Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre VI


Pierre Lafitte et Cie (p. 53-60).


CHAPITRE VI

Les Tribulations d’un Négrillon



Le nouveau venu qui, s’approchant du banc, apostrophait notre négrillon avec ce sans-gêne ironique — le Rouquin !… — le nouveau venu appartenait à cette classe de petits jeunes gens, dont les faubourgs de Paris sont les premiers de l’univers civilisé à s’enorgueillir, mais que l’on trouve poussant également entre les pavés de toutes les villes : classe qui comprenait Gavroche, et qui renferme, par la même occasion, tout ce que l’on compte au monde de « petits voyous ».

Celui-là, — il pouvait bien avoir dans les quatorze ans, — tenait le milieu entre le « petit voyou » vulgaire et le légendaire Gavroche ; et les circonstances sont, pour nous, demeurées obscures, qui l’avaient emmené à Bilbao, des quais de Bordeaux où il était né.

Tout ce dont Chocolat se souvienne, sur ce compagnon de jeunesse qu’il a complètement, par la suite, perdu de vue, c’est qu’il s’appelait Bertrand, et qu’on le surnommait couramment Trompette.

Qu’est devenu Bertrand dit Trompette ? Et qui sait si la publicité de ces lignes ne permettra pas que Chocolat retrouve son camarade Trompette dans quelque industrie notoire, quelque puissant banquier, et, à tout le moins, un millionnaire ?

Car Bertrand, dit Trompette, avait le génie des affaires.

À peine Raphaël avait-il eu le temps de mettre son jambonneau en sûreté, en en avalant précipitamment les dernières bouchées, et à peine avait-il fait mine de repousser d’un poing un peu brusque l’intrus, — Trompette avait d’ailleurs savamment esquivé le coup, — l’intrus qui s’avisait de l’interpeller irrespectueusement, en raillant son visage noir :

— Bien, bien, c’est entendu, dit Trompette : tu es nègre, tu es fort, tu as bon appétit ; maintenant, veux-tu une cigarette ?…

La mauvaise humeur de Chocolat ne pouvait tenir contre une offre si courtoisement faite, et puis, dans cette grande ville où il ne connaissait personne, quelqu’un avec qui causer, quelqu’un de son âge, qui le renseignerait un peu, et qui paraissait assez débrouillard…

Certes, le jeune Trompette était débrouillard, et tout de suite, aux premières bouffées de tabac, il exposait à son camarade émerveillé, le plan d’une collaboration admirable, d’une association extrêmement fructueuse.

Il s’agissait de guetter les voyageurs, les étrangers, à l’arrivée des trains, à la descente des tramways, pour porter leur colis, leur indiquer l’hôtel, les guider dans la ville.

À travailler seul, les bénéfices risquaient d’être incertains, car, parfois, pendant que l’on accompagnerait, pour un profit médiocre, le voyageur de tel tramway, on manquerait, au même instant, le pourboire princier du voyageur qu’amènerait le train ou le tramway suivant.

Et puis, Raphaël était nègre : c’est une grande qualité dans le métier, cela flatte beaucoup de personnes, qui aiment à faire porter leurs valises par un nègre.

Quant à lui, Trompette, moins vigoureux que Raphaël, il en faisait loyalement l’aveu, il était plus apte, sans doute, aux fonctions de commissionnaire et de guide, plus « chasseur » que « portefaix », — mais, justement, à eux deux, ils se compléteraient merveilleusement, ils étaient armés pour opérer le « trust » des voyageurs de Bilbao : à eux deux, ils soulèveraient le monde, — ou du moins les bagages de tout le monde.

N’avions-nous pas raison de le proclamer, que Bertrand, dit Trompette, avait le génie des affaires ?…

Et le malheur fut que, peut-être, il poussait même ce génie parfois un peu loin.

Raphaël, en effet, l’honnête et consciencieux Raphaël, ne tarda pas à s’apercevoir que plus lui, Raphaël, rapportait d’argent, le soir, à la masse commune, moins Bertrand semblait avoir été favorisé ; ce sont les jours où l’on avait le plus travaillé, les jours où Raphaël, à la sueur de son front, avait atteint des chiffres fabuleux, inespérés et jusqu’à des cinquante sous — ces jours-là Bertrand avouait des gains insignifiants, dérisoires.

Et, comme l’argent de Bertrand devait être confondu avec celui de Raphaël, pour que le total en fût ensuite rigoureusement et également partagé, les résultats de l’association apparaissaient, comme on le voit, et de la façon la plus outrageusement manifeste — apparaissaient surtout avantageux pour Trompette.

Raphaël le constatait, mais sans acrimonie et sans dépit, estimant légitime, après tout, que Bertrand, qui en avait eu l’idée, fût le plus favorisé dans cette association qui, au début, l’avait tiré de peine.

Cependant, après des commencements assez heureux, l’entreprise ne prospérait guère ; il avait fallu compter avec la concurrence des commissionnaires plus anciens, patienter avec la rivalité hostile des portiers d’hôtel.

Et puis, voilà-t-il pas qu’un beau jour, alors qu’il se précipitait sur un voyageur dont le bagage nombreux et l’apparence cossue lui semblaient du meilleur augure, Raphaël avait reconnu dans ce voyageur cossu le señor Castanio, son ancien maître !

Certes, le señor Castanio avait dès longtemps pris son parti de l’ingrat abandon de son groom havanais, et, bien qu’il sût parfaitement ce qu’il était devenu, il ne l’avait jamais poursuivi, jamais il n’eût songé à lui nuire ni à entraver sa carrière nouvelle.

Il n’empêche que Raphaël, que le hasard n’avait pas encore remis face à face avec le señor Castanio, Raphaël en éprouva un vague et soudain malaise, et, plutôt que de rester face à face, en effet, avait préféré prestement lui tourner les talons.

Or, en rentrant, à l’improviste, tout ému et tout essoufflé, dans la petite chambre qui abritait la raison sociale « Raphaël et Trompette », il trouva la ledit Trompette, qui ne l’attendait guère, car c’était l’heure où Raphaël était « de service » à la gare.

Ledit Trompette usait de sa solitude pour coudre soigneusement, dans la doublure de son veston, les menus profits de sa journée, dont son associé put constater, à cette heure, qu’il avait été ainsi quotidiennement frustré.

La raison sociale « Raphaël et Trompette » prit fin à l’instant même, devant la flagrante indélicatesse de Trompette…

Que devint, par la suite, Bertrand, dit Trompette ? Encore une fois nous n’en savons rien, et présumons simplement qu’un jeune homme si bien doué n’a pu manquer d’édifier une fortune — fortune dont les premiers éléments auront été les économies qu’il avait si ingénieusement réalisées aux dépens du trop confiant Chocolat.

Quant à Chocolat, séparé de Trompette, et séparé dans ces conditions que l’on devine peu cordiales, il ne voulut point persister dans un métier qui lui avait si mal réussi, et qui, d’ailleurs, devenait chaque jour moins florissant et plus difficile.

Aussi bien la perspective ne lui souriait guère de se retrouver en concurrence avec le subtil et dangereux Trompette — non plus que de s’exposer encore à rencontrer le señor Castanio.

Bien souvent des camarades, devant qui il se plaignait des incertitudes de son métier de portefaix, de la mauvaise foi des clients, et de la morte-saison, lui avaient parlé des mines qui sont aux environs de Bilbao, et où, pour un gaillard robuste comme lui, et sérieux, il y avait à se créer une jolie situation, rien qu’à porter le minerai, une situation stable avec, pour le moins, quarante sous d’assurés par jour…

Sans compter que, pour un nègre, il y avait en plus cet avantage que l’on ne craignait pas de se noircir les mains !

Et, courageusement, Raphaël s’en fut se faire embaucher dans les mines.

Le pauvre Raphaël connut là des heures peu drôles ; sans doute, son existence était assurée, mais qu’elle existence !

Perpétuel et monotone va-et-vient, avec la hotte de minerai pesant sur les épaules, et, à la cantine, les maigres repas, et le coucher dans une cabane de planches…

La seule distraction c’était, le dimanche, de venir noyer les ennuis et les fatigues de la semaine dans les cabarets de Bilbao.

Il faut dire que Raphaël y avait acquis une honorable notoriété ; c’était un jovial compagnon, toujours prêt à rire des bonnes histoires que racontaient les orateurs de la bande, et qui, non plus, ne rechignait pas à payer à boire, lorsque c’était son tour.

Et puis, sa force, déjà remarquable, s’accroissait avec l’âge ; lorsqu’il y avait là un nouveau venu, il lui tenait volontiers un pari, comme de le soulever à bras tendu, sur une chaise…

Et comme le pari consistait toujours à s’abreuver de limonade, toute l’assistance y gagnait de contempler un bel exercice, et de boire abondamment après, sans compter que le cabaretier avait, lui aussi, le plaisir de vendre sa limonade.

Raphaël était donc très avantageusement connu dans les cabarets de Bilbao.