Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre X


Pierre Lafitte et Cie (p. 99-104).


CHAPITRE X

L’Esprit des Clowns



Un observateur ! Footit a montré combien il méritait ce titre dans les parodies auxquelles il se livre, sa parodie notamment de « la mort de Sarah-Bernhardt » qui est un de ses « numéros » les plus réussis.

Et ce fut à un moment où les chansonniers de Montmartre avaient établi leur quartier général au foyer du Nouveau-Cirque, ce fut alors que Footit conçut et exécuta sa délicieuse parodie du chansonnier.

Footit s’avance au milieu de la piste, salue gravement, prévient le public qu’il va chanter la Petite Maison, annonce :

— Premier couplet !

Et il commence :

À la maison nous n’irons plus,
À la maison nous n’irons pas,
À la maison nous n’irons jamais pas,

À la maison nous n’irons plus…
À la maison nous n’irons plus,
À la maison nous n’irons pas…

Chocolat s’approche, curieusement ; Footit chante toujours ; Chocolat s’impatiente : il frappe sur l’épaule de Footit ; Footit continue ; Chocolat frappe plus fort ; Footit alors s’interrompt, gifle Chocolat, — puis il recommence, annonçant à nouveau : Premier couplet :

À la maison nous n’irons plus,
À la maison nous n’irons pas…

Chocolat s’approche une seconde fois ; très doucement, il se met à donner un coup de pied à Footit ; très doucement, puis un peu plus fort, puis de plus en plus fort, dix coups de pied, vingt coups de pied, cent coups de pied, de la jambe droite d’abord, puis de la jambe gauche, cela sans que Footit feigne de s’en apercevoir, sans qu’un seul instant, imperturbable, il ait interrompu sa chanson ; tant qu’à la fin, Chocolat, n’en pouvant plus, les deux jambes fourbues, tombe épuisé ; Footit s’arrête, le contemple, à terre, d’un air méprisant ; puis avec un geste d’excuse au public pour l’incartade de ce rustre dépourvu de goût, il salue encore, et annonce qu’il recommence le premier couplet :

À la maison nous n’irons plus,
À la maison nous n’irons pas,
À la maison nous n’irons jamais pas…

Et il ne faut rien moins, pour le faire taire, que l’intervention de deux garçons d’écurie qui le portent jusqu’à la sortie, chantant toujours !…

On suit aisément toute la portée littéraire de cette saynète ; nous voudrions, pour finir, en citer une autre, dont ne saurait échapper à personne la portée sociale. Nous empruntons le récit, spirituel et exact, à un commentateur, — car le « théâtre de Footit » a déjà ses commentateurs, — ce qui semble bien indiquer qu’il est en passe de devenir classique.

« Une barrière, c’est la gare ; une pile de chaises est un train qui part pour Asnières. Arrivent trois voyageurs, un écuyer, un garçon d’écurie, et Chocolat. Footit est l’employé du chemin de fer. Une grosse cloche à la main, il annonce le départ du train. L’écuyer se présente :

« — Quelle classe ? demande Footit.

« — Première !

« On voit alors le clown accompagner ce personnage de marque avec tous les signes du plus profond respect ; il a retiré son bonnet pointu, il se fait petit, il est pendu à ses yeux, suit ses désirs pour les devancer presque, attentif, respectueux, servile. Arrivé dans son compartiment, il l’installe pour le mieux, a pour lui des soins de mère, et en s’en allant regarde, à chaque instant se retourne, pour voir si ses services ne seraient pas encore utiles.

« Deuxième voyageur, le garçon d’écurie.

« — Quelle classe ?

« — Seconde !

« Footit regarde le voyageur d’un air hautain, et le pousse même pour le forcer à avancer plus vite.

« Ces deux scènes n’existent que pour préparer la troisième, qui, à elle seule, est toute une philosophie.

« C’est le tour de Chocolat :

« — Quelle classe ?

« Chocolat, en voyant la façon dont le voyageur de deuxième classe a été traité, se gratte la tête.

« — Quoi ?…

« — Troisième.

« Ah ! le malheureux ! Ce n’est pas avec du mépris qu’il est conduit, c’est avec une série de coups, de gifles ; il est jeté par terre, trépigné ; ses bagages, on les lui jette à la tête ; et il faut se dépêcher : va-t-on faire attendre un train pour un nègre, et de troisième classe encore !… »

Le même commentateur, M. Ernest Nomis, a écrit à propos de nos deux héros :

« Ils ont chacun leur caractère propre, connu d’avance du public : Footit c’est le maître despote, entêté, d’une intelligence bornée sur certains points mais très bien sur d’autres, mauvais, taquin, lâche avec les grands, autoritaire avec les petits. Chocolat au contraire est le nègre souffre-douleur, qui obéit, infortuné, sans se plaindre, mais qui reste paresseux et dont le masque impassible laisse le spectateur indécis de savoir s’il a devant lui une brute achevée et sans cervelle, ou un malheureux très intelligent, qui connaît sa déchéance morale, qui comprend tout, mais ne dit rien parce que… cela ne servirait à rien ! »

Passionnant sujet de dissertation, de controverse et d’analyse !

Et nous pensons bien que le jour est proche où, plutôt que de « comparer les héros de Racine et de Corneille » ou « le personnage de l’Avare dans Plaute et dans Molière », les professeurs demanderont à leurs élèves, — ce qui, en somme, les touche de bien plus près, et serait de nature à les intéresser bien davantage — d’établir un parallèle entre Footit et Chocolat.