Les Mémoires de Footit et Chocolat/Chapitre IV


Pierre Lafitte et Cie (p. 37-40).


CHAPITRE IV

Le nègre Raphaël



Vous devez vous douter un peu et vous apprendrez sans surprise que Chocolat ne s’est pas toujours appelé Chocolat ; mais ce que l’on imagine moins aisément, c’est le nom, le joli nom, le nom musical et charmant, sous lequel il avait été baptisé : Raphaël. Chocolat s’appelle en réalité « Raphaël ». D’ailleurs ce prénom gracieux est le seul témoignage que Chocolat puisse évoquer d’une sollicitude maternelle, c’est le seul héritage que lui aient légué ses parents.

Ses parents ? il ne les a jamais connus ; il ne connaît même pas son âge exact.

Enfant perdu, ou enfant trouvé, ce qui est la même chose, car on ne trouve que ce qui fut perdu, le petit Raphaël n’a conservé dans sa mémoire que l’image d’une grande et forte négresse qui l’avait recueilli et qu’il nommait sa mère de lait.

Cette négresse n’était pas tendre ; et lorsque, par la suite, Chocolat, devenu l’admirable clown que l’on sait, dut faire profession de recevoir des gifles, on peut dire qu’il ne manquait pas d’entraînement, en sorte que sa mère adoptive donna, inconsciemment, à Chocolat, l’éducation la mieux appropriée à sa carrière future : des gifles, c’est, en effet, à peu près tout ce qu’elle lui donnait…

Et Raphaël grandissait comme il pouvait, dans ce populeux faubourg de la Havane où la négresse avait sa case, et où, du matin au soir, il vagabondait et bataillait avec toute la fine fleur des galopins, ses pareils.

Pour être un des plus dépenaillés, et non des mieux nourris, le gamin n’en était pas moins un des plus robustes ; et comme un jour un autre polisson du quartier s’était avisé de l’appeler : « Sale nègre ! » Raphaël (il devait avoir, alors, de huit à dix ans) notre Raphaël tombe sur l’insulteur à bras raccourcis, roule avec lui dans le ruisseau et commence à lui administrer une raclée telle, qu’il ne fallut rien moins que l’intervention d’un passant pour les séparer.

Le passant, très bien, important, avec une belle canne, une grosse chaîne de montre, et un grand chapeau gris de planteur : Chocolat le voit encore, devant ses yeux, comme si c’était hier, — le passant s’informe du motif de la rixe, examine Raphaël, l’interroge, apprend qu’il est seul au monde, à la charge d’une mère d’adoption, et brusquement, comme se décidant :

— Où habite-t-elle, ta mère de lait ? Mène-moi chez elle !

La case n’était pas loin ; quand la négresse voit arriver Raphaël en compagnie de ce Monsieur très bien, de ce personnage, elle ne doute pas que le petit ait fait quelque mauvais coup, et déjà se lève sa main vengeresse…

— Il ne s’agit pas de cela, dit l’homme : je te l’achète, combien en veux-tu ?

La négresse n’en croit pas ses oreilles, elle se fait répéter la proposition, et voici que maintenant elle se découvre pour Raphaël un attachement infini, elle ne peut se décider à se séparer de lui, elle ne se consolerait pas de sa perte, une perte inappréciable.

Elle finit pourtant par l’apprécier, au prix de dix-huit onces, sur lequel on tomba d’accord.

Et c’est ainsi que, pour dix-huit onces, Raphaël devint la propriété du señor Castanio, riche Portugais qui faisait, avec les Antilles, le commerce du riz et des céréales, et qui, venu pour passer des marches à la Havane, en ramena ce petit nègre, par-dessus le marché.

Ce Portugais était fixé en Espagne, il avait ses comptoirs à Bilbao ; c’est là que Raphaël débarqua d’abord avec son nouveau maître, et la ville, son animation, ses tramways, produisirent sur le jeune voyageur la meilleure et la plus agréable impression.

Mais ce n’est pas Bilbao que devait habiter Raphaël ; le señor Castanio possédait, à une vingtaine de kilomètres, au village de Castrosopuelta une propriété, où il vivait avec sa mère, vieille dame très âgée mais encore fort alerte, qui, en l’absence de son fils, le plus souvent retenu à Bilbao ou parti en voyage, s’entendait le mieux du monde à gérer ses fermes, et eût rendu des points aux plus jeunes pour l’activité et l’autorité.

C’est pour elle que le señor Castanio, fils attentionné, avait songé à ramener Raphaël comme petit groom.

— On lui apprendra, ma mère, à mener la jument grise, pour vous conduire au marché…

— Croyez-vous, mon fils, que je n’aie plus d’assez bons yeux ou les poignets assez solides pour conduire la jument grise ?…

La vieille señora avait la manie, en effet, manie commune à beaucoup de vieilles et respectables dames, de voir en toutes choses, et dans les meilleures et dans les plus innocentes, de blessantes allusions à son grand âge…

Elle n’aurait, pour rien au monde, voulu montrer quelque satisfaction de l’agréable idée de son fils, et du présent qu’il lui venait faire de ce petit nègre.

Et cela, au reste, ne l’empêchait pas d’être enchantée, car Raphaël ne lui déplaisait pas, avec son allure décidée de petit homme qui n’a pas peur et sa grosse face épanouie ; et elle-même veilla à ce que, dans l’écurie où on l’installait, près de la jument grise, précisément, le petit eût une bonne paillasse, et suffisamment de couvertures.