favre d’assister à cette conférence. » L’idée de coalitions possibles donnait de mauvais rêves à Bismarck. Ni l’Angleterre, ni l’Autriche, ni la Russie n’osèrent transformer ces rêves en réalités.

Quant à croire que le chancelier allemand préparait la restauration de Napoléon III en lui offrant pour gage de réconciliation la Belgique et en se réservant la Hollande, c’est le bruit qui a couru à l’époque, mais rien de probant ne l’atteste.

La délégation de Bordeaux fit remarquer à l’Angleterre la portée considérable des menaces de Bismarck contre le Luxembourg. Elle montra l’Allemagne prête à saisir les bouches du Rhin et à détruire d’un geste le système des ports neutres ; mais le gouvernement anglais ne s’émut pas. Lord Granville se borna à pressentir le gouvernement allemand sur la réunion d’un Congrès. Bismarck répondit qu’il serait inutile, car on ne pourrait y parler ni de l’armistice avec ravitaillement, ni de la paix sans cession de territoires. Il ne laissait voir aucune des inquiétudes qui le tourmentaient, et on fut assez aveugle pour ne pas les deviner. L’Angleterre avait cru tendre la perche à la Défense nationale en l’invitant à la conférence de Londres, mais le gouvernement français ne le comprit pas. Obéissant à une sentimentalité inopportune, Jules Favre, malgré l’avis de Gambetta et les conseils de Chaudordy, demeura à Paris pour partager les périls de ses habitans, et le dernier espoir d’une intervention possible en notre faveur s’évanouit. Après six mois de résistance acharnée, la France allait payer une colossale indemnité de guerre et céder l’Alsace et la Lorraine.

Morier reconnaît que ces deux provinces ont toujours été le prix convoité par la Prusse en cas de victoire. Il croit pouvoir affirmer, d’après l’opinion des divers cercles politiques de Berlin, que si l’Europe s’était opposée à cette conquête, les Allemands auraient violé la neutralité de la Belgique et échangé plus tard avec la France les provinces de langue française, Namur, Liège, Hainaut, contre l’Alsace et la Lorraine. Morier se dit très choqué, — much schoked, — par ces révélations qui lui avaient été faites le 17 septembre 1870. Il convient que cette annexion des pays de langue française à la France était la meilleure carte à jouer des pangermanistes, mais il redoutait que cette « combinaison » n’amenât la guerre navale avec l’Angleterre « qui a toujours eu un sentiment particulier pour la Belgique. » Quelle que soit ici l’exactitude, plus ou moins grande, des informations de Morier, — auxquelles, pour mon compte, je ne crois nullement, — la Prusse aurait pu prendre la Belgique et même la Hollande, sans que l’Europe, qui n’était pas prête à la lutte, eût fait entendre autre chose que des gémissemens ou des approbations. Certes, Bismarck connaissait bien sa force, mais il aurait pu être encore plus audacieux. S’il avait étendu ses conquêtes en Belgique et en Hollande, tout en capturant l’Alsace et la Lorraine, il eût désintéressé les uns par des promesses et effrayé les autres par des menaces. Mais il était homme à ne prendre que ce qui lui était indispensable, et il l’a prouvé.

Morier voulut, pendant la guerre, sonder les sentimens des Alsaciens-Lorrains au sujet de leur annexion à l’Allemagne. Il se mit en rapport avec diverses notabilités. Causant d’abord avec le docteur J… de Mayence, il entendit celui-ci formuler ainsi les sentimens de la Prusse à l’égard de l’Alsace : « La France a autrefois volé l’Alsace à l’Allemagne. C’est pour celle-ci un souvenir douloureux, une épine enfoncée dans le côté. La France lui a pris la cathédrale de Strasbourg et lui a laissé en échange les ruines d’Heidelberg. » Faut-il faire observer qu’aucun pays envahi n’a tiré un parti aussi fructueux d’une violente mesure de guerre ? L’Allemagne a fait des ruines du château d’Heidelberg, non seulement un « leit motiv » de ressentiment qui dure depuis plus de deux siècles et alimente chez des générations d’étudians une haine inextinguible contre nous ; mais elle en a fait encore une attraction pittoresque qui amène au pied des ruines, aménagées et truquées avec art, une foule de touristes qui viennent y dépenser leur or et satisfaire une banale curiosité. Que n’a-t-elle conservé aussi les ruines de Strasbourg ? On eût vu de quel côté avait été la plus déplorable violence et comment les Allemands avaient souhaité la bienvenue au retour de frères égarés !

Le docteur J…, qui ne pouvait « sans frémir » passer sur le pont de Kehl, n’était pas suspect de sympathie à notre égard ; il avouait cependant que le sentiment national des Alsaciens-Lorrains « était français à un degré exagéré. » Cela tenait, suivant lui, à ce que l’Alsace avait été incorporée à la France « au moment où celle-ci touchait au zénith de sa gloire. »

Morier voulut savoir du docteur J… si l’assimilation n’exigerait pas la durée de plusieurs générations. Le docteur répondit que cela irait beaucoup plus vite à cause de l’identité de langage et du caractère de la race, mais que d’eux-mêmes les Alsaciens ne s’y prêteraient guère. Cependant, il croyait que les sentimens de chaude bienvenue, — on venait de bombarder Strasbourg ! — qui se manifestaient partout en Allemagne à l’égard des infortunés habitans de l’Alsace, ne pourraient rester sans effet. « Les Allemands, disait-il, entrent en Alsace, non avec l’orgueil des vainqueurs, mais avec les sentimens provoqués par le souvenir de leur ancienne amitié, et, quels que soient les sentimens hostiles manifestés actuellement par le parti anti-annexionniste, quand l’annexion sera un fait accompli, ces sentimens se modifieront et deviendront ceux de la satisfaction pour un régime qui accordera aux Alsaciens la liberté religieuse aussi bien en pratique qu’en théorie. » On sait quelles libertés leur ont été données et où en est, après quarante et un ans d’annexion, l’assimilation rêvée !

Le grand-duc de Bade, auquel s’adressa ensuite Morier, croyait qu’il n’y avait pas de parti annexionniste en Alsace et que les sentimens de la population étaient aussi français que possible. En ce qui le concernait, il avait toujours désapprouvé l’idée de l’annexion. Il paraîtrait que le Kronprinz était du même avis, mais que le gouvernement, l’eût-il partagé, eût rencontré mille difficultés insurmontables. « Si des considérations géographiques ne l’eussent exigé, disait Bismarck, — ce propos a été rapporté par Maurice Jôkai, — nous n’aurions jamais annexé à l’Allemagne un empan de terre habité par des Français. Ce sont des ennemis irréconciliables et sauvages ! » A Metz et aux environs, Morier n’osa même pas consulter les Lorrains à ce sujet, de crainte que ses questions ne fussent considérées comme des injures. A la suite de son enquête, il pensait que la paix pourrait se conclure facilement si la France cédait Strasbourg et l’Alsace à l’Allemagne qui renoncerait à la Lorraine. Morier ne connaissait pas encore les Français.

Revenant sur cette question si délicate, au lendemain de la guerre, Morier croyait qu’il aurait mieux valu établir une union intime entre l’Alsace et la Lorraine, et en faire un duché séparé de la couronne allemande, gouverné par un vice-roi, et cela bona fide. Il estimait que plus on développerait le particularisme en Alsace-Lorraine, plus ce particularisme se tournerait contre la France. Nous dirons cette fois que Morier ne connaissait pas les Alsaciens-Lorrains. Les événemens ont prouvé en effet que, quelle que soit la tactique des Allemands à l’égard de l’Alsace-Lorraine, violente ou modérée, rigoureuse ou insinuante, rien ne leur ramène ni les esprits ni les cœurs. Il y a littéralement un abîme entre les deux peuples, et rien ne pourra le combler. Morier rapporte un curieux entretien qui eut lieu entre le dernier maire de Strasbourg, M. Klein, et Bismarck. Aux argumens que le maire donnait au chancelier contre le service militaire prussien imposé à nos compatriotes, Bismarck répondait : « La Prusse a une immense expérience des résultats qu’on obtient en faisant porter aux conscrits l’uniforme prussien. Au bout de trois ans, celui qui le porte devient non seulement un bon soldat, mais un fidèle citoyen. » M. Klein reconnaissait que ce serait fort simple si les conscrits alsaciens se laissaient mettre l’uniforme prussien, mais il croyait que beaucoup s’échapperaient en France. « Et alors, vous n’aurez ni soldats ni citoyens ! » En moins d’un an en effet, douze cents jeunes Alsaciens s’étaient fait inscrire sur les contrôles français à Nancy, et l’exode continuait et continue toujours. Aux exigences du recrutement allemand, Morier ajoutait le manque de tact des autorités et s’irritait de tant de rigueurs inutiles. Examinant un jour avec le docteur Brandis, secrétaire de l’impératrice Augusta, quelles devraient être les armes du nouvel Empire, Morier dit ironiquement : « Vous prendrez sans aucun doute le lion de Juda. — Pourquoi cela ? — Parce que vous combattez comme des lions et faites la paix comme des Juifs ! » Cette boutade cruelle montre qu’à la longue Morier avait senti décroître sa sympathie pour le gouvernement allemand. Il laissait entendre d’ailleurs que tous les moyens étaient bons aux yeux de Bismarck pour arriver à ses fins. C’est ainsi que le chancelier détermina, par le comte Hohnstein, le roi de Bavière à accepter et à préparer lui-même le rétablissement du titre impérial en faveur du roi de Prusse, non seulement en flattant l’amour-propre bavarois, mais en offrant à Louis II accablé de dettes, une somme considérable à titre de libéralité officieuse.

Le fait est peu connu, et cependant il est certain.


Une des parties les plus importantes des Mémoires de sir Robert Morier est consacrée à l’Alerte de 1875. Elle mérite d’être étudiée avec soin.

Dès le mois de février 1874, Morier écrivait que le chancelier allemand s’efforçait de faire admettre à l’opinion publique la possibilité d’une nouvelle guerre avec la France, et le diplomate anglais regrettait à ce propos l’attitude effacée de son pays en 1870. Le conseiller Geffcken, qui était en relations amicales avec lui et possédait la confiance du Kronprinz, l’avertissait qu’une crise extérieure pourrait bien sortir des embarras causés à Bismarck par sa lutte contre les catholiques.

Le prince impérial vint à passer à ce moment par Munich et eut avec Morier un long entretien. Il s’efforça de rassurer le diplomate sur l’imminence d’une guerre et l’autorisa à répéter ses paroles au ministre français, Lefebvre de Béhaine. Cependant, tout en affirmant que l’idée de nouvelles hostilités lui était odieuse, il paraissait se préoccuper, lui aussi, des armemens de la France. L’empereur Guillaume avait dit à Hohenlohe qu’il ne doutait pas que les Français ne se préparassent à attaquer à la première occasion. Morier affirmait que leurs armemens n’étaient que purement défensifs. Mais les bruits de guerre s’accentuaient à Berlin. Le monde financier s’inquiétait. L’Empereur aurait demandé au chancelier d’où venaient tous ces bruits, et celui-ci en aurait rejeté la responsabilité sur le maréchal de Moltke, dont le Kronprinz disait lui-même : « C’est un grand génie militaire, mais il est absolument dépourvu d’idées politiques. » À ses intimes, le chancelier affirmait que l’impératrice Augusta était plus responsable encore et l’accusait d’avoir elle-même inquiété Gontaut-Biron. Cependant, il était certain que Bismarck, devant l’échec du Kulturkampf, cherchait une diversion. Il attribuait la résistance des catholiques non seulement à leur fanatisme, mais à des encouragemens venus de l’étranger. Il s’irritait de voir les catholiques français applaudir aux nobles efforts des catholiques allemands pour défendre leur foi et leurs intérêts. Il voyait des ennemis partout. Sa politique tracassière était surtout soupçonneuse. N’a-t-il pas fait lui-même cet aveu significatif dans ses Souvenirs : « Si, après le traité de Francfort, un parti catholique, d’opinion soit royaliste, soit républicaine, était resté au pouvoir en France, il eût été impossible d’ajourner la guerre aussi longtemps que cela a eu lieu. Il aurait fallu redouter dans ce cas le rapprochement de deux puissances voisines, que nous avions combattues : l’Autriche et la France, rapprochement opéré sur le terrain de la commune religion catholique. »

Bismarck détestait Gontaut-Biron qui était allé, en mars 1874, passer quelques jours à Saint-Pétersbourg, où il avait de nombreuses et hautes relations, Gontaut s’était efforcé d’enlever tout caractère politique à ce voyage. A la vérité, il y vit Gortchakof, et celui-ci le prévint que le chancelier allemand lui chercherait chicane, mais il ajouta qu’avec de la patience et de la modération on pourrait se tirer d’affaire. « Il ne peut vous faire la guerre, dit-il, en ayant contre lui l’opinion morale de l’Europe et, remarqua-t-il énergiquement, il l’aurait. » Le tsar confirma la déclaration de Gortchakof et reconnut que le prince de Bismarck était un personnage « entreprenant, entier, pas commode. » Il espérait bien toutefois que la paix ne serait pas troublée. Mais il résultait du voyage en Russie que l’ambassadeur français n’avait combiné aucune intrigue avec le chancelier russe contre le chancelier allemand. Le seul fait d’avoir été à Saint-Pétersbourg avait excité les soupçons de Bismarck. Furieux de trouver en Gontaut un diplomate averti et un catholique convaincu, mécontent de sa campagne du Kulturkampf qui tournait mal, cherchant une diversion nécessaire, il jugea habile de faire croire aux Allemands que les Français se préparaient à fondre de nouveau sur eux. Il fallait donc les prévenir et en finir avec ce peuple aussi incorrigible que téméraire. C’est là tout le secret de l’Alerte de 1875.

D’après une légende, dont le major général Braccia di Montone s’est fait récemment l’éditeur, Bismarck n’aurait cherché la guerre que parce que Mac Mahon voulait fortifier Nancy, contrairement à une promesse secrète de M. Thiers. On aurait donné comme prétexte le renforcement de l’armée par les quatrièmes bataillons, pour ménager l’amour-propre des Français, Je dois dire que jamais M. Thiers, ni dans ses écrits, ni dans ses discours, ni dans ses conversations, n’a fait la moindre allusion à une semblable promesse. Jamais il n’est venu du côté de l’Allemagne, comme voudrait le faire croire le major général Braccia, une interdiction dans n’importe quelle forme, de fortifier Nancy. Il n’y a pas à cet égard de veto mystérieux à chercher ou à rappeler. Ce qui est vrai, c’est que Bismarck a donné pour prétexte de l’Alerte de 1875 la création par l’Assemblée nationale de nouveaux bataillons destinés à augmenter l’armée française. Ce fait est indéniable. Il a trouvé, même chez nous, des écrivains qui, ajoutant plus de foi aux paroles du chancelier qu’à celle de Le Flô et de Gontaut-Biron, ont supposé que l’Alerte n’était qu’une invention « de la France monarchiste de Mac Mahon qui voulait montrer qu’elle n’était pas à confondre avec la République de M. Thiers et pouvait trouver des alliés. » N’en déplaise aux sceptiques, l’Alerte, comme le prouve péremptoirement Morier, était une réalité.

Voici comment s’exprimait le journal allemand, la Post, le 8 avril 1875, sous ce titre : Der Krieg im Sicht ? — la guerre est-elle en vue ? — « Depuis quelques semaines l’horizon politique s’est couvert de nuages. Le gouvernement français a fait acheter de nombreux chevaux auxquels le gouvernement allemand fut forcé d’opposer un arrêt qui en interdisait l’exportation[3]. L’attention publique fut ensuite excitée par l’augmentation considérable des cadres de l’armée française, décidée par le vote de l’Assemblée nationale à Versailles, et qui fut volontairement dissimulée pendant qu’on discutait les questions relatives à la nouvelle Constitution… On ne peut douter que l’organisation nouvelle de l’armée ne soit plutôt un instrument destiné à une guerre prochaine qu’une réforme prévue, durable et justifiée… La préparation de cette guerre a été la raison de l’union des républicains et des orléanistes dans le dernier vote de la Constitution. Si donc nous devons répondre à cette question qui sert de titre à cet article : La guerre est-elle en vue ? nous pouvons dire : « Oui, certes la guerre est en vue, » ce qui n’empêche pas cependant que les nuages puissent se dissiper. » Cette menace non déguisée frappa Gontaut-Biron. Depuis deux ou trois ans, il savait que Bismarck disait ouvertement : « Si la France s’identifie avec Rome, elle devient par là même l’ennemie jurée de l’Allemagne. Une France qui se soumettrait à la direction de la théocratie pontificale serait incompatible avec la paix du monde. » Il savait que le chancelier l’accusait de pactiser avec les ultramontains et de chercher, comme d’Arnim, à l’écarter du pouvoir. Il savait que Bismarck disait n’être pas disposé à laisser aux Français le temps de renforcer leurs effectifs et de devenir menaçans. Il savait enfin que le prince de Hohenlohe avait dit le 25 mars au grand-duc de Bade : « Il est possible qu’on évite la guerre, mais ce n’est pas probable. » D’autre part, notre chargé d’affaires à Munich, Lefebvre de Béhaine, croyait que l’attitude arrogante du cabinet de Berlin était calculée pour fournir en France et en Italie des armes aux partis révolutionnaires, en leur offrant le prétexte de se présenter aux populations comme seuls capables de sauvegarder la paix compromise par les conservateurs et par les cléricaux.

La crise était due à l’impulsion donnée par Berlin à l’Empire pour le maintenir dans un véritable système d’entrainement militaire et satisfaire au besoin fiévreux des Allemands d’affirmer leur prépondérance en Europe. Lord Derby le disait à Charles Havard, notre chargé d’affaires à Londres : « La nation allemande a conscience depuis ses succès qu’elle inquiète tous ses voisins, et elle est poursuivie de l’idée qu’ils s’apprêtent à se coaliser contre elle. » Cette idée n’a pas changé depuis quarante et un ans, et le cauchemar des coalitions hante toujours le sommeil des diplomates allemands. Enfin, Bülow avait confié à Le Flô cette nouvelle menace de Bismarck : « La France se réorganise trop vite, mais nous nous donnerons une garantie. Nous occuperons Nancy. » Lorsque Hohenlohe partit pour prendre possession de l’ambassade allemande à Paris, le chancelier lui dit en propres termes : « Nous sommes intéressés avant tout à ce que la France ne soit pas assez puissante à l’intérieur et assez estimée au dehors pour avoir des alliés. Une République et des troubles intérieurs sont une garantie de la paix. Une forte République est un mauvais exemple pour l’Europe monarchique. » Gontaut-Biron était averti de toutes ces menaces, et il crut bon d’en donner connaissance à son ministre, le duc Decazes qui, comme on le sait, montra en ces graves circonstances autant d’énergie que de sang-froid.

Radowitz, âme damnée de Bismarck, était parti en mission spéciale pour Saint-Pétersbourg afin de hâter les dispositions de la Russie, au cas où l’Allemagne serait obligée de riposter par le fer aux dispositions hostiles de la France. Il avait fait entendre aux Russes que l’Allemagne était prête à les laisser agir en Orient s’ils lui laissaient les mains libres en Occident. C’est ce que Gortchakof fit connaître lui-même à Morier aux eaux de Wilbad. « Ceci, remarque Morier, me donna l’occasion de lui faire observer que c’était un dogme de la politique prussienne de chercher à empirer les relations anglo-russes en Asie pour améliorer d’autant la situation allemande. Et sans nommer personne, je lui donnai, comme provenant d’un éminent homme d’État prussien, la substance de confidences qui m’avaient été faites par Schweidnitz. Je vis clairement qu’elles n’étaient pas choses nouvelles pour lui, mais il parut s’amuser de la naïveté des aveux faits à un diplomate anglais. Il dit seulement : « C’est une ficelle si facile à voir qu’on ne s’y laisse pas prendre ! » Et Morier conclut que Bismarck en avertissant la France de ne pas s’associer aux menées ultramontaines, ne cherchait qu’un prétexte pour fondre sur elle.

Déjà, le 19 mai 1874, Morier, conversant avec Hohenlohe, regrettait l’attitude rogue du chancelier à l’égard de la France, et émettait l’espoir que le nouvel ambassadeur à Paris saurait calmer les esprits inquiets. Hohenlohe reconnaissait lui-même que Bismarck semblait vouloir une guerre nouvelle, mais il disait que le danger disparaîtrait le jour où les Français cesseraient de crier à la revanche. Quelques jours auparavant, lord Russell avait interpellé le Cabinet britannique à la Chambre des Lords sur les difficultés apparentes des relations franco-allemandes et sur la possibilité de maintenir la paix. On avait, à Berlin, fait la plus grande attention à ce débat et on avait accusé Morier d’avoir excité Russell à interpeller. Bismarck se défiait de plus en plus du diplomate anglais et le faisait observer par ses agens et attaquer par les publicistes à sa solde. Morier ne se préoccupait pas outre mesure de cette animosité, et continuait tranquillement ses relations avec les personnes que le chancelier détestait le plus : Geffcken était du nombre[4]. Ce conseiller, très au courant de la politique allemande, le renseignait sérieusement. On en jugera par cette lettre, datée de Strasbourg le 27 mai 1875.

« … Quand Bismarck fut convaincu que tous ses efforts pour internationaliser sa politique religieuse étaient vains, il eut pendant un moment l’idée de jeter le ministre des Cultes Falk par-dessus bord et de faire la paix avec les catholiques. Un peu avant Pâques, je causais avec un homme qui le voit beaucoup et qui me demanda, tandis que je l’entretenais de la folie des procédés actuels, comment on pourrait sortir de cette impasse ? Je répondis à cette question par un long exposé dans lequel je montrais que ce serait possible sans reculade, et je présentais trois esquisses de lois aux moyens desquelles la chose pouvait être réglée. Un mois après, vint cette courte réponse : « Mes bonnes intentions étaient vivement appréciées, mais les blessures béantes ne pouvaient être fermées avec un emplâtre. » La phase de conciliation était passée et le chancelier avait résolu de sortir des complications intérieures par une action à l’étranger, de frapper un grand coup dont la Belgique serait l’objet.

« Je ne puis dire qu’il soit déterminé positivement à faire la guerre, car il serait obligé de créer d’abord une situation où l’Allemagne semblerait être l’offensée… Ceci ne serait pas aisé, car les Cabinets sont méfians et il n’y a plus d’aveugle camarilla française ou autrichienne pour penser à la guerre. Mais il est déterminé à annihiler la Belgique qu’il déclare être le foyer des conspirations. Il consentirait aisément au partage de ce pays entre la Hollande et la France, et voudrait désintéresser cette dernière de manière à lui faire accepter définitivement la perte de l’Alsace-Lorraine. Il parle avec mépris de l’Angleterre qui ne serait pas capable de donner une aide militaire effective à la Belgique. Il méprise le gouvernement actuel, mais dit qu’il serait content de voir Gladstone au pouvoir… Il ne craint rien de l’Autriche ; tous ses efforts sont concentrés sur la Russie. Ce fut l’objet de la mission de Radowitz (fév. 1875), et il remuerait ciel et terre pour gagner Gortchakof et le tsar pendant leur visite à Berlin. Il leur dira que c’est le moment d’accomplir leurs projets en Orient et que l’Angleterre, absorbée par l’affaire belge, est incapable d’y opposer une résistance effective. Mais il faut qu’il agisse cet été. Andrassy peut être renversé ; les élections bavaroises peuvent être défavorables ; l’Empereur Alexandre peut mourir ; mais surtout, en supposant que la France refuse le marché, l’armée française n’est pas encore organisée, tandis qu’elle le sera dans quelques années. Au contraire, l’armée allemande a son effectif complet et ses nouveaux fusils, de sorte que les chances d’un conflit ne deviendraient que moins favorables en attendant. L’exécution de ce plan commença par la note à la Belgique. L’article de la Post suivit, puis la seconde note. La Gazette de Cologne déclara que le même siècle, qui avait vu naître la Belgique, la verrait disparaître. Bismarck essaiera de faire de cette question un réel conflit. Je ne sais pas si notre gouvernement se rend compte de la gravité de la situation. Je ne crois pas que le gouvernement belge s’en rend compte, car, autrement, il ne commettrait pas l’imprudence de célébrer Deschamps[5], ce qui est de l’eau pour le moulin de Bismarck. Vous voyez que nous allons avoir un été assez chaud, mais il faut savoir quelles forces pourront être opposées à ce fou furieux qui va hasarder l’avenir de l’Allemagne par sa politique aveugle. Il y a d’abord l’Empereur lui-même qui, à son âge, n’aimera pas à risquer dans une nouvelle guerre ce qu’il a gagné. Le jeu de Bismarck est de l’acculer à une position où la guerre deviendrait inévitable, et il faut tout faire pour empêcher cela. Votre Reine ne pourrait-elle lui écrire, lui dire nettement le but de Bismarck et déclarer que l’Angleterre n’abandonnera jamais la Belgique ? Je ne puis concevoir le paisible langage de vos ministres. Mais la chose la plus importante est d’empêcher une entente de Bismarck avec la Russie. Je puis à peine penser que Gortchakof, qui désapprouve la politique religieuse de Bismarck et qui a résolument refusé de marcher avec lui, puisse prêter la main à une entreprise qui, si elle réussissait, ferait de Bismarck le maitre de l’Europe. »

Cette lettre est assez nette, je crois, pour que désormais on ne traite plus de roman l’Alerte suscitée en 1875 et pour qu’on n’accepte plus les démentis intéressés de Bismarck. Mais il y a mieux encore. Au retour d’un petit voyage à Innsbruck, Morier trouva une lettre de Blowitz, parue dans le Times du 6 mai 1875, qui avait répandu dans l’Europe entière une émotion considérable. Cette lettre, dont on connaissait la source diplomatique, n’attribuait pas les inquiétudes nouvelles à l’imagination surexcitée des Français. Elle en affirmait la réalité. Le parti militaire allemand estimait que l’indemnité de cinq milliards avait été trop minime ; qu’on avait eu tort de laisser Belfort à la France et que celle-ci se préparait à une guerre de revanche. Ses armemens, peu dissimulés, motivaient des hostilités nouvelles qui auraient pour but de lui reprendre Belfort et de lui imposer une seconde indemnité de dix milliards. La lettre de Blowitz reconnaissait bien que la France conservait l’espoir d’une revanche, mais que ce n’était pour le moment qu’un rêve qui ne devait pas troubler l’esprit d’un homme aussi réfléchi que l’était le prince de Bismarck. L’Assemblée nationale était d’ailleurs aussi pacifique que la Chambre des Communes. Mais certains Allemands pensaient que le meilleur moyen de protéger l’Allemagne et ses conquêtes, c’était d’écraser la France. « Raisonnement aussi faux qu’odieux ! » s’écriait le Times. Le grand journal anglais ne pouvait croire qu’un dessein aussi cynique existât dans la masse du peuple allemand. Il lui paraissait impossible que le prince de Bismarck put sérieusement préparer la guerre et qu’un souverain, tel que l’empereur Guillaume Ier, consentit à la sanctionner ; enfin que la nation allemande put accepter la proposition de détruire un État voisin, tout simplement parce qu’il pourrait devenir agressif. Le Times affirmait que l’origine de ce bruit néfaste provenait des fanfaronnades de l’état-major prussien et peut-être aussi « des vagues menaces qu’avaient laissées tomber des hommes d’État allemands qui attribuaient à la tactique de l’intimidation une valeur diplomatique efficace. » En résumé, d’après le Times qui faisait sienne la lettre de Blowitz, la situation et les intentions de la Prusse pouvaient se résumer ainsi : Même avec les cinq milliards, l’Allemagne n’était pas plus riche qu’avant la guerre. Elle ne pouvait, sans épuiser ses ressources, défendre ses conquêtes devant une puissance qui ne voulait pas les oublier. Aussi, fallait-il en finir avec la France et réparer les bévues du traité de Francfort qui avait laissé à ce pays la faculté de réparer ses ruines et de recommencer la lutte un jour ou l’autre. Le moment était favorable. L’Angleterre, l’Italie, l’Autriche laisseraient faire. La Russie seule pourrait présenter quelques objections, mais on lui démontrerait qu’il fallait à tout prix se débarrasser de cette nation gênante pour tous… Le Times faisait l’Europe juge de tels desseins. Qui dès lors pouvait être sûr de sa propre indépendance ? Que ne devait-on pas attendre de ceux qui déclareraient une nouvelle guerre dans de semblables conditions ? Il fallait dissiper l’angoisse générale. C’était à l’Allemagne de rassurer par une déclaration formelle, non seulement la France, mais tout le monde civilisé, car des théories aussi sauvages mettraient en péril le droit des gens.

Au moment où allait paraître le premier article du Times, le prince de Hohenlohe s’était présenté au quai d’Orsay, porteur d’une note du chancelier qui visait les armemens exagérés de la France. Cette note, je puis l’affirmer d’après ce que m’en a dit autrefois Albert Sorel, qui avait reçu les confidences du duc Decazes, ressemblait à un ultimatum et jeta le plus vif émoi dans le monde officiel. Aussi, cet émoi gagna-t-il bientôt les diverses chancelleries. Si l’on traitait ainsi la France, quel était le sort qui attendrait prochainement les autres puissances ? « Telle est, ajoutait la lettre envoyée au Times, la considération qui devrait faire sortir l’Europe de son indifférence et lui rappeler cette recommandation peu flatteuse, mais ingénieuse, d’une paysanne qui, en laissant ses enfans seuls à la ferme leur disait : « S’il vous arrive quelque chose, ne criez pas : Au voleur ! Personne ne viendrait, car vous seriez seuls en danger d’être volés… Criez au feu ! si vous voulez faire accourir les voisins, car le feu peut brûler tout un village ? »

A la suite de la lettre de Blowitz, le journal anglais appréciait en ces termes la théorie attribuée au parti militaire allemand : « Elle serait plus digne d’un conquérant barbare que d’un État civilisé. » Le lendemain, 7 mai, le Times consacra à cette grave affaire un second article aussi impressionnant que le premier. « Qui peut croire, disait-il, que des hommes d’État, comme le prince de Bismarck et ses collègues, ne se préoccuperaient pas de l’irritation que causerait en Europe un procédé inconnu depuis le premier Empire ? Il semble presque impossible que l’empire allemand entreprenne l’effroyable tâche de ruiner la France sans amener le rapprochement de ses voisins et leur réunion en une ligue hostile contre lui ? » Puis, dans un troisième article, il ajoutait : « Il est inadmissible que les craintes des Français se réalisent. L’Allemagne n’osera pas outrager le sens moral de l’Europe en attaquant une nation qui ne lui fait aucun mal et qui cherche à garder la paix. C’est alors que tous les États européens considéreraient l’Allemagne comme leur ennemie et que l’Allemagne verrait se former une ligue internationale qui mettrait en péril son Empire à moitié constitué. »

Il importe de rappeler, — et c’est ce qui fit impression sur Morier, — que le 21 avril précédent, dans un diner chez l’ambassadeur d’Angleterre, le comte de Radowitz avait, à propos des bruits de guerre répandus en Allemagne, manifesté de l’inquiétude sur la formation des quatrièmes bataillons en France. Le vicomte de Gontaut-Biron avait essayé de le rassurer en lui jurant que c’était une simple question de réorganisation militaire et nullement le désir de préparer des hostilités nouvelles. « Vous nous rassurez sur le présent, répliqua Radowitz, mais l’avenir, en répondez-vous ? Pouvez-vous affirmer que la France, ayant repris son ancienne prospérité et réorganisé ses forces, ne retrouvera pas alors des alliances qui lui manquent aujourd’hui, et que les ressentimens qu’elle conserve très naturellement pour la prise de ses deux provinces, ne la pousseront pas à déclarer la guerre à l’Allemagne ? Si la revanche est la pensée intime de la France, pourquoi attendre pour l’attaquer qu’elle ait repris des forces et qu’elle ait contracté des alliances ? Convenez en effet que politiquement, philosophiquement et même chrétiennement, ces déductions sont fondées et que de semblables préoccupations sont bien faites pour guider l’Allemagne ! »

C’était la pensée même de Bismarck que divulguait Radowitz. Il la divulguait un peu trop, car après l’échec de la menace, le chancelier irrité s’écria que, suivant son habitude, après le troisième verre, Radowitz avait exagéré son langage. Et plus tard, il dit à Hohenlohe : « Quant à Radowitz, même s’il s’est imprudemment avancé, Gontaut a eu tort de le rapporter. Le conseiller du bureau des Affaires étrangères n’est pas le ministre. » On comprend cependant que, devant la déclaration du diplomate allemand, Gontaut-Biron éprouva une indignation bien naturelle qu’il eut quelque peine à réprimer. Ayant repris son calme, il se borna à répondre que ce que l’on disait au sujet de la France, on pouvait le concevoir pour les autres puissances. « Vous êtes en paix avec la Russie, dit-il. Cependant, vous pouvez avoir des raisons de la redouter un jour et à vos yeux ce serait un motif suffisant pour l’attaquer ? — Oh ! ce ne serait pas la même chose ! Pourquoi penserions-nous à faire la guerre à la Russie avec qui nous n’avons cessé d’entretenir des rapports excellens ? Il n’en est pas de même pour la France. Trop souvent nous avons été en guerre avec elle. Il y a deux cents ans qu’elle a ravagé le Palatinat et enlevé l’Alsace à l’Allemagne ! » Gontaut-Biron répliqua qu’il pourrait relever à son tour les incursions des peuples allemands en Gaule et qu’il ne s’agissait pas de rappeler les injures du passé. Pour le moment, la France était tout entière à ses affaires et avait grand besoin de la paix. « Vous me donnez cette assurance pour cette année, objecta Radowitz, mais me la donneriez-vous pour l’année prochaine ? — Oui, certainement et pour plus encore ! » Mais les affirmations du diplomate français ne convainquirent pas le diplomate allemand et la persistance de son attitude rogue et ironique redoubla les inquiétudes de Gontaut.

Morier avait lu avec attention le numéro du Times qui venait si à propos appuyer ses propres sentimens. Il l’envoya au Kronprinz et y joignit la lettre suivante sur laquelle j’appelle tout particulièrement l’attention du lecteur :

« Monseigneur, en rentrant chez moi la nuit dernière, j’ai trouvé le Times de jeudi arrivé en mon absence. Il contient une lettre importante de Paris et un remarquable leading article, tous deux sur le sujet dont j’ai essayé de parler à Votre Altesse Impériale hier dans le train ; et, comme ils confirment, d’une manière vraiment extraordinaire, l’anxiété dont j’ai parlé à Votre Altesse Impériale et qui oppresse des personnes bien informées, je prends la liberté de les joindre à ma lettre, au cas où ils auraient échappé à l’attention de Votre Altesse Impériale. Le point le plus important me parait être que cette chose alarmante venant apparemment de Paris, je l’ai entendue, il y a au moins trois semaines, comme provenant des sources purement allemandes de Berlin ; et puisque l’alarme causée en France n’est que la fumée d’un feu allumé en Allemagne, puisque, au lieu d’être, comme le dit le Times, une alerte française ou le résultat de la maladive imagination française, cette alarme est causée directement par une personne ou quelques personnes officielles de Berlin, qui ne pourrait reconnaître qu’il y a intention de la part de l’Allemagne d’attaquer la France, maintenant qu’elle est affaiblie ? Nous sommes en face d’un fait d’une importance si grave et si périlleuse pour l’avenir de l’Europe et même de la civilisation humaine, que je confesse le déchirement de mon cœur quand j’y songe, et que je me rappelle, au moins vingt fois par jour, les paroles de Votre Altesse Impériale en 1868, me disant qu’une guerre entre la France et l’Allemagne reculerait la civilisation d’un siècle et que vous feriez tous vos efforts pour prévenir une telle calamité. Je n’ai jamais songé que, si cette catastrophe avait lieu, ce même danger serait renouvelé par l’Allemagne ayant appris et exagéré le tort du peuple qu’elle avait vaincu. Car il ne faut pas se dissimuler que la maladie dont souffre maintenant l’Europe est causée par le chauvinisme allemand, type nouveau et plus formidable de la maladie que le chauvinisme français, car, au lieu d’être spasmodique et indiscipliné, il est méthodique, calculé, de sang-froid et en pleine possession de soi-même… Si la doctrine qui déclare qu’un danger abstrait, hypothétique, complètement différent d’un danger immédiat et concret, est une raison suffisante pour qu’un voisin plus fort attaque le plus faible et y voie un casus belli, si une telle doctrine se traduisait par des actes officiels, comme une sommation de désarmement adressée à la France en ce moment, j’ose prophétiser à Votre Altesse Impériale que l’Allemagne ne se laverait jamais de la tache qu’un tel retour à un pur Faustrecht imprimerait sur elle.

« … Si un individu peut le faire sous une impulsion diabolique, une nation ne peut s’offrir le luxe du cynisme et ne peut risquer de se placer au ban de l’opinion publique, parce qu’une nation ne meurt pas… Ce ne fut pas Caïn mort, mais Caïn vivant qui fut maudit, comme meurtrier de son frère. Nous avons tous été élevés dans la haine du nom de Napoléon Ier ; mais j’ose dire que si l’Allemagne attaquait et écrasait la France maintenant, sous quelque prétexte que ce soit, son nom éveillerait plus de haine encore dans l’histoire future. Aucune des circonstances, qui peuvent excuser Napoléon, n’existe dans le cas présent… Plonger l’Europe dans une nouvelle guerre pour satisfaire la conscience scientifique de professeurs militaires serait une action marquée de férocité pédante, de cynisme scientifique, de cruauté académique, une action que l’histoire n’oublierait jamais et que l’humanité serait longue à pardonner… Sans doute, les armemens de la France sont exagérés, mais ce sont les armemens du désespoir, les armemens d’un peuple qui a la mort dans l’âme… Un Français bien informé me disait, il y a quelque temps : « Nous savons qu’en Allemagne les autorités militaires invoquent sans cesse la nécessité d’une nouvelle guerre… Nous devons être prêts contre un coup de main. Nous savons qu’aucun de nos préparatifs ne peut nous assurer la victoire, mais nous devons être capables de mourir avec dignité… » L’émoi des Français est indicible et même exagéré, ajoutait Morier. Le danger réel contre la paix se trouve : 1° dans la doctrine des professeurs militaires allemands qui déclarent a priori qu’une guerre est nécessaire d’après des principes scientifiques ; 2° dans les idées personnelles de certains hommes d’État qui voient dans une guerre étrangère le moyen de sortir des difficultés intérieures.

« Comment parer à ce danger ? J’y ai songé toute la nuit et j’en suis venu à conclure qu’il faudrait surveiller les armemens français et non protester fortement contre ces armemens, ce qui amènerait la guerre et inaugurerait un nouveau principe de droit international contre lequel s’élèverait le monde entier. Il faudrait proposer le renouvellement de la ligue des Trois Empereurs uniquement dans le dessein de maintenir la paix de l’Europe… Je dois réclamer l’indulgence et le pardon de Votre Altesse Impériale pour lui avoir écrit si longuement, mais Elle sait combien j’ai profondément à cœur la cause de l’Allemagne et le profond intérêt que je prends à tout ce qui concerne Votre Altesse Impériale et la Princesse Royale… J’ai l’impression que si cette crise de chauvinisme réussissait à venir zum Durchbruch, (par violence,) fût-elle couronnée de succès, l’avenir de l’Allemagne serait compromis au moins durant nos vies respectives. »

Le Kronprinz savait que Morier lui avait dit la vérité et ses derniers mots, en le quittant, avaient été : « Souvenez-vous que je garde tout ce que vous m’écrivez parmi mes archives les plus secrètes et les plus précieuses. Vous ne pouvez trop m’écrire. » On reconnaîtra toute la gravité de cette lettre qui dénonçait en Allemagne un état de choses qui, malheureusement, n’a pas encore cessé.

A la même date, Morier disait à Lefebvre de Béhaine : « Je sais qu’on se promet d’obtenir de grands résultats du prochain séjour de l’empereur Alexandre à Berlin. Le prince de Bismarck persiste à se montrer préoccupé de vos armemens. A quelle résolution cela le conduira-t-il ? C’est ce que je ne suis point parvenu à connaître. Mais qu’il se prépare quelque chose, c’est ce que je puis vous affirmer. Lord Derby m’a dit qu’il était inquiet. Le chancelier a toujours eu cette idée que vous ferez une guerre de revanche et il veut la prévenir. Il a eu récemment la pensée de vous forcer à prendre la moitié de la Belgique et d’octroyer l’autre à la Hollande. Dans ce cas, il donnerait carte blanche à la Russie, en Orient, aux dépens de l’Autriche et il voudrait vous obliger, bien entendu, à entrer dans une ligue contre la Papauté. » Il y avait quelque vérité dans ces assertions, provenant de Geffcken, mais les desseins de Bismarck sur des modifications possibles en Europe étaient tellement mystérieux et changeans qu’on ne peut y ajouter une sincère créance. Vers cette même époque, les Munchener Nachrichten traitaient la Belgique de « nid de Jésuites, » et accusait ce pays et la France de s’être ligués avec le Vatican pour faire rouler la petite pierre qui devait ébranler l’Europe. Le journal bavarois exprimait l’espoir que la Russie et l’Autriche dégoûteraient le coq gaulois de son envie de chanter et il appuyait sur la pensée conçue par Bismarck de grouper les trois Empires dans une triple alliance contre la France et le Saint-Siège. Mais les espérances fondées sur la Russie surtout devaient s’évanouir rapidement, et la politique aventureuse du chancelier allemand allait subir un rude échec.

Tout confirme les intentions brutales de Bismarck, malgré ses dénégations répétées, lorsque le coup, préparé par lui, fut manqué. Dans une conversation qui eut lieu entre Gortchakof et Morier pendant le mois de juin, Gortchakof faisait semblant de rejeter la responsabilité de l’Alerte sur le maréchal de Moltke et sur son état-major. Morier fit alors allusion à la célèbre phrase de Radowitz : « Pour des raisons philanthropiques, morales et chrétiennes, c’est le devoir de l’Allemagne d’attaquer la France. » En entendant cela, Gortchakof parut s’émouvoir et, après un long silence, fit cette grave déclaration : « Puisque vous en savez tant, je vais vous raconter un fait qui vous intéressera. » Et il apprit à Morier que la phrase citée par lui avait été envoyée à Radowitz à Saint-Pétersbourg de Berlin même, dans un rapport confidentiel. Gortchakof en avait eu connaissance, l’avait copiée lui-même et montrée au tsar. Quelque temps après, se trouvant à Berlin, il parlait de l’Alerte avec le chancelier, lequel rejeta naturellement tout le blâme sur les militaires. Mais Gortchakof ajouta tranquillement : « Après tout, il y a des hommes d’une tout autre importance que de petits lieutenans qui ont tenu un langage similaire, » et il répéta la phrase de Radowitz. Sur ce, Bismarck jura que cette phrase était controuvée, que Radowitz lui-même lui avait rapporté sa conversation, ipsissimis verbis, et que rien de pareil ne s’y trouvait. Pour le mieux prouver, le chancelier envoya quelques jours plus tard à Gortchakof un long mémorandum de Radowitz qui relatait son entretien avec Gontaut-Biron (mémorandum visiblement écrit ad hoc) et dans lequel non seulement la phrase incriminée ne figurait pas, mais où il n’y aurait pas même eu possibilité de l’introduire. Cette démonstration si habile n’empêcha pas le chancelier russe d’exprimer à Morier sa conviction absolue de la parfaite correction de Gontaut-Biron, homme trop loyal pour s’être permis des affirmations mensongères. Ceci explique encore l’animosité de Bismarck contre l’ambassadeur français auquel il ne pouvait pardonner ce fait que Gortchakof avait plus de confiance en ses dires qu’en ceux des Allemands. Il avait à diverses reprises fait demander son rappel par Hohenlohe, en prétendant « qu’il était impossible dans l’intérêt de la paix, d’entretenir à Berlin de bonnes relations, tant que le poste d’ambassadeur serait occupé par un légitimiste ultramontain avec lequel le prince de Bismarck n’avait pas sa liberté de parole et qui ne possédait pas une connaissance suffisante des affaires. » La vérité, c’est qu’il les connaissait beaucoup trop !



La haine de Bismarck contre Gontaut-Biron s’était portée sur Morier, et depuis longtemps. En 1858, Morier qui débutait dans la carrière, avait été envoyé, sur la demande du prince Consort, à Berlin comme secrétaire d’ambassade. L’ambition du jeune diplomate était d’amener une alliance politique et intellectuelle entre l’Allemagne et l’Angleterre. Lié, ainsi que je l’ai dit, avec le baron de Stockmar, il avait foi dans les hautes destinées de l’Allemagne et croyait « qu’elle serait la lumière qui éclairerait les Gentils et aurait un avenir plus magnifique que celui des autres nations. » De cette époque date son amitié avec le prince héritier et la princesse Victoria, auprès de laquelle il eut une situation privilégiée. Ses relations et ses sentimens libéraux lui attirèrent bientôt à la Cour des jalousies et des inimitiés. Dès que Bismarck arriva au pouvoir, il s’inquiéta de voir Morier en si bonne position auprès du prince Frédéric-Guillaume, le fit pressentir et le trouva trop indépendant à son gré. Il lui reprocha bientôt d’influencer le roi Guillaume par l’entremise de la Reine, du prince héritier et de sa femme. Quand Morier occupa à Darmstadt une situation où il croyait n’avoir rien à craindre, le chancelier fit tous ses efforts pour l’en déloger et lui faire quitter l’Allemagne, en le dénonçant comme un agitateur anti-prussien, et cela même au moyen de lettres anonymes. Dès 1867, le baron de Stockmar avertissait Morier qu’il était accusé de nouer des intrigues contre l’Allemagne et que le chancelier avait adressé à lord Napier une plainte formelle contre lui. Morier avait les preuves de toutes ces menées et connaissait le dénonciateur, un diplomate prussien, qui avait servi d’espion contre certains habitans de Darmstadt et contre le prince Waldemar de Holstein lui-même. Voici comment Morier expliquait la persécution de Bismarck contre lui : « Je ne crois pas être injuste envers le prince en affirmant que la politique se présente à lui d’une manière moins abstraite que concrète ; en d’autres termes, bien moins en rapport avec les principes qu’identifiée avec les personnes. Il réagit contre l’idéalisme de ses compatriotes. C’est ce qui fait sa force et aussi sa faiblesse ; c’est ce qui a donné à sa méthode politique un caractère si accusé, pour ne pas dire violent, contre les personnes. L’arène politique est pour lui, au sens littéral du mot, une sorte de jeu de bagues, dans lequel l’homme le plus fort l’emporte sur le plus faible et ramasse sans cesse l’enjeu. Il méprise cette politique et juge inutile toute action fondée sur des principes moraux, ou sur tout autre fait que l’action personnelle. On pourrait lui appliquer ce passage concernant Napoléon : « Cet homme comprit tout, excepté une seule chose, le scrupule en matière de morale ; quant à ceux qui avaient des principes moraux, il les brutalisa, il les ridiculisa ; il ne les comprit jamais. »

Morier insiste sur cette conduite habituelle à Bismarck : « Le résultat naturel de l’oubli des principes moraux comme levier de l’action politique, est de les remplacer par l’intrigue personnelle. Or, l’intrigue personnelle a joué dans la carrière de Bismarck un rôle immense. Aux yeux du chancelier, les personnages qui occupent la scène politique sont uniquement de deux sortes : ses amis et leurs cliens, ses ennemis et leurs cliens. Dès qu’il voit un homme doué de quelque influence, il essaie de le mettre dans la première catégorie par cajolerie ou par force, et il réussit à convertir ainsi ses propres ennemis en instrumens actifs. Mais quand il n’y réussit pas, oh ! alors, il n’est satisfait que lorsqu’il a écrasé ceux qu’il n’a pu séduire, et rien, rien ne peut surpasser la persévérance et la violence de son animosité.

« Les personnes qui lui font l’opposition la plus obstinée et qu’il aurait voulu passionnément convertir à sa politique pour en faire ses instrumens, sont le prince héritier et la princesse. Cette opposition date des premières tentatives faites par Bismarck pour détruire la Constitution prussienne. Elle est fondée sur le simple principe que la Constitution existante étant un contrat solennel passé entre la dynastie et la nation, l’héritier présomptif est, d’une façon spéciale, obligé de la respecter. Mais ceci était une considération qui n’entra jamais dans le cerveau de Bismarck. Il était persuadé que ce n’était là qu’une affaire personnelle et que le prince lui était hostile. « Le prince royal, dit-il, doit agir sous l’influence de la princesse royale ; celle-ci sous l’influence de la Reine, et la Reine sous l’influence de lord Palmerston et de lord John Russell. Enfin, il doit se trouver quelque part un agent secret au courant de ces intrigues, et cet agent ne peut être que sir Robert Morier. » Aussi, vu la résistance du prince royal à la politique du chancelier, des intrigues misérables surgirent, et Morier aurait pu en révéler plusieurs. Il se contente de citer ce seul fait pour donner une idée de l’animosité de Bismarck. « Son but, dit-il, a été et est encore d’isoler le prince royal de toute autre influence que la sienne. Il sait que le prince est nerveux et que l’isolement le déprime ; mais étant littéralement aveugle en matière de principes, il ne sait pas qu’il a affaire à un homme de l’esprit le plus élevé, qui agit par conviction et qui continuerait à agir de la sorte, même s’il devait rester seul dans l’univers. » Pour qui connaît bien le caractère dominateur et jaloux de Bismarck et son esprit de rancune formidable, il n’est pas de meilleur portrait que celui qui vient d’être tracé par Morier. Le chancelier le détestait tellement qu’il fit tous ses efforts pour l’empêcher de rentrer à Berlin. Aussi, en 1884, lorsque mourut lord Ampthill, Bismarck s’opposa au remplacement de cet ambassadeur par Morier, « à cause de ses tendances anti-germaniques bien connues. »

Quand la paix fut assurée grâce à l’intervention du tsar Alexandre et de la reine Victoria, Bismarck changea son fusil d’épaule. Il accusa le maréchal de Moltke d’avoir voulu troubler la paix et, comme le constate Morier, Moltke devint le bouc émissaire. Furieux de sa déconvenue, le chancelier s’en prenait à tout le monde. Tantôt, il affirmait gravement à lord Russell que la presse berlinoise était entre les mains des Jésuites et échappait à son action. Tantôt, il reprochait au prince de Polignac, l’attaché militaire français dont il demandait le rappel, d’avoir osé « parler des tendances agressives des généraux prussiens. » Tantôt, il accusait Gortchakof d’avoir ourdi d’accord avec les Français une odieuse intrigue contre lui et d’avoir fait semblant de croire à des hostilités qui n’étaient que le fruit de ses propres chimères. Il lui reprochait, avec une ironie lourde, d’avoir donné à ses dépens une représentation de cirque et d’avoir voulu paraître devant la société française comme un ange gardien en robe blanche et avec des ailes, au milieu d’un beau feu de Bengale. Tantôt, il s’emportait contre la reine Victoria qui avait pris au sérieux de faux bruits transmis à Windsor, car s’il y avait eu quelque émoi en Europe, la faute en était au Times en particulier. Il se plaignait que la Reine eût, dans sa lettre à l’empereur Guillaume, fait allusion à des déclarations inquiétantes de l’ambassadeur allemand à Londres, le comte de Munster. Et tout en les niant, il les avouait ainsi : « Le comte de Munster peut, tout aussi bien que le comte de Moltke, avoir parlé à un point de vue théorique, académique, de l’utilité d’une attaque opportune à diriger contre la France, quoique je n’en sache rien… On peut dire que ce n’est pas un gage de paix que de laisser à la France la certitude qu’elle ne sera jamais attaquée, quelles que soient les circonstances et quoi qu’elle fasse… Mais il n’est pas utile de donner à l’adversaire l’assurance que de toute façon on attendra qu’il vous attaque. Aussi, ne suis-je pas disposé à infliger un blâme à notre représentant, s’il a parlé occasionnellement dans ce sens. » Bismarck reconnaissait indirectement le fait, et ses intentions hostiles contre la France s’étaient manifestées aussi bien par les paroles de Radowitz que par celles du comte de Munster. Il ne pardonnait pas à la reine Victoria, qu’il appelait « la dame exaltée, » d’avoir fait faire par son gouvernement des démarches peu bienveillantes envers le gouvernement allemand et d’avoir fait exercer sur lui une pression par d’autres puissances. Il traitait avec moquerie la lettre où la Reine avait dévoilé à l’empereur Guillaume ses vives appréhensions contre une guerre injuste et inexplicable et l’avait conjuré de ne pas se charger de nouvelles et lourdes responsabilités, à la veille peut-être de rendre des comptes au tribunal de Dieu. Enfin, il se rejetait sur les ultramontains qui l’avaient accusé de vouloir la guerre à bref délai, et sur l’ambassadeur français qui, vivant dans ces milieux, avait transmis des mensonges de Paris comme nouvelles sûres et certaines.

Ces récriminations faites, il paraissait se calmer et se réjouir des démonstrations pacifiques de l’Europe, disant qu’il n’oserait pas engager son maître à faire la guerre immédiatement par le seul motif que l’adversaire n’était pas prêt, « car on ne pouvait jamais, en pareille matière, prévoir avec assez de certitude les voies de la divine Providence ! » Il se déclarait très heureux de l’alliance de l’Angleterre avec la Russie et faisait les plus amicales déclarations. Mais il avait de la peine à dissimuler son dépit. Devant ses intimes, il manifestait sa colère contre ceux qui l’avaient déjoué et notamment contre lord Derby qui avait, devant le Parlement anglais, confirmé officiellement l’Alerte et l’intervention amicale des puissances. Comme chancelier de l’Empire, il essayait de tenir la chose pour peu importante, « mais, disait lord Russell, derrière notre dos il s’emportait et jurait comme un damné. Il affirmait qu’il prendrait sa revanche contre ceux qui avaient fait échouer son plan. »

Bismarck tint parole. Il se vengea de Gontaut-Biron en obtenant de la France le rappel maladroit de cet ambassadeur qui avait pénétré et déjoué ses intrigues. Il se vengea de Gortchakof au Congrès de Berlin en faisant réduire les avantages remportés par la Russie dans sa guerre contre la Sublime Porte. Il se vengea de Morier en faisant diriger contre lui une campagne de presse des plus violentes, au moment où Morier occupait le poste d’ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il l’accusa de manœuvres anti-allemandes et de sympathies ultra-françaises, lui attribuant le rôle d’informateur aux dépens de l’Allemagne. On sait que Morier se disculpa nettement de ces accusations, mais la haine de Bismarck n’en demeura que plus opiniâtre contre lui et tous les siens. Le chancelier se vengea aussi de Geffcken en le faisant arrêter et traduire devant la Haute-Cour de Leipzig pour avoir publié le Journal du prince royal. « Ce journal, affirmait Bismarck, avait été complété à l’aide de phrases par lesquelles les ambitieux de la Cour cherchaient à rendre le fond plus vraisemblable. J’ai exprimé, dans le rapport (du 23 septembre 1888) à Sa Majesté, mon opinion que ce journal avait subi des altérations, et j’ai exprimé en même temps l’indignation que j’éprouvais à voir des intrigans et des délateurs s’imposer à un caractère loyal et noble comme l’était l’empereur Frédéric. En écrivant ce rapport, je ne doutais pas qu’il fallait chercher le faussaire dans Geffcken, le guelfe hanséate que sa haine pour la Prusse n’avait pas empêché autrefois de briguer la faveur du prince royal pour pouvoir nuire à sa personne avec plus de succès, à sa Maison et à son État, tout en jouant lui-même un certain rôle. Geffcken était de ces ambitieux aigris depuis 1866, parce qu’ils se croyaient méconnus, eux et leurs talens. »

Or, la Haute-Cour de Leipzig acquitta Geffcken à la grande colère de Bismarck, et la Russie répondit aux procédés du Congrès de Berlin par une alliance avec la France, alliance qui, se resserrant de jour en jour, inquiète et exaspère le parti pangermaniste, héritier des rancunes du chancelier. Les Mémoires de sir Robert Morier ont contribué à éclairer tous ces faits. Nous espérons que les derniers volumes offriront à leurs lecteurs autant d’intérêt que les deux premiers.


Henri Welschinger.

  1. London, chez Edward Arnold, 2 vol. in-8, avec portraits.
  2. Ernest-Alfred-Christian de Stockmar, jurisconsulte et historien des plus estimés (1823-1886), était le fils du célèbre baron Christian-Frédéric de Stockmar, homme d’État allemand, ami du roi Léopold, conseiller très habile et très sage de la reine Victoria et du prince Albert.
  3. Le 26 février 1875, le prince de Bismarck priait le prince de Hohenlohe d’examiner avec l’attaché de Bülow ce que l’on en pensait à Paris, « avant de faire les démarches nécessaires. »
  4. Le docteur Henri Geffcken appartenait à la fraction conservatrice du parti libéral et jouissait de la confiance du Kronprinz. Ancien ministre résident hanséatique, il avait de profondes connaissances philosophiques, politiques et littéraires. Il écrivait dans nombre de journaux et Revues et était très opposé à la politique de Bismarck.
  5. Adolphe Deschamps, homme d’État belge, chef éminent du parti catholique (1807-1875), se plaignait de la pression exercée par l’Allemagne sur le ministère, et disait que sa tâche devenait impossible. « La déclaration faite à Perponcher le 11 mai que la démission du Ministère mettait en danger l’indépendance même de la Belgique, dit Hohenlohe, donne, aux yeux de Bismarck, une très petite idée de la vitalité du pays. Pour nous, nous ne pouvons en aucun cas nous réjouir de voir la Belgique gouvernée par des ministres appartenant au parti qui nous fait la guerre. Tout ce qui est ultramontain gravite autour de la France. » (Mémoires, t. II, p. 321.)