Les Mémoires d’une chanteuse allemande/Texte entier

Traduction par Guillaume Apollinaire.
France-Loisirs (réimpression de l’édition de 1913) (p. Frontisp.-265).

Préface de l’édition de 1911

par Guillaume Apollinaire

Les Mémoires d’une Chanteuse, le livre le plus célèbre de la littérature érotique allemande, a paru récemment en français. Ces Mémoires ont été attribués à Mme Wilhelmine Schroeder-Devrient, la célèbre cantatrice, qui, avec la Sonntag, enthousiasma le public de son temps. Aucun fait, aucun document historique ne certifie que cette attribution soit exacte. Mme Claire de Glümer, l’amie et la biographe de Mme Schroeder, ne parle pas de ces Mémoires.

Pourtant, nous savons, par certains détails qu’elle nous a révélés, que la vie et la carrière de Mme Schroeder-Devrient furent très agitées ; son caractère violent la portait facilement aux extrêmes, et elle eut beaucoup d’aventures sentimentales.

Des racontars assez scabreux qui se colportaient déjà de son vivant justifieraient, jusqu’à un certain point, qu’on lui attribue ces Mémoires ; mais, encore une fois, nous ne connaissons aucun document historique pour le prouver d’une façon définitivement scientifique. Les recherches passionnées des érudits allemands sur cette question ont cependant démontré l’identité du style de Mme Schroeder-Devrient avec celui de ces Mémoires ; et de plus en plus nombreux sont les partisans de l’idée qu’elle est bien l’auteur véritable du plus fameux livre érotique allemand.

Or, l’auteur de la traduction française dit avoir entre les mains les papiers posthumes de Mme Schroeder-Devrient et il publie de nombreux passages inédits. Quelle chance et quelle trouvaille ! Voici une nouvelle qui va réjouir les érudits allemands ! Quand on ouvre le volume, on est rapidement déçu. Cette traduction n’apporte non seulement aucun document nouveau qui éluciderait enfin la question de la paternité de ces Mémoires, mais l’auteur n’a évidemment jamais eu aucun papier de la Schroeder entre les mains. Tout cela ne sont que des assertions entièrement gratuites, effrontées et habilement conçues dans un but de réclame et de lucre.

Cette traduction est généralement incomplète et, sans contenir aucun passage inédit, en contient beaucoup tout à fait modifiés. Tous les passages un peu trop crus, trop risqués, et spécialement les dialogues, sont entièrement refaits, atténués ; si bien que les scènes et les personnages du livre perdent de leur caractère, de leur relief. Ils ont pris une tournure toute « française » de légèreté et de libertinage aimable que l’on ne retrouve pas du tout dans l’original, tout à la fois plus compliqué et plus cynique, sans être autant pervers (sic).

Traduttore, traditore. Le traducteur français, malgré sa pruderie ridicule, qui s’effarouche des mots précis, a rendu ce livre beaucoup plus dangereux qu’il n’est en réalité, car il cache sous de séduisantes périphrases ce qui dans l’original n’était mis que pour provoquer l’indignation et détourner du mal.

Nous avons restitué ainsi à ce livre le caractère qu’il a en allemand.

Nous avons gardé de la traduction les passages bien traduits et remis au point tous les autres.

Dr H. E.

Préface de l’Éditeur allemand

L’éditeur de ces Mémoires n’a guère à dire, en manière de préface, que cet ouvrage n’est pas un produit de la fantaisie, n’est pas une invention, mais qu’il est véritablement sorti de la plume d’une des cantatrices naguère le plus souvent applaudies sur la scène, d’une cantatrice de laquelle beaucoup de nos contemporains ont souvent admiré avec étonnement l’admirable voix, qu’ils ont couverte d’applaudissements enthousiastes dans ses différents rôles, et dont ils se souviendraient certainement si la discrétion ne nous interdisait de citer son nom. Pour le lecteur attentif, l’assurance que nous donnons de l’authenticité des Mémoires n’est guère nécessaire. L’ouvrage trahit suffisamment une plume féminine pour qu’il ne soit pas possible de s’y tromper. Seule une femme peut, comme c’est le cas ici, nous décrire toutes les phases, tous les changements d’un cœur féminin et pas à pas, depuis le premier éveil de ses sens juvéniles, nous introduire dans le secret des erreurs qui auraient indubitablement détruit le bonheur de sa vie si un événement extrêmement heureux ne lui avait pas épargné les dernières conséquences de ses fautes.

Si ces Mémoires n’étaient que le produit de la fantaisie, on pourrait faire à l’éditeur le reproche d’avoir écrit un livre immoral et de s’être délecté à ces objets que les mœurs de tous les peuples de tous les temps ont toujours recouverts d’un voile. Mais s’ils sont, au contraire, authentiques, ils constituent un document du plus haut intérêt psychologique et, pour cela même, le reproche d’immoralité tombe. Rien d’humain ne doit nous être étranger. Voulons-nous bien comprendre le monde et nous-mêmes, nous devons aussi suivre l’homme sur le sentier de ses erreurs, non pas pour imiter ses errements, mais, au contraire, pour nous en garer.

Dans ce sens, ces confessions d’une femme intelligente qui dépeint, au moyen de couleurs si vives et si vraies, les terribles suites des excès ne sont pas immorales, mais sont, au contraire, très morales.

Quant au reproche que ce livre pourrait tomber entre les mains d’une jeune lectrice qui devrait plutôt ne rien savoir de ces choses, nous répondons que la science n’est pas un mal, mais bien l’ignorance, et qu’une femme avertie des suites de la sensualité se laisse beaucoup plus difficilement séduire qu’une novice, plus facile à tromper.

L’éditeur est convaincu que, par la publication de ces lettres, il ne manque pas à la morale et ne corrompt pas les mœurs, malgré l’opinion contraire de quelques pédants trop mesquins.

L’Éditeur.

Préface du Destinataire

par Guillaume Apollinaire

Quand je la rencontrai, cette chanteuse que vous avez applaudie maintes et maintes fois, je me trouvai à un douloureux moment de mon âge et elle était malheureuse également.

Je ne lui fis pas la cour et, comme elle se savait encore belle et admirée, cela lui donna confiance. Sur mes questions, elle entreprit de me raconter par lettres les événements de sa vie tourmentée.

Cette lecture m’ayant considérablement excité, je conclus qu’il ne fallait pas mourir sans l’avoir possédée, et j’avoue que bien que ce n’était plus une jeune fille lorsqu’elle m’accorda la satisfaction de mes désirs, elle était encore si bien que je n’avais jamais vu un si beau corps et de poils plus fins et frisés près de la peau comme aux statues où les sculpteurs en ont foutu.

Elle me permit l’entière possession de ses charmes et j’eus aussi le loisir de l’enculer, ce que je fis avec enthousiasme.

Son derrière resplendissait bien plus qu’une lune et presque autant que le soleil.

Et quand je me retirai des sombres lieux, je vis que l’admirable femme n’était point sans entrailles, car ses matières fécales graissaient mon respectable membre que je ne pus me résoudre à laver de suite.

Auparavant, je l’essuyai soigneusement avec mon mouchoir, que j’ai toujours conservé depuis.

Et si les lecteurs ont remarqué la teinte de la couverture de cet ouvrage, assortie aux taches en question, ils auront admiré comme moi la délicatesse de la teinte rousse que distillait le superbe postérieur que je ne reverrai plus.

Les feuilles de l’automne seules présentent un coloris aussi séduisant et aussi mélancolique.

H. von G.,
Dr Med
.

Introduction
de Guillaume Apollinaire
pour l’édition de 1913

Il paraît singulier que le livre si célèbre en Allemagne intitulé Aus den Memoiren einer Saengerin n’ait jamais été traduit en français. C’est un ouvrage extrêmement intéressant, non seulement au point de vue de la biographie de l’héroïne, mais aussi au point de vue des anecdotes curieuses qu’il contient sur les mœurs des différents pays qu’elle habita. Il contient en outre des observations psychologiques du premier ordre.

L’ouvrage parut en deux tomes, et l’on a déjà beaucoup discuté sur la date de ces publications. C’est ainsi que H. Nay donne, dans sa Bibliotheca Germanorum Erotica, les renseignements bibliographiques suivants :

Aus den Memoiren einer Saengerin, Verlagsbureau, Altona, tome I, 1862 ; tome II, 1870.

Pisanus Fraxi, dans son Index librorum prohibitorum, donne les dates suivantes : Berlin, tome I, 1868 ; tome II, 1875.

Plus loin, le même auteur se range à l’avis de H. Nay en ce qui concerne le lieu d’impression, Altona. Le docteur Duehren donne d’autre part les renseignements suivants :

Deux tomes in-octavo (Altona), Boston, Reginald Chesterfield, tome I, 1862 ; tome II, 1870.

L’ouvrage a été souvent imprimé en Allemagne, où la plus récente impression porte :

Aus den Memoiren einer Saengerin. Boston, Reginald Chesterfield, pour le premier tome, et II, Chicago, Gedrückt auf Kosten Guter Freunde pour le second tome. Le premier volume comporte IV-235 pages imprimées, plus le verso blanc de la dernière page, deux feuillets non imprimés de la couverture. Le second tome comporte 164 pages, plus la couverture. La couverture comporte sur le premier plat extérieur un encadrement typographique contenant : Memoiren einer Saengerin, I. Chicago, Gedrückt auf Kosten Guter Freunde, pour le premier tome, tandis que sur le second on voit : II, Chicago ; le second plat extérieur comporte un encadrement avec un fleuron au centre.

H. Nay n’avait point pensé à chercher l’auteur de cet ouvrage singulier. Le premier qui ait pensé à attribuer ces Mémoires à la célèbre cantatrice Schroeder-Devrient est Pisanus Fraxi. C’est sur la foi de ce qu’il en dit dans son « Index » que Duehren, d’une part, et Eulenbourg, dans Sadismus und Masochismus, ont rendu la célèbre Wilhelmine Schroeder-Devrient responsable de cette autobiographie, la seule autobiographie féminine que l’on puisse comparer aux Confessions de J.-J. Rousseau ou aux célèbres Mémoires de Casanova.

D’ailleurs, Pisanus Fraxi n’étaie son opinion d’aucune preuve : « On affirme, dit-il, que ces Mémoires sont une autobiographie de la célèbre et notoire Mme Schroeder-Devrient », et il dit plus loin que des papiers auraient été trouvés après sa mort par son neveu, qui les aurait édités.

Je dois dire que l’examen attentif du style des lettres de Wilhelmine Schroeder-Devrient ne rappelle pas complètement celui des Mémoires qui lui sont attribués, mais que, malgré des différences biographiques qui ont pu fort bien être introduites par des éditeurs, certains détails cadrent assez bien avec l’existence romanesque de la célèbre cantatrice, et qu’il ne serait pas impossible, après tout, qu’il s’agisse de Mémoires rédigés d’après certains fragments, certaines indications, certaines lettres trouvés dans les papiers de Mme Schroeder-Devrient.

Wilhelmine Schroeder-Devrient, qui était née à Hambourg le 6 décembre 1804, mourut à Cobourg le 26 janvier 1860, c’est-à-dire deux ans avant la publication des Mémoires. Nous n’avons pas à nous étendre longuement ici sur la vie, ni sur la carrière artistique de Mme Schroeder-Devrient. L’attribution qui lui est faite des Mémoires repose sur des bases trop fragiles pour qu’on puisse la considérer définitivement comme en étant l’auteur. Il faut ajouter cependant que ce que l’on connaît de son caractère n’est point incompatible avec celui que révèlent les écrits en litige. La malheureuse affaire de son second mariage même semblerait pouvoir être prise comme une preuve de l’authenticité de ces Mémoires. Son second mari s’appelait von Doering et l’avait rendue fort malheureuse ; elle ne l’appelait jamais que le « diable » et s’efforçait de l’oublier complètement. Quand elle mourut, elle avait épousé un gentilhomme hollandais, qui s’appelait von Bock, et l’on grava sur le granit de sa tombe :

Wilhelmine von Bock Schroeder-Devrient

Toutefois il semble invraisemblable qu’une femme qui avait connu Beethoven et sur l’album de laquelle Goethe avait écrit des vers n’en parle même pas dans ses Mémoires.

Quoi qu’il en soit, on se trouve peut-être en présence d’une rhapsodie écrite par un faux mémorialiste, qui aurait réuni à quelques détails, à quelques cancans concernant l’existence de Mme Schroeder-Devrient, des histoires de son invention. Peut-être se trouve-t-on aussi en présence de Mémoires authentiquement écrits par une femme, une cantatrice, qui ne serait pas Wilhelmine Schroeder-Devrient. Cette dernière hypothèse paraît d’ailleurs la plus probable, car on ne peut guère douter que ce soit là l’ouvrage d’une femme. Il y a dans les Mémoires trop de renseignements qui paraissent sincères et caractéristiques de la psychologie féminine.


EPISTOLÆ NOVÆ
OBSCURORUM VIRORUM


par Guillaume Apollinaire

GOTTFRIED HINTERTEI
Libraire à Strasbourg en Alsace.
À MORITZ DAMERLAG
CONSEILLER DE RÉGENCE
à Cologne-sur-le-Rhin.

Nous avons joyeusement enterré le carnaval. Pas si joyeusement qu’à Cologne peut-être. La ville des trois mages et de Stollwerck est trop fameuse, M. le conseiller de régence, par la gaieté sublime de ses habitants pour que je compare notre modeste carnaval celui de vos Marizibill, Drikkes, Hænneschen, etc.

Néanmoins nous avons chanté des chansons nouvelles :

Ich bin heut’ furchtbar echauffiert
Mir ist ein gross’ malheur passiert
 ! etc.

et de plus anciennes aussi, Le petit Cohn, par exemple, n’a point vu son succès diminuer, cette année.

À vrai dire, les poètes locaux ne se sont pas creusé la tête, ni Pégase, ni Phébus n’apparaissent dans les songes de nos jeunes gens. Olim, quand j’étais jeune, nous aimions les recreationes animi et, phaétons intrépides, menions nos rêves autour du soleil, jusqu’au trébuchement.

Aujourd’hui, la jeunesse s’enivre de bière, M. le conseiller de régence, ou de champagne, à vomir : le nôtre, le fameux Sect allemand. Les adolescents ne connaissent même plus les noms des malvoisies, des alicantes, et des moscatels qu’Hébé tenait à nous verser elle-même, tandis que Momus présidait à nos délassements.

En vérité, notre jeunesse est en somme bien calme et ce sont les officiers qui ont mené le carnaval. Nous en sommes heureux, d’ailleurs, car nous connaissons trop les sentiments d’honneur de nos officiers pour craindre quelque scandale. Et je suis d’avis que nous ne serions pas si tranquilles si nos bourgeois s’amusaient seuls.

À ce propos, voyez quel esprit libéral anime notre glorieuse armée. Les officiers ont fait ici un grand succès au livre de Bilse, traduction française s’entend. Je risque déjà gros en vendant Petite garnison ; mais je ne me hasarderai pas à vendre des Kleine Garnison, je risque moins à débiter les Memoiren einer Sängerin ou autres obscénités.

Autre chose : j’ai appris, le lundi des roses, des choses fort intéressantes au sujet de cette traduction française. Le malheureux Bilse expie dans un cachot le crime d’avoir écrit un livre dont je ne sais pas la valeur, car en ma qualité de libraire, je ne lis pas les ouvrages, et je ne sais que peu de mots français, mais enfin cet homme est en prison et nous gagnons de l’argent avec ce qui a causé sa perte, justement puisqu’il a, dit-on, voulu déshonorer notre armée. Bilse se plaint de son traducteur français, qui aurait touché à Paris de belles sommes pour la traduction, mais aurait oublié qu’un nommé Bilse existe dans une prison allemande.

Il est vrai que l’on vit comme l’on peut. Ainsi va le monde. Les absents ont tort d’être absents.

Je vous recommande mon cinquième fils, M. le conseiller de régence, les employés d’administration ont tant besoin de protections ! Et puis notre Gustav n’a pas mauvais goût et préfère les bons vins aux bières réputées…

Je vous prie aussi de ne dire à personne que je vends la traduction française du livre de Bilse. Un libraire de Hanovre m’en a demandé plusieurs exemplaires, dont un pour le maréchal Waldersee.

Pour en revenir au carnaval, nos officiers se sont promenés dans un grand chariot fermé où ils faisaient un vacarme assez amusant : ils criaient tous, et c’est ainsi que l’un imitait le veau, un autre le cochon, un autre le mouton, etc., etc. Nos trois filles, qui étaient allées voir cela sur la place Kléber, sont revenues presque malades d’avoir ri, etc., etc.




Les Mémoires
d’une Chanteuse allemande













PREMIÈRE PARTIE

PRÉSENTATION

Pourquoi devrais-je vous cacher quelque chose ? Dans de très difficiles circonstances de ma vie, vous vous êtes montré un ami si sincère et si désintéressé, et vous m’avez rendu des services si éminents que je peux vous donner toute ma confiance. D’ailleurs, votre désir ne me surprend pas. Déjà, dans nos entretiens anciens, j’ai remarqué avec quelle prédilection vous inclinez à scruter ces ressorts secrets qui sont chez nous, femmes, la cause de tant d’actes dont l’explication embarrasse même les hommes les plus spirituels. Bien que les événements nous aient beaucoup éloignés l’un de l’autre et que, selon toute probabilité, nous ne devions jamais nous revoir, je pense toujours avec gratitude à l’époque où vous m’avez assistée dans mon extrême infortune et où, agissant en ma faveur, me venant en aide, ou me préservant, vous n’eûtes jamais souci de votre intérêt, mais n’avez voulu que mon bien. Je ne l’oublierai jamais ! Il n’a dépendu que de vous d’obtenir de moi ces marques de faveur que tout homme peut souhaiter, car vous connaissiez mon tempérament et ma grande affection pour vous. Les occasions ne nous ont pas manqué et j’ai souvent admiré combien vous vous êtes fait violence à vous-même. J’ai, en effet, observé plus d’une fois que vous êtes sur ce point exceptionnellement sensible, tout autant que moi ; et ne m’avez-vous pas dit souvent que j’ai le regard fort aiguisé, et beaucoup plus de bon sens que bien d’autres femmes ?

Or, vous m’avez demandé de vous faire connaître, avec sincérité, et surtout sans cette réserve féminine qu’à vous-même j’ai souvent dite une coquetterie affectée, mes expériences et mon opinion sur ce que sentent et pensent les femmes quant à cet élément primordial de leur existence : l’amour, l’union avec le mâle. Votre vœu m’a d’abord rendue perplexe car — s’il m’est permis de commencer ma confession par un trait décisif de mon caractère, commun à toutes les femmes sans exception — : « Rien ne nous est plus difficile qu’une sincérité parfaite envers l’homme ; la coutume et la nécessaire contrainte sociale nous imposent, dès la première enfance, tant de ménagements que nous ne pouvons, sans péril, être sincères. » Mais, tandis que je réfléchissais à ce qu’en somme vous attendez de moi, et surtout en me souvenant des qualités de l’homme qui m’adressa cette requête, votre idée commença à me plaire. Je tentai de rédiger quelques-unes de mes expériences, mais je trébuchai lorsque j’en vins à ces choses qui exigent réellement une parfaite sincérité et qu’on n’a point coutume de coucher sur le papier ; je me fis pourtant violence, songeai que, par là, je vous faisais plaisir et m’abandonnai alors toute au souvenir des nombreuses heures heureuses dont j’ai joui et dont je ne regrette qu’une seule : celle dont votre amitié, se sacrifiant pour moi, m’aida à surmonter les tristes conséquences. Une fois vaincue cette timidité initiale, j’éprouvai un véritable plaisir à décrire ce que j’avais appris d’autres femmes. Plus j’entrai dans les détails, plus mon sang éprouva d’agréables remous. Comme si je goûtais à nouveau les joies déjà ressenties et dont, vous le savez, je n’ai point honte.

Les circonstances les plus extraordinaires nous ont rendus si confiants l’un envers l’autre qu’il me siérait mal de me présenter à vous sous un faux jour ; aussi bien, et grâce à cette sagesse pratique dont j’ai tôt témoigné, personne, sauf vous et l’être misérable qui m’a si honteusement trompée, n’aurait le droit de me voir telle. Sans doute est-ce à un enchaînement de circonstances exceptionnelles, plus qu’à mon propre mérite, que je dois de passer, parmi tous les gens qui me connaissent, pour une fille vertueuse, une de celles qu’on dit frigides, alors que rarement femme a autant joui et appris que moi, jusqu’à ma trente-sixième année.

Mais à quoi bon tant m’attarder à cette préface ? Je vous envoie ce que j’ai rédigé ces derniers jours ; à vous de juger si je suis sincère ou non. J’ai tenté de répondre à vos premières questions et me suis persuadée à quel point vous aviez raison le jour où vous me dîtes que le caractère, sexuel et moral, se conforme à ces circonstances dans lesquelles l’être humain est initié aux mystères soigneusement voilés de l’amour. Je découvre maintenant, à vrai dire, que ce fut aussi le cas pour moi.

Je continuerai avec zèle à relater ce que j’ai vécu et appris par l’expérience, mais vous ne recevrez pas de nouvelle lettre de moi avant que vous n’ayez répondu à cette première. D’ores et déjà, cette étrange rédaction me procure du plaisir, plus même que je ne l’eusse cru possible. Que ma confiance illimitée en vous ne doive pas être abusée, j’en vois le gage dans la noblesse de vos pensées et de votre caractère, dont j’ai eu déjà les preuves les plus éclatantes. Que serais-je sans vous ? Sans votre concours amical et prêt au sacrifice, sans vos conseils ? Une créature misérable, délaissée et, aux yeux du monde, déshonorée !

Mais je sais aussi que, malgré votre froideur apparente et votre renoncement, vous m’aimez un peu. C’est pourquoi je me confie sans crainte à vous.

Saluez, etc.

D., le 7 février 1851.


CHAPITRE PREMIER

L’AMOUR CONJUGAL

Mes parents, gens aisés mais nullement riches, m’avaient donné une éducation exemplaire. La vivacité de mon caractère, le don de tout apprendre sans peine et, notamment, un talent musical tôt exercé faisaient de moi l’enfant chéri, non seulement de mes parents, mais de tous nos visiteurs. Jusqu’à ma treizième année, mon tempérament ne s’était nullement manifesté. D’autres jeunes filles m’avaient raconté ce qu’il en est de la différence entre les sexes masculin et féminin, expliqué qu’on voulait nous faire accroire la légende qu’une cigogne apporte les nouveau-nés, et fait comprendre qu’il devait se passer d’étranges choses quand on se marie. Mais je n’avais trouvé à de telles conversations que l’attrait de la curiosité ; mes sens n’y prenaient encore aucune part. C’est seulement lorsque, sur mon corps, apparurent les premiers signes de la puberté, lorsque afflua un duvet broussailleux à l’endroit que ma mère elle-même, en se lavant ou s’habillant, ne montrait jamais à nu, qu’à la curiosité s’ajouta une sensation agréable. Quand je me trouvais seule, je contemplais cette apparition inexplicable de poils crépelus à cet endroit du corps qui doit avoir un sens important puisque tout le monde le cache avec soin et le dérobe aux regards. En me levant, quand je me savais seule derrière ma porte close, je décrochais du mur un miroir, me plaçais devant lui et l’inclinais jusqu’à ce que je puisse tout voir exactement, j’entrouvrais de mes doigts ce que la nature maintient si soigneusement clos, mais comprenais encore moins alors ce que racontaient mes camarades de jeux sur la façon dont s’établit le contact intime entre le mari et la femme. Ce que je voyais me persuadait qu’il n’était nullement possible. Sur des statues, j’avais bien vu ce dont la nature a doté l’homme à la différence de la femme. Et tandis que je procédais toujours à cet examen en me lavant à l’eau froide, — seule et toute nue les jours de semaine, tandis que, le dimanche, en présence de ma mère, je devais rester couverte des hanches aux genoux, — il était inévitable que je sois bientôt attentive aux formes toujours plus arrondies de mes hanches et de mes cuisses. J’en éprouvais un plaisir inexplicable. Mes pensées erraient au loin. Je tentai de m’expliquer, de toutes les façons possibles, ce que je ne pouvais pourtant encore comprendre ; mais je me souviens fort exactement qu’à cette époque ma vanité commença à se manifester.

C’est aussi l’époque où je me surpris moi-même, le soir, en me couchant, à laisser ma main se poser involontairement sur mon bas-ventre et à jouer avec les poils en croissance. Leur frisottis entre mes doigts, la chaleur de ma main m’étaient agréables, sans que j’aie encore soupçonné alors tout ce qui sommeillait ici. Je serrais mes cuisses sur ma main et m’endormais couramment dans cette position.

Mon père était un homme fort sérieux, ma mère un modèle de contenance féminine, et d’un maintien distingué ; aussi éprouvai-je pour eux un extrême respect et aussi la plus grande affection. Rarement, mon père ouvrait la bouche pour plaisanter, et tout aussi rarement je le voyais manifester quelque tendresse à ma mère. Tous deux, au demeurant, étaient beaux à voir. Mon père avait alors environ quarante ans, ma mère trente-quatre.

Jamais l’idée ne m’avait effleurée que, sous ces dehors sérieux et, à tous égards, empreints de retenue, se dissimulât autant de sensualité et d’appétit de jouissance qu’eux-mêmes, par un curieux hasard, me le firent savoir. Je venais d’avoir quatorze ans et me préparais alors à la confirmation chez un pasteur qui, soit dit en passant, m’inspira à moi, comme à toutes ses autres élèves, un premier sentiment exalté bien qu’il n’eût été rien moins que jeune et beau. J’ai souvent observé que les maîtres qui nous enseignent notamment le catéchisme sont les premiers à produire sur l’âme des jeunes filles une impression durable. Si le pasteur est éloquent en chaire, et sait se faire aimer de la communauté, toutes les jeunes filles s’entichent de lui. Peut-être reviendrai-je plus tard sur ce sujet ; il importe à la réponse que je donnerai à vos questions.

J’étais donc âgée de quatorze ans et, physiquement, tout à fait développée, si l’on excepte cette floraison périodique, indice de toute féminité. La date de l’anniversaire de mon père approchait et ma mère s’affairait avec tendresse à tous les préparatifs de cette fête. J’avais composé un poème, — vous connaissez mon petit talent poétique —, souhaitant, soit dit entre nous, que notre pasteur acceptât de le corriger, bon prétexte pour moi de lui rendre visite ; j’avais aussi tressé une grande gerbe de fleurs et mis, dès le matin, ma robe des jours de fête, car mon père aime les jolies toilettes.

Mes parents faisaient chambre séparée, parce que mon père travaillait souvent très tard le soir et ne voulait pas alors déranger ma mère ; du moins était-ce ce qu’ils disaient ; j’ai plus tard vérifié par là leur sagesse à jouir de la vie… Tous ces petits soins qui s’imposent avant qu’on se couche ou au lever, l’absence de contrainte que requiert notre commodité, l’aspect négligé, sinon ridicule du vêtement pour la nuit, toute cette excessive familiarité devrait être évitée par des époux soucieux de rester l’un pour l’autre un spectacle neuf et attrayant. Bref, mon père ne dormait pas dans la chambre de ma mère.

Il se levait d’habitude à sept heures. Le matin de son anniversaire, ma mère s’était levée dès six heures et s’affairait dans la maison pour ranger les cadeaux et placer une couronne sur le portrait de mon père. Vers sept heures, elle me dit que, de s’être levée tôt, elle se sentait lasse et voulait s’allonger un peu en attendant qu’il arrive. Le Ciel sait-il comment me vint l’idée que ce serait gentil de ma part de lui présenter mes vœux en même temps que ma mère, puisque déjà je l’avais entendu tousser dans sa chambre ? Il était donc levé et ne tarderait point à arriver. Tandis que ma mère parlait encore avec la bonne, je me faufilai dans la chambre à coucher qui comportait une alcôve avec une porte vitrée et où se trouvaient toutes les armoires à vêtements. J’avais le projet de m’y tenir cachée jusqu’à ce que ma mère ait présenté ses vœux à mon père, après quoi je leur ferais la surprise d’apparaître. Toute fière et heureuse de ce projet, je me tenais, muette comme un poisson, derrière la porte vitrée de l’alcôve, quand ma mère entra, se déshabilla entièrement, ne gardant que sa chemise, s’installa sur un bidet déjà prêt et se lava soigneusement. Je vis ainsi pour la première fois quel admirable corps avait ma mère. Là-dessus, elle prit un grand miroir sur pied qui se trouvait au pied du lit, près de sa table de toilette, l’inclina vers son visage et se mit au lit, les yeux fixés sur la porte.

Alors seulement me vint à l’idée que j’avais sans doute commis une maladresse, et je me serais volontiers trouvée le plus loin possible de cette alcôve. Un obscur pressentiment me disait qu’allait se passer, devant mes yeux, quelque chose qu’une toute jeune fille ne devrait pas voir. Angoissée, je retins mon souffle, tremblant de tout mon corps. La porte s’ouvrit alors et mon père entra, vêtu, comme de coutume le matin, d’une élégante robe de chambre. Au moment où la porte commença à s’ouvrir, ma mère ferma les yeux, faisant semblant de dormir. Mon père s’approcha du lit, la contempla endormie avec une expression d’extrême amour, revint à la porte et poussa le verrou. Toujours plus effrayée, j’eus l’impression que le sol s’ouvrait sous moi, quand mon père enleva sans bruit son caleçon, n’ayant plus donc, sous la robe de chambre, que sa chemise, revint vers le lit et souleva délicatement la légère couverture.

Je crus alors, — j’en sais davantage aujourd’hui —, que c’était par hasard que ma mère se trouvait allongée, les cuisses écartées, une jambe étendue et l’autre repliée. Pour la première fois, je voyais un corps de femme autre que le mien, mais adulte et pleinement épanoui, et je pensai avec confusion au mien, encore si verdelet. La chemise toute retroussée ne cachait rien, et si amplement ouverte sur la poitrine que le sein gauche ruisselait de toute sa blancheur ! Combien peu de femmes ai-je ensuite connues qui eussent pu se permettre de se montrer ainsi à leur mari ou amant ! Mon père semblait dévorer des yeux ce spectacle, mais bientôt il se pencha prudemment sur la dormeuse, mouilla son doigt de salive et le porta sur cet endroit dont ses yeux ne s’étaient point encore détournés ; il le promena doucement de bas en haut et, à peine eut-il fait quelquefois ce mouvement, que ma mère soupira, leva l’autre jambe comme si elle dormait encore, et commença un étrange mouvement des hanches. Il me sembla qu’un flot de sang m’envahissait, j’eus honte de moi, je voulus détourner mon regard mais en fus incapable. Lorsque les mouvements des hanches s’accentuèrent, mon père humecta de nouveau son doigt et le fit pénétrer si avant que sa main entière se trouva recouverte par l’exquise toison bouclée. À ce moment, ma mère ouvrit les yeux, comme si elle venait seulement de se réveiller, mais en même temps croisa ses cuisses, retenant ainsi captive la main de mon père et s’exclama en un long soupir :

— Est-ce toi, mon cher époux ? Je rêvais justement de toi. Comme tu me réveilles agréablement ! Mille et encore mille vœux pour ton anniversaire !

— Le plus beau que tu saches exaucer, c’est que j’aie pu ainsi te surprendre. Comme tu es séduisante, aujourd’hui encore ! Que n’as-tu pu te voir ainsi !

— Ah ! quel assaut imprévu ! As-tu au moins mis le verrou ?

— Ne crains rien. Mais, si tu veux vraiment répondre à mon vœu, ouvre les cuisses. Tu es fraîche et parfumée comme une rose !

— Tout ce que tu veux, tu es un ange, cher mari. Mais ne préfères-tu pas attendre ce soir ?

— Tu n’aurais pas dû alors être allongée ici de si engageante façon. Sens donc, tu te persuaderas que je ne peux attendre ! À nous, aujourd’hui, toutes les joies !

Il se pencha vers son visage, et ce furent des baisers sans fin. Sa main, cependant, continuait ses gestes caressants là où elle se trouvait, et je vis la main de ma mère se glisser sous la robe de chambre de son mari où elle me parut tout aussi affairée, tandis que leurs baisers devinrent toujours plus ardents. Mon père lui embrassa le cou, les seins, but à leurs boutons de rose, descendant toujours plus bas, fixant ses lèvres au centre des attraits féminins. À peine sa bouche l’eut-elle frôlé que ma mère se tourna, allongée en travers du lit ; mon père se mit à genoux, relevant, de ses mains, les cuisses largement ouvertes, mais sans que sa bouche s’écarte un seul instant de la source de son propre plaisir. Comme il me tournait le dos, je ne pus voir ce qu’il faisait, mais je pus le deviner aux exclamations étouffées de ma mère ; elle semblait éprouver un plaisir exceptionnel, car ses yeux chavirèrent ; ses seins tremblaient, ses cuisses se mouvaient, et elle s’exclama, soupirant, à mots entrecoupés :

— Ah ! que c’est bon ! Plus haut ! Comme tu es gentil aujourd’hui ! Ah ! ah ! suce, maintenant ! Comme ça ! Ça va venir ! Ah ! que ne puis-je aussi t’embrasser ! C’est divin ! Un peu plus loin, la langue ! Plus vite maintenant ! Ah ! ça gicle ! Je… ah ! Arrête ! C’est trop excitant ! Ah-h !

Chacun de ces mots est resté pour moi inoubliable. Combien de fois me les suis-je répétés en pensée ! Combien ils m’ont fait réfléchir, me creuser la tête ! Il me semble qu’ils résonnent encore à mon oreille.

Il y eut alors un temps d’arrêt. Ma mère reposait immobile, les yeux clos ; tout son corps semblait détendu et ses cuisses dressées s’affaissèrent sur le rebord du lit. Je fus effrayée de l’expression de leurs visages. Ce n’était plus mon père, doux et sérieux, ce n’était plus ma mère, chaste et mesurée. C’étaient deux êtres ignorant désormais toute réserve, ardents et ivres de volupté, rivalisant dans la quête d’une jouissance qui m’était inconnue. Mon père se tint calme quelques instants, vint s’asseoir sur le rebord du lit, contemplant d’un regard brûlant et presque sauvage le point qui, sous les caresses, avait arraché à ma mère de si voluptueuses exclamations. J’eus, à ce spectacle, le souffle coupé et je crus étouffer sous les battements précipités de mon cœur. Mille pensées me passèrent par la tête, mais l’essentiel était encore le souci de sortir de ma cachette sans me faire remarquer, la crainte d’être découverte par mes parents. Je n’eus pas à y réfléchir longtemps, car ce qui venait de se passer n’était que le prélude. Je devais, du premier coup, en voir et apprendre assez pour n’avoir plus besoin d’autres enseignements.

Mon père, je l’ai dit, s’était assis au bord du lit, près de ma mère encore étendue, immobile, de sorte que son visage se trouva tourné vers moi. Il dut se sentir plus chaud, car soudain il se dépouilla de sa robe de chambre et de sa chemise, mais remit ensuite la robe de chambre. Et je vis soudain ce qui, d’après les récits de mes compagnes de jeu était devenu pour moi un casse-tête. Mes yeux sortirent presque de leur orbite, tant je fixai la chose, curieuse et excitée. Comme cela ressemblait peu à ce que j’avais pu voir, sur les statues et chez les petits garçons ! Je me souviens que j’en eus peur et que pourtant je sentis un agréable frisson me parcourir. Mon père ne se regardait pas le moins du monde ; il fixait du regard le corps de ma mère. De la main, il semblait vouloir dompter le membre « rebelle », car elle allait et venait doucement ; puis je le vis soudain en découvrir la pointe. Je me sentais toujours plus angoissée ; comme si c’était à moi que quelque chose dût arriver, je contractai involontairement mes cuisses l’une contre l’autre, car j’en avais assez appris, à fréquenter d’autres filles, pour savoir que les deux organes que je voyais à nu devant moi pour la première fois sont faits l’un pour l’autre. Comment, toutefois, cela devait être possible, leur taille différant, voilà ce que je ne pouvais concevoir.

Après quelques minutes de calme, mon père prit la main inerte de ma mère et la porta en cet endroit dont je ne pouvais détacher mon regard. Dès qu’elle sentit ce qu’il lui mettait en main, elle ouvrit les yeux, sourit avec une grâce infinie, se redressa et se pendit à sa bouche en baisers si passionnés que, me parut-il, tout ce qui s’était passé n’avait été qu’entrée en matière, avant ce qui se passerait encore.

Ils ne disaient mot, mais, après avoir échangé les plus brûlants baisers, la main de chacun d’eux s’affairant entre les cuisses de l’autre, elle rejeta sa chemise et lui, sa robe de chambre. Ma mère s’allongea alors sur le lit, soutenue par des coussins sous les reins, et je la vis nettement se déplacer jusqu’à ce que, dans cette position, elle pût se voir dans le miroir qu’elle avait déjà placé à sa guise avant de simuler le sommeil quand mon père arriverait. Il ne put s’en apercevoir, regardant bien moins le visage rayonnant de ma mère que l’ouverture de ses cuisses ; elle les écarta assez largement pour qu’il puisse s’y mettre à genoux. Je les observai tous deux avec une telle tension que les yeux me sortaient presque de la tête. De la façon dont ils étaient placés, je pouvais voir exactement. Ma mère prit de sa main la fière lance de son mari, la dirigea vers la fente merveilleuse, humecta de salive le gland, s’en frottant à plusieurs reprises de haut en bas, tout en exhalant comme un soupir de désir et dit alors :

— Vas-y, chéri, mais lentement, pour que nous jouissions ensemble. Le premier jet a été si excitant que le second, je crains, ne viendra pas de sitôt. Ne me laisse pas en panne !

Et moi, pauvre fille ignorante ! que pouvais-je alors comprendre à ces paroles ? Je vis seulement qu’à peine eut-elle dit : Vas-y, le membre de mon père s’enfonça lentement en elle. Bien loin d’en éprouver une douleur, ainsi que je m’y attendais, ses yeux brillèrent de plaisir. Elle noua ses jambes autour des hanches de mon père, comme si elle eût voulu le faire pénétrer plus avant en elle ; mais, ce faisant, gardait les yeux fixés sur le miroir, dans lequel elle pouvait observer exactement tous les mouvements de mon père, se délectant, pleine de convoitise, à ce spectacle. Les mille sentiments qui m’agitaient alors m’empêchèrent de songer que ces deux corps étaient alors, à vrai dire, merveilleux. Aujourd’hui, sans doute, sais-je qu’une telle beauté est fort rare. Surprise, je ne faisais que regarder, sans penser à autre chose. Alors que mon père, l’ayant entièrement pénétrée, semblait immobile, ma mère, quelques minutes passées, desserra l’étreinte de ses cuisses. Il se souleva, faisant sortir de la fente sa flèche d’un rouge ardent, avant de l’enfoncer à nouveau jusqu’à la racine. À chaque effort qu’il faisait, elle répondait d’un mouvement des hanches et je voyais nettement leur plaisir s’accroître à chaque mouvement. Hélas ! je ne pouvais voir le visage de mon père ; mais, du tremblement des parties de son corps si agréablement affairées, de ses mouvements toujours plus vifs, je pouvais conclure que la volupté le dominait. Il ne parlait pas, il était tout action. Ma mère, par contre, exhalait des mots isolés, parfois incompréhensibles, comme si le plaisir lui eût fait perdre l’esprit, mais dont je pouvais déduire ce qui leur arrivait.

— Comme ça, bien au fond, mon Unique ! Continue ! Maintenant, lentement. Ah ! comme tu es fort aujourd’hui ! Ça te plaît ? Je crois, …humide et glissante comme la première fois, ça doit te faire plaisir ! Maintenant, un peu plus vite ! Comme ça ! Ah ! que c’est bon ! Ça ne vient pas encore chez toi ? Tiens bon, tant que tu peux ! Ah-ah ! Oh, dommage ! Tu as déjà giclé et je ne suis pas encore prête. Quel flot ! J’ai senti ce jet chaud jusqu’au cœur !

Mon père n’avait pas dit un mot. Depuis que ses mouvements s’étaient accélérés, il semblait avoir perdu conscience. Il sortait et fonçait à nouveau, sans intervalle. Son corps parut ensuite en proie à des convulsions. Il tremblait, haletait, ses cuisses frémissaient, et il sembla s’enfoncer si profondément dans ma mère qu’il en resta inerte, laissa retomber la tête sur un sein onduleux, puis s’allongea, épuisé, à ses côtés.

Tandis que ma mère, prenant une serviette, s’essuyait d’abord, puis essuyait mon père, je pus observer la transformation qu’ils avaient subie. Ce qui, chez lui, avait été si gros, rouge et menaçant, était maintenant petit et ramolli et je ne vis qu’une écume blanche recouvrant le gland, avant que la serviette en enlève les traces. Chez ma mère par contre, ce qui avait d’abord été tout à fait fermé et à peine visible était maintenant largement ouvert et semblait d’un rouge ardent. Elle écarta les cuisses et laissa s’écouler une écume, blanche aussi, qui sembla remplir toute la cavité ; et moi, petite sotte, je ne comprenais pas d’où elle provenait. Sur ce, elle alla chercher de l’eau, lava d’abord mon père avec une extrême douceur, puis remplit une seringue munie d’un tube courbe, l’introduisit en elle et se nettoya à fond ; elle s’assit alors au bord du lit où mon père reposait encore, comme perdu dans un rêve. Son visage exprimait une parfaite satisfaction ; mais non celui de ma mère. Visiblement, elle éprouvait maintenant la même excitation qu’il avait ressentie lorsqu’il l’avait longuement embrassée entre les cuisses. Tandis qu’elle se séchait, elle avait, comme par hasard, orienté autrement le miroir, de sorte que mon père, dont la tête reposait maintenant là où d’abord s’était trouvée celle de ma mère, ne voyait pas, reflétée, la même image dont elle s’était repue avec tant de désir. J’étais dans une telle tension que je remarquai bien ce mouvement, en apparence involontaire, dont je ne trouvai que plus tard l’explication. Je croyais pour lors que tout était terminé et, malgré l’état d’excitation incroyable et presque douloureux de mes sens, je me demandai alors comment je pourrais sortir de la chambre sans trahir ma présence. Mais je m’étais trompée ; j’allais encore en voir davantage.

Assise devant le lit où mon père reposait, ma mère se pencha sur lui et l’embrassa très tendrement, lui demandant d’un ton flatteur :

— As-tu été satisfait ?

— Indescriptible, ô femme splendide ! Mais je regrette que tu n’aies pas joui en même temps. J’étais trop excité pour me retenir. Ça a jailli comme une fontaine !

— Ça ne fait rien ! Pour ton anniversaire, je voulais d’abord ton plaisir et j’ai d’ailleurs eu avant une satisfaction divine.

Elle se pencha alors sur lui, embrassant le même endroit de son corps qu’il avait d’abord embrassé chez elle. Je pouvais cette fois mieux voir ce qui se passait auparavant, alors qu’il me tournait le dos. Elle embrassa d’abord son gland, le caressa de gestes doux, puis le prit dans sa bouche. Tandis qu’elle s’affairait ainsi, tout à son plaisir, il porta la main droite à ses seins, puis à ses cuisses, qu’elle entrouvrit aussitôt pour que rien ne le gêne. Je vis son doigt se jouer d’abord en haut de la fente, puis descendre et entrer profondément tandis qu’elle, de sa bouche, suçait toujours plus vite, jusqu’à ce qu’à mon extrême étonnement, sous ces caresses, le petit être merveilleux se dressât, reprenant la forme que j’avais d’abord vue. C’est apparemment ce que ma mère avait voulu, car ses yeux resplendirent de plaisir ; mon père demeurant immobile et paraissant satisfait que sa main ait trouvé une occupation aussi agréable, ma mère, l’inondant de baisers, enfourcha ce corps qu’elle parut tenir entre ses cuisses. Le hasard avait voulu que je pusse contempler deux fois ce spectacle, de ce côté d’abord puisque j’avais devant moi le lit dans le sens de sa longueur, puis de derrière, dans l’image que reflétait le miroir. Ce que jusqu’alors je n’avais jamais pu voir qu’en partie, selon que les corps s’approchaient ou s’éloignaient, m’était maintenant, dans le miroir, aussi visible que si je m’étais trouvée tout à côté, et jamais je n’oublierai ce spectacle. Le plus beau qu’on puisse voir, et plus beau encore que je ne l’ai jamais vécu plus tard.

Les deux époux n’étaient-ils pas en parfaite santé, pleins de force et fort excités ? Ma mère, cette fois, s’affairait, tandis que mon père semblait bien plus calme. La tenant par les hanches, rondes et blanches comme neige, il prit entre ses lèvres les boutons des seins pour les sucer tandis qu’elle se penchait sur lui, mais remuait à peine le bas-ventre, alors qu’elle avait l’air tout feu et flamme et manifestait une exceptionnelle vivacité. De la main, elle guida la lance, qui derechef s’érigeait menaçante, jusqu’à l’orifice et se baissa de telle façon que la lance s’y enfonça toute. Si j’avais observé tout ce qui précéda avec une angoisse consternée, de tout autres sentiments m’envahirent dès lors : comme des ondes que je n’arrivais pas à m’expliquer, mais d’une douceur indescriptible. N’eussé-je pas craint qu’on entende crisser mes vêtements, j’aurais porté ma main sur cet endroit de mon corps semblable à celui où ma mère paraissait éprouver une si indomptable volupté qu’elle oublia tout ce qui l’entourait et, de femme calme et silencieuse, se mua en une jouisseuse enflammée. La beauté de ce spectacle défiait toute description : les membres vigoureux de mon père, l’éblouissante blancheur des formes rondes de ma mère, et ces parties aux mouvements étroitement associés, où semblait s’être concentrée toute la vie, tout l’être de deux créatures heureuses ! Quand elle se soulevait, je voyais les lèvres rouges de sa fente se séparer comme à regret de l’emblème de la vigueur masculine qui, tantôt étroitement enserré par elles et tantôt pénétrant jusqu’à leur tréfonds, apparaissait parfois à nu pour redisparaître aussitôt.

Ma mère cette fois se taisait, mais tous deux semblaient jouir au même rythme accru. Leurs mouvements s’accélérèrent au même moment, leurs yeux chavirèrent en même temps ; à l’instant de l’extrême volupté, mon père se cabra encore de bas en haut, comme s’il voulait pénétrer jusqu’au fond de si mystérieux attraits, tandis que ma mère écartait les cuisses autant que possible, comme si elle eût voulu, en pesant vers le bas, tout écraser en elle. Mon père dit alors : « Maintenant, je gicle ! Dieu, que c’est bon ! » Et elle, en même temps : « Ça vient ! Ça vient ! Ah, quel fleuve agréable ! » Cette extase suprême dura de longues secondes, puis tous deux s’affaissèrent sur le lit, dans les bras l’un de l’autre, ramenant sur eux la couverture pour ne pas prendre froid, de sorte que leurs corps se dérobèrent à mon regard.

J’étais comme pétrifiée ! Les deux êtres pour lesquels j’avais jusqu’alors éprouvé le plus de respect et d’affection m’avaient éclairée sur des choses au sujet desquelles les jeunes filles se font des idées étrangement erronées ; ils avaient dépouillé toutes ces apparences et ces masques qui me les avaient fait apparaître jusqu’alors comme des êtres purs, exempts de passion et inspirant le respect. Ils m’avaient montré que le monde, sous l’apparence de manières convenables, dissimule jouissance et volupté. Mais il est trop tôt encore pour philosopher, je veux d’abord raconter…

Dix minutes environ après être restés, comme inanimés, sous la couverture, ils se levèrent, se lavèrent, se vêtirent et sortirent de la chambre. Je savais que ma mère mènerait d’abord mon père dans la pièce où étaient disposés les cadeaux ; elle donnait sur le balcon menant au jardin. Aussi, quelques minutes plus tard, me glissai-je hors de la chambre et me hâtai d’arriver au jardin, d’où je leur dis bonjour. Comment ensuite j’ai récité mon compliment, je l’ignore. Mon père mit mon trouble sur le compte de l’émotion. N’étais-je pas incapable, en les regardant, de m’affranchir de l’idée que, peu d’instants auparavant, je les avais vus dans une tout autre attitude ?

Mon père m’embrassa, puis ma mère ; mais quel autre genre de baiser ce fut ! Si froid, si conventionnel ! Ma mère aussi embrassa mon père. Mais comme je l’avais vue l’embrasser tout autrement ! J’étais si troublée et empruntée que finalement mes parents s’en aperçurent. J’invoquai des maux de tête, n’aspirant qu’à regagner ma chambre pour y être seule ; je n’avais qu’une idée en tête : réfléchir plus à fond sur ce que je venais de voir sans m’y attendre et, si possible, me livrer à quelques expériences personnelles. J’avais la tête en feu et je sentais mon sang battre dans mes veines.

Ma mère crut que j’avais trop serré mon corset. Bonne occasion pour pouvoir me déshabiller dans ma chambre, ce que je fis, avec une telle hâte que je déchirai presque mes vêtements. Mais, que mon corps, loin de sa maturité, était laid en comparaison avec la parfaite beauté de ma mère ! À peine s’arrondissait chez moi ce qui, chez elle, était en plein épanouissement. Ce qui était chez elle épais buisson n’était chez moi que mousse légère.

J’essayai aussitôt sur moi, de la main, ce que j’avais vu mon père faire ; je frottai en tous sens, de haut en bas, j’entrouvris autant que possible les lèvres de l’orifice, mais il me fut impossible de faire pénétrer plus avant le doigt sans provoquer de douleurs. Sans doute éprouvai-je une sensation agréable à pouvoir toucher, tout en haut de l’orifice, cette petite protubérance entre les lèvres, après l’avoir délicatement humectée de salive chaude ; mais qu’on puisse par là sortir de ses gonds et perdre ses esprits, comme je l’avais constaté chez ma mère, cela m’était incompréhensible. J’en conclus qu’il fallait, pour cette jouissance, un homme et, en pensée, je comparai le pasteur à mon père. Celui-là était-il aussi capable de se dissimuler derrière une apparence austère, comme, visiblement, mon père se dissimulait à nous ? Devient-il, lui aussi, ardent, quêtant le plaisir et irréfléchi à ce point, quand il se trouve seul avec une femme ? Se comporterait-il ainsi au cas où j’agirais comme avait agi ma mère ? L’image que j’oubliais le moins, c’était ma mère embrassant ce membre merveilleux, le suçant, prenant en bouche le gland et le caressant jusqu’à ce qu’il ait encore une fois pénétré en elle.

En une heure, j’avais vieilli de dix ans. Mes efforts ne servant à rien, et contrainte par lassitude d’y renoncer, je me sentis indécise sur ce que je devais maintenant faire. À cette époque, j’étais déjà, en tout, exceptionnellement méthodique, je tenais un journal, j’inscrivais mes petites recettes et dépenses, et prenais note d’un tas de choses. Aussi songeai-je d’abord à écrire tous les mots que j’avais entendus, mais, par prudence, sur des bouts de papier, pour que personne ne s’y reconnaisse. Je me remémorai ensuite tout ce que j’avais entendu et vu, et m’édifiai une sorte de monde imaginaire.

Primo : ma mère avait fait semblant de dormir et pris une pose telle que mon père devait faire ce qu’elle souhaitait. Apparemment, elle avait agi ainsi afin que mon père ne remarque pas ce qu’elle souhaitait. Elle était donc demanderesse, mais voulait paraître celle qui s’offre. En outre, elle avait placé le miroir de façon à éprouver double plaisir par ce qu’elle y verrait. Le spectacle dans le miroir ne m’avait-il pas, à moi aussi, fait plus de plaisir que la réalité, parce que j’y voyais plus nettement des choses que, sinon, je n’eusse pu voir ? Mais cela aussi, elle l’avait caché à mon père. Elle n’avait donc pas voulu lui avouer qu’elle jouissait plus que lui. Enfin, elle lui avait demandé s’il ne souhaitait pas attendre jusqu’au soir, alors qu’elle avait tout préparé de façon à avoir, dès le matin, les jouissances souhaitées.

Ensuite, tous deux s’étaient plusieurs fois écrié : « Ça vient ! » Il avait été question d’un « jet » et, au moment culminant du plaisir, tous deux avaient dit : « Je gicle ! » Qu’était-ce ? En vain, je me creusais la cervelle ; que pouvait bien signifier cela ? Je suis encore incapable d’écrire les explications insensées que j’inventai alors. En dépit de leur astuce naturelle, il est surprenant de voir combien les jeunes filles demeurent longtemps dans les ténèbres, en quête de choses auxquelles, rarement, elles trouvent l’explication la plus simple et naturelle. Le fait d’embrasser, de sucer, en tout cas, n’était pas l’essentiel, n’avait été qu’une entrée en matière encore que ma mère ait apparemment éprouvé par deux fois le plus vif plaisir : quand mon père avait sucé sa fente, jouant de sa langue, puisqu’elle avait dit alors : « Plus loin », et ensuite que ç’avait été « une jouissance divine », — et quand ensuite elle avait fait de même pour lui. Bref, j’eus tant à réfléchir que, de tout le jour, je ne trouvai nul repos. Je ne voulais questionner personne ; si mes parents cachaient tout cela avec tant de prudence, il fallait qu’il y eût là quelque chose d’indécent ! Nous eûmes pendant la journée pas mal de visites ; le soir, mon oncle vint en ville avec sa famille ; il amena avec lui sa femme, ma cousine, — une fillette de dix ans —, mon cousin, âgé de seize ans et une gouvernante française de Suisse. Mon oncle ayant encore affaire en ville le lendemain, ils passèrent la nuit chez nous ; il fallut que ma cousine et sa gouvernante dorment dans ma chambre. On dressa un lit près du mien ; la gouvernante y coucherait, ma cousine devant partager mon lit. J’aurais préféré dormir dans le lit de la gouvernante ; c’était une jeune fille fort alerte, âgée de vingt-huit ans, ayant réponse à tout, et de qui j’eusse sans doute pu apprendre des choses ; à vrai dire, je ne savais comment m’y prendre, car c’était en somme une institutrice, et fort sévère avec ma petite cousine. Mais je me disais que l’intimité du lit me serait une bonne occasion et je dressai mille plans.

À l’heure du coucher, je trouvai déjà Marguerite dans notre chambre ; elle avait dressé un paravent entre les deux lits, de façon à nous séparer tout à fait pendant la nuit. Consciencieusement, elle nous mit au lit, nous fit dire notre prière, emporta la lampe de son côté, nous souhaita bonne nuit, et nous conseilla de vite nous endormir. Ce qui n’eût été nullement nécessaire pour ma cousine qui, aussitôt sous sa couverture, s’endormit ; mais, pour moi, pas question de dormir ! Toutes sortes de pensées roulaient dans ma cervelle… J’entendis Marguerite s’affairer encore un moment, se déshabiller et mettre sa chemise de nuit. Une mince raie de lumière à travers le paravent m’y fit remarquer un trou, à peine de la grandeur d’une tête d’épingle ; vite, je me saisis d’une épingle à cheveux pour agrandir le trou sans qu’on s’en aperçoive, de sorte qu’il me suffisait d’avancer un peu la tête hors du lit pour observer commodément Marguerite. Elle venait d’enlever sa chemise pour mettre sa chemise de nuit. Le corps que j’aperçus n’était à vrai dire pas aussi beau que celui de ma mère, mais les formes étaient rondes et pleines, la poitrine petite, mais bien modelée, les cuisses faites au tour. À peine eus-je le temps de regarder, déjà elle passait sa chemise, puis se coiffa d’un bonnet, prit dans son sac de voyage un livre qu’elle se mit à lire, assise à une table, face au lit.

Après avoir lu quelques minutes, elle se leva, prit la lampe et vint s’assurer que nous dormions. Naturellement, je fermai les yeux de mon mieux et ne les rouvris qu’en l’entendant, revenue de son côté, s’asseoir sur la chaise. Aussitôt, j’eus de nouveau l’œil collé au trou du paravent. Marguerite lisait avec une extrême attention et le texte du livre devait être quelque chose de très particulier, car ses joues rougirent, ses yeux prirent de l’éclat, sa poitrine se gonflait à un rythme désordonné ; soudain, elle glissa sa main droite sous sa chemise, posa un pied sur le montant du lit et me parut lire avec plus d’attention et de plaisir. Certes, je ne pouvais voir exactement ce que faisait sa main, qui m’était cachée, mais je fis un rapprochement avec ce que j’avais vu le matin. Tantôt, elle semblait jouer du bout des doigts dans les poils, puis elle serrait les cuisses tout en remuant le bas-ventre. Mon attention absorbée par ce spectacle, un détail m’avait échappé : près d’elle, sur la table, sous une lampe à alcool, se trouvait un récipient en fer-blanc dont le contenu commença bientôt à fumer. Sans doute avait-elle allumé la lampe avant de se déshabiller, car je ne l’avais pas remarqué. Soudain, elle rejeta le livre, trempa un doigt dans le liquide bouillant et, lorsqu’elle le retira, je vis que c’était du lait qu’elle avait réchauffé ; elle avait apparemment voulu vérifier s’il était assez chaud. Car elle sortit alors de son sac de voyage un paquet enveloppé de linge, l’ouvrit et eut en main un instrument étrange, dont je ne m’expliquais pas l’usage. Il était noir et avait exactement la forme de ce que j’avais vu le matin chez mon père. Pauvre de moi, ignorante encore de l’existence des godmichets ! Elle le plongea dans le lait chaud, l’y laissa un certain temps, puis l’approcha de sa joue pour vérifier s’il était à la bonne température. Dès qu’elle s’en fut assurée, elle en replongea la pointe dans le lait, pressa sur les deux boules à l’autre extrémité, puis les relâcha pour remplir l’intérieur de lait chaud. Après quoi, elle se rassit, les pieds levés sur le bord du lit, juste en face de moi, ce qui me permit de voir entre ses cuisses largement écartées, puisqu’elle venait de relever sa chemise, qu’elle avait fixée sous la ceinture de sa camisole. Je faisais tant d’efforts pour bien voir que les yeux me sortaient presque de la tête. Marguerite reprit son livre de la main gauche, — lorsqu’elle le souleva, j’avais pu y apercevoir des dessins en couleur, mais sans distinguer ce qu’ils représentaient, — prit de la main droite cet instrument et en fit pénétrer la pointe en cette même partie du corps que, chez moi, je tenais à pleines mains. Elle commença par le déplacer, de haut en bas, frottant légèrement un certain endroit, ce qui donnait à ses yeux un éclat particulier, tandis qu’elle semblait dévorer des yeux le livre ; elle fit ensuite pénétrer la pointe dans l’ouverture proprement dite, où elle enfonça lentement la tige tout entière, cependant qu’elle écartait davantage les cuisses, avançant le bas-ventre à la rencontre de l’objet, et exhala un léger soupir. Elle enfonça la tige le plus loin possible, si bien que les boules se confondaient presque avec les poils. Avec la même lenteur, elle ressortit la tige, et le jeu se renouvela, de plus en plus rapide jusqu’au moment où elle laissa tomber le livre, ferma les yeux, mouilla sa main gauche dans sa bouche et, tandis que l’instrument pénétrait toujours plus vite, se chatouilla et se frotta en haut de la fente. Son corps semblait en transes. Elle se pinça les lèvres vigoureusement, comme si elle craignait de se trahir par un soupir ; enfin, le moment suprême sembla venu ; des deux mains, elle pressa les boules, de façon que le lait jaillisse avec force au plus profond d’elle, referma les cuisses sur l’instrument qui avait pénétré plus avant encore et resta immobile sur sa chaise, respirant profondément en silence.

Je ne bougeais toujours pas. Enfin, elle rouvrit les cuisses, sortit l’instrument qui semblait tout couvert d’écume et épongea avec un linge le lait qui s’échappait à flot. Après quoi elle sécha le tout, enferma soigneusement le livre et l’instrument, vint encore avec la lampe jusqu’à notre lit pour s’assurer que nous dormions, et s’allongea pour dormir avec le visage paisible et heureux d’une personne pleinement satisfaite. Tandis qu’elle allait au lit, je me retournai aussi pour dormir, satisfaite d’avoir trouvé l’occasion d’obtenir, je pouvais l’espérer, réponse aux rébus qui tourbillonnaient dans ma petite cervelle.

J’étais hors de moi, mais fermement résolue à obtenir que Marguerite se confesse à moi, éclaire ma lanterne, me vienne en aide. Mille projets s’entrecroisaient dans ma tête. Comment je les menai à bien, c’est ce que vous dira ma seconde lettre. N’ai-je pas été sincère ?


CHAPITRE II

LEÇONS D’AMOUR

Marguerite était donc mon seul espoir. Volontiers, je me serais hâtée d’aller la rejoindre, me serais glissée dans son lit, l’aurais menacée ou suppliée jusqu’à ce qu’elle m’eût éclairée complètement sur toutes les choses étranges, interdites et excitantes que j’avais vues ce même jour, jusqu’à ce qu’elle m’eût appris à imiter ce qui avait éveillé en moi une indescriptible concupiscence. Mais si jeune que j’aie encore été alors, j’avais déjà ce bon sens et cette prudence calculée qui, plus tard, m’ont préservée de tant de désagréments. Ne risquais-je pas d’être, par quelque hasard, épiée comme je l’avais épiée et comme j’avais observé mes parents ? Je sentais qu’il s’agissait de choses défendues et voulais agir en toute sécurité. Je bouillais, le petit endroit rebelle me taquinait, me démangeait ; néanmoins, je me tins parfaitement calme, serrai les cuisses et m’endormis tard, après avoir conçu tout un plan : accompagner mon oncle à la campagne où je trouverais bien l’occasion d’être seule avec Marguerite, sans qu’on m’y épie.

Je n’eus guère de peine à faire accepter ce plan par mon oncle et mes parents ; je fus autorisée à passer huit jours à la campagne. La propriété de mon oncle n’était qu’à quelques lieues de la ville et l’on y partit après le repas de midi. Durant toute la journée, je me montrai fort aimable et prévenante ; Marguerite aussi parut trouver plaisir à ma personne. Ma petite cousine m’était parfaitement indifférente ; quant à mon cousin, il me faisait éprouver un inexplicable sentiment de réserve. Parce que je ne connaissais aucun autre jeune homme que j’eusse pu approcher sans éveiller de soupçons, j’avais d’abord pensé à lui pour me faire expliquer tous les mystères qui me tourmentaient depuis la scène dans l’alcôve. J’avais été aussi aimable et engageante que possible envers lui, mais il m’avait toujours évitée avec une apparente timidité. Maigre et pâle, il avait dans le regard une expression étrangement instable et sombre et, quand je le touchais pour le taquiner, cela semblait lui être nettement désagréable. Je devais bientôt découvrir la raison de cette attitude, d’autant plus surprenante que j’avais toujours vu les garçons de son âge rechercher avec insistance la compagnie des jeunes filles.

Il était environ huit heures lorsque nous arrivâmes à la propriété ; c’était en plein été, il faisait fort chaud. Chacun, fatigué par le trajet, se hâta de se vêtir à son aise. On prit le thé et, sans paraître y tenir, je fis en sorte de coucher dans la chambre de la gouvernante, alléguant que j’aurais peur de dormir seule dans une chambre inconnue. On trouva cela fort naturel ; ayant ainsi imposé ma volonté, je pouvais, quant au reste, compter sur mon astuce. Il était dit, pourtant, que je n’irais pas me coucher sans avoir fait encore une expérience à laquelle je pense sans nul agrément en l’écrivant ; à ce moment-là, pourtant, elle suscita en moi une impression d’un tout autre genre.

Après le thé, j’éprouvai le besoin de satisfaire un besoin naturel et la gouvernante m’indiqua l’endroit. Il y avait deux portes, mais les deux lieux n’étaient séparés que par une cloison de bois, si desséchée par la chaleur que quelques planches étaient disjointes. Je me préparais à ressortir lorsque j’entendis venir quelqu’un qui ouvrit la porte voisine, puis la ferma aussitôt au verrou. Je me tins muette comme une carpe, voulant ne pas me faire remarquer et laisser repartir mon voisin inconnu avant de m’éloigner. Par curiosité habituelle, mais sans nulle arrière-pensée, je guettai à travers une fente ; je vis mon cousin, le vêtement entrouvert, tout autrement occupé que je ne m’y attendais. Il était assis, les jambes allongées, les mains à l’endroit où les avait mon père tandis qu’il regardait ma mère après leurs premiers baisers. Il s’efforçait avec beaucoup de zèle de tirer, de sa léthargie, quelque chose qui, de soi, n’y semblait nullement disposé, mais que je vis finalement prendre, sous ses doigts, une forme nouvelle. Son corps était aussi peu digne d’une comparaison avec celui de mon père que le mien, encore à demi développé, l’était d’un rapprochement avec celui de ma mère. À plusieurs reprises, il humecta de salive la chose qui grandissait et s’enflait ; ce faisant, ses yeux prenaient peu à peu un curieux éclat ; je le vis se contracter, ses lèvres se crisper et, finalement, un jet d’écume blanche jaillit de cet endroit énigmatique ; ce jet tomba d’abord loin sur le sol, continuant ensuite à ruisseler d’une fente étroite, puis à couler le long de la tige qui avait cessé ses mouvements et s’était affaissée, comme épuisée.

Ce singulier spectacle m’expliqua, sans doute, bien des choses, me faisant notamment comprendre maintenant pourquoi mes parents avaient alors parlé d’un « jet », et ce que Marguerite, hier soir, avait artificiellement remplacé par du lait ; pourtant, ce que j’avais ainsi dû voir me répugna d’une façon indescriptible, moins l’événement en soi, auquel avaient pris part ma curiosité et ma sensualité ainsi stimulée, que le spectacle de ce si jeune homme, prostré et totalement épuisé ; il me fallut le voir essuyer les traces de ce péché caché et regarder maintenant d’un œil fixe et vitreux. Mon père et ma mère s’étaient trouvés embellis, s’exclamant : « Ça vient ! Je gicle ! » ; mon cousin, par contre, était laid à voir, blême et effondré. Je comprenais que Marguerite procédât ainsi ; une jeune fille, partout, est astreinte à dissimuler ses sentiments et ses jouissances. Et puis, n’avait-elle pas procédé avec un véritable enthousiasme, avec une extrême ardeur et en s’y donnant tout entière ? Mon cousin, au contraire, avait agi comme une machine, sans nulle poésie, d’une façon terne et animale. Qu’est-ce qui pouvait donc pousser un jeune homme vigoureux à une si misérable jouissance, alors qu’il l’eût bien plus sûrement trouvée auprès des femmes ou des jeunes filles ?

Je me sentais littéralement offensée par lui. S’il s’était approché de moi et s’y était d’abord pris avec un peu d’astuce, j’aurais peut-être fait pour lui ce que ma mère avait fait pour mon père et dont celui-ci avait paru comblé de bonheur. J’en savais déjà suffisamment pour en déduire le reste ; je n’avais plus besoin que d’une confirmation par Marguerite pour être complètement informée. Cette confirmation, je la voulais et il me la fallait ; je voulais savoir pourquoi on cache si soigneusement ces choses ; je voulais apprendre ce qu’il y a là de dangereux ou de permis et expérimenter, sur moi-même, en quoi consiste cette extase dont j’avais vu tant d’explosions.

La nuit vint, amenant un lourd orage. Nous allâmes nous coucher vers dix heures, à la lueur des premiers éclairs. On avait couché ma petite cousine dans la chambre de ses parents ; j’étais seule avec Marguerite. J’observai avec la plus grande attention ce qu’elle faisait. Après avoir tiré le verrou de la porte, elle se mit d’abord à son aise, puis sortit toutes ses affaires de son sac, encore bien fermé, et les plaça dans la commode et l’armoire. J’entrevis aussi le paquet enveloppé d’une serviette ; elle le rangea soigneusement sous une pile de linge ; elle y cacha aussi le livre qu’elle avait lu alors. Je résolus aussitôt d’y trouver accès pendant mon séjour à la campagne et de tout examiner aussi attentivement que possible. Mais il faudrait également que Marguerite se confessât à moi, sans que j’aie besoin de la menacer de révéler ses joies secrètes. Ma ruse naturelle se délectait à l’idée que je prendrais Marguerite aux filets de sa surprise et de mes prières persuasives, si bien que, comme par hasard, tout irait de soi. Je ne sais pourquoi, les choses se présentaient mieux ainsi et ma curiosité s’en promettait un plus vif plaisir.

Entre-temps, l’orage avait éclaté, le tonnerre grondait sans arrêt. Je fis mine d’être angoissée ; à peine Marguerite fut-elle couchée que, le tonnerre s’intensifiant, je sautai de mon lit et, à grand renfort de cris apeurés, me réfugiai dans le sien. Je la priai de m’accepter auprès d’elle, à l’exemple de ma mère en cas d’orage. Elle abonda en paroles rassurantes, me prit près d’elle ; je l’enserrai de mes bras, me collant à elle comme si j’eusse voulu, à chaque éclair, me cacher en elle-même. Elle eut recours à tout pour me calmer, m’embrassa, me caressa, me serra contre elle, mais avec une sorte d’indifférence, et non certes comme je le souhaitais ; de sorte que je ne savais plus bien comment m’y prendre pour lui demander davantage.

La chaleur de son corps me valait un plaisir indescriptible ; j’appuyai sans cesse mon visage au creux de ses seins et sentais chaque fois un frisson tout particulier parcourir mes membres. Je n’osais pourtant pas porter la main là où je le voulais en réalité et, si résolue à tout que j’eusse été d’avance, le courage me manquait au moment où j’étais si près du but. Soudain, il me vint à l’esprit de me plaindre d’une douleur entre les jambes. Avec de véritables gémissements, je prétendis ignorer ce que ce pouvait être, jusqu’à ce que Marguerite y mît la main ; je la guidai de place en place, certifiant que la douleur s’apaisait dès que je sentais la chaleur de cette main et disparaissait si elle frottait un peu çà et là. Je l’affirmais avec une telle candeur qu’elle n’avait certainement rien deviné encore de mon dessein. Ses attouchements ne tendaient encore qu’à m’être serviables, sans révéler qu’elle y mît aucun sentiment. Pourtant, quand, de gratitude, je l’embrassai, me pressant plus fort contre elle et serrant sa main entre mes cuisses, je pus remarquer que de tout autres sentiments s’éveillaient en elle.

Tandis que sa main tout entière pesait sur la légère forêt à l’endroit décisif, je sentis ses doigts entrouvrir délicatement mes lèvres juvéniles et chercher un accès qui, hélas ! n’était pas encore ménagé. Elle y mit tant de prudence qu’elle m’apparut avoir aussi peur d’insister que je l’avais craint moi-même. Cette quête, ce tâtonnement réciproque me valait un plaisir plus que vif, exceptionnel. Je sentais s’éveiller en elle ces mêmes appétits qui m’avaient menée vers elle, mais je me gardais bien de lui laisser constater que sa main me valait de tout autres sensations que l’atténuation d’une prétendue douleur. Et c’était réellement bien autre chose que de sentir là une main étrangère ! Une merveilleuse chaleur envahit tout mon corps ; à peine eut-elle frôlé du doigt cette légère éminence, je fus traversée d’un frisson si agréable qu’aussitôt j’affirmai que c’était bien là que devait se localiser le mal ; peut-être, ajoutai-je, était-ce douloureux parce que j’avais pris froid. Sans doute fut-elle satisfaite de trouver ce prétexte à remédier ainsi au mal. D’une main extrêmement douce, elle frotta de haut en bas, en tous sens, cherchant toujours à pénétrer plus avant. En vérité, cela me faisait mal et quand, à mes tressaillements, elle s’en apercevait, elle revenait au point où c’était si agréable. Sans nul doute, cela l’excitait ; à sa tendresse croissante, à la façon dont elle me serrait contre elle, remontant le plus possible sa chemise pour rapprocher toujours plus nos corps nus, je constatai que j’avais atteint mon but. Si peu ingénieux qu’ait été le prétexte trouvé par moi, elle à son tour se plaignit soudain de souffrances au même endroit. Avait-elle peut-être aussi pris froid ?… Je lui offris — quoi de plus naturel ? — d’apaiser par un peu de chaleur l’endroit douloureux, ce qui m’avait si bien réussi… Rapide comme l’éclair, elle écarta les jambes, me laissant la voie libre. Enchantée que ma ruse ait réussi selon mon désir, je portai la main à ce qui était l’objet de ma curiosité, avec timidité et maladresse d’abord pour ne pas me trahir ; dès le premier contact, quelle différence avec moi-même ! À dessein, j’y tins d’abord la main immobile, me convainquant que la chose était bien plus développée, plus ample et plus mûre que chez moi.

Marguerite supportait mal cette passivité ; elle se souleva et se tourna pour venir au-devant de mes gestes, ses cuisses se mirent à trembler, comme pour absorber ma main ; la douleur, me dit-elle, se localisait plus bas, plus en dedans. Complaisante, mais sans qu’une hâte excessive me trahît, je tentai d’atténuer la douleur, enfonçant mon index le plus loin possible, en quête de l’endroit douloureux. C’était pour moi une satisfaction indicible que d’explorer de mon mieux l’admirable structure de cette cavité, mais j’avais encore les gestes lourds, comme si j’avais ignoré qu’elle devait faire quelques mouvements pour cueillir le fruit de sa dissimulation. Ce qu’elle fit d’ailleurs, ma main jouant le rôle qu’avait joué mon père quand ma mère s’était placée par-dessus lui. Ma main s’immobilisa ; Marguerite, soupirant, frissonnant et m’embrassant, dressait son corps en secousses passionnées, de bas en haut, venant à la rencontre de mon doigt englouti en elle jusqu’à la racine. L’intérieur, d’abord humide et gluant, s’échauffa, se dessécha et soudain, tandis que j’entendais des soupirs inarticulés, je sentis ma main noyée dans un liquide brûlant qui me sembla analogue à celui que j’avais observé chez mon père. Aussitôt, les mouvements de Marguerite se calmèrent et, respirant avec peine, elle s’allongea à mes côtés.

Ma manœuvre avait réussi ! Hasard et ruse m’avaient aidée à créer une intimité que je devais maintenant mener à bonne fin. Quand elle reprit ses sens, Marguerite était visiblement embarrassée ; elle ne savait comment m’expliquer sa conduite, me cacher sa jouissance ; ma passivité devait la faire conclure à mon entière ignorance. Sans nul doute, elle réfléchissait à ce qu’elle devait dire et faire pour que l’aventure ne nuisît pas à sa situation chez mon oncle et pour me faire illusion sur le véritable caractère de la douleur qu’elle avait éprouvée. De mon côté, je me demandais ce qui valait mieux : jouer la parfaite ignorance ou invoquer ma curiosité comme excuse ? Dans le premier cas, elle pouvait dire des choses inexactes, inventer quelque histoire que je devrais croire, sous peine de me trahir en avouant plus de plaisir que de curiosité. Je résolus donc d’être sincère, et de lui cacher seulement que mes calculs, et non le hasard, avaient mené à la situation dans laquelle nous nous trouvions. Entièrement revenue à elle, Marguerite semblait regretter de s’être à ce point abandonnée à son tempérament et redouter que je fusse capable de la trahir. Pour la rassurer, je lui racontai peu à peu ce que j’avais vu depuis la veille et la priai de me dire ce qu’il en était exactement, puisque ses soupirs, ses mouvements et l’étrange humidité qui avait inondé ma main me prouvaient qu’elle connaissait parfaitement tout cela.

Je lui cachai seulement que je l’avais épiée, elle aussi, et savais parfaitement ce qu’elle faisait en cachette, parce que je voulais m’assurer de son entière sincérité envers moi. Mes questions curieuses parurent l’alléger beaucoup. Elle se retrouva dans son rôle normal d’aînée envers une cadette inexpérimentée ; quand je lui eus tout avoué, insistant sur le comportement passionné de ma mère, elle n’eut plus aucune gêne devant moi et reconnut qu’outre sa religion elle ne connaissait rien de plus important et de beau sur terre que cette jouissance sexuelle dont la nature dote et entoure tous les êtres. J’en appris alors tout, et si, dans mes descriptions et réflexions ultérieures, vous trouvez un peu de philosophie et de connaissance des hommes, j’en dois les bases à ce que m’enseigna ma chère Marguerite, riche d’expériences précisément en ce domaine.

J’appris exactement comment la nature a formé les deux sexes et comment s’effectue leur union, quels sucs précieux mènent à la fois au but que poursuit la nature, — la reproduction de l’espèce humaine —, et à celui qu’escompte la majorité des humains, — le suprême plaisir terrestre — ; pourquoi les institutions humaines entourent tout cela d’un secret soigneusement préservé ; comment les deux sexes, en dépit du péril qu’inclut leur union illimitée, peuvent se procurer au moins une satisfaction approximative de leur instinct naturel ; quelles suites en résultent quand une jeune fille s’abandonne sans nulle réserve à cet instinct. J’appris que le jeu auquel ma main encore inexperte l’avait aidée, comme celui que j’avais découvert chez mon cousin, ne leur avait procuré qu’un assouvissement partiel, mais qu’elle-même, bien qu’ayant appris à connaître dans les bras d’un beau jeune homme la plénitude des joies de l’amour, se contentait parfaitement de la jouissance limitée qu’elle se procurait elle-même, pour avoir appris, par la naissance d’un enfant, les tristes conséquences d’un abandon total à l’homme chez une femme célibataire. Elle me mit en garde avec insistance sur ce point. Qu’on puisse, grâce à de la prudence et en sachant se dominer, accéder à bien des joies, c’est ce que me démontra le récit de ce qu’elle avait vécu et appris ; m’intéressant et m’instruisant, elle me munit, pour ma conduite jusqu’à ma trentième année, d’assez bons conseils pour que je fasse encore, dans ma prochaine lettre, large place à ses récits. Mais, sur bien des choses, elle ne m’en dit pas davantage que je n’eusse déduit par moi-même, encore qu’elle m’ait révélé de surprenantes nouveautés.

Tout cela, certes, était bien beau, mais ce n’était point encore la chose elle-même ! Et je brûlais d’envie de connaître, d’éprouver moi-même ces sensations par où j’avais vu déjà quatre personnes si différentes enivrées jusqu’à en perdre conscience. Tandis que Marguerite parlait, ma main n’avait pas lâché un seul instant cet endroit si vite prêt chez elle à la volupté. Jouant dans sa toison touffue, pendant ses descriptions si vivantes, faisant doucement pression sur ses grandes lèvres, je lui donnais clairement à entendre que son enseignement, pour être parachevé, manquait encore de mise en pratique. Tandis qu’elle me détaillait ses sensations lorsqu’elle s’était pour la première fois donnée à ce jeune homme, qui par de fréquents rapports l’avait rendue mère, et qu’elle voulait me faire mieux comprendre quel sentiment céleste on éprouve quand ce membre merveilleux pénètre peu à peu de toute sa vigueur ardente, qu’on se fond presque l’un en l’autre, et qu’enfin ce baume apaisant jaillit à la fois du plus profond des deux amants, je la sentais parfaitement s’échauffer, je sentais son sexe tressaillir et se gonfler, ses cuisses se contracter involontairement sous ma main. C’est le moment, pensai-je, de rendre plus vivace ce souvenir en le faisant revivre, et à l’instant où elle ajouta : « Pour comprendre ce sentiment, il faut l’avoir éprouvé soi-même », j’enfonçai le doigt au plus profond dans la fente ouverte, béante d’attente ; un profond soupir interrompit ses paroles.

À plusieurs reprises, et avec toute mon ardeur, je frottai les larges lèvres qui semblaient absorber ma main, puis m’interrompis soudain et lui dis : « Si vous souhaitez que je continue, vous devez aussi me donner un avant-goût de ce qui m’attend d’après vos belles descriptions ! » En un éclair, son doigt se porta à ma mince ouverture, déjà tout en émoi, et je pus m’apercevoir, à l’ardeur de ses baisers obstruant littéralement ma bouche, que mon exigence lui faisait un extrême plaisir. Écartant mon doigt, elle entra le sien en elle pour l’humecter, puis tenta de l’entrer en moi ; mais elle n’y réussit pas, quoique j’eusse autant que possible écarté les jambes en me portant à sa rencontre.

Toute triste, elle me dit : « Cela ne va pas, ma chère petite ! Ton ventre est encore clos ! Mais je ne veux pas te laisser à jeun. Viens, place-toi au-dessus de moi, que ma bouche atteigne ta charmante conque d’amour ; je ferai en sorte que ma langue remplace ce que ta virginité t’interdit encore ! » C’était ce que mon père avait fait pour ma mère. Je ne me fis donc pas longtemps prier et m’installai à cheval sur elle, de telle façon que sa tête se trouva exactement entre mes cuisses. À peine eût-elle pu m’atteindre que je sentis sa langue à l’endroit où son doigt m’avait fait mal en pénétrant. Quelle autre sensation que tout ce que j’avais auparavant tenté ! Dès les premiers attouchements de sa langue moite, tendue comme un dard, et, ainsi, durcie, une impression si voluptueuse m’envahit que je ne savais plus ce qui m’arrivait.

Il faisait si chaud que nous avions depuis longtemps rejeté les couvertures ; nos deux corps se pressaient l’un sur l’autre. Penchée sur elle, me soutenant de la main gauche, ma droite reprit le jeu interrompu au plus profond de ce qu’elle avait appelé sa conque. Et ce premier pressentiment imparfait de la volupté qui m’attendait lors de ma maturité m’emplit de sensations indicibles. Elle promenait sa langue de haut en bas, me chatouillait vers le haut, me suçait plus bas, léchait mes lèvres et aspirait chaque repli ; elle baisait avec feu le tout, humectant de salive l’intérieur, et ramena sa langue à l’entrée où sa chatouille fut d’une vigueur, mais aussi d’une douceur indescriptibles. Je sentais quelque chose de merveilleux et d’inconnu s’accomplir en moi, me prouvant qu’en dépit de ma jeunesse j’étais déjà faite pour les suprêmes extases. Et je souhaitai lui rendre ce qu’elle m’apportait, compensant ce que, messagère de joie, elle me procurait. Avec une véritable rage, j’enfonçai un, puis deux doigts et finalement toute la main, encore petite, dans sa grotte humide, qui me rendait chaque effort et semblait l’absorber. Nous fûmes bientôt hors de nous, nos sens crispés en un même geste et, — comme j’ai rarement, plus tard, éprouvé le même plaisir ! — à l’instant même où je sentis mon antre déborder d’un liquide chaud, un jet de son suc jaillit sur ma main avec une telle force que je perdis conscience, m’effondrai sur son corps frissonnant et ne sus plus ce qui m’arrivait.

Lorsque je revins à moi, j’étais étendue, prudemment recouverte, près de Marguerite qui me caressait avec une tendresse touchante. En proie à mon aimable ardeur, j’eus soudain conscience d’avoir fait quelque chose d’interdit. Les membres envahis d’une extrême lassitude, sentant une humidité adoucissante s’écouler le long de mes cuisses, je ressentais pourtant une assez vive brûlure aux endroits que Marguerite venait de caresser si gentiment. J’eus le sentiment d’avoir commis un crime et, sans le vouloir, éclatai en pleurs amers. Marguerite savait sans doute qu’en pareil cas il n’y avait rien à faire avec une gamine aussi inexpérimentée ; elle ne dit mot, appuya mon visage sur sa poitrine et me laissa pleurer et m’endormir.

Cette nuit fut décisive pour toute ma vie ; mon être en fut transformé au point qu’à mon retour mes parents s’en aperçurent et, surpris, m’interrogèrent à ce propos. Mes rapports avec Marguerite avaient pris un tour singulier. De jour, nous étions comme étrangères l’une à l’autre, pouvant à peine nous regarder ; de nuit, c’était l’intimité la plus débridée, les entretiens les plus lascifs, les caresses les plus voluptueuses. Je lui promis hautement de ne jamais m’abandonner au point qu’un homme déverse en moi sa sève dangereuse, mais, tout autant, l’assurai-je que je voulais éprouver toutes les jouissances exemptes de danger. Quelques jours avaient suffi à faire de moi ce que je suis encore, ce que vous avez souvent admiré en moi.

J’avais observé que chacun, autour de moi, jouait un rôle, même les gens les meilleurs ou les plus respectables ; Marguerite elle-même, qui m’avait fait entière confiance, ne m’avait ni mentionné, ni montré cet instrument qui, pourtant, devait lui accorder plus de plaisir que la main ou la langue puisqu’il pouvait procurer l’essentiel, ce jet que je désirais de toute mon âme. Ne voulant pas mettre Marguerite dans l’embarras, mais excitée à l’idée de devoir à mon astuce plus qu’au bon vouloir d’autrui, j’en vins, entraînée par mon indomptable curiosité, à concevoir le projet de m’emparer de la clef de l’armoire avant qu’il me faille rentrer en ville. Pendant cinq jours, toutes mes ruses furent vaines ; enfin je pus me saisir de la clef et je mis à profit l’heure où Marguerite devait donner, en bas, une leçon à ma cousine en présence de sa mère, pour satisfaire ma curiosité. Le singulier instrument en main, je l’examinai et le tâtai en tous sens et en éprouvai l’élasticité ; comme il était dur et froid ! J’essayai d’en faire pénétrer la pointe à l’endroit où, chez Marguerite, je l’avais vu disparaître presque entièrement. En vain ! Je ne pouvais en attendre aucun plaisir, mais seulement une douleur. Je ne pouvais, à cette heure, me procurer du lait sans me faire remarquer ; je devais donc me contenter de le réchauffer entre mes mains. J’étais fermement résolue à me ménager l’accès à ces joies que je n’avais pas encore vues déborder chez les autres, mais que je pouvais déjà pressentir. Marguerite m’avait certes amplement instruite du fait que, même dans les bras d’un homme, cette voie mystérieuse ne s’ouvre et ne mène aux extases suprêmes qu’au prix de douleurs, et qu’il faut à beaucoup de femmes des années d’abandon renouvelé à la tendresse masculine pour qu’elles éprouvent pleinement ces jouissances. Je ne savais pas, mais pouvais m’imaginer ce dont je resterais privée, faute de pouvoir le faire pénétrer là où j’en avais envie, mais je me dis que, si la douleur était inévitable, mieux valait la supporter maintenant que plus tard.

Tout en continuant à réchauffer l’instrument entre mes seins, j’employai mes doigts humides à ouvrir ma mince fente pour cet hôte aux dimensions immodestes, vérifiant ainsi que les quatre nuits passées avec ma préceptrice avaient amené déjà un changement notable. Mon petit doigt pouvait parvenir à mi-route, mais je sentais un muscle l’enserrer. C’est lui qu’évidemment je devais forcer. Marguerite avait employé de l’huile ; je ne l’épargnai pas, j’introduisis la pointe exactement à l’orifice à peine visible, appuyai, tournant et forant jusqu’à ce que la tête, curieusement conformée, pénétrât. C’était, à vrai dire, douloureux. Mes grandes lèvres semblaient en feu, mais mon imagination s’était à tel point exaltée par la tension que, me mordant les lèvres de douleur, je continuai à presser. Je sentis nettement quelque chose se déchirer, puis un chaud liquide jaillir. Je regardai et, à mon effroi, vis du sang ; j’observai aussi que l’instrument avait pénétré de la longueur d’un doigt, mais… pas trace de cet agréable sentiment que Marguerite m’avait procuré ! Sortir ce méchant hôte fut douloureux aussi, et j’étais inconsolable de cette expérience. J’essuyai soigneusement le sang, me lavai à plusieurs reprises, mais je ressentis encore, de tout le jour, la brûlure et la douleur d’une blessure. Totalement déçue, je renfermai l’instrument dans sa cachette, mécontente de moi et aussi de Marguerite, parce qu’elle ne m’était pas venue en aide et que j’avais agi en me cachant d’elle.

Après tant d’expériences agréables, c’en était une encore qui ne l’était pas. Je redoutais la nuit prochaine, les câlineries de Marguerite et la découverte qu’elle ne pourrait manquer de faire. Mais, puisqu’une fois déjà je l’avais induite en erreur, il m’en coûterait moins de réitérer.

J’eus vite trouvé un prétexte. Après le dîner, je lui confiai que, dans le jardin, j’étais tombée d’une échelle et qu’un pied ayant glissé je m’étais fait fort mal et avais même saigné. Au moment de nous coucher, elle m’examina et, loin de soupçonner le vrai motif, elle me confirma que cette chute malencontreuse m’avait coûté ma virginité ; au lieu de moi, c’est mon futur mari qu’elle plaignit, puisqu’il serait ainsi privé de cette primeur. Cela m’était alors parfaitement indifférent, et l’est aussi resté. Pour m’épargner, Marguerite ne me permit pas de la rejoindre, cette nuit-là, dans son lit, ce qui me convenait aussi tout à fait. Elle m’appliqua un cold-cream qui agit si bien que, le lendemain matin, je ne sentais plus rien. Quant à la brève privation, nous en fûmes dédommagées et d’autant plus amplement par les deux dernières nuits que je passai dans la propriété de mon oncle. Pour la première fois je connus toute la puissance de cette volupté que procure l’irruption d’un corps étranger, chaud et vivant, dans l’intérieur de la femme. Pour la première fois, les sources du plaisir s’épanchèrent jusqu’à son épuisement et au mien, si bien qu’il ne me restait rien à désirer ; je m’abandonnai à une douce lassitude, ressassant ma satisfaction.

Et tout cela à quatorze ans, alors que mon corps était loin d’être formé complètement ! Et, qui plus est, cela n’a ni nui à ma santé, ni privé d’aucun attrait le cours de ma vie riche en jouissances. Sans doute y faut-il un caractère aussi tôt développé et résolu que le mien. L’exemple de mon cousin m’avait fait connaître et redouter cet avachissement qui résulte du trop fréquent plaisir solitaire. Mon bon sens aigu m’a fait éviter tout excès. J’ai toujours réfléchi aux conséquences de mes actes ; une seule fois dans ma vie, j’ai manqué de réflexion et d’esprit d’à-propos. J’ai tôt reconnu que, d’après les règles que la société humaine s’est imposées une fois pour toutes, il importe de ne jouir qu’avec précaution, si on le veut sans inconvénients pour soi et pour autrui. Quiconque se rebelle avec entêtement contre ces règles nécessaires s’y brise et, pour une brève satisfaction, récolte de longs remords.

Ce fut ma chance, à vrai dire, de tomber, pour mes débuts, aux mains d’une jeune fille formée par ses expériences. S’il y avait eu, dans mon voisinage, un jeune homme qui se fût occupé de moi et eût profité d’occasions favorables, mon tempérament et ma curiosité auraient sans doute tôt fait de moi un être perdu. Qu’il n’en ait pas été ainsi, je le dois aux circonstances dans lesquelles j’ai été instruite de choses qui auraient un bien moindre attrait si elles n’étaient revêtues d’un voile. Or, elles sont au centre de toute vie, de l’être humain lui-même ! Je sais maintenant ce que je ne faisais alors que pressentir fort exactement, avec ce tact qui nous favorise, nous autres femmes, au regard des hommes.

Avant que je poursuive ce récit dans ma lettre prochaine, il me faut encore noter que, peu de semaines après ma rencontre avec Marguerite, le signe du complet épanouissement de mon corps apparut enfin.


CHAPITRE III

MARGUERITE

Il est rare que deux créatures féminines se soient autant ressemblé par leurs penchants, leur évolution et même leur destin que Marguerite et moi. Quand, en ces temps-là, elle me mettait en garde contre le don sans réserve à un homme en marge du mariage, insistant sur les suites qu’un tel oubli des règles capitales de la vie entraîne souvent pour le bonheur d’une vie de femme, je ne pensais certes pas que, moi aussi, je connaîtrais une telle heure d’oubli. Mais, avant de poursuivre ce récit, il me faut résumer ce que j’ai alors appris, durant ces premières nuits chez mon oncle aussi bien que dans mes relations postérieures intimes avec Marguerite. Cela expliquera, mieux peut-être que je ne le peux moi-même, bien des événements, sinon des égarements de ma vie ultérieure.

Née à Lausanne, Marguerite reçut une très bonne éducation ; elle se trouva orpheline à dix-sept ans. Nantie d’un petit capital, elle se croyait assurée de l’avenir en vivant modestement, mais eut le malheur de tomber aux mains d’un tuteur sans scrupules ; non seulement il la traita avec une extrême sévérité, mais il détourna ensuite ce capital. Peu après la mort de ses parents, elle fut placée par lui au service d’une très riche baronne viennoise qui habitait une belle maison de campagne près de Morges, au bord du lac Léman. Son service comportait presque uniquement la toilette de la baronne, qu’elle me décrivit comme une femme extrêmement élégante et raffinée ; âgée d’une trentaine d’années, elle consacrait à sa toilette environ trois heures par jour. Les premiers jours, Marguerite sentit qu’on la traitait avec réserve, mais les relations, peu à peu, devinrent plus agréables. La baronne lui posait toute sorte de questions et lui demanda si elle avait déjà eu un amant. Quand elle se fut persuadée que Marguerite était encore d’une parfaite innocence, elle-même devint plus confiante et, au bout d’une quinzaine, lui demanda si elle savait aussi faire la toilette de la motte. Marguerite, qui comprenait fort bien ce qu’en Suisse française on appelle la motte, répondit, en rougissant : « Non ». Sur quoi la baronne lui déclara qu’elle devrait s’y exercer, dans le cadre de son service, pour remplacer vraiment sa devancière si, avec le temps, elle souhaitait gagner la confiance de sa maîtresse. Elle s’assit sur un canapé, les pieds appuyés sur deux dossiers de chaises, de façon à avoir les jambes très écartées, lui tendit un peigne d’écaille, souple et fin à souhait, et lui indiqua comment elle voulait être peignée.

Marguerite vit ainsi, pour la première fois, entièrement à nu ce que, chez elle-même, elle n’avait pu voir si nettement. C’est avec des sentiments étrangement mélangés qu’elle commença à peigner, gauchement d’abord puis, suivant les indications de la baronne, de plus en plus habilement. La baronne était une fort jolie jeune femme, une blondine, et d’un très beau teint ; elle venait de se laver très soigneusement sur le bidet ; cette toilette de la motte, si singulière en soi, n’était ainsi ni un spectacle déplaisant, ni un travail repoussant. Marguerite me raconta avec force détails, et en semblant s’y complaire, la conformation de la baronne et m’avoua qu’après avoir été quelque temps assez confuse, elle avait commencé à s’y plaire, surtout lorsqu’elle s’aperçut que cette opération servait moins à la toilette qu’au plaisir de la baronne ; elle soupirait parfois, faisait des mouvements des cuisses ou des hanches et la fente, d’habitude bien close, s’entrouvrait parfois, les lèvres devenaient rouges et l’endroit en forme de petit lobe d’oreille se mettait à trembler légèrement. Naturellement, Marguerite, une fois seule dans sa chambre, essayait sur elle-même ces gestes. Tout inexpérimentée encore, elle se rendit bientôt compte que la nature a enfoui en cet endroit du corps de la femme une source de satisfactions inépuisable ; sa main s’accoutuma à mener à bonne fin ce qu’avait commencé le peigne. Rusée en ce domaine comme toutes les filles à cet âge, elle se dit que la baronne souhaitait aussi sans doute plus que ces prémices, mais ne voulait pas le lui demander. Elle devait vite se persuader que, quand l’appétit de plaisir existe de part et d’autre, il suffit d’une occasion favorable pour qu’on finisse par s’entendre.

Pourtant, pendant plusieurs semaines, chacune, jouant la comédie, dissimula son désir. Chacune voulait que l’autre fît le premier pas, se laissât convaincre et cédât à l’autre. Enfin, le peine capitula devant la main ; dès la première tentative, la baronne rejeta le masque de la retenue et se montra ce qu’elle était réellement : une femme lascive, avide de satisfactions et de volupté, tenue en bride par de pénibles astreintes, mais résolue à s’affranchir de la contrainte par tous les moyens en son pouvoir. Elle était mariée à un homme qui, tôt énervé par la vie, n’avait rempli son rôle d’homme que pendant les premières années de leur mariage. À cette époque, il avait sans doute su éveiller en elle des appétits, mais non les satisfaire. Comme beaucoup de femmes, la plupart peut-être, elle n’avait partagé que tard les joies d’amour du mâle ; soit par faiblesse corporelle, soit par suite d’assouvissements abusifs antérieurs, il avait pris son plaisir avant qu’elle eût commencé à l’éprouver ; au lieu de satisfaction, il n’était resté chez elle qu’aspiration qui la rongeait. Depuis deux ans, il occupait à Paris un poste diplomatique et, conscient sans doute d’être désormais complètement impuissant, il avait installé sa femme au bord du Léman où elle vivait dans un brillant confort, mais très isolée.

Marguerite avait bien remarqué qu’une espèce de majordome, un homme âgé, de mauvais caractère, était en fonction auprès d’elle, chargé de la surveiller et d’informer Paris de tout ce qu’il voyait et entendait. Sans doute, la situation de sa propre famille obligeait-elle la baronne à éviter soigneusement toute fréquentation masculine, si bien que nul, dans la maison ou dans le voisinage, n’avait la moindre idée de ce que Marguerite apprit ensuite touchant les joies secrètes de sa maîtresse. Il sembla d’abord que celle-ci se satisfaisait parfaitement des privautés avec sa demoiselle de compagnie. Quand elles eurent écarté toute réserve entre elles, les scènes les plus osées se déroulèrent, soit au lever, soit au coucher, entre la femme et la jeune fille, entre la maîtresse et la domestique, sans que celle-là, au cours de la journée, ait permis à celle-ci aucun écart. Leurs jeux, d’abord unilatéraux, furent bientôt réciproques. Marguerite devait, complètement nue, rejoindre sa maîtresse au lit, et elle n’avait pas besoin de me raconter ce qui s’y passait ; j’en avais moi-même fait l’expérience. Mais c’est alors elle qui jouait mon rôle. La baronne, paraît-il, était inépuisable en nouvelles inventions et savait trouver, au contact de leurs deux corps, des excitations toujours renouvelées. Marguerite me décrivit cette époque comme la plus heureuse et insouciante de sa vie, la plus riche aussi en jouissances.

Une fois par semaine, la baronne allait à Genève, pour des emplettes et des visites. Le majordome l’accompagnait chaque fois ; elle emmena aussi Marguerite, lorsque leurs relations furent devenues intimes. Le majordome avait dû faire un arrangement avec l’hôtelier, de sorte qu’on donnait toujours à la baronne les mêmes chambres : une chambre et un salon pour elle, une petite chambre, à côté, pour Marguerite et, auprès de celle-ci, une pour le majordome. De chaque chambre, une porte donnait sur le couloir ; toutes les portes de communication étaient fermées et bloquées par des meubles. Dès que Marguerite eut fait quelques fois le déplacement, elle remarqua qu’il se passait, à Genève, quelque chose que la baronne lui cachait. D’abord, il n’y avait plus, ni le matin ni le soir, ces soins de toilette, ni rien de leur intimité féminine ; en outre, la baronne paraissait étrangement inquiète, angoissée ; enfin, à voir le lit ou le vêtement de nuit de la baronne, Marguerite constata qu’évidemment elle n’avait pas passé la nuit seule. Le lit était en un désordre inhabituel, les sièges se trouvaient ailleurs que la veille, et des traces encore moins équivoques se voyaient sur la chemise de nuit. Avec une sorte de jalousie, Marguerite épia le moindre pas de la baronne, toute lettre qui lui arrivait, tout message qu’on apportait, toute visite qu’on venait faire ; elle ne découvrit rien ! Et pourtant, à chaque voyage, se multipliaient les indices que la baronne n’était pas seule la nuit. En vain Marguerite, dans sa chambre, tendait l’oreille, à l’affût de ce qu’elle pourrait entendre. La baronne, non seulement fermait la porte du salon sur le couloir, mais aussi celle menant du salon dans la chambre. Épier à la porte de la chambre sur le corridor eût été impossible ; sans cesse, des voyageurs ou le personnel y passaient. En vain aussi, Marguerite passa la moitié de la nuit debout derrière sa porte entrouverte pour voir si, du couloir, quelqu’un entrait dans la chambre de la baronne. Incertitude, espionnage se prolongèrent pendant des mois, jusqu’à ce que le hasard apportât l’explication.

Une nuit, un incendie éclata soudain tout à proximité de l’hôtel. L’hôtelier envoya frapper à toutes les portes, fit réveiller les clients et les informa du danger imminent. Marguerite se précipita, aussi vite qu’elle put, à la porte de la baronne, frappa violemment, et la baronne, épouvantée, ouvrit et la fit entrer. La lueur de l’incendie, qui illuminait les fenêtres, avait à ce point effrayé la baronne qu’elle tremblait de tout le corps et prononçait des paroles incohérentes. D’un regard, Marguerite embrassa toute la chambre et trouva l’explication si longtemps cherchée. L’armoire qui menait au salon contigu avait été déplacée, permettant aisément qu’on passât par là. Devant le lit, sur une chaise, il y avait un veston et, sur la table de nuit, une montre avec sa chaîne ; aucun doute n’était plus possible. La baronne vit parfaitement que Marguerite avait remarqué tout cela, mais elle était si effrayée par le désordre de l’incendie qu’elle ne put rien dire. Marguerite rassembla rapidement tous les objets de toilette pour permettre un rapide départ, et remarqua alors une petite vessie, de forme étrange, qui visiblement avait déjà servi. Dès que la baronne eut un peu retrouvé sa présence d’esprit, elle s’empara de cet objet sur le lit et l’enveloppa dans son mouchoir, visiblement soucieuse de cacher quelque chose à sa confidente.

L’incendie fut éteint ; l’incident n’apporta d’abord aucun changement dans les rapports entre Marguerite et la baronne. Avant de quitter Genève, le lendemain matin, Marguerite avait appris par les domestiques que, dans la chambre voisine de celle de la baronne, logeait un jeune comte russe. Les chambres se trouvaient à un coude du couloir de sorte que le comte pouvait entrer et sortir sans être vu près des portes de l’appartement de la baronne, parce qu’il pouvait utiliser l’escalier de l’autre aile du bâtiment. Pour Marguerite, désormais, tout était clair. Il y avait entre la baronne et le comte russe une liaison intime, et elle se sentait offensée que cela lui ait été caché jusqu’alors. Elle n’en fut que plus résolue à être informée de ce secret. Au cours du voyage de retour à Morges, elle vit d’ailleurs, à un endroit solitaire de la route, la baronne sortir quelque chose de son mouchoir et le jeter, à la dérobée, hors de la voiture.

Après le retour de Morges, les relations habituelles reprirent ; mais la baronne, visiblement, débattait en son for intérieur si elle devait mettre dans la confidence Marguerite qui, avait-elle pu constater, en savait déjà plus qu’elle-même n’eût souhaité. Mais les deux femmes ne s’en expliquèrent pas davantage. Au cours du voyage suivant à Genève, Marguerite, à tous ses moments de liberté, se tint dans le couloir de l’hôtel et rencontra plusieurs fois le comte, un jeune homme fort beau et élégant ; dès leur seconde rencontre dans l’escalier latéral, il la dévisagea aimablement ; à la troisième, il engagea la conversation. Quand il apprit qu’elle était la femme de chambre d’une dame habitant l’hôtel, — Marguerite s’était bien gardée de la nommer, — il lui demanda, sans plus de façons, si elle viendrait le voir dans sa chambre. Par pure curiosité et sans nulle autre intention — du moins me l’a-t-elle affirmé avec conviction — elle y consentit après quelques dénégations et sans guère réfléchir aux conséquences ! Il n’y avait personne dans le couloir ; il l’entraîna dans sa chambre, l’embrassa, lui tâta les seins et, bien qu’elle s’en défendît, sut se persuader, autrement encore, qu’il tenait en ses bras une jeune fille fort bien conformée et dans la fleur de l’âge. Tandis que ses mains s’affairaient fort agréablement, Marguerite examinait les lieux, vit dans la seconde pièce la porte qui menait à la chambre de la baronne et eut tôt conçu son plan. Le comte voulait passer aussitôt aux choses sérieuses, mais se heurta à sa résistance et ne parut pas mécontent qu’elle promette de le rejoindre quand sa maîtresse serait endormie. Ce qui ne serait possible, ajouta-t-elle, qu’après minuit, quand le couloir serait sombre. Il parut réfléchir, et Marguerite s’amusait beaucoup de savoir à quoi… Sans doute eut-il vite raison de sa propre hésitation, puisqu’ils convinrent qu’elle ne viendrait qu’à une heure du matin et qu’il laisserait sa porte ouverte. Mais cela ne faisait pas son affaire à elle ; elle lui demanda donc sa clef, et l’obtint. Elle exultait du succès de sa ruse et arrêta son plan dans tous les détails.

Dès dix heures, la baronne eut terminé sa toilette ; elle congédia Marguerite et, dès son départ, ferma soigneusement les deux portes. Marguerite, au lieu de regagner sa chambre, se posta dans le couloir, près de la porte de la chambre de la baronne, épiant ce qui s’y passait. Elle n’attendit pas longtemps ; elle entendit la baronne chantonner un air ; puis on frappa discrètement, on déplaça un lourd meuble et une porte s’ouvrit, avec un bruit à peine perceptible. Elle sut ainsi que le comte était chez la baronne et se hâta de gagner, à l’angle du couloir, la porte menant à la chambre où elle s’était trouvée auparavant ; elle s’assura que personne ne pouvait la voir, ouvrit aussi silencieusement que possible et se trouva au but qu’elle avait souhaité. Dans la seconde pièce, elle vit sur le sol un rais de lumière ; il venait de la porte de communication, aussi entrouverte que le permettait l’armoire à demi repoussée. Vite, elle se déchaussa et se glissa jusqu’à cette porte, d’où elle pouvait voir fort commodément ce qui se passait dans la chambre de la baronne.

Mi-couchée, mi-assise sur le lit, elle était dans les bras du comte qui couvrait de baisers ardents sa bouche, son cou et ses seins, tandis qu’il portait la main de la poitrine aux hanches ou aux cuisses, avant de s’y arrêter, la baronne venant au-devant de ses gestes auxquels elle répondait des mêmes. Si jolie femme qu’elle ait été, ce ne sont pas ses appas qui fixaient l’attention de Marguerite, bien plus impatiente de voir ce qu’elle ne connaissait pas encore. Elle n’eut d’ailleurs guère à attendre. Le comte se dévêtit rapidement, apparaissant à son avantage car il était beau et vigoureux de corps. Marguerite vit d’abord ce pourquoi nous autres, femmes, avons un sens averti, mais que nous ne devons pas nommer. Mais quel ne fut pas sa surprise lorsqu’elle vit la baronne enserrer ce fier protagoniste dans un objet qu’elle sortit d’une petite boîte sur la table de nuit ! C’était une vessie souple, blanche, bordée d’un cordonnet rouge, — cette fameuse invention du célèbre médecin français Condom, — qu’à grand renfort de gentillesses et de caresses elle tendit sur l’objet de son attente jusqu’à ce qu’il s’en trouvât entièrement coiffé. Après qu’elle en eut encore fait la toilette, l’imprégnant à sa surface d’une huile parfumée, elle se mit en position, le comte monta sur le lit, s’accroupit entre ses cuisses et inclina sa lance, tandis que la baronne, des deux mains, écartait les lèvres, guidant la pointe sur la bonne voie. D’un élan, elle disparut en son intérieur et les deux corps s’enlacèrent le plus étroitement possible. Mais Marguerite fut moins favorisée que moi dans l’alcôve familiale ; car, dès que le comte, une fois entré, commença quelques mouvements, la baronne rabattit vite la couverture sur eux deux ; on ne voyait plus que deux têtes, les bouches tendrement jointes, buvant leurs baisers, jusqu’à ce que leurs yeux se ferment ; le comte, après un mouvement violent, exhala un profond soupir, puis s’effondra près d’elle, comme évanoui. Étroitement enlacés, ils demeurèrent un bon quart d’heure allongés côte à côte, sans qu’elle ait relâché les cuisses qui l’enserraient ; Marguerite m’avoua qu’elle ne savait plus comment se contenir, si violente était l’excitation qu’éprouvait son jeune corps encore inexpérimenté, et qu’elle tenta d’apaiser de la main. Mais elle m’avoua aussi qu’elle n’y avait pas réussi et qu’après ce qu’elle venait de voir, elle souhaitait ardemment un apaisement d’un autre ordre.

Elle m’enseigna alors le but et le mode d’emploi de cette précaution qui évite dans le monde tant de malheurs et de déshonneurs. À vrai dire, elle s’était elle-même fourni cette explication, dès qu’elle eut vu la baronne, quand tous deux eurent repris leurs esprits, se redresser et extraire de l’écrin de ses lèvres cette vessie dont l’extrémité était remplie de liquide, puis le déposer près d’elle sur la table. C’était donc là le paratonnerre qui protège contre les suites d’une jouissance qui, à bon droit, n’est permise dans toute sa plénitude et sans réserve qu’en mariage, — ce paratonnerre qui octroie à la femme, pucelle ou veuve, vivant auprès d’un homme aimé, une garantie contre les conséquences de l’amour.

Marguerite se demandait maintenant que faire ; elle en avait assez vu pour contraindre la baronne à des aveux. Aussi, bien que tout excitée encore, renonça-t-elle à faire, cette même nuit, plus ample connaissance avec le comte ; elle voulait d’abord être sûre qu’il accepterait, pour elle, les mêmes mesures de précaution, sans lesquelles elle eût trop risqué ; elle ne me cacha pas qu’en outre il lui eût déplu de devoir passer en second lieu. Prudemment, elle se glissa hors de la chambre, ouvrit bruyamment, exprès, la porte de l’autre et en jeta la clef à l’intérieur, puis regagna sa chambre, énervée, mais exultant du succès de sa ruse. Persuadée qu’à une heure du matin le comte l’attendait en vain, elle en éprouvait un plaisir indescriptible ; et ne tenait-elle pas tous les fils pour jouer son rôle et, surtout, s’insérer dans cette intrigue ? La baronne n’ayant pas voulu la mettre dans la confidence, elle voulait sa petite vengeance et réfléchit toute la nuit à la façon d’y arriver, et à son profit

Vous serez surpris de l’astuce avec laquelle Marguerite échafauda son plan et avec quelle logique elle le mena à bonne fin. N’est-ce pas là une qualité féminine, et dont j’ai eu, par moi-même et chez d’autres, les plus admirables exemples ? Pour tout ce qui concerne la divine volupté et ce qui y mène, le sens avisé de la femme et son don de dissimulation atteignent un degré presque incroyable. Même tenue à certaines limites, elle reste inventive ; et peu importe qu’elle soit poussée par son caprice, la recherche de la volupté, ou par un véritable amour, quant aux voies et moyens qui mèneront à l’accouplement final, femmes et filles en ont d’inépuisables !

Avant que la baronne fût réveillée, Marguerite alla frapper le matin à la porte du comte. Croyant avoir affaire à un valet ou garçon de l’hôtel, il ouvrit, en grand négligé, et ne fut pas peu étonné de voir entrer celle qu’il avait vainement attendue après minuit. Il s’apprêtait à lui faire des reproches, l’attirer jusqu’au lit et se rattraper, mais dut vite renoncer à ses élans lorsqu’elle inversa les rôles et lui fit des reproches ; elle était venue, allégua-t-elle, un peu plus tôt que convenu, à vrai dire, mais avait dû être témoin, par la porte ouverte, de ce qui s’était passé avec sa maîtresse. Informerait-elle le baron ? Elle pouvait escompter une forte récompense, et elle lui laissait le soin d’imaginer les conséquences… Elle s’abstiendrait, ajouta-t-elle, mais voulait être associée à leurs rapports, et à condition qu’il consente à prendre avec elle les mêmes précautions qu’avec la baronne. Elle était disposée à préserver à l’avenir leur secret, et même à favoriser auprès de la baronne les vœux du comte, si elle pouvait prendre part à leurs plaisirs secrets. Le comte, muet de surprise devant ces déclarations, consentit à tout, à condition qu’elle se taise, car la découverte du secret de leur liaison aurait pu être néfaste aux deux familles.

Elle lui dit alors son plan, dont elle exigea l’exécution avant le départ de la baronne pour Morges, prévu pour après le déjeuner. Stupéfait de cette perspective de rapports si singuliers, le comte consentit à tout ; mais quand Marguerite accorda pleine liberté à ses mains, il fut presque plus stupéfait encore de constater que cette jeune fille, aussi entreprenante que rusée, était encore intacte. Il ne s’y attendait nullement, mais fut d’autant plus disposé à tout ce qu’elle exigea de lui ; il n’eût pu imaginer quelqu’un qui participât de si bon gré à tous ses plaisirs. Il voulut aussitôt lui prouver qu’il était ravi de la connaître ; mais Marguerite résista si résolument qu’il sentit sa passion s’accroître plus violemment. Cependant, au cours de cette tentative, elle en avait assez vu et senti pour se fortifier encore dans son propos de ne plus laisser à la baronne, si méfiante envers elle, la possession exclusive d’un si beau jeune homme. Ils convinrent à nouveau de tout ce qui se passerait dans l’heure suivante et, après avoir accordé au comte tous les plaisirs possibles, sauf l’ultime, et ainsi enflammé ses désirs, elle s’en alla, regagna sa chambre et attendit le coup de sonnette de la baronne.

Celle-ci se leva vers neuf heures, ouvrit la porte de son antichambre, sonna et se recoucha comme d’habitude, tandis que Marguerite préparait tout, dans la chambre, pour la toilette, puis les valises pour le départ, avant de servir le déjeuner. Tout se déroula comme convenu ; le comte, dans la chambre voisine, attendait le signal lui indiquant que Marguerite se trouvait dans l’antichambre. Ce qu’elle fit, après avoir ouvert, sans aucun bruit, la porte entre la chambre et le salon. À l’effroi de la baronne, stupéfaite, la porte du comte s’ouvrit soudain, il repoussa l’armoire et se précipita sur le lit, couvrant la baronne de baisers. La parole coupée par ce geste irréfléchi, elle montrait du doigt, en tremblant, la porte de la pièce où Marguerite achevait les bagages. Il comprit le geste, fit semblant de pousser le verrou et revint vers la baronne qu’il conjura de lui accorder encore une fois ses faveurs avant le départ. Elle avait été, la nuit dernière, si délicieusement attirante qu’il ne pouvait plus se contenir et craignait de tomber malade si elle lui refusait de jouir de ses attraits. Ce disant, il s’était si bien affairé, revêtant déjà, pour la rassurer, le préservatif apporté par lui, que la baronne, ne serait-ce peut-être que pour se débarrasser plus vite de son imprudent assaillant, ouvrit les jambes et mit l’indomptable membre dans la bonne voie. Le comte, comme convenu, émettait des soupirs, d’abord très discrets, puis plus forts ; à cet instant, la porte n’étant pas verrouillée, Marguerite entra. Faisant semblant d’être effrayée par ce spectacle et incapable de parler, elle laissa échapper de ses mains les objets de toilette, l’œil rivé sur le lit où la baronne était couchée, les jambes gesticulant en l’air, tandis que le comte avait indubitablement atteint le but. Mais Marguerite ne pouvait simuler un effroi égal à celui de la baronne, dont la réputation, la fortune et la situation sociale se trouvaient ainsi en jeu. Proférant en russe un juron incompréhensible, le comte se rejeta en arrière, jeta sur l’intruse un regard furieux et dit à la baronne : « Nous sommes perdus si je ne tue pas cette traîtresse pour lui clouer le bec ! Qu’elle ne quitte pas la chambre avant que nous soyons rassurés. » Marguerite fit semblant de vouloir s’enfuir, terrifiée. Mais le comte s’adossa à la porte, toisant Marguerite d’un regard menaçant, comme s’il méditait quelque horrible geste. La baronne était plus morte que vive. Soudain le comte s’exclama, comme s’il venait d’avoir une idée : « Il n’y a qu’un moyen de réduire cette fille au silence. Qu’elle devienne notre complice ! Pardonnez-moi, chère baronne ; ce que je fais, je ne le fais que pour vous ! »

En disant ces mots, il s’empara de Marguerite qui avait l’air de trembler d’une angoisse mortelle, la porta sur le lit où la baronne, nue, était encore allongée, pâle comme la mort, renversa Marguerite, releva sa robe et s’engagea vigoureusement entre ses jambes. Par toute sorte de contorsions, celle-ci fit mine de lui barrer la route, mais, en réalité, l’en approchait. Elle ne le laissa pourtant pas pénétrer avant que, de ses mains, d’un geste qui semblait être de défense, elle se fût assurée que le domino était encore en bonne place et qu’elle n’avait rien à craindre. Lorsqu’elle en fut certaine, elle lui ouvrit l’accès, tout en faisant semblant de ne pouvoir résister à la vigueur d’un homme si fort ; à voix basse, en gémissant, elle demandait à la baronne de l’aider, de la protéger contre cette fureur effrayante, cependant que de toutes autres sensations l’envahissaient et qu’elle ressentait un bien-être indescriptible. Double satisfaction : d’esprit, parce qu’elle avait roulé la baronne et pris sur elle l’avantage, puisque, à ses côtés, sur son propre lit, devant ses yeux, elle recevait, de ce bel homme, ce qui lui avait été à elle destiné ; de corps, parce que le comte, malgré sa violence et sa brutalité simulées, était plein de tendresse, stimulant avec une lenteur excitante l’écoulement de sa précieuse sève à elle, et la comblant de la sienne propre, et sans péril. Mais, non contente d’imposer à la baronne ce spectacle tout entier, elle l’obligea encore à apaiser ses gémissements, à la prier instamment de ne pas crier. Le comte, sentant le moment critique approcher, s’écria : « Baronne, si vous ne m’aidez pas à faire tout à fait de cette fille notre complice, nous sommes perdus. Si je ne la domine pas entièrement, nous ne pourrons compter sur son silence. » Ce qu’entendant, la baronne tint elle-même écartées les jambes de Marguerite, aidant le comte à pénétrer jusqu’à la racine. Marguerite essaya de croiser les jambes, comme pour se défendre contre cette assistance de la baronne, si bien que par ces mouvements, à la rencontre les uns des autres, se fermant ou s’ouvrant, allant et venant, les deux partenaires atteignirent au même instant l’extase suprême ; après quoi, elle eut bien le droit de s’affaler, comme si elle avait perdu connaissance, les yeux clos, et de rester allongée, immobile.

Elle entendait pourtant et guettait à la dérobée tout ce qui se passait autour d’elle. Le comte, s’étant retiré d’elle, remit vite ordre à son vêtement, tomba à genoux devant la baronne encore tout égarée, la conjurant de s’apaiser et de lui pardonner d’avoir été contraint de recourir à ce moyen pour empêcher que tous deux ne fussent découverts. Il lui représenta qu’ainsi, s’étant acquis une confidente, ils protégeraient mieux, enfin, leur liaison contre tout risque ; il n’auraient qu’à donner à la jeune fille un peu d’argent et la faire leur complice ; bref, il fit semblant d’avoir fait à la baronne un rare sacrifice en s’abaissant à frayer avec une chambrière et pria la baronne de faire maintenant de son mieux pour consoler Marguerite, lorsqu’elle reviendrait à elle, et pour la gagner à leur cause. Marguerite fit alors mine de se réveiller et la baronne, voyant entre les cuisses de sa rivale, qui pendaient, écartées, la cordelette rouge du domino pendre à l’orifice de cet endroit si maltraité, le retira elle-même et le cacha sous les draps. Ce fut un petit triomphe pour Marguerite d’avoir contraint la baronne à ce petit service. Multipliant ses prières, ses tendres assurances et les dispositions pour leur comportement ultérieur, le comte quitta la chambre et, passant derrière l’armoire, rejoignit son appartement. Les deux femmes étaient maintenant seules. La baronne, parfaitement induite en erreur et angoissée au plus haut point, tentait de calmer celle qui jouait les inconsolables ; elle lui confia les détails de ses rapports avec le comte et aussi avec son mari absent, lui promit son aide, sollicita Marguerite de l’assister aussi, de pardonner au comte son impétuosité, bref, lui peignit l’avenir sous des couleurs si roses que celle-ci cessa de se lamenter sur les mauvais traitements subis et se déclara prête, les choses s’étant ainsi déroulées contre son gré, à favoriser de son mieux la liaison secrète.

La voie ainsi ouverte, et après un délai d’apaisement et de réflexion, des rapports fort singuliers s’établirent entre ces trois personnes. Le comte, qui n’avait nulle notion de l’intimité préalable entre les deux femmes, avait trouvé, au corps frais et juvénile de Marguerite, si peu exploré encore, tant de satisfaction qu’il préférait prendre son plaisir avec elle qu’avec la baronne et, quand ils se trouvaient seuls, multipliait les preuves de son penchant. Marguerite, en présence de la baronne, affectait la froideur, affirmant, quand elle participait aux débats voluptueux des deux autres, qu’elle ne le faisait que pour accroître le plaisir de sa maîtresse bien-aimée. La baronne, de son côté, n’avait aucun pressentiment de l’entente entre son amant et sa soubrette, accablait celle-ci de cadeaux et la traita désormais comme une amie à qui on se fie. Dès le voyage suivant à Genève, Marguerite était présente lorsque le comte, le soir, rejoignit tôt la baronne ; mais elle-même lui avait déjà rendu visite l’après-midi, accueillant les prémices de sa vigueur, la baronne n’en recevant désormais que la réédition. Marguerite ne se lassait pas de me raconter les joies que ménage une telle intimité entre plus de deux personnes, surtout quand un petit roman, une intrigue y joue son rôle.

Elle me raconta alors que, dans ces rencontres, elle était toujours celle qui aide ou supporte, ce qui lui évitait tout soupçon de la part de la baronne. Le comte et elle savaient parfaitement à quoi s’en tenir. Chaque fois que la baronne venait à Genève, Marguerite rendait visite au comte, qui semblait trouver toujours plus de plaisir auprès d’elle ; il devint pour elle un amant aussi tendre qu’enflammé, parce qu’il s’était persuadé qu’il avait réellement été le premier à conquérir son trône virginal. À vrai dire, il cherchait à convaincre Marguerite de lui permettre de jouir entièrement et sans capuchon ; il lui représentait que ce serait une tout autre sensation pour elle d’accueillir en son intimité la sève masculine vigoureusement épanchée au moment culminant de la volupté, et qu’aussi bien la nature avait voulu leur offrir un avant-goût de la félicité céleste à condition que se déversent et se confondent les sèves les plus exquises de leurs deux corps, dont émane un inimitable arome ; il lui promettait même de prendre tout à sa charge si elle devait se trouver enceinte et mettre au monde un enfant. Marguerite refusa le tout avec la même netteté, se contentant de ressentir le jet vigoureux de ce flux merveilleux sans être humectée, et surtout engrossée par ce baume. Et lorsque tous deux avaient goûté, sans être dérangés, tous les plaisirs permis dans ces limites, leurs jeux recommençaient le soir, et une partie de la nuit, chez la baronne qui, après les premiers essais du comte, très inventif, se trouva fort satisfaite de jouissances à trois. Ils s’y essayaient de toute façon.

Par-dessus la baronne allongée, Marguerite devait, par exemple, se placer de façon que la bouche du comte ait accès au siège de son plaisir, le plus retroussé vers l’arrière qu’il fût possible ; ainsi, tandis que de son sceptre il pénétrait dans la baronne, sa langue en faisait autant pour Marguerite, dont la baronne pouvait en même temps sucer les boutons des seins d’une exquise rondeur. Mais elle décrivait de façon plus vivante encore les sensations qu’elle éprouvait quand le comte, après de longs préludes, voulait conclure, portant au plus haut degré sa propre jouissance en excitant, par des chatouillements, celle des deux femmes. La baronne alors s’allongeait sur le lit, le comte debout ou penché devant elle, tandis que Marguerite, assise sur un tabouret bas, suivait de l’œil les organes en leur agréable affairement. D’une main ou des deux, elle jouait tantôt dans la fente de la baronne, agréablement gonflée déjà, tantôt avec le sceptre de l’assaillant, sous ses balles. Écartant d’un doigt les lèvres, de sorte que leur chair veloutée, avec ses mille replis, étreigne et absorbe mieux l’hôte impétueux, elle les refermait sur sa tête ardente, l’empêchant presque de pénétrer ; de l’autre main, elle jouait avec la verge l’enserrant pour ralentir sa progression avant de la laisser disparaître dans les profondeurs, ou bien chatouillait les réceptacles du baume merveilleux, dont toutes les fibres provoquaient alors le spasme. Selon sa description, c’était pour elle le plaisir suprême ! Les cuisses de la baronne, dressées dans leur blancheur étincelante sur les deux hémisphères d’albâtre à la rondeur débordante, la blonde chevelure du temple d’amour, la rougeur ardente de l’officiant, prêt au sacrifice, la beauté des formes masculines dans l’épanouissement de leur vigueur et la chevelure noire parfois confondue avec la blonde, tout cela ravissait Marguerite, et plus encore, de s’y associer, de dévorer de très près le spectacle de ses yeux, de participer, en pensée, à l’exaltation progressive des deux partenaires ; elle s’exaltait au souvenir de ce qu’elle me racontait et, dans la chaleur confortable du lit, ma main déchaînée me prouvait vite que ces images la remettaient encore en chaleur.

Étrange, en effet, dut être cette situation à trois. En dépit d’une extrême intimité, une méfiance réciproque ; malgré la jouissance en commun, dissimulation et tromperies ! Je vous l’ai dit, mon imagination se complaît à ces images, mais le bon sens me déconseille de m’en inspirer ; après un tel raffinement, il faut une détente, et des désagréments sont toujours la conséquence d’un secret partagé par plus de deux personnes. Parce qu’il pouvait s’offrir toutes les jouissances qu’il imaginait, le jeune comte se lassa enfin de cette liaison ; il marqua une froideur évidente, peut-être aussi quelque épuisement du fait de tant d’exigences des deux femmes. Bref, il quitta Genève après des adieux assez froids. Dès lors, la baronne tenta de se débarrasser de Marguerite et bientôt une brouille survint.

Du comte et de la baronne, Marguerite avait reçu, en peu de temps, plus de 3 000 francs, mais commit la folie d’en confier la gestion à son tuteur. Elle passa quelque temps, à son compte, chez une amie qui avait été gouvernante et prit chez elle des leçons, parce qu’elle s’était mis en tête d’aller en Russie où beaucoup de gouvernantes suisses ont bien réussi, lui disait-on. Mais sa situation avait subi un changement trop brusque pour qu’elle puisse se sentir parfaitement heureuse en poursuivant de sérieuses études dans la paisible demeure de son amie. Chez la baronne, elle avait eu tout ce que, dans sa situation, elle pouvait désirer ; elle avait même eu bien plus qu’il n’est possible, sans risque, aux jeunes filles en général, et s’était trouvée gâtée ! Certaines choses étaient devenues nécessaires à son corps et elle se trouvait privée, non seulement de ses rapports avec le comte, beau et jeune, mais aussi de ses jeux intimes avec la baronne. Cela lui valut, les premiers mois, bien des nuits agitées et des rêves excitants. Les secours que lui procurait sa main ne lui valaient qu’une maigre compensation, et elle chercha en vain à connaître quelqu’un dont elle n’eût rien à craindre ; ne lui était-il pas impossible d’exiger d’un autre homme les conditions qu’elle avait imposées au comte, et que des circonstances exceptionnelles lui avaient permis de poser ? Une jeune fille n’avoue jamais savoir des choses qui la diminueraient aux yeux des hommes.

Elle vécut ainsi presque un an, très solitaire et sans joies, avec des livres et des cartes. Quelque chose était devenu vivant et exigeant en elle, qu’elle ne pouvait plus bannir et qui, parfois, se manifestait avec une force tyrannique qu’elle ressentait nettement la nuit, dans ses rêves de troublante volupté. Enfin, dans un établissement de bains, elle lia connaissance avec quelques jeunes filles avec lesquelles s’établirent bientôt des rapports intimes analogues à ceux qu’elle avait eus avec la baronne. Elle fit alors aussi la connaissance du frère de l’une de ses nouvelles amies, un jeune homme aussi beau qu’aimable et cultivé. Dès le premier instant, il se montra désireux de lui plaire. Avec toute la timidité maladroite d’un jeune homme qui se sent attiré pour la première fois par une jeune fille et incité à céder à son instinct naturel, encore confus mais puissant, il s’approcha de Marguerite qui eut assez à faire pour rendre moins apparentes les maladresses de telles approches. Elle apprit alors aussi à connaître le sentiment de l’amour et lutta en vain contre ce qu’il avait de puissant. Elle croyait tout savoir, avoir tout appris et donc être armée contre cette force ! Comme toutes ses bonnes intentions, toute sa sagesse s’effondra devant la puissance d’un premier baiser ! Comme elle se sentit désarmée devant les attouchements, d’abord timides, du bien-aimé ! Ils furent timides à ce point qu’elle dut les encourager sans qu’il le remarquât. Mais, comme la nature entraîne vite l’être le plus ignorant ou le plus vertueux sur le chemin périlleux, dès qu’on s’y est engagé !

Marguerite éprouvait un plaisir indescriptible à voir tout ce qu’entreprenait ce jeune homme aimable et inexpérimenté, pour parvenir à un but qu’il ignorait encore. En face de ces efforts souvent maladroits, elle se sentit une telle supériorité qu’elle se crut assez forte pour empêcher le bien-aimé, déjà chaviré par le contact tout externe entre leurs organes, de s’assouvir et de déverser en elle sa semence, si bien qu’elle laissa pénétrer la pointe de sa lance. Mais elle n’avait pas assez songé que, chez elle aussi, chaque nerf, chaque repli de son être intime sollicitait l’accouplement, ni combien faible est la femme en face de l’homme qu’elle aime vraiment, quand il la réchauffe au plus profond d’elle-même de tout ce qu’inclut sa propre vigueur. Dans l’excès de sa jouissance, elle oublia toute résistance, tous ses sages desseins, et elle sentit soudain en elle le choc électrique d’un chaud jaillissement qui la remplit toute. C’en était fait d’elle !

Le retard de ses règles montra vite à Marguerite que la catastrophe était arrivée ; perdue de réputation, son avenir anéanti, Marguerite put au moins, certaine de son état, accorder à nouveau à son bien-aimé tous les droits d’un époux et jouir, trois mois durant, d’un bonheur sans nuages. Mais ensuite le destin l’accabla de ses coups à un rythme affolant. Son tuteur fit banqueroute et s’enfuit en Amérique avec tout ce qu’elle possédait ; son amant tomba malade et mourut. Elle fut chassée de la maison, couverte d’injures et de déshonneur ; pauvre, réduite à la misère, elle accoucha dans un village où son enfant mourut après deux ans de souffrances et de privations fort pénibles, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé en Allemagne un refuge, comme gouvernante.

Avec quelle insistance ne me mit-elle pas en garde contre pareil instant d’inattention !


CHAPITRE IV

PHILOSOPHIE DE L’AMOUR PHYSIQUE

Peu de jeunes filles auront, en aussi peu de temps et à un rythme aussi rapide, été informées de façon aussi complète, et surtout avec aussi peu de risques sur les phases capitales de toute vie féminine que je le fus par hasard et grâce aux indications de Marguerite.

Comme enfant, je m’étais précipitée dans l’alcôve de la chambre à coucher de mes parents. Je revenais de la propriété de mon oncle, jeune fille, mais à vrai dire, non plus au sens proprement physique qui suppose un hymen intact. J’étais devenue autre, et le monde autour de moi avait changé aussi.

Mes parents étaient exemplaires par l’observance des formes extérieures et d’une règle nécessaire et, de ce fait, doublement heureux dans leurs heures d’intimité. Si je ne l’avais vu de mes yeux, jamais je n’eusse cru à cette ample transformation que leur valaient des moments de jouissance sans gêne et sans témoins. Je suis donc au moins excusable de ne pas me fier si facilement à l’extérieur, à ce qui n’est qu’apparence.

J’avais vu deux créatures de bonne éducation, aimables et vertueuses, qui ne pouvaient soupçonner qu’on les épiait et chez qui la joie d’un jour de fête, jointe à celle de se posséder réciproquement, donnait à leur assouvissement une sorte de dignité d’un niveau plus élevé. Avec Marguerite, en revanche, j’étais toujours en reste d’un désir, d’une aspiration confuse, d’un idéal et je pouvais penser que quelque chose de plus parfait m’attendait encore ; le côté purement matériel, animal, de la jouissance m’était encore étranger.

Vous me croirez sans doute si je vous dis qu’après des expériences aussi rapidement accumulées je devins beaucoup plus attentive à tout ce qui m’entourait, observant les gens et les choses avec des yeux tout autres. Partout, je soupçonnais dissimulation, ententes cachées, intrigues entre les gens parmi lesquels je vivais et évoluais. J’étais tout yeux et oreilles pour découvrir ce que l’on voulait me dissimuler et m’avait dissimulé jusqu’alors. Je souhaitais ardemment pouvoir épier une fois encore mes parents, j’y songeai et fis sans cesse des plans dans ce but, mais toujours une sorte de timidité me retint de les mettre à exécution ; même si l’occasion s’en offrait, je n’osais pas la saisir et je me réjouis encore aujourd’hui qu’une voix intérieure m’ait toujours retenue. Les épier intentionnellement eût été profaner les joies tranquilles de deux braves gens.

Je vous ai raconté déjà que, peu après le retour de la propriété de mon oncle, j’étais devenue une vraie jeune fille. Je vis avec effroi apparaître les premiers signes de la maturité féminine et voulus les dissimuler à ma mère, croyant que le sang était la suite de mes ébats. Mais mon linge révéla ce que je voulais cacher et, pour la première fois, ma mère m’entretint de ces choses, juste assez toutefois pour m’instruire, en général, de ce qui était nécessaire. Elle ne soupçonnait pas, à vrai dire, que son propre exemple m’en avait déjà informée bien plus complètement. Peu de temps après, je fis ma confirmation et dès lors — je n’avais pas encore tout à fait seize ans — mes parents m’emmenèrent avec eux dans le monde. On me remarqua, notamment parce que ma voix gagnait sans cesse en sonorité et que mon talent pour le chant commençait à s’épanouir. Presque chaque fois que j’avais chanté en société, on s’exclamait de toutes parts : « Vous devez faire du théâtre, devenir une Catalini, une Sonntag ! »

Ce que l’on entend répéter sans cesse vous imprègne involontairement et, bien que mon père ne voulût pas en entendre parler, je trouvai en ma mère une alliée pour une vocation qui s’était affirmée en moi sans que j’y fusse pour quelque chose ; il fut finalement résolu que je deviendrais artiste. Dès lors, mes études et mes occupations furent exclusivement orientées dans ce but, de sorte que, dès ma seizième année, j’eus plus de liberté et d’indépendance que n’ont coutume d’en avoir les filles de mon âge. On décida une lointaine parente d’âge mûr, laide et que la moindre chose effarouchait, à m’accompagner à Vienne, où je devais compléter ma formation chez un professeur de chant renommé.

La première période de mon séjour à Vienne s’écoula sans beaucoup de joies. Nous ne connaissions presque personne et je prenais avec grande application mes leçons de chant chez ce remarquable professeur. Le théâtre seul, quand on donnait des opéras, interrompait agréablement notre vie monotone. Plusieurs fois, j’eus l’occasion de faire des connaissances ; j’étais à cet âge où s’épanouit chez une jeune fille ce que l’on nomme si exactement la beauté du diable, et il ne manquait pas de jeunes hommes disposés à me faire la cour. Mais mon bon sens précocement mûri y avait déjà mis ordre. Je voulais d’abord devenir une artiste qu’on admirerait — et, ensuite, jouir à mon aise. Rien ne devait me gêner et entraver mes études. Je déclinai donc toutes les sollicitations avec tant de raideur que, bientôt, on me laissa suivre ma voie, de sorte que ma vieille parente était ravie de ma vertu et de ma bonne conduite. Il est vrai qu’elle n’avait pas le moindre pressentiment des joies secrètes que, par calcul aussi, je ne goûtais qu’avec beaucoup de mesure.

Et j’en arrive à un chapitre de mes aveux qui me coûte plus que tout ce que je vous ai déjà dit. Mais je me suis, une fois pour toutes, résolue à être entièrement sincère envers vous ; que je vous dise donc aussi ceci. J’ai oublié de vous raconter que Marguerite m’avait fait cadeau du livre qu’elle lisait, le soir où je l’avais épiée pour la première fois. C’était Felicia ou mes fredaines, livre rédigé dans un style excitant et voluptueux, orné de nombreuses aquatintes, qui m’eût instruite complètement sur ce qui est au centre de toute vie humaine, si je n’avais été déjà initiée. Sa lecture me valait un plaisir indicible ; mais je ne me l’accordais qu’une fois par semaine, le samedi, quand je prenais un bain chaud. Ma tante, alors, n’avait pas le droit de me déranger ; la salle de bains était à l’écart des autres pièces et n’avait qu’une porte que, par surcroît de précaution, je masquais encore d’une couverture. Pas une fente, à travers laquelle on eût pu m’épier ! J’étais en parfaite sécurité.

Tout en prenant mon bain, je lisais le livre et je ressentais en moi les mêmes effets que j’avais observés chez Marguerite. Mais qui donc pourrait lire ces descriptions ardentes sans se sentir, lui aussi, tout feu et flamme ?

Une fois essuyée, et après un moment de repos dans un léger peignoir, un paradis s’ouvrait à moi, fort limité encore à vrai dire. Je plaçais le grand miroir à pied de façon à m’y voir tout entière ; contempler mon corps dans toutes ses positions constituait le début de mon secret plaisir. Je palpais et pressais mes jeunes seins tout ronds, jouais avec leurs boutons, puis portais un doigt à la source de toute félicité féminine.

Depuis que j’avais fait la connaissance de Marguerite, ma sensualité avait fait de rapides progrès ; une période s’était ouverte où survenait chez moi une décharge exceptionnellement abondante de ce baume enivrant qui jaillit des profondeurs du corps féminin quand il atteint l’instant de l’extase suprême. Les hommes avec qui je me suis plus tard abandonnée aux joies de l’amour ont tous été charmés de ce don particulièrement bénéfique ; ils ne trouvaient pas assez de mots pour décrire leurs sensations quand je les inondais de cet épanchement. Je croyais alors qu’il en était ainsi chez toutes les femmes, mais c’est là, en vérité, un don assez rare ; ce dont je me persuadai par la suite. Ce fut notamment le cas lors de mon séjour à Paris ; l’un de mes admirateurs les plus empressés perdit presque connaissance la première fois qu’il se pâma d’aise à sentir le flot brûlant l’inonder tout entier ; il prit ensuite l’habitude, quand je lui avais accordé mes ultimes faveurs, de dégager sa lance en toute hâte au moment où je déchargeais, pour appliquer sa bouche à ma source et y boire, jusqu’à la dernière goutte, la sève de vie ; après quoi il pénétrait à nouveau en moi, avec une vigueur accrue, pour décharger à son tour, mais certes avec ces mesures de précaution que Marguerite avait apprises de son jeune Russe. C’est même ce caprice, imaginé par mon ami parisien, qui m’a donné l’idée de recueillir de même, dans ma bouche, ce jet merveilleux au moment de suprême volupté où il jaillit avec une vigueur électrique de l’arbre de vie. Mais ceci se rattache à mes aveux ultérieurs, et je reviens à mes soirées du samedi à Vienne.

J’éprouvais donc un plaisir exceptionnel à suivre, dans le miroir, le jeu lascif de ma main. Le foyer de l’excitation sexuelle s’ouvrait à mon offensive, parce que je tenais les jambes aussi écartées que possible. Je jouais, caressais, chatouillais avec zèle, enfonçant ensuite le doigt pour sentir l’intérieur de mon être venir avec ferveur à sa rencontre. Mais peut-on décrire de si divins sentiments ? Dire comment le sang fouette les veines, chaque nerf s’émeut, la respiration s’arrête, avant que la rosée vivifiante jaillisse, chaude, fécondante et pourtant apaisante pour humecter et rafraîchir les lèvres enflammées de la bouche d’amour ? À écrire cela, je me sens ravie par le souvenir de ces heureuses heures viennoises, au point que ma main gauche cherche involontairement l’endroit où un tel souvenir produit encore l’impression la plus vivace.

À mon écriture toujours plus mauvaise, vous constaterez que je suis envahie par ces sentiments. Tout mon corps tremble de désir et de satisfaction. Au diable la plume et…


CHAPITRE V

FRANZL

La description, finalement trop animée, de ma précédente lettre ne m’a pas laissée en venir à ce que je voulais surtout noter pour vous. Le souvenir des joies secrètes que j’avais alors appris à me procurer, au temps où s’épanouissait ma jeunesse de jouvencelle, m’a enlevé la plume de la main, pour donner à celle-ci un tout autre rôle ; un rôle qui, même plus tard, aux années de ma maturité, n’a point encore perdu son charme et auquel, à bon droit méfiante envers tous les hommes, j’ai de temps en temps eu recours. Je vous écrivais alors que mes prochains aveux me coûteraient assez d’efforts et, bien que je vous aie déjà dit à peu près l’essentiel, il me faut vraiment beaucoup de résolution pour persévérer dans ma franchise. Je vous ai avoué que je ne regrettais rien de tout ce que j’ai entrepris pour satisfaire mes sens, excepté cet abandon trop confiant à l’homme sans conscience qui, sans votre assistance, m’eût rendue tout à fait malheureuse. Aussi ne regretté-je nullement mes expériences à Vienne, vers la fin de mes études de chant.

Quand je fus assez avancée pour étudier des rôles, il me fallut un accompagnateur, assis au piano, tandis que j’allais et venais dans la pièce, accordant mes gestes sur le chant. Mon professeur me recommanda un jeune musicien, élevé dans un séminaire, qui se consacrait surtout à la musique d’église et, ce faisant, gagnait sa vie en donnant des leçons. C’était un jeune homme âgé de dix-neuf ans, excessivement timide, qui n’était pas spécialement joli garçon, mais bien fait, très propre et soigné dans sa tenue, ce qu’il devait sans doute à son éducation religieuse. Il était le seul jeune homme autorisé à fréquenter régulièrement notre domicile, aux seules heures d’enseignement à vrai dire ; n’était-il pas naturel que s’établisse entre nous une sorte d’intimité, à laquelle d’ailleurs, au début, il se prêta moins que moi, car il restait timide et effarouché, n’osant presque jamais me regarder. Vous me savez espiègle et entreprenante ; j’avais alors déjà ce don au plus haut degré. Je m’amusai à le rendre amoureux de moi, ce qui ne me fut guère difficile. Rien plus que la musique n’est apte à séduire et à fournir des occasions et, mon talent s’affirmant au cours de mes études avec une étonnante vigueur, je le vis peu à peu prendre feu et flamme. Je ne l’aimais certes pas, — je ne devais connaître que plus tard ce sentiment puissant, — et trouvais donc un plaisir particulier à observer les effets d’un tel sentiment sur un être encore pur et innocent, au physique autant qu’au moral. C’était là, de ma part, un jeu cruel et, précisément parce que je m’en rends maintenant compte, j’aurai quelque peine à vous raconter ce qu’il en advint.

Or, peu à peu, tout ce que j’avais vu, appris et expérimenté moi-même m’avait rendue curieuse et désireuse d’en savoir davantage, si bien que je fis appel à toute ma cervelle de fille pour savoir comment amener Franzl — tel était son nom — à se manifester, durant mes vocalises, par des gestes plus résolus que ses éternels soupirs languissants. Et quand une fille est en quête de moyens, elle les trouve vite ! Deux fois par semaine, ma vieille parente allait le matin au marché pour y faire ses emplettes, juste au moment de mes études de chant. La femme de ménage ouvrait la porte à mon accompagnateur, mais ne l’annonçait pas, car elle savait que sa visite était convenue. C’est là-dessus que j’échafaudai mon plan. Comme par hasard, je racontai au timide Franzl que, souvent, je dormais si peu la nuit que, le matin, après le petit déjeuner, le sommeil m’envahissait si profondément qu’il fallait alors me secouer vigoureusement pour me réveiller. Une fois qu’il fut dûment informé, je m’installai sur le canapé dans une pose bien étudiée pour dormir, au moment où Franzl, toujours ponctuel, entra comme dix heures sonnaient. J’avais une jambe en l’air, le fichu, comme il se doit, tombé, découvrant le cou et la poitrine, le bras replié sur les yeux, mais de façon à voir, à la dérobée, ce que ferait Franzl. Le cœur battant, mais en mon for intérieur très réjouie d’une ruse si bien conçue, je l’entendis venir ; la porte de la cuisine se referma et il entra dans la pièce. Stupéfait, comme pétrifié, il s’arrêta à la porte, une rougeur monta à son visage, ses yeux prirent un éclat merveilleux et il me dévorait presque du regard. Ce spectacle inattendu produisit sur lui un effet si peu douteux, même à travers son pantalon, que j’eus presque peur de me trouver seule avec lui et, en somme, dans une certaine mesure, livrée à sa fantaisie. Il toussota d’abord discrètement, puis un peu plus fort pour me réveiller ; rien n’y fit, je continuais à dormir d’une façon gênante pour lui ; il s’approcha alors du canapé et tenta, se baissant le plus possible, de regarder sous ma jupe. J’avais à vrai dire tout disposé de sorte qu’il puisse vraiment voir quelque chose, mais sans doute mes vêtements s’étaient-ils un peu déplacés, car Franzl, plus tard, m’a assez souvent répété qu’il avait, certes, pu voir mes cuisses, mais rien de plus. J’observais chacun de ses gestes, fermement résolue à continuer de dormir. Il se racla la gorge, toussa, fit grincer une chaise…, je dormais ! Il plongea du regard, aussi loin que possible, dans ma poitrine, et tenta à nouveau de regarder sous ma jupe…, je dormais ! Tout à coup, il sortit de la pièce, soit pour s’en aller, soit pour me faire réveiller par la femme de ménage. Le sot bonhomme, pensai-je, et qui manque de décision ; je me fâchai que toute ma ruse dût être vaine. J’appris ensuite qu’il avait voulu amener la domestique, mais ne l’avait pas trouvée. Quelques instants plus tard, il revint, se tenant près du canapé, encore plus indécis qu’auparavant. Il essaya encore une fois de me réveiller en faisant toute sorte de bruits, mais en vain, bien sûr ! Je ne voulais pas être réveillée, je voulais arriver à mon but. Il était visiblement dans un état d’excitation fiévreuse, débattant en lui-même ce qu’il devait faire. Je n’aurais pas tiré parti des enseignements de Marguerite et j’aurais en vain lu Felicia si je n’avais su alors qu’aucun homme, à la longue, ne peut résister à tel spectacle et à pareille occasion.

Si innocent, si peu expérimenté qu’ai été Franzl, il avait pourtant des sens et aurait dû être de pierre pour résister à pareille tentation. Finalement, en effet, il s’enhardit à toucher d’abord mon mollet, puis le genou et enfin les cuisses nues. Si moi-même, dès cet instant, j’étais en chaleur, que pouvait bien ressentir le pauvre ! Les yeux anxieusement rivés à mon visage, pour le cas où je me réveillerais, il s’enhardit enfin à palper l’endroit qui l’attirait avec une force magique. Un frisson de volupté m’envahit lorsque je sentis, pour la première fois, une main d’homme à ce foyer de tout plaisir terrestre. C’était tout autre que ce que j’avais jusqu’alors connu ! Si je soupirai alors, ce n’était plus une comédie ; en même temps, je modifiai ma position, à l’avantage de mon craintif partenaire, tremblant de tous ses membres à l’idée que j’allais peut-être me réveiller. Mais il dut bientôt se convaincre que j’étais en pleine léthargie, car il reprit ses jeux. En me déplaçant, j’avais dégagé la voie pour sa main ; non content de me toucher, il souleva discrètement mes vêtements afin de mieux voir. Vous-même m’avez dit, lorsque vous eûtes à m’examiner lors de cette affreuse maladie, que mon corps était une belle conformation, notamment en cet endroit et malgré les ravages de la maladie. Aussi croirez-vous volontiers que mon Franzl soit alors sorti de ses gonds et, devant la tentation, se soit trouvé incapable de résister à son incroyable timidité.

Il palpa l’objet de ses désirs — des miens aussi, dois-je avouer — avec tant de douce prudence qu’il me fallut bien noter la différence entre sa main d’homme, celle de Marguerite et la mienne. Toujours comme en dormant, je m’étirai en tous sens, mais me gardant bien de resserrer les jambes, ce qu’eût normalement fait quelqu’un endormi pour de bon. Franzl eut l’air de ne plus savoir se contenir. Comme hors de lui, il ouvrit son pantalon, dégainant l’arme du sacrifice ; elle eût à coup sûr triomphé de moi si les avertissements de Marguerite n’avaient été fort présents à ma pensée. Je voulais devenir une grande artiste, tel était mon ferme propos ; je n’étais pas moins résolue à jouir de tout ce que mon sexe tolère sans danger, mais, ce que je ne voulais pas, c’était me livrer ainsi à un jeune homme sans expérience. Aussi m’éveillai-je au moment où il s’accroupissait devant moi, entre mes cuisses, sur le canapé ; je l’observai d’un regard fixe dans son désarroi et me retournai d’un bond, de sorte qu’il se trouva aussitôt frustré de la situation acquise et empêché de continuer.

Vous avez vanté mon évident talent de comédienne ; il me faut donc vous raconter une scène dans laquelle vous eussiez, à coup sûr, admiré la véracité de mon jeu. Reproches, indignation et larmes d’un côté ; de l’autre, angoisse, honte, une attitude décontenancée, au point qu’il en oublia de refermer le pantalon qui, en somme, trahissait son dessein ; ce qui, au demeurant, ne me déplut nullement, car j’eus ainsi, au milieu de mes larmes et sanglots, toute latitude de satisfaire ma curiosité ; j’eus quelque motif de me réjouir d’une ruse qui m’avait approchée d’un jeune homme si solidement constitué. Je lui tins des propos fort simples ; lui démontrai qu’il devrait se cacher du monde entier si je me plaignais de l’indignité de sa conduite. Par là, je l’eusse mis en fuite, sans au revoir, si je ne lui avais aussi avoué que j’avais pour lui une réelle sympathie, que j’avais depuis longtemps remarqué son amour pour moi, ce qui me disposait à pardonner, en vertu de l’excès de ce sentiment, ce que sa conduite avait de répréhensible. Sans doute avais-je dit tout cela avec autant de naturel que de persuasion, car il le crut sans réserve, domina finalement son trouble, fit disparaître ce qui trahissait trop clairement son crime, si bien que tout s’acheva par un baiser sans fin…

Être ainsi allée au-devant de ses sentiments, voire les lui témoigner, ne mena pourtant pas plus loin. Il resta aussi timide qu’auparavant, n’osant plus le moindre geste. Après des reproches, des assurances et des pardons réitérés, les choses redevinrent ce qu’elles étaient auparavant et comme si rien ne s’était passé. On ne travailla guère et, quand mon ange gardien rentra de ses emplettes, Franzl me quitta, timide et embarrassé, si bien qu’après toute ma ruse et ce plan savamment combiné, je m’apparus assez sotte. Je me rendis même compte que, de peur, il ne reviendrait plus. Mais j’hésitais à l’idée de m’être si totalement trompée ! Inquiète et distraite, je me creusai la tête pour arriver à mes fins sans renoncer à ma dignité de femme. Il fallait d’abord me trouver encore une fois seule avec lui, car — il me l’avoua plus tard — j’avais bien deviné qu’il était résolu à ne plus jamais franchir le seuil de notre demeure. Il ne m’était pas facile de trouver la bonne solution, car je n’étais pas réellement amoureuse de lui, mais seulement curieuse ; je ne voulais pas lui octroyer d’autres droits, mais seulement en faire à ma tête.

C’est mon professeur de chant qui joua les conciliateurs. Je le priai de vérifier encore une fois si mes études, avec cet accompagnateur, étaient en bonne voie ; il fallait donc le convoquer en même temps que moi, ce qui se fit sans autre difficulté. Franzl fut passablement embarrassé de se trouver soudain, et sans s’y attendre, en ma présence. Pour qui aurait su ce qui s’était passé entre nous, ma stupéfaction feinte, et la sienne, fort naturelle, eussent été assez comiques. Tout alla à souhait. Je lui chuchotai qu’il me fallait un entretien avec lui, la femme de ménage ou ma tante semblant avoir remarqué quelque chose. Mortellement angoissé, il fut prêt à tout et, en partant, nous convînmes d’un rendez-vous, le soir, au théâtre. La glace était rompue ; dès qu’entre deux jeunes personnes il y a des secrets et des tête-à-tête, le reste se trouve tout seul !

Le soir, je quittai ma loge avant la fin du spectacle et trouvai mon Franzl à l’endroit convenu. Je lui dis que, d’après les mines et propos de ma tante, elle, ou bien la femme de ménage semblaient nous avoir surpris ; j’étais désespérée, ajoutai-je, ignorant ce qu’il avait entrepris pendant mon malencontreux sommeil et jusqu’à quel point il avait poussé sa honteuse insolence ; depuis lors, je me sentais mal à l’aise, fiévreuse et énervée et je devais craindre que le pire ne soit arrivé. Franzl prit tout cela pour argent comptant, ne sachant plus comment me calmer et me consoler. Ce disant, nous approchions de mon domicile et, si les reproches et excuses devaient se prolonger, nous nous quitterions, aujourd’hui encore, sans que nos rapports s’en fussent trouvés modifiés. Aussi, au plus haut degré de l’énervement, me sentis-je soudain mal à l’aise, incapable de marcher, si bien que Franzl dut aller quérir un fiacre ; si je ne l’y avais fait monter, peu à peu, je crois bien qu’il m’eût laissée rentrer seule. Dans la voiture étroite et sombre, propice aux confidences, il ne m’échapperait plus ; je n’avais qu’un souci, celui d’être trop vite arrivée chez moi ! Je lui dis donc qu’il m’était impossible de me montrer à ma tante, éplorée et égarée comme j’étais, et lui demandai de dire au cocher de nous mener faire le tour du Glacis pour me laisser le temps de reprendre mes esprits. Il en fut ainsi, et tout se déroula selon mes vœux. Les larmes se muèrent en baisers, les reproches en caresses. Je sentis, pour la première fois, tout le charme des embrassades d’un homme, fis, certes, quelque résistance, mais en évitant que leur excès ne fit prévaloir sa timidité ; ne voulais-je pas apprendre de lui ce qu’il était advenu de moi durant mon sommeil ?

Toutes ses explications et assurances ne suffisant pas, il essaya de me démontrer par des gestes qu’il s’était contenté de peu. Sa main se mit en quête de l’endroit qui, depuis longtemps, l’attendait ! Il s’enhardit à un premier contact qui me fit un tout autre effet que pendant mon sommeil simulé, car il couvrait cette fois ma bouche de baisers. Je tins d’abord les jambes aussi serrées que possible, ne les écartant que peu à peu, comme dominée par ses caresses ; je soupirai, j’étouffai les reproches à la faveur d’une respiration toujours moins aisée, et pus jouir, avec une satisfaction indescriptible, des caresses de sa main. Il se comportait, à vrai dire, avec peu d’adresse et d’expérience. Je m’entendais mieux à trouver l’endroit ou l’instant propices, mais même son inexpérience exerçait sur moi un effet exceptionnellement excitant ; je pensai davantage alors aux plaisirs qui m’attendaient lorsque je serais plus en confiance avec lui qu’à l’instant présent. Il ne semblait pas se douter que chez la femme, le point le plus excitable se trouve dans l’antichambre et s’efforçait de pénétrer, du doigt, toujours plus avant ; et, plus il y réussissait, plus il s’enflammait, de plus en plus hors de lui. Je sentais parfaitement à quel point la nature l’incitait à une union plus parfaite avec moi, mais il n’en était pas, il ne devait jamais en être question entre nous ; j’y étais fermement résolue. Chaque fois donc qu’il me serrait de plus près, tentant de s’insinuer entre mes cuisses, je le rejetais vivement en arrière, je le menaçais d’appeler au secours, pour céder et me réconcilier avec lui dès que, intimidé, il battait en retraite, se contentant des jeux de sa main. Mais, autant je me réjouissais du succès de mes plans, autant le plaisir me semblait imparfait ; or, bien que je me fusse installée dans ce fiacre pour, avais-je dit, m’y détendre, ce genre d’entretien ne s’y prêtait précisément pas. Le temps s’écoulait si vite que je dus finalement me hâter de rentrer chez moi.

Je me séparai cette fois de lui avec l’assurance qu’il reviendrait ; je ne me trompais pas. Il vint, et alors commencèrent une suite de moments heureux, comblés de jouissances qui sont encore pour moi un agréable souvenir, bien que j’aie appris ensuite à connaître une vie plus pleine de richesses. Après ces explications et ces privautés dans le fiacre, nos rapports devinrent quelque chose de très particulier. Je n’aimais pas Franzl, — je ne devais connaître ce sentiment que plus tard, et pour mon malheur, — aussi étais-je fermement résolue à ne jamais lui accorder la totalité des droits d’un époux. Il devait servir à mon plaisir, et je voulais apprendre et éprouver avec lui ce qui ne comportait pas de risques. Il devint, naturellement, de plus en plus audacieux, mais, précisément parce que je lui refusai toujours l’ultime faveur, je conservai toujours mon empire sur lui ; un mot de moi suffisait à le dompter. Chaque fois que je me trouvai seule avec lui, — et je prenais soin que ce ne fût pas trop souvent, — je connus par lui les moments les plus charmants. J’accordai à sa main pleine liberté et il se fit bientôt moins maladroit et impétueux que dans le fiacre. Il avait le droit de caresser et d’embrasser n’importe quelle partie de mon corps ; mais, à vrai dire, j’avais souvent fort à faire pour le tenir à distance. Chaque fois qu’il tentait de s’insinuer entre mes cuisses, de se déshabiller à mon insu et d’atteindre le but essentiel, je le repoussais d’un geste adroit, ne redevenant plus complaisante que sur sa promesse d’être moins exigeant. Sans doute cela lui était-il amer et, plus d’une fois, je pus constater qu’au faîte de son excitation il ne se dominait plus et éjaculait toute sa vigueur. J’étais, depuis longtemps, effroyablement curieuse et désireuse de connaître de plus près cet instrument si judicieusement agencé par lequel l’homme nous rend indiciblement heureuses, mais aussi malheureuses au-delà de toute expression. J’aurais eu bien peu de bon sens inné si je n’étais arrivée à mes fins sur ce point.

Certes, il ne devait pas se rendre compte de ce que je voulais au juste. Au contraire, il devait croire qu’il me faisait, pas à pas, avancer sur cette voie glissante. Le mieux était de le mener à faire lui-même ce que, moi, je voulais obtenir de lui. Il ne me fut guère difficile d’amener mon Franzl à chercher, pour les baisers prodigués à ma bouche et à mes seins, un endroit plus décisif. Or, si la langue sait mal rester inactive dans la bouche, elle en est moins capable encore une fois au centre de nos excitations ; dès que je soupirai, tendue et frémissante, il me sut sensible à ces caresses, s’en trouva plus inventif et me procura des joies ineffables. Mainte fois, il me parut vouloir profiter de l’occasion, lorsque après m’être épanchée en moi je lui apparaissais épuisée et prête à me laisser prendre. Il s’installait alors sur moi, prêt à mettre à profit quelque instant d’inattention, mais se trouva chaque fois déçu, car même les moments de suprême plaisir ne me faisaient pas perdre la notion exacte de tout ce qui serait remis en question si je m’avérais consentante quant à l’essentiel. Il lui fallait alors redescendre modestement du trône qu’il croyait conquis et se diriger là où je pouvais jouir sans appréhension.

Ce que j’avais entendu raconter par Marguerite de ses jeux avec sa maîtresse, j’en fis ainsi l’expérience sur moi-même. Quand Franzl, sa tête bouclée entre mes jambes, sa bouche adhérant au lieu de son désir, jouait, de sa langue, un jeu lascif, effréné, me chatouillait et suçait, essayant d’entrer au plus profond et que je pouvais jouir, sans bouger et sans rien craindre, je me comparais à la baronne et me trouvais plus favorisée qu’elle ! Elle n’avait auprès d’elle que Marguerite, et moi, un beau jeune homme, en pleine vigueur. Je pouvais voir quel puissant effet mon abandon exerçait sur lui. Il était si beau à voir quand, au moment de la suprême extase, la sève jaillissait en moi et que lui, loin de relâcher la pression de ses lèvres, suçait et dégustait comme s’il eût voulu avaler tout mon être ! Je ne nierais pas un seul instant que cette façon de jouir a toujours eu pour moi un attrait extraordinaire ; ce qui tient, peut-être, à la parfaite passivité avec laquelle la femme éprouve ainsi les caresses de l’homme, mais aussi au caractère peu habituel de l’hommage ainsi rendu à ses charmes ; car les choses se passent rarement ainsi, surtout quand l’homme a quelque droit d’exiger davantage. Déjà, le contact tout externe avec la bouche, le simple baiser exerce un effet enivrant ; si alors la langue sait, ou apprend, aux ondulations de l’endroit qu’elle flatte, quel doit être son rôle, je me demande si je ne donnerais pas la préférence à ce plaisir sur tout autre, ne serait-ce que parce qu’il dure plus longtemps et laisse encore quelque appétit inassouvi…

Mais il m’a été, en somme, plus aisé de vous dire tout ce qui précède que ce qui va suivre. Pour ce faire, me voici renonçant au beau privilège qu’a la femme d’être toujours celle qui consent, mi-contrainte parfois. Mais la vérité s’impose entre nous et vous devez savoir ce que j’aurais à peine le courage de vous dire de vive voix. Il était naturel qu’après tant de gentillesses et de complaisance de sa part, mon Franzl ait droit à l’équivalent. J’avais depuis longtemps souhaité faire ce que j’avais observé quand ma mère avait su inviter mon père à renouveler sa jouissance ; eh bien, la chose se fit, comme de soi.

D’abord de la main, le regard pudiquement détourné, puis la bouche, allant de baisers superficiels à d’autres plus intenses, enfin, le plaisir total, sans retenue ni nulle honte. Je ne sais sans doute pas au juste ce que les hommes éprouvent quand il leur est donné de traiter ainsi l’objet de leur désir ; mais je crois leur volupté extrême si j’en juge par ce que j’éprouvai quand je pus à mon tour contempler cet admirable instrument de la vigueur virile, le caresser, en jouer, l’embrasser, le sucer et finalement provoquer un copieux jaillissement de sa sève vitale. J’avais déjà vu, chez mon père, ce que je pouvais maintenant mieux examiner et palper. Il me restait à en connaître la force et la beauté dans toute leur ampleur. Franzl était plus jeune que mon père ; je fis durer le temps de la contemplation et des tentatives. Beaucoup de femmes, sans doute, par gêne ou coquetterie, n’apprennent jamais ce plaisir dans sa totalité. Il y a à cela bien d’autres motifs. D’abord, le caractère féminin, puis, souvent, l’impétuosité de l’homme, qui ne s’attarde pas volontiers aux préludes, mais a hâte d’accéder tout de suite au plaisir suprême. Aussi faut-il, à cette autre procédure, un ensemble de circonstances favorables : l’accord réciproque, la certitude de n’être pas dérangés, et mille autres détails qu’on ne peut apprendre que par l’expérience. Pour mon Franzl, ce ne fut encore, certes, qu’une mince compensation au fait que, ferme en mes propos, je lui refusai toujours d’entrer en moi, lui interdisant, par un sage calcul, ce qu’il appelait son paradis. Quand il m’avait embrassée, aspirée et dégustée en guise de plus complète victoire, il se trouvait d’habitude excité à tel point que j’aurais dû faire, ne fût-ce que par pitié, ce que je faisais par plaisir. Plaisir moindre pour moi que pour lui encore, quand d’abord, au comble de son énervement, de quelques gestes de ma main je le libérais de l’excès de sa vigueur en la faisant jaillir, puis surtout quand, après un court repos et une toilette soigneuse, je le ragaillardissais une seconde fois et voyais ce membre, chef-d’œuvre de la nature, se raffermir après un moment de total épuisement. Comme il s’enflait et se colorait ! Comme il était menaçant, et pourtant sans danger ! Combien mou et veule, après le plaisir, mais rigide et inflexible dès que le désir l’avait réveillé ! Et quel exaltant spectacle enfin que son débordement ! Puisque j’ai résolu de tout dire, vous cacherais-je que, pour finir, dans le vertige du plaisir, ma bouche s’emparait, d’elle-même, de ce membre nerveux, mes lèvres suçaient sa pointe velouté et ma bouche accueillait le jet tout entier, sans s’arrêter d’aspirer, de suçoter jusqu’à ce que je sente comment, dans ses tressaillements, le baume divin avait jailli jusqu’à la dernière goutte ? Aujourd’hui encore, le sang bout dans mes veines à y penser et, certes, je ne regrette rien de tout ce que j’ai fait alors. Ce que j’ai regretté, amèrement, c’est ce que je fis plus tard, encore que, grâce à votre amitié désintéressée, j’aie évité que ce remords empoisonne le reste de mes jours.

J’ai ainsi appris à mes frais qu’on ne peut, sans risques, jouer toujours avec le feu et que, parfois, le plus ferme propos se trouve dominé par quelque frémissement des nerfs, qui vous surprend traîtreusement, par quelque impulsion mystérieuse surgie de votre être. Il serait dommage que je ne sais quelle jeune fille, en lisant ces lettres, — j’ignore quel usage vous en ferez, quoique je sois certaine qu’il ne nuira point à mon bonheur, — se laissât entraîner à agir, en tout, comme moi, à se livrer audacieusement à toutes les expériences que j’ai faites, favorisée par les circonstances. Si elle s’adonnait au plaisir solitaire — si savoureux soit-il — plus de deux fois par semaine, il en résulterait infailliblement anémie et maladies. Si elle s’abandonnait à des rapports intimes avec une amie, avant de s’être assurée de sa discrétion ou enquise des circonstances autour d’elles, des bavardages pourraient lui nuire beaucoup. Si, enfin, elle accordait des privautés à un jeune homme qu’elle ne puisse pas épouser, sans être très sûre de garder le contrôle de ses sens, un instant d’inattention suffirait à empoisonner sa vie. Aussi la lecture de livres voluptueux ou lascifs, la contemplation de dessins obscènes sont-elles extrêmement dangereuses pour toute jeune fille. J’ai vu, plus tard, toute une collection de tels livres et dessins et je sais, par expérience, quelle impression ils produisent. Les Mémoires de Monsieur de  H…, Les Galanteries d’abbés et La Conjuration de Berlin, les Historiettes et les Romans priapiques d’Althing en langue allemande, de même que Le Portier des Chartreux, Faublas, Felicia ou mes Fredaines, Les Confessions érotiques de l’abbé Pineraide, etc., en français, sont, en fait, un vrai poison pour des femmes célibataires. Tous ces livres décrivent l’acte de la façon la plus charmante et excitante, mais aucun n’en évoque les conséquences, ne montre tout ce que risque une jeune fille qui s’abandonne sans réserve à un homme ; aucun ne narre les remords, le déshonneur, la réputation perdue et même les souffrances physiques qui peuvent l’atteindre.

C’est pourquoi le mariage est une institution remarquable et qu’on ne saurait assez respecter ; tout homme raisonnable doit tout faire pour son maintien, lui témoigner toute sorte d’estime et l’entourer de garanties. C’est là ma ferme conviction, bien que je ne me sois pas encore mariée. Une artiste notamment ne doit pas se lier ainsi. Elle ne peut être à la fois femme d’intérieur, mère de famille et l’idole du public ; je sens toutefois que je serais une épouse consciencieuse et une mère tendre, à supposer que mon mari me rende aussi heureuse que je le mériterais de sa part. Précisément parce que je sais de quelle exceptionnelle importance est la satisfaction sexuelle dans l’ensemble des rapports humains, je serais, pour mon mari, une compagne aimable et exemplaire à tous points de vue. J’agirais comme agissait ma mère, je m’efforcerais d’être, pour mon mari, toujours parée de l’attrait de la nouveauté, je consentirais à toutes ses fantaisies, mais lui laisserais encore toujours quelque chose à désirer, bref, je serais tout pour lui sans le lui laisser sentir ; n’est-ce pas là ce qui résume toute notre vie ?


CHAPITRE VI

ROUDOLPHINE

À la fin de ma dernière lettre, et contre mon gré, je suis devenue bien sérieuse ! Voyez-y un trait de mon caractère ! Toujours, je prévois les conséquences de mes actes, je dois me rendre compte de mes impressions, sentiments et expériences. Même l’ivresse sensuelle la plus accentuée ne l’a pas emporté sur cette disposition de mon cerveau. Vous en aurez la preuve dans le chapitre de mes aveux que voici.

Ma liaison avec Franzl suivait son cours, que rien n’entravait. J’étais toujours si prudente que ma tante n’en remarqua rien, et nos rencontres demeurèrent un secret caché à tout notre entourage et à nos relations. En outre, je veillai toujours avec rigueur à ne consentir qu’une fois par semaine à nos tête-à-tête, sentant bien que davantage eût nui à ma santé et à mon bien-être. Mais, plus approchait la date de mes débuts à la scène, plus mon Franzl, d’abord si apeuré, prit de l’assurance. Il croyait déjà avoir des droits sur moi et devint autoritaire, comme tous les hommes dès qu’ils se savent possesseur incontesté ! Aussi, dès que je l’eus vérifié, ma décision fut prise. Au moment où j’allais commencer une brillante carrière, devrais-je donc m’enchaîner à un être insignifiant que je surpassais à tous points de vue ? Jamais de la vie ! Rompre avec lui et nous séparer brouillés était dangereux ; qui m’eût garanti sa discrétion ? Il fallait agir avec adresse ; je réussis à dénouer cette liaison de telle façon qu’aujourd’hui encore il croit que je l’eusse épousé si le hasard ne nous avait pas séparés. Hasard qui résulta d’une intrigue subtilement ourdie. Je donnai à mon professeur de chant l’occasion de remarquer que son accompagnateur m’accablait de déclarations d’amour et que j’inclinais à renoncer à une brillante carrière d’artiste pour me contenter d’« une chaumière et d’un cœur ». Ceci suffit à provoquer la hargne de mon professeur, qui était fier de m’avoir formée et escomptait, de mes succès, de grands avantages personnels. Bien entendu, je le conjurai de ne pas faire trop souffrir mon bon Franzl de cet amour, pour que je n’aie pas trop à en pleurer. Il y réussit aussi ; bref, Franzl obtint un bon engagement à l’orchestre du théâtre de Budapest ; nous nous fîmes de tendres adieux, et je me trouvai dégagée de cette liaison sans avoir à en redouter quoi que ce soit pour ma bonne réputation.

Peu après, je fis mes débuts au théâtre de la Kaerntner-Tor ; avec quel succès, vous le savez. Je nageai dans la félicité. Tout le monde vint à mes devants ; on se disputait ma présence ; applaudissements, argent, succès s’amassaient. Il ne manquait ni de courtisans enthousiastes, ni d’admirateurs épris. L’un croyait arriver à son but par des poésies, l’autre par des cadeaux précieux ; mais j’avais déjà observé la vie d’un œil pénétrant et mon expérience m’avait persuadée qu’une artiste ne doit laisser prévaloir ni sa vanité, ni son cœur, et surtout pas ses sens, si elle ne veut pas tout risquer. Aussi demeurai-je, en apparence, froide et décourageante envers toute approche, et j’acquis la réputation d’une femme vertueuse et inaccessible. Personne, bien sûr, ne supposait qu’après avoir perdu Franzl j’étais revenue à la pratique des joies cachées du samedi et que j’ajoutais nombre de plaisirs épicés à celui du bain chaud. Mais je ne me suis jamais laissé entraîner à y recourir plus d’une fois par semaine, encore que mes sens m’y aient parfois vigoureusement incitée, notamment quand j’avais chanté un beau rôle et que toute sorte d’hommages m’avaient excitée. Observée maintenant par mille yeux, j’étais d’autant plus prudente dans mes relations ; ma tante devait m’accompagner à chaque pas ; personne ne pouvait rien trouver à redire à ma conduite.

Cela dura tout l’hiver. J’avais maintenant un revenu fixe et je m’étais installée, sans luxe mais fort confortablement ; j’avais accès à la meilleure société et me sentais parfaitement heureuse. De temps à autre seulement je songeais avec quelque regret que j’avais perdu mon Franzl, car mes satisfactions solitaires me laissaient souvent désirer un plaisir plus complet. J’en fus dédommagée pendant l’été par un heureux concours de circonstances. J’avais été introduite dans la maison d’un riche banquier viennois dont la femme me témoignait l’amitié la plus sincère. Son mari s’était livré à des travaux d’approche, comptant sur sa richesse pour avoir la partie facile avec une reine de la scène. Mais, comme les autres, il se vit éconduit, bien qu’il m’ait crue plus accessible, et sans éveiller les soupçons, en m’accueillant chez lui. Je devins ainsi dans cette maison un hôte presque quotidien, je récusai les tentatives continues du mari, ce qui peut-être me fit gagner peu à peu l’amitié de sa femme à qui je fis adroitement comprendre qu’il soupirait en vain pour moi. Roudolphine, c’était là le prénom de mon amie, âgée de vingt-sept ans, était une jolie brune, aux formes gracieuses, extrêmement vive et ardente en tout son comportement, mais qui n’avait pas d’enfants et s’était passablement éloignée de son mari, dont elle n’ignorait pas les fredaines. Tous deux se témoignaient une prévenance et des égards réciproques, et ne se refusaient pas les plaisirs conjugaux, mais leur ménage n’avait pourtant pas cette intimité qu’assure la confiance réciproque. Sans doute son mari ignorait-il, autant que moi, qu’elle était, de nature, pleine de concupiscence, ce qu’elle savait adroitement masquer. Mais je devais bientôt avoir la preuve irréfutable de ses appétits.

Dès le début des chaleurs estivales, elle s’installa dans une charmante villa de Baden où son mari venait la voir régulièrement le samedi et à d’autres dates, quand ses affaires le lui permettaient, amenant alors quelques-uns de ses amis. Roudolphine m’invita à l’y rejoindre quand l’Opéra fit relâche, et je trouvai bienvenu ce repos au grand air. Jusqu’alors, il n’avait été question, dans nos entretiens, que de musique, de toilettes et d’art ; désormais, nos conversations prirent un tout autre aspect. La cour que me faisait son mari nous porta vers des sujets de cet ordre et je pus vite observer qu’elle mesurait le papillonnage de son mari aux privations qu’il lui imposait de ce fait. Ses doléances se précisèrent et elle fit si peu mystère de leur objet que je me résolus aussitôt à jouer auprès d’elle la femme parfaitement innocente, et même inexperte au dernier point. J’avais ainsi trouvé son point faible, qui est celui de toute jeune femme ; en effet, elle entreprit aussitôt de m’instruire et, plus je jouai l’ignorante, affectant de trouver incroyable tout ce qu’elle s’efforçait de me faire comprendre, plus elle témoigna de zèle, et plus ses lèvres s’ouvrirent à tout ce dont son cœur débordait. Ce lui fut un plaisir de m’éclairer sur toute sorte de choses, dont je savais déjà bien plus que de raison. J’affectai d’aller de surprise en surprise et elle s’étonnait réellement qu’une jeune artiste qui joue avec tant de feu soit encore si ignorante. Dès le quatrième jour de mon séjour, nous prîmes notre bain ensemble et il était inévitable que son enseignement prît un tour pratique. Plus je jouai de pudique maladresse, plus elle sembla trouver de plaisir à initier une novice. Plus je fis de manières, plus elle s’enflamma ; mais les choses n’étant pas allées, en plein jour et dans la baignoire, au-delà de rires, de plaisanteries et de chatouilles, je prévoyais bien qu’elle s’ingénierait, de toute son astuce, à me faire passer la nuit auprès d’elle. Le souvenir de la première nuit d’initiation dans le lit de Marguerite m’envahit avec une telle violence, — Roudolphine avait un fort beau corps et semblait exceptionnellement excitable, — que j’allai, avec la plus grande candeur, au-devant de ses vœux, ce qu’elle prit encore pour une preuve de parfaite innocence. Elle croyait m’apprendre quelque chose, et ce fut moi qui menai la danse.

Sa chambre était plus charmante qu’on ne peut l’imaginer ; elle comportait tout le luxe que peut concevoir l’un des principaux banquiers de Vienne, et tous les raffinements que souhaite un fiancé pour sa nuit de noces. C’est ici que Roudolphine avait été faite femme et elle me raconta dans les plus infimes détails, à moi qui n’étais qu’innocence avide de savoir, ce qu’avaient été ses expériences et ses sensations lorsque fut cueillie la fleur de sa virginité. Elle ne faisait plus mystère de son tempérament avide de volupté ; je la crus donc quand elle m’assura que, quelques mois encore après son second accouchement, elle n’avait éprouvé nul plaisir aux étreintes conjugales, alors très fréquentes, et que la jouissance ne s’était manifestée que peu à peu, plus tard, mais dès lors vite accrue. Aussi invraisemblable que cela m’ait alors paru, en raison de mon tempérament extrêmement sujet à cette excitation, autant je suis pourtant persuadée de sa véracité. La faute incombe souvent à l’époux quand il en termine trop vite après avoir pénétré, ne sachant pas éveiller les sens de la femme ou l’abandonnant à demi satisfaite. En tout cas, Roudolphine s’était dédommagée de ses privations initiales, car c’était une femme aussi charmante que désirable, et qui supportait mal que son mari la négligeât. Je ne vous raconte pas nos plaisanteries et privautés au cours de ces nuits dans son large lit anglais. Elle prodiguait ses ébats, ne se rassasiant pas de baisers et des mille attouchements de nos corps nus ; elle était capable de les savourer pendant des heures, sans se douter que, pour moi, c’était encore petite mesure, puisque je me bornais à faire semblant de permettre, de céder et de répondre pudiquement.

Nos rapports devaient vite devenir plus intéressants encore, car Roudolphine excellait à se dédommager discrètement des infidélités de son mari. Tout près de sa villa demeurait un prince italien qui vivait à Vienne où il faisait régler ses affaires financières par le mari de Roudolphine ; la grande fortune de l’un faisait de l’autre son obéissant serviteur. L’italien, la trentaine bien sonnée, paraissait d’extérieur sérieux, fier et d’une solide culture, mais en réalité dominé par une forte sensualité, et nanti en outre d’une exceptionnelle vigueur corporelle. Il ne connaissait qu’un but : la jouissance sous toutes ses formes, et qu’une loi : se préserver, avec une incroyable astuce, des suites de tous ses plaisirs. J’allais bientôt apprendre à connaître assez bien cet homme curieux, mais je me réjouis encore aujourd’hui qu’il ait trouvé à qui parler. Quoiqu’il soit souvent venu dîner ou prendre le thé quand le mari de Roudolphine venait nous voir à la villa, je n’avais pas le moindre soupçon de sa liaison très intime avec elle, tant il savait se dominer. Seul le hasard m’en rendit complice, car Roudolphine, elle aussi, s’était bien gardée de me mettre dans la confidence.

Les jardins des deux villas étaient aussi proches l’un de l’autre que les maisons elles-mêmes ; tandis qu’un jour je cueillais des fleurs, derrière une haie, je vis Roudolphine sortir un bout de papier d’une encoignure de l’enclos, le cacher dans son corsage et regagner sa chambre. Soupçonnant quelque aventure, je me glissai sur ses pas, et par la fenêtre, la vis lire avec attention le billet, le brûler aussitôt à la flamme d’une allumette et s’asseoir à sa table sans doute pour écrire la réponse. Pour la rassurer, je regagnai vite ma chambre, me mis à chanter à voix haute comme si j’étudiais, mais m’assis de façon à pouvoir observer, par la fenêtre, l’endroit d’où elle avait extrait le billet. Je ne m’étais pas trompée dans mes suppositions. Roudolphine se montra bientôt dans le jardin, se promenant d’un air détaché le long de la clôture, jouant avec des feuilles ; elle y cacha sa réponse avec tant d’adresse que moi-même ne m’en aperçus pas, mais fixai du mieux possible en ma mémoire l’endroit où elle s’était le plus attardée. Dès qu’elle eut regagné sa chambre, — où je sus bientôt qu’un visiteur, venu de Vienne, la retenait, — je m’en fus au jardin et trouvai sans peine le papier caché derrière des feuilles, dans une fente de la clôture. Enfermée dans ma chambre, je lus :

« Pas aujourd’hui ; Pauline dort dans ma chambre. Demain, je me débarrasserai d’elle, en prétextant que j’ai mes règles. Je ne les ai pas pour toi ! À demain donc, comme d’habitude, à onze heures. »

Le billet était en italien, et d’une écriture contrefaite. Vous pouvez me croire si je dis qu’aussitôt je devinai tout. Mon plan fut bientôt dressé ; je ne remis pas le billet à sa place ; cette nuit-là, le prince viendrait et nous surprendrait au lit. Ainsi, moi, si candide, je connaissais leur secret, et je pouvais prévoir que je ne m’en tirerais pas sans quelque profit.

À vrai dire, je n’avais aucune idée de la façon dont le prince parviendrait jusqu’à la chambre de Roudolphine. Dès le déjeuner, nous avions convenu que nous passerions encore cette nuit ensemble, — ce pourquoi elle avait dû décliner la visite du prince ; — mais, en prenant le thé, elle me fit comprendre que nous ne dormirions pas ensemble la semaine suivante, parce qu’elle sentait approcher le moment de ses règles. La maligne croyait ainsi m’égarer, mais c’est moi qui, déjà, la tenais ! Pour le moment, il ne s’agissait plus que de l’amener à s’endormir avant onze heures, sinon elle trouverait peut-être un moyen d’empêcher la surprise attendue au moment où le prince viendrait. J’insistai donc pour qu’on se mette tôt au lit et je fus si détendue et si continûment caressante, qu’elle s’endormit enfin, épuisée. Nos poitrines accolées, ses jambes entre les miennes, nos mains entrecroisées à la source des joies d’autrui, elle reposait, endormie, tandis qu’éveillée, j’étais tout attente. J’avais soufflé la lampe, aux aguets, anxieuse de savoir si ma ruse réussirait. Soudain, j’entendis dans l’alcôve qui servait de garde-robe un léger craquement du plancher, le frôlement de pas précautionneux ; puis la porte s’ouvrit, j’entendis quelqu’un respirer, se déshabiller, s’approcher du lit, du côté où Roudolphine dormait, et je fus alors sûre d’avoir réussi. Je fis naturellement semblant de dormir d’autant plus profondément. Le prince — car c’était bien lui — souleva la couverture et s’allongea à côté de Roudolphine qui, effrayée, s’éveilla aussitôt, tandis que je la sentais trembler de tout son corps.

Ce fut alors la catastrophe. Il voulut aussitôt s’emparer du trône si souvent conquis déjà ; elle l’en écarta et, en sourdine, lui demanda s’il n’avait pas reçu sa réponse. À l’endroit qu’il souhaitait atteindre, il trouva ma main et ma cuisse. Je poussai un cri, ne sus, apparemment, me dominer, me mis à trembler et frissonner, me collai à Roudolphine et n’éprouvai pas un mince plaisir en imaginant l’effroi que tous deux durent ressentir en m’entendant crier. Le prince, ainsi découvert, ne sut réprimer un juron en italien et Roudolphine fut mal inspirée lorsque, se rendant compte de la situation, elle voulut me faire croire que son mari lui faisait une visite inattendue. Sur un ton dégagé, je lui fis des reproches ; n’avais-je pas reconnu la voix, et Roudolphine n’avait-elle pas aventuré ma jeunesse et ma pudeur dans une situation épouvantable et sans issue ?… Elle avait perdu toute sa présence d’esprit, et ne savait plus que dire ni faire. Le prince, lui, en parfait « galant homme », se rendit vite compte de la situation et constata qu’il n’avait plus rien à perdre, mais que peut-être il y trouverait un attrait accru. C’est aussi ce que j’avais attendu de lui, ce sur quoi j’avais basé mes plans.

Avec d’aimables plaisanteries, qui rendirent aussitôt moins épineuse la singulière aventure, il se hâta de fermer les portes de la chambre et d’en retirer les clefs, puis s’installa dans le lit entre nous deux. Des excuses, explications et reproches s’ensuivirent qui, à vrai dire, ne surent que nous convaincre qu’il n’y avait plus moyen d’y rien changer et que, tous trois, nous devions être également discrets pour éviter les désagréables conséquences d’un tel concours de circonstances inexplicables. Chacun des mots du prince rendait courage et confiance à Roudolphine et, tout en sanglotant mes reproches, je l’amenai à reconnaître qu’il ne lui restait rien de mieux à faire que de m’associer à ses jeux, m’en rendre complice. Vous le voyez, Marguerite ne m’avait pas pour rien raconté son aventure à Genève ! Ma situation à Baden était en somme la même, mais pourtant différente, le prince ignorant, tout autant que Roudolphine, qu’ils n’étaient que marionnettes entre mes mains.

Elle ne fit plus mystère de sa longue liaison avec le prince, qu’elle mit aussi au courant de ce qu’elle faisait avec moi comme de ce que moi, petite innocente, j’avais accepté d’elle ; elle lui dit même que je brûlais d’envie d’être mieux informée de certaines choses. Je vis qu’à ces descriptions l’ardeur du prince s’enflammait davantage ; plus j’essayais de faire taire Roudolphine, plus elle décrivait avec animation ma curiosité, ma sensualité que seule entravait la pudeur, et mes charmes cachés. Je m’aperçus aussi que le prince ne restait pas oisif et le sentis insérer ses genoux entre les jambes de ma voisine pour arriver, de côté, à son but sans monter sur elle, car de temps à autre, ses jambes touchaient les miennes. Tandis que je sanglotais mais, ce faisant, brûlais de curiosité, Roudolphine continuait de parler, mais de façon toujours plus entrecoupée, par suite des gestes du prince. Elle aussi commença à s’agiter et, le moment de l’extase approchant chez elle, voulut m’associer, par sa main, à leur commun plaisir ; loin de m’y opposer, j’y trouvai agrément, tout en affectant de ne pas m’en rendre compte. Mais je sentis soudain une seconde main s’égarer là où Roudolphine s’affairait ; ce que je ne voulus pas tolérer, afin de ne pas sortir de mon rôle. Aussi me retournai-je, indignée ; mais, parce que Roudolphine, ayant trouvé sur ce sentier interdit la main de son amant, avait aussi retiré la sienne, je me trouvai réduite à moi-même et dus, sans me faire remarquer, mener toute seule à bonne fin ce qu’avaient entrepris mes deux compagnons de lit !

À peine eus-je tourné le dos que, sous l’effet de la jouissance croissante, tous deux parurent perdre toute retenue. Le prince s’élança, se précipita sur Roudolphine en proférant les mots d’amour les plus tendres ; ouvrant largement les jambes et soupirant de volupté, elle accueillit enfin le visiteur dans une position naturelle. Aux secousses du lit, je ressentais chaque poussée, ce qui me rendit envieuse. Bien que je ne pusse rien voir, le tableau se présentait nettement à mes yeux ; il m’enflamma si violemment qu’au moment où tous les deux, soupirant, hoquetant et crispés, s’inondèrent l’un l’autre, un fleuve ardent et brûlant jaillit de moi avec une abondance exceptionnelle, me faisant presque perdre conscience.

Après la pratique, — et un peu de repos, — vint la théorie. Je ne sais si ce fut exprès ou par hasard, mais le prince, d’abord allongé sur Roudolphine, était retombé entre nous deux ; toutefois, il s’abstenait de tout geste qui eût pu m’effaroucher ou m’effrayer. Je savais bien que ma force, ma supériorité à l’égard du couple surpris, était au prix de mon silence ; je voulais attendre et voir quels moyens tous deux emploieraient pour rendre leur complice inoffensive. Ils s’y essayèrent d’abord à tour de rôle, et de fort diverse façon. Roudolphine me démontra d’abord que, visiblement négligée par son mari qui tentait ailleurs sa chance, — ne m’avait-il pas importunée, moi aussi ? — elle avait parfaitement raison de se dédommager dans les bras d’un cavalier aussi aimable, bien élevé et, avant tout, si discret. Dans la fleur de l’âge, elle pouvait et voulait d’autant moins se priver des ravissements les plus doux de ce monde que les médecins lui avaient conseillé de ne faire à son tempérament nulle violence. Ne savais-je pas, par elle-même, combien ce tempérament était vif, de même qu’elle savait, par moi, que je n’étais nullement indifférente à l’amour malgré la crainte que m’inspiraient ses suites ? Elle voulut alors raconter nos jeux, ce même soir, avant que le prince l’ait surprise de si énigmatique façon. Je voulus la faire taire et tendis la main vers elle, par-dessus le corps du prince ; il s’en saisit pour l’embrasser, avec douceur mais non sans impétuosité.

C’était son tour de parler : rôle difficile, car il devait peser chaque mot pour ne point blesser Roudolphine ; mais le ton de sa voix m’indiquait assez qu’il tenait bien plus à me conquérir fort vite qu’à ménager la bonne humeur de Roudolphine, contrainte de consentir à tout pour ne point s’exposer au péril que son secret, si bien caché jusqu’alors, se trouvât découvert. Je ne sais plus tout ce qu’il dit pour me calmer, s’excuser et me démontrer que je n’avais rien à craindre de lui ; je sais seulement que la chaleur de sa nudité m’enivrait, que sa main caressa d’abord mes seins, tout mon corps et finalement le centre de ses désirs et des miens, ce qui me mit dans un état indescriptible. Par décence, je résistai d’abord, mais en vain ! À ses baisers seulement je m’opposai, sinon il eût vite remarqué que je brûlais d’envie de les lui rendre. Je débattis en moi s’il ne valait pas mieux en finir avec toute cette comédie et m’abandonner, sans plus de façons, à des circonstances si impératives. Mais c’était perdre mon avantage sur les deux coupables, renoncer à mener le jeu de ces marionnettes et surtout j’eusse risqué d’être engrossée par ce mâle si vigoureux et passionné ; n’avais-je pas vu avec quelle impétuosité il en avait terminé avec Roudolphine ? Entré chez moi en vainqueur, il ne se serait certainement pas contenu ; ni mes prières, ni mes discours, ni même ma réserve n’y eussent porté remède et j’ignorais même si je saurais, moi, me retenir au moment décisif.

Toute ma carrière d’artiste était en jeu ; je restai ferme, ne répondant pas à ses gestes et n’opposant de résistance sérieuse qu’au moment où il fit mine de requérir plus que l’amusette. Roudolphine ne savait plus que me dire, que faire de moi, mais sentait bien que ma résistance devait être brisée cette nuit encore, sinon elle n’aurait pu, le lendemain, affronter mon regard. Pour m’exciter, — ce qui était vraiment superflu, — elle approcha de moi sa tête, m’embrassa sur la bouche, puis sur les seins et finalement entre les jambes, rivant ses lèvres à l’entrée du temple encore inviolé, s’adonnant à un jeu si excitant que je lui en laissai pleine liberté. Le prince, qui s’était écarté pour qu’elle s’approchât, la laissait agir, à genoux près de moi, m’embrassant lui aussi avec une extrême ardeur, de sorte que ses baisers et ceux de Roudolphine me couvraient littéralement du haut jusqu’en bas. Je ne résistai plus puisque l’essentiel était ainsi hors d’atteinte ; il s’empara alors de ma main qu’il mena vers son sceptre, ce que j’affectai d’agréer ; mais il me fallait l’atteindre entre les cuisses de Roudolphine agenouillée et je constatai qu’il était, de son autre main, occupé là où, peu auparavant, s’était trouvé ce sceptre que je tenais maintenant en main et que, me laissant guider par lui, je devais caresser, enserrer et comprimer. Jeu compliqué, mais plus excitant que je ne saurais dire ; je n’avais qu’un regret, qu’il fasse sombre, car c’est un spectacle dont l’œil aussi doit jouir.

Je sentais Roudolphine frémir et frissonner ; à force de m’embrasser et me sucer, tandis que la main du prince la caressait, elle éprouvait à nouveau le désir, car elle se tendit et se pâma soudain si vivement que le prince, se redressant, prit une position que je ne connaissais pas encore ; il se pencha sur elle par-derrière et, dans cette position, pénétra en elle. Au moment où il s’était levé, j’avais naturellement retiré ma main ; il la ressaisit pour la guider, ce nonobstant, là où il s’unissait le plus intimement à elle. Il enseigna alors à ma main un geste dont je n’avais pas encore eu l’idée, mais qui leur convenait à tous deux. Je devais tantôt enserrer son poignard à la base, tantôt chatouiller la gaine où il devait s’enfoncer. Je simulai la réticence, mais ne demandai qu’à m’instruire et comme Roudolphine m’embrassait et me suçait avec une passion croissante, tandis que sa volupté s’accentuait, il faut croire que nous atteignîmes tous trois au même instant l’extase suprême. Ce fut un élan enivrant, mais une telle tension que, tous trois, demeurâmes ensuite un quart d’heure, allongés, comme inanimés. Nous avions tellement chaud, en cette nuit d’été, que nous n’y tenions plus, même sous la légère couverture, et nous nous écartâmes l’un de l’autre, autant que le permettait le lit. Enfin reposés, après le feu de l’action, la froide raison reprit ses droits.

Le prince commenta calmement la situation surgie du hasard, comme s’il eût convenu avec nous d’une partie de campagne. Se fiant à la loquacité de Roudolphine, il se donna peu de peine pour me convaincre, se contentant de réfuter ma crainte des conséquences de l’amour. La docilité de ma main, le plaisir que révélaient les battements de mon cœur et le frémissement de mes cuisses après les caresses linguales de Roudolphine au foyer de ma féminité, tout cela lui prouvait que, quant à la chose elle-même, il ne se heurterait plus à de grandes difficultés ; mais il devait me prouver l’absence de péril, ce qu’il essaya avec toute l’adresse d’un parfait homme du monde et expert en ses plaisirs. Il s’en remit au temps pour obtenir une victoire d’avance certaine et ne me demanda pas même de répéter une si belle nuit. Vers une heure du matin, il dut nous quitter ; le jour se lèverait bientôt et, à la certitude et au secret de sa jouissance, il en sacrifia la durée et la commodité. Nos adieux furent un singulier mélange de tendresses et de réserve, de plaisanteries, de gestes intimes ou de refus.

Lorsqu’il fut parti sans encombre, Roudolphine n’avait pas plus envie de s’expliquer davantage que moi de me confier déjà à elle. Nous étions toutes deux si lasses et émues que nous nous endormîmes aussitôt pour nous réveiller tard. Nos explications n’en furent alors que plus rapides. J’affectai d’être inconsolable d’être ainsi tombée aux mains d’un homme, et offensée de ce qu’elle l’ait informé de nos plaisirs secrets. Elle ne se rendit pas compte de la satisfaction que j’éprouvais toujours à me laisser consoler et rassurer par elle.

Je refusai, naturellement, de dormir avec elle la nuit suivante ; pareille aventure ne devait pas se reproduire ; j’ajoutai que je ne laisserais plus mes sens me jouer pareil tour, à l’encontre de mes convictions, que je dormirais donc seule, et qu’elle devait se garder de me croire disposée à accorder au prince ce qu’elle-même lui accordait ; mariée, elle pouvait, à la face du monde, apparaître enceinte, ce qui serait une catastrophe pour moi, artiste et exposée à mille regards.

Comme je m’y attendais, elle sortit alors l’argument des mesures de sécurité, bref, elle voulut me persuader de m’en remettre entièrement au prince et me laissa prévoir des heures du bonheur le plus serein. Je lui donnai l’impression que ses descriptions n’avaient pas été sans effet, mais persistai dans mon attitude timide et craintive.

Vers midi, le prince fit à Roudolphine une courte visite, une visite de convenance, qui était aussi à mon intention ; mais je prétextai un malaise et ne me montrai pas. J’escomptais avec d’autant plus d’assurance que tous deux concerteraient les moyens de vaincre ma résistance et de faire de moi la compagne sûre de leurs relations secrètes. Et, puisque je ne voulais plus coucher avec elle, ils devraient imaginer le moyen de me surprendre dans ma chambre.

L’après-midi et le soir, Roudolphine ne parla plus de la nuit précédente, mais elle m’accompagna dans ma chambre, renvoya la soubrette dès que je fus couchée, ferma elle-même la porte de l’entrée de façon qu’aucun domestique ne puisse accéder aux pièces menant à la mienne, puis s’assit au bord de mon lit et entama avec moi une conversation pour me persuader que tout pouvait être engageant, agréable et exempt de risques. Je fis semblant de ne pas deviner que le prince était déjà dans sa chambre, peut-être même derrière la porte de la mienne, épiant notre entretien pour n’entrer qu’au moment favorable. Mon sens avisé me disait qu’il ne pouvait guère en être autrement ; je n’avais donc qu’à céder adroitement et par étapes à son insistance persuasive.

— Mais, objectai-je, qui me garantit que le prince emploiera un de ces dominos tels que tu me les décris ?

— Moi, je te le garantis. Crois-tu donc que je lui permettrais, avec toi, plus que je ne lui ai permis pour moi-même ? Je prendrai soin qu’il n’apparaisse pas sans domino à pareil bal !

— Mais cela doit faire terriblement mal, tu sais. Il a lui-même guidé ma main et m’a obligée à sentir combien il est fort et dur !

— Au premier moment, peut-être te fera-t-il un peu mal, mais à cela aussi il y a remède ! Tu as de l’huile d’amandes et de la cold-cream dans ton nécessaire de toilette ; nous en enduirons le dangereux adversaire, pour qu’il entre plus facilement.

— Et tu es vraiment sûre que pas une goutte de ce suc dangereux ne pourra pénétrer et faire mon malheur ?

— Me serais-je, sinon, donnée à lui ? N’aurais-je pas, moi aussi, couru les pires risques d’une imprudence, alors que je me refusais à tous rapports avec mon mari ? C’est seulement après m’être réconciliée avec lui que j’autorisai le prince à des jouissances illimitées. Maintenant encore, je fais en sorte que mon mari me fréquente quand j’ai été avec le prince, et toujours dans les huit jours, pour qu’on ne puisse rien découvrir si je devais me trouver enceinte.

— Quelle effroyable pensée pour moi ! Et puis, cette honte de me livrer à un homme ! Je ne sais que faire. Tu me décris toutes ces choses si tentantes, et mes sens me donnent de si impérieux conseils, — que, toi, tu suis ! — que je ne voudrais pour rien au monde passer encore une nuit comme la dernière. Je sens trop bien que, malgré toute ma gêne et mes inquiétudes, je n’aurais plus la force de résister. Tu as raison, le prince est aussi aimable que bel homme ; tu ne peux t’imaginer quels sentiments se sont éveillés en moi lorsque j’ai entendu combien vous étiez heureux tous deux à mes côtés.

— Moi aussi, j’ai éprouvé un double plaisir lorsque je t’ai fait jouir, — même incomplètement, — au moment même où, chez moi, la jouissance atteignait son sommet. Je n’aurais jamais cru qu’une jouissance à trois pût être aussi excitante que je l’ai éprouvé hier. Certes, j’avais déjà lu cela, mais les descriptions m’en paraissaient exagérées. Si répugnante me paraisse la pensée qu’une femme peut s’abandonner à deux hommes, je trouve charmant, irrésistible, qu’un homme discret et compréhensif se consacre à la fois à deux femmes, dans le cas où, bien entendu, ce sont deux vraies femmes, comme nous deux. Mais il ne faut pas que l’une soit plus timide et pudique que l’autre ; et c’est encore là, ma douce petite Pauline, ton tort.

— Quelle chance que ton prince ne soit pas là, à épier notre conversation ! Je ne saurais plus comment lui résister s’il savait à quel point tes paroles m’ont embrasée ! Tâte donc combien je suis brûlante ici, et comme ça me démange !

Ce disant, je me découvris, écartai les jambes et me tournai de façon qu’aucun détail n’échappe à quiconque eût regardé par le trou de la serrure. Si le prince était là, il fallait qu’il vienne. — Et il vint !

Homme du monde, et riche en expériences, il sentait que toute parole serait superflue, qu’il devait vaincre d’abord, après quoi on aurait le temps de s’expliquer. Le comportement de Roudolphine me montra qu’elle avait tout convenu et préparé avec lui. Je voulus me réfugier sous les couvertures, elle les enleva ; je voulus pleurer, elle m’étouffa de ses baisers, tout en riant. Mais, alors que je m’attendais à voir enfin comblée ma longue attente, je n’avais pas compté avec la jalousie de Roudolphine ; contrainte de faire de moi sa complice et inquiète que son plan échoue au moment critique, elle ne voulait pourtant pas m’accorder la primeur des joies de cette heure. Avec une rouerie que je lui enviai, mais que je ne pouvais contrecarrer sans sortir de mon rôle, elle expliqua au prince que j’avais consenti et étais prête à tout, mais que je voulais encore me persuader de la parfaite innocuité du moyen auquel on allait recourir et que, par amitié pour moi, elle se prêtait à une expérience devant moi. La mine du prince me prouva qu’il ne s’attendait pas plus que moi à pareille offre et qu’il eût préféré me présenter d’abord ses hommages ; mais, qu’objecter à cette offre ? De la poche de sa robe de chambre, Roudolphine extirpa quelques vessies, en gonfla une pour me prouver qu’elle était parfaitement étanche, l’humecta puis en revêtit le prince, tout en plaisantant et le caressant. Puis, vive comme l’éclair, elle se déshabilla, s’allongea sur le lit près de moi, attira le prince sur elle et m’invita à tout observer bien attentivement pour me libérer de ma crainte insensée.

Je vis tout, en effet ; je vis le ravissement de ces deux êtres, beaux à regarder, je les vis, lui, dans sa force, elle, dans son voluptueux abandon ; il pénétrait en elle, qui venait à sa rencontre, oublieux de ce qui les entourait, leur extase croissant à chaque effort, jusqu’au spasme noyé de frissons et de soupirs. Roudolphine n’écarta pas les jambes pour le laisser se dégager avant d’avoir tout à fait repris ses esprits, elle sortit alors le domino, rayonnante de plaisir, et me montra, d’un air triomphant, que pas une goutte n’avait pu en sortir. Elle se donna une peine infinie pour m’instruire de tout ce que j’avais appris déjà par Marguerite, sans avoir su me procurer cet objet que, sinon, j’eusse contraint Franzl d’employer. Elle débordait de la satisfaction de m’avoir démontré ses droits de préséance, alors que le prince, ce soir-là, aspirait visiblement à déguster un autre plat et qu’elle avait su obtenir ses prémices. Mais je me promis d’avoir plus tard ma revanche. Le prince était extrêmement aimable. Loin de mettre à profit ses avantages, il nous traita toutes deux avec une extrême tendresse, ne prenant que ce qu’on lui offrait, commentant avec une ardeur convaincante l’heureux hasard qui lui avait ménagé la connaissance de deux femmes aussi charmantes et décrivant avec les couleurs les plus plaisantes les relations ainsi inaugurées entre nous. Il fit de la sorte passer le temps nécessaire pour qu’il reprenne ses forces, car il n’était plus tellement jeune et savait les ménager devant les plus fortes tentations.

Le moment était enfin venu ! Il me conjura de lui faire pleine confiance et d’affronter la souffrance probable. Roudolphine fit avec un soin tout espiègle la toilette du triomphateur ; l’emploi que j’avais fait antérieurement du godmichet de Marguerite m’avait fait déjà perdre ce que les hommes apprécient tant de conquérir ; il me fallait faire pourtant honneur au privilège qu’escomptait le prince… Au demeurant, ayant consenti au jeu et à intervenir en tierce, j’affectai de renoncer à toute fausse pudeur et agréai tous les vœux des deux partenaires. Roudolphine me fit allonger sur le lit, la tête contre le mur, les jambes pendant sur le rebord du lit, largement écartées, un pied sur la table de nuit, l’autre sur le dossier d’une chaise. L’œil en feu, le prince contemplait les trésors déployés à son regard, et que je tentais en vain de cacher d’une main. Il l’écarta par des baisers brûlants et inclina sa lance, en quête de l’orifice. Sans brutalité, avec de douces caresses, il parcouru tout ce vestibule de sa pointe enduite de pommade ; Roudolphine observait tous ses mouvements d’un œil avide. Il dirigea ensuite sa lance vers le bas, vers la fente proprement dite, pour l’y insinuer avec autant de ménagements que possible. J’avais jusqu’alors ressenti une agréable démangeaison, mais aucune vraie jouissance. Maintenant, cela faisait mal et je commençai à gémir. Roudolphine m’encourageait, me suçait les seins, tâtant l’endroit où le prince tentait d’entrer, et me conseilla de lever les cuisses le plus possible. Mécaniquement, je suivis son conseil et le prince fonça avec une telle vigueur qu’il pénétra plus qu’à demi, mais je poussai un cri de douleur et me mis à pleurer pour de bon. Je me laissai pourtant faire, comme l’agneau qu’on immole, résolue que j’étais à en finir. Le prince allait et venait, lentement, mais je le sentais à l’étroit en moi ; un muscle, une membrane, je ne sais quoi lui faisait obstacle. Roudolphine m’avait mis un mouchoir sur la bouche pour étouffer un autre cri. Je le mordis, résignée, jusqu’à ce qu’un liquide dégoulinât le long de mes cuisses. Roudolphine regarda et s’exclama : « Du sang ! du sang ! Cher prince, bravo pour une si belle virginité ! » À peine le prince, jusqu’alors si modéré dans sa progression, eût-il entendu ces mots, qu’il sembla renoncer à tous ses égards et s’enfonça si fort que je sentis nos toisons se confondre. Cette fois, il m’avait fait moins mal qu’au premier élan ; le plus douloureux de l’opération était passé, mais je ne saurais dire que mon attente ait été satisfaite. Je vis mon vainqueur se passionner davantage et sentis en moi quelque chose de chaud, puis me rendis compte que le membre durci s’amollissait et ressortait, mais je mentirais si je parlais ici de plaisir. D’après les récits de Marguerite et mes propres essais, et surtout d’après le spectacle de mes parents, je m’étais représenté tout autrement la jouissance finale. Je trouvai surtout du plaisir à l’idée que ma ruse et mes calculs aient si bien réussi.

Tandis qu’il me parut préférable de simuler un évanouissement, j’entendis le prince s’exclamer sur les signes indubitables de ma virginité ; mon sang avait effectivement taché le lit, et aussi sa robe de chambre. C’était plus que je ne pouvais escompter, après mes propres essais sur moi-même, notamment avec le godmichet. Entre cet objet et la virilité du prince, sans doute y avait-il encore une différence ! Ce n’était pourtant point là mon mérite, mais un heureux hasard ; aussi bien ce qu’on appelle le dépucelage est-il une chimère. J’en ai beaucoup discuté avec des femmes, et entendu les témoignages les plus contradictoires. Beaucoup de jeunes filles sont ainsi conformées qu’il n’est nullement question de résistance à la pénétration de l’homme. D’autres, bien qu’elles aient souvent joui, restent si étroites que toute répétition a, pour l’homme, l’attrait de la primeur. En outre, il est facile de tromper l’homme qui croit à la sagesse de la fille. Pour l’induire en erreur, elle n’a qu’à attendre ce moment qui se représente régulièrement… Elle se retire, se retourne et gémit un peu, et l’infortuné vainqueur jure qu’il a été le premier, aveuglé qu’il est, même s’il sait voir, par des traces de sang d’une tout autre origine…

Mais il était temps que je revienne à moi ! J’en avais fait à ma guise ; il m’importait maintenant de jouir, sans oublier mon rôle de fille séduite. L’essentiel était consommé, la glace était rompue. Pour le prince et Roudolphine, il en restait ce charme assez singulier d’avoir à me consoler, sinon à m’instruire encore, persuadés qu’ils étaient d’avoir initié une novice ! Ils se dévêtirent et s’allongèrent à mes côtés, le prince entre nous deux. On tira les rideaux épais, et alors commença un jeu des plus excitants. Le prince eut l’honnêteté de ne pas user des grands mots d’amour, d’aspirations, d’attente langoureuse. Il n’était que sensuel, mais avec raffinement, sachant certes que la jouissance est accrue quand des gestes délicats la pimentent. J’affectais encore d’avoir été malmenée, mais je compris assez vite ce qu’on voulait m’enseigner. Ses deux mains s’affairaient chez nous, les nôtres chez lui. Plus les baisers devinrent savants, plus les mains s’enhardirent, plus notre sang bouillonnait et plus nos nerfs frémissaient de volupté. Quel rare plaisir que d’embrasser un tel homme ! Il eût été de pierre s’il ne s’était enflammé à nouveau. Mais d’avoir déjà deux fois éjaculé l’apaisait. Il cherchait son plaisir, à tour de rôle, chez Roudolphine, puis chez moi, chez moi toutefois pas avant de s’être minutieusement lavé. Il était sans doute assez sûr de lui pour me donner sa parole d’honneur que je pouvais m’aventurer sans domino, du fait qu’il était plus calme et parfaitement maître de ses élans ; mais je ne pouvais renoncer trop vite au rôle où jusqu’alors j’avais excellé. Il dut donc commencer par Roudolphine qui, deux ou trois fois, se pâma avant qu’il ait perdu sa vigueur ; après quoi, toilette faite, il pénétra encore en moi. Je ressentis encore, il est vrai, quelque douleur, mais l’impression de volupté s’accrut ensuite de façon indicible et, pour la première fois, j’éprouvai une satisfaction totale. Pour me démontrer sa parfaite maîtrise, il n’acheva pas en moi, mais se retira sans épanchement, tandis que je sombrai, de ravissement, à demi évanouie. Il se débarrassa du vêtement protecteur et se rua sur Roudolphine, toute tendue vers la volupté ; elle me fit m’accroupir au-dessus de son visage, de façon à pouvoir me sucer et me déguster à l’endroit que le prince venait de mettre en ébullition. Bien entendu, je me fis d’abord prier ; cependant, d’un linge humide, je rafraîchis l’objet de ses vœux et, bientôt, nous composâmes un groupe des plus gracieux. Tandis que le prince s’installait dans Roudolphine, j’étais accroupie, jambes écartées, au-dessus de son visage, de sorte qu’ayant la tête à plat, sans oreiller, au niveau du corps, elle disposait, pour sa langue, d’un ample domaine ouvert à ses jeux. Toute nue, — le prince, dans sa fougue amoureuse, m’ayant dépouillée de ma chemise, — j’étais assise face à ce beau mâle qui, serrant sur soi mes seins, m’embrassait sans arrêt. Leurs deux langues ranimèrent ainsi l’ardeur à peine éteinte et je m’enflammai derechef. La volupté croissante rendait mes baisers plus passionnés ; je m’abandonnai à cette excitation et le prince m’assura qu’il n’avait jamais encore été si heureux !

Je me sentis fort envieuse, au moment où je vis approcher le moment critique chez lui, à l’idée que le flot divin s’épancherait en Roudolphine ; aussi fis-je semblant de perdre connaissance, tant je me pâmais, que je tombai de côté de tout mon poids ; j’avais si bien calculé mon geste que je désarçonnai le cavalier de Roudolphine à l’instant final. En tombant, je vis se séparer les deux organes jusqu’alors si intimement associés. Comme c’était fougueux et d’un rouge ardent chez lui, vaste et béant chez elle ! Ma chute les avait décontenancés ; ne pensant plus à parachever leur jouissance, ils eurent d’abord souci de me venir en aide. J’avais atteint mon but et ne me fis pas longtemps prier avant de reprendre connaissance. Je ne fis nul mystère de la satisfaction que j’éprouvais à être ainsi initiée aux mystères de l’amour, mais me refusai à une jouissance encore prolongée, que je n’eusse pu supporter. Le prince voulut me prouver qu’il était capable de renoncer au spasme final si nous deux ne voulions pas le partager et nous proposa d’attendre, de nous deux, son entière satisfaction.

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, mais Roudolphine, déchaînée, fut aussitôt d’accord. Le prince s’allongea, tout nu, sur le lit et je dus, à l’exemple de Roudolphine, m’employer, de la main, à susciter le jaillissement de la fontaine merveilleuse. Tandis que j’embrassai le prince et que ma main taquinait le réceptacle de son baume miraculeux, Roudolphine prit dans sa bouche la pointe de sa hampe. Finalement, le jet écumeux jaillit, nous inondant tous trois. À cet instant, j’aurais bien voulu prendre la place de Roudolphine et aspirer ce suc chaud d’une fascinante clarté, mais ne demeurais-je pas encore fort peu expérimentée ? Il me fallait encore apprendre tout cela !

Vous concevrez, certes, qu’on n’oublie pas cette nuit incomparable.

Bien avant l’aube, le prince prit congé de nous, et nous dormîmes, enlacées, jusqu’à midi.


CHAPITRE VII

SEULE !

Après nous être remises, par un long et réconfortant sommeil, des fatigues de la nuit, nous prîmes ensemble, Roudolphine et moi, notre déjeuner ; il ne lui restait plus qu’à se confesser, c’est-à-dire me raconter l’histoire de son ménage, puis, en détail, sa liaison avec le prince.

Ce ne fut guère que l’histoire de toute femme extrêmement disposée aux satisfactions sensuelles, mais que néglige son mari. Le prince, grâce à une expérience amassée dans le monde, avait vite deviné le secret de ce ménage ; il ne pouvait ignorer longtemps le tempérament voluptueux de Roudolphine.

Aussi, lui-même ardent et passionnément sensuel, tout en se masquant sous une apparence de froideur, et en évitant soigneusement de se compromettre, l’avait-il approchée avec prudence, mais de façon peu ambiguë, faisant apparaître l’humeur volage du mari comme une excuse fort valable à l’infidélité qu’elle commettrait peut-être…

Entraînée par son tempérament ardent, elle lui avait cédé, cherchant ainsi à se venger et à se dédommager de la froideur de son époux. Aussi bien ce désir de vengeance est-il l’un des motifs les plus efficaces pour décider les femmes mariées à l’adultère, encore qu’elles l’avouent rarement !

Roudolphine, au demeurant, m’avoua qu’elle n’aimait pas le prince, — elle était pourtant jalouse, je pus ensuite le vérifier, non de sa tendresse, mais de ses faveurs, — et le prince était, après son mari, le seul homme auquel elle ait appartenu.

Je l’en crois ; elle devait ménager la jalousie de son mari, et aussi sa propre réputation, encore intacte, double motif de veiller au choix de ses relations. Sinon par attachement pour elle, — car ses sentiments à lui étaient à peu près au point zéro, — du moins par fierté, son mari n’eût pas admis chez sa femme un comportement qui l’eût exposé au ridicule.

Dans ces conditions, je ne doute pas non plus que le prince ait été le seul homme avec qui Roudolphine partageait les faveurs réservées à son mari, mais je ne crois pas non plus me tromper en admettant qu’avant de connaître le prince elle eût été une proie aussi facile pour tout autre séducteur, pour peu que l’occasion, qui est la plus parfaite entremetteuse en ce monde, lui eût été propice.

J’écoutais donc avec un vif intérêt les aveux de Roudolphine, bien que leur récit n’eût rien comporté d’exceptionnel ; j’ai toujours été attentive à de tels épanchements confiants des personnes de mon sexe, ne négligeant jamais l’occasion de les provoquer, par ma ruse ou à la faveur de quelque surprise quand mes amies n’étaient pas d’elles-mêmes enclines à m’ouvrir leur cœur et à m’initier aux mystères de leur façon de penser ou de sentir.

Des indications de cette nature m’intéressent psychologiquement ; elles étendent ma connaissance du monde et des êtres, me montrent souvent la vie sous un nouvel aspect et confirment généralement la phrase que je me plais à répéter : « Notre vie sociale repose sur des apparences ; elle comporte une double morale, celle qu’on affiche devant le monde et celle qu’on pratique entre quatre yeux. »

Et, de fait, que d’expériences j’ai déjà faites à ce point de vue, malgré mon jeune âge ! D’abord mon père, sérieux et digne, et ma pudique mère, que j’ai surpris en un rare moment d’ivresse sensuelle ardente, à l’instant même de leur voluptueuse extase. Puis, Marguerite, vive et gaie, mais, en tant que gouvernante de ma jeune cousine, parlant sans cesse de convenances et de morale ; quels aveux ne m’a-t-elle pas faits, quand je l’écoutais, bien jeune encore, avant de voir, de mes propres yeux, comment elle se procurait par elle-même un mince équivalent des jouissances auxquelles elle aspirait ! Roudolphine enfin, cette élégante jeune femme qui se donnait à un homme autre que son mari pour éprouver les joies que ce dernier lui marchandait trop à son gré. Quant au prince, cet être en apparence si bien éduqué, d’une tenue de « diplomate », quelle vigoureuse sensualité résidait en lui ! Or tous, chacun dans son milieu, n’avaient-ils pas su confirmer leur réputation d’extrême moralité ? Le monde ne repose que sur de tels simulacres !

Eh bien ! j’avais atteint mon but en devenant la confidente de Roudolphine et du prince ; rien ne m’obligeait plus à la pruderie jusqu’alors affichée ; j’avouai donc ouvertement à Roudolphine, non sans une rougeur adroitement provoquée, que les jeux de la dernière nuit et les enlacements du prince m’avaient fait grand plaisir ; pour me remercier de cette confidence, Roudolphine m’embrassa affectueusement, en me serrant sur son cœur. Elle était encore ravie de m’avoir, par ses leçons, guidée dans les mystères de l’amour et procuré une jouissance qu’à vrai dire je devais moins à ses bons offices qu’à ma propre astuce.

Le soir, le prince ne se fit guère attendre ; il partagea assez également ses caresses entre elle et moi. Mais ma vanité me suggérait que, malgré cette apparente impartialité, le prince m’eût préférée à elle comme partenaire, ne serait-ce que parce que Roudolphine était pour lui une apparition familière, tandis que j’avais sans doute pour lui l’attrait de la nouveauté ; or, — ai-je besoin de vous le dire ? — le changement est l’épice du plaisir, autant pour les hommes que pour les femmes. Ce n’est pourtant pas encore cette fois que je pris ma revanche. De nouveau, Roudolphine obligea le prince à lui sacrifier les prémices de sa vigueur ; mais je dois lui rendre cette justice qu’il s’employa, de son mieux, de toutes ses forces, à me dédommager de cette privation. Mais à quoi bon vous raconter cette nuit en détail ? Je n’aurais d’autre solution que de me répéter, ce qui vous lasserait autant que moi, sans compter que votre imagination, associée à mes aveux précédents, vous met suffisamment en mesure de vous représenter vous-même ces scènes.

Indiscutablement, chaque femme est sensible au charme d’un premier amour avec un adolescent inexpérimenté ; elle peut lui prodiguer ses leçons, le guider pas à pas dans cette initiation aux doux mystères de son propre plaisir et jusqu’à ce qu’il en ait épuisé la coupe. L’espèce d’autorité que la femme peut, en pareil cas, affirmer envers l’homme a, pour sa vanité, quelque chose de flatteur ; il y a, pour toute femme, un charme indescriptible dans les caresses naïves, si maladroites soient-elles souvent, d’un homme sans expérience. Mais la femme n’éprouve la parfaite satisfaction de ses sens qu’aux bras d’un homme d’expérience, auquel sont familiers tous les secrets de la volupté, tous les moyens de la porter à son plus haut degré. Tel était le prince ; et, si vous n’oubliez pas qu’en dépit de sa vigueur physique il témoignait toujours d’une certaine délicatesse, ne brutalisait jamais la femme qui se donnait à lui et, tout en paraissant songer plus au plaisir de la partenaire qu’au sien, le doublait par là, vous pouvez au moins deviner le degré de voluptueuse satisfaction qu’il nous procurait en ces nuits dont je ne vous parle pas davantage.

Le dimanche suivant, le mari de Roudolphine vint, de Vienne, la voir comme il en avait coutume. Sur son vœu exprès, Roudolphine invita le prince à déjeuner. Je l’avais souvent vu dans leur maison de Vienne, mais, à Baden, il prenait soin de n’apparaître que rarement, de jour, pour ne point éveiller de soupçons. Moi-même, depuis que j’avais été initiée au secret de Roudolphine, je n’avais vu le prince que la nuit ; les choses étaient alors assez avancées entre nous pour qu’il n’ait aucune contrainte à s’imposer, mais puisse se laisser aller tout à sa guise.

Bien que je sache me dominer, et en sois consciente, je dois avouer que je ne vis pas sans quelque battement de cœur le prince accepter l’invitation et pénétrer dans la salle à manger ; je crois même qu’à sa vue une rougeur traîtresse me monta au front, contre mon gré. Mais le comportement du prince me calma vite et m’aida à dominer complètement mon propre embarras. Il salua Roudolphine avec cette discrète galanterie que semblaient autoriser ses relations avec le mari ; envers moi, il fut cérémonieux et conventionnel. À table, après les premiers verres de vin, il s’échauffa quelque peu, mais sans se départir d’une réserve qui était devenue sa seconde nature. Personne, nous voyant à table, n’aurait eu le moindre pressentiment de nos relations intimes. Le prince était d’une politesse recherchée, sans plus, avec une nuance de froideur aristocratique ; bref, à sa manière, quelqu’un d’assez remarquable. Il connaissait le monde et la vie, et savait toujours se dominer. Insensible à l’amour et, de ce fait, peu soucieux de tendresse, tout comme il en était lui-même incapable, il n’était en quête que de plaisir ; me rapprocher d’un tel homme, moi qui n’aspirais aussi qu’à la jouissance, sans avoir nulle envie de donner mon affection, devait, à mes yeux, m’être doublement bienvenu.

Nous prîmes le café au jardin ; le prince offrit son bras à Roudolphine ; j’eus celui du mari. Tandis qu’il s’écartait un moment avec le prince pour l’entretenir d’une opération bancaire, Roudolphine me dit son regret que la venue de son époux nous privât toutes deux de nos plaisirs nocturnes. Mais, si Roudolphine projetait ainsi de me condamner, pour cette nuit, à l’abstinence, cela ne concordait pas avec mes plans. Dès l’arrivée du mari, je m’étais résolue à avoir, cette nuit-là, le prince pour moi seule ; je n’étais embarrassée que quant à la façon de lui faire savoir que, si Roudolphine devait renoncer à son plaisir, j’escomptais d’autant plus vivement le mien. Or, le prince me glissa à l’oreille que je pouvais compter sur sa visite, malgré la présence du mari, si je pouvais lui faire tenir la clef de ma chambre. Une demi-heure plus tard, elle était entre ses mains.

Il ne se fit pas longtemps attendre ; peu après minuit, il entra dans ma chambre et je vécus, dans ses bras, des heures délicieuses. Il m’assura qu’à tous points de vue il me préférait à Roudolphine ; l’ardeur de ses baisers, la vigueur de ses caresses me montrèrent à suffisance qu’il n’avait, par cette affirmation, nullement visé à seulement flatter ma vanité féminine. Il se montra, pendant la nuit, si excité, si insatiable de caresses que, malgré tout le plaisir ressenti, je me trouvai, dès son départ, épuisée au point de sombrer aussitôt dans un profond sommeil dont Roudolphine seule me fit sortir en venant me réveiller.

Je vis aussitôt, sur la table de toilette, la montre du prince qui l’y avait oubliée ; Roudolphine aussi l’avait aperçue, ce qui suffit à me trahir et à lui apprendre avec qui j’avais passé la nuit ; le mystère de mon profond sommeil s’expliquait du même coup. Elle me reprocha vivement mon imprudence qui eût aisément pu la compromettre aux yeux de son mari. Mais je lui objectai calmement que je ne comprenais pas comment je pourrais la compromettre, étant donné que son mari, qui m’avait déjà courtisée, n’aurait nul droit de me blâmer de recevoir chez moi le prince. Mes raisonnements n’eurent pas, sur elle, l’effet désiré et ne dissipèrent nullement sa mauvaise humeur ; elle procédait bien moins de la crainte d’être compromise par moi que de sa jalousie ; elle m’enviait pour les ardentes caresses auxquelles son appétit sensuel n’avait pas trouvé de compensation suffisante dans les bras d’un mari frigide.

Le lendemain soir, lorsque reprirent nos ébats à trois, je vérifiai combien j’avais raison. Roudolphine mit tout en œuvre pour m’éliminer, pour s’imposer et, autant que possible, confisquer le prince à son profit. Mais j’eus ma revanche, je la pris lorsque Roudolphine eut ses règles, la loi juive suffisant à lui interdire tous rapports avec un homme. Le prince se consacra entièrement à moi, et ce, en sa présence, ce qui alimenta le feu de sa jalousie.

Même si elle n’aimait pas le prince, l’avantage apparent qu’il me témoigna devant elle déroutait sa vanité. Ceci étant, je ne fus guère surprise de sa froideur croissante à mon égard ; elle finit par me dire que les exigences de son foyer l’obligeaient à quitter Baden plus tôt qu’elle n’avait projeté. Par là, sans doute, elle mettait fin aux rapports entre le prince et moi, mais se privait aussi de sa compagnie, car elle ne pouvait se risquer à le recevoir dans sa maison de Vienne. Tant il est vrai que la jalousie conduisant à éliminer une rivale fait aussi admettre, même avec allégresse, la privation pour soi-même.

Entre femmes de ce qu’on appelle la bonne société, des situations aussi délicates que celle existant entre nous ne comportent aucun commentaire, et il n’y en eut pas entre nous. Néanmoins, je fis comprendre à Roudolphine que je m’expliquais son changement d’attitude par sa jalousie, ce qui ne contribua guère à ranimer ses sentiments d’amitié envers moi ; après avoir été si longtemps presque inséparables, nous nous quittâmes avec une froideur réciproque à peine masquée. Mais n’en est-il pas, finalement, toujours ainsi des pactes d’amitié liés entre femmes et jeunes filles ? L’amitié entre femmes, si intime soit-elle, résiste rarement aux premiers frimas qu’engendre la jalousie.

Je revins donc avec Roudolphine à Vienne, mais, n’y fréquentant plus que fort rarement sa demeure, je n’eus quasi plus l’occasion de voir le prince.

Ainsi se dénoua ma liaison avec lui. Aujourd’hui encore, je pense avec agrément à cet homme beau et spirituel qui, le premier, m’enseigna, sinon l’amour, au moins la volupté qu’une femme éprouve dans les bras d’un homme.

À vous, qui me connaissez, ai-je besoin de dire que la rupture, provoquée par Roudolphine, me fit profondément regretter cette liaison avec le prince ? Désormais, et parce qu’il ne me serait pas facile de trouver quelqu’un qui le remplaçât, je me trouvai réduite, en ce qui concerne certaines joies, à l’office de ma propre main.

Vous connaissez assez la vie des gens de théâtre pour savoir que les admirateurs, les hommages masculins ne me manquèrent pas. Il n’est pas de femme désireuse de faire des conquêtes qui soit plus favorisée que l’actrice ; sa beauté, son talent, déployé sur scène aux yeux de la foule, lui font une situation privilégiée, tandis qu’une autre femme trouve rarement l’occasion de se mettre en valeur dans le cercle familial, souvent fort étroit. En outre, une actrice a une vie publique, est parfois célèbre, et la vanité des hommes se satisfait volontiers de relations intimes avec une célébrité dont la gloire peut rejaillir, au moins par reflet, sur eux.

Il n’est donc nullement étonnant que chaque artiste connue se voie entourée d’admirateurs de tous les milieux, de toutes les classes sociales, des nobles titrés et des matadors de la Bourse jusqu’au tout jeune poète qui dépose timidement à ses pieds les premiers-nés de sa Muse, — tous assoiffés d’un regard, d’un signe de faveur de la belle. Mais où aurais-je trouvé, parmi tous ces hommes, celui dont j’avais besoin, prêt à satisfaire à mes désirs, à rester mon esclave sans s’arroger nulle autorité sur moi, me laissant toujours libre de rompre avec lui sans avoir à redouter ses indiscrétions ?

Seul un hasard exceptionnel m’eût aidée à pareille découverte, et le hasard ne me fut d’abord guère favorable.

Grâce à mes premiers succès, j’avais été engagée pour un an au théâtre de la Kaerntner-or. Mon contrat touchait à sa fin ; au moment de le renouveler, on me fit en même temps des « offres » pour Budapest et Francfort. Née Autrichienne, j’aimais Vienne, la belle et brillante ville impériale, et j’aurais sans doute préféré y rester, même avec des « gages » assez minces, si je n’avais reçu, à la même date, une lettre de mon père ; il m’informait de sensibles pertes qu’il venait, hélas ! de subir. Je lui devais de le remercier, par un geste concret, des importants sacrifices qu’il avait faits pour assurer ma formation d’artiste ; ce qui me fit accepter, comme étant la plus avantageuse au point de vue pécuniaire, l’offre de Francfort. C’est ainsi que, pour un an, je dis adieu à Vienne.


DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

CHASTE !

Peut-être serez-vous étonné, bien cher ami, de lire désormais des lettres différant fort de celles que j’ai jusqu’à présent écrites, tant par leur style, leur conception, leur philosophie et mes opinions, que par la diversité des sujets traités ? Ne croyez pourtant pas que, lasse d’écrire, j’aie trouvé un confident chargé de continuer mes Mémoires ; il faudrait que je connusse, en dehors de vous, encore quelqu’un à qui me confier, comme à vous, sans la moindre réserve ; ce qui n’est pas le cas. Il faut connaître les hommes bien exactement pour se risquer à leur confier ce qu’on pense, ce qu’on a pensé et ressenti ; je n’ai à ce jour pas encore trouvé un tel homme, parmi ceux surtout auxquels je me suis physiquement totalement donnée.

La différence, le complet changement de ton proviennent uniquement de ce que mon point de vue s’est adapté à mes expériences, tandis que je les rédigeais, du fait que je me reporte en pensée à la situation dans laquelle je me trouvais alors ; peut-être n’ai-je pas tort d’adapter mon style à ces situations variées.

Dans ma dernière lettre, je vous indiquais que j’avais accepté un contrat à Francfort, parce qu’il me semblait le plus avantageux des deux proposés. Heureusement, je ne m’étais engagée que pour deux ans ; j’estime en effet que ce furent, à tous points de vue, deux années perdues.

Sans douté, lorsque j’arrivai à Francfort, n’était-il pas question de cette « wagnéromanie » qui sévit présentement en Allemagne, car Richard Wagner était encore une étoile inconnue dans le monde musical ; mais le répertoire comptait passablement de pièces dénuées de goût. La lutte venait de commencer entre la musique italienne et l’allemande et cette dernière prenait ici le dessus.

La musique italienne m’a toujours plu davantage que toute autre ; je trouve qu’elle répond mieux à ce qu’éprouve notre âme, et exprime plus nettement les sentiments de notre cœur ; elle me semble plus passionnée, plus fondante et plus douce que notre savante musique allemande ; je n’ai jamais réussi non plus à trouver beaucoup de charme à la sonorité légère de la musique française qui m’a toujours paru faite pour danser un quadrille. Les compositeurs d’opéras italiens offrent aussi aux chanteurs plus d’occasions de se distinguer ; ils écrivent pour nous, alors que les Allemands mettent l’accent sur la part des instruments, de sorte que nous devons nous sacrifier à l’orchestre et peiner pour lui.

Mais, outre les inconvénients de carrière, Francfort m’apparut la ville la plus antipathique qu’on puisse découvrir, même avec la « lanterne de Diogène » ; c’est une ville où l’aristocratie de l’argent et la juiverie donnent le ton, où l’on ne comprend guère l’art, où les gens prennent une loge au théâtre pour y être vus, où l’on demande, à chaque instant, quel nom vous portez et où les gens sont jaugés d’après leur fortune. Comment l’art y fleurirait-il ? Même la passion la plus ardente s’y congèle, les plaisirs de l’amour n’y sont que satisfaction d’un besoin naturel, ce que Shakespeare appelle « un rafraîchissement de la rate ».

Je n’y manquai pas d’adorateurs, appartenant notamment à cette nation dont les ancêtres ont franchi la mer Rouge ; ils m’approchaient avec respect, alors que j’avais soif de volupté. Dans leur foule, pas un que j’eusse tenu pour digne de mon amour et à qui donner le trésor que je portais sans cesse en moi. Parmi mes camarades, il y avait bien quelques hommes gracieux et galants, mais je m’étais fait une règle de choisir n’importe qui plutôt qu’un partenaire de scène, chanteur ou musicien. Ce sont gens bien trop indiscrets ; on y risque trop pour sa réputation et son emploi, et j’ai toujours attaché un grand prix à préserver le nimbe de ma vertu.

Si, au moins, j’avais trouvé fille ou femme à qui je puisse me confier, de corps et dans mes pensées, comme ce fut le cas pour Marguerite, je n’aurais craint nul effort pour l’initier aux doux mystères de la volupté. Mais je ne rencontrai que des créatures assez laides ou d’une pruderie rebutante ; d’autres, par contre, à force de fréquentations, avaient l’air de prostituées et m’écœuraient, si bien que je me trouvai réduite à moi-même.

« Et si, me suis-je alors dit, j’employais ces deux années ici pour acquérir des forces en vue de jouissances plus concrètes à l’avenir ? » Mais serais-je capable d’exécuter ce dessein ? La volupté future me dédommagerait-elle de cette chasteté ? Essayons ! On dit que rien n’est plus fort qu’une volonté humaine. Je me soumis à cette épreuve que je m’imposai moi-même.

Les quinze premiers jours, il me fallut des efforts, que je dirais surhumains, pour ne pas porter mes doigts à un certain endroit… Plus tard, ce me fut plus facile ; quand des rêves voluptueux, ou bien mon sang bouillonnant m’aiguillonnaient, durant mes veilles, je sautais du lit et prenais vite un bain de siège d’eau glacée, qui me faisait serrer les dents, ou bien je lisais, dans un journal, quelques articles de politique. Mais rien ne refroidit autant que ces lectures politiques, auprès desquelles une douche froide est bien excitante ! Pendant mon second mois d’abstinence, les assauts de mes sens se firent plus rares ; ils me prirent parfois au dépourvu, sans être aussi insistants et prolongés. Je crois que j’aurais pu renoncer totalement aux joies de l’amour si j’y avais été obligée. On peut savoir s’abstenir pour éprouver ensuite une jouissance accrue ; l’abstinence même l’intensifie. De même, si l’on veut aller à un bal, évite-t-on de longues promenades ou d’autres fatigues corporelles. De même encore, si l’on est convié à un dîner succulent, on n’aura pas l’idée de se charger l’estomac auparavant. Il en va de même pour les plaisirs de l’amour. Pourtant, je ne sais si j’aurais encore tenu deux ans, et je dois au hasard d’avoir été en mesure de supporter cette longue épreuve.

Une de mes collègues, Madame Denise A…, Française de naissance, mais qui parlait parfaitement l’allemand, était, parmi les autres chanteuses, la seule avec laquelle on pouvait parler de tout, sans risquer de sa part une indiscrétion ou sans se heurter à sa pruderie. Elle connaissait tout de la vie, et la jouissance jusqu’à ses extrêmes limites, si bien qu’elle avait atteint ce stade où l’on est blasé à l’égard des excitations sexuelles. Elle n’était pas assez âgée, ni assez laide pour ne plus trouver de chevaliers servants ; si parfois elle se laissait encore courtiser, ce n’était que pour faire casquer ses amants, comme ont coutume de le faire les froides coquettes de Paris.

Parmi ceux qu’un goût bizarre entraînait vers Denise, certains m’avaient priée d’intercéder auprès d’elle, ce que j’eus la bonté de faire ; plaidant leur cause, j’eus en revanche à entendre ses récits et explications.

— J’ai perdu toute envie de jouir, me raconta-t-elle, non par satiété précoce, mais par dégoût ; jouir me répugne.

Quand on entend dire ou qu’on lit jusqu’où peut mener ce genre de satisfactions, on en perd toute envie. Comme si on passait d’une eau froide à une autre, tiède, puis brûlante, de là dans des bourbiers, et, pour finir, dans des cloaques puants, remplis de vers immondes. Vous l’apprendriez, si vous vous aventuriez sur cette voie.

J’étais mariée, et mon mari était le plus effréné jouisseur qui se puisse trouver ; ses excès l’ont tôt tué. Il est mort d’une effroyable maladie, que dis-je ? plusieurs maladies à la fois l’ont ravagé de son vivant ; il est mort de tuberculose de la moelle épinière, mais il était aussi « syphilitique » ; son corps n’était plus qu’une plaie et il avait même perdu la vue. Tout cela, avant l’âge de trente-trois ans. Je l’adorais ; le perdre fut mon désespoir. Toutes ces maladies l’ont emporté au galop. En six mois, lui qui allait encore à cheval au Bois de Boulogne, apparemment bien portant, s’est trouvé abattu au point d’être incapable de tout mouvement. Aidée d’une amie, je devais le nourrir comme un nouveau-né. Et savez-vous à qui est due cette fin affreuse ? À un être corrompu qui se disait son ami et lui donna à lire le livre le plus infâme qu’on ait jamais écrit : la Justine et Juliette du marquis de Sade, ou Les Malheurs de la vertu et les prospérités du vice.

Il paraît que l’auteur est devenu fou, par suite de ses excès, et mourut dans un asile d’aliénés. Monsieur Duvalin, l’ami de mon mari, celui qui lui donna à lire ce livre maudit, prétendait, à vrai dire, que Sade n’était pas devenu fou, mais, pour accumuler les jouissances, s’était installé dans un couvent de Jésuites, près de Paris, à Noisy-le-Sec. Lorsque j’accablai Duvalin de reproches, le taxant d’assassinat, il haussa les épaules et me répondit que telle n’avait pas été son intention, mais qu’au lieu de vouloir la perte de mon mari, il avait voulu le guérir de son penchant aux excès, de sorte qu’il n’était pas responsable que son remède ait échoué. « Que voulez-vous, Madame, conclut-il, moi aussi j’ai été tourmenté par le démon de la chair, mais guéri par la lecture de ce livre qui, au contraire, l’a encore entraîné plus bas, alors qu’il m’avait sauvé de tous les appétits contre nature. Je ne dis pas que je sois devenu un « ascète », mais je ne suis pas non plus de ces gens dont la démesure transforme en cloaque d’agréables plaisirs. Le dégoût m’a dégrisé ; il a cédé à son attrait. Qu’y puis-je ? »

Désespérée de la mort de mon mari, j’ai voulu me tuer, et d’une façon « raffinée », car j’étais un peu fantasque. Pendant notre vie en ménage, mon mari avait épuisé la gamme des plaisirs de nature animale qu’on peut goûter avec une femme seule. Lorsque j’eus, pour la première fois, en main le livre du marquis de Sade, illustré de plus de cent gravures sur cuivre, je constatai que mon mari avait vécu avec moi beaucoup de ces scènes. En pensée, je devins une bacchante et voulus tout essayer, me livrer aux excès décrits dans le livre, me tuer par ces dérèglements, comme l’avait fait mon mari. Ainsi les femmes hindoues, après la mort de leur époux, montent sur le bûcher pour y être brûlées vives.

Mon amour pour mon mari était illimité ; je voulais mourir comme lui, d’une mort encore plus affreuse que sur un bûcher. Je voulus étudier, en théorie, les voluptés tout animales pour les mettre en pratique. Mon mari m’avait lu en partie, ou donné à lire quelques livres de ce genre, notamment les Mémoires de (l’Anglaise) Fanny Hill, les Petites fredaines, l’Histoire de Dom Bougre, Le Cabinet d’amour et de Vénus, Les Bijoux indiscrets, La Pucelle de Voltaire, Sœur Paloma de l’abbé Pineraide, Les Aventures d’une Cauchoise.

Il voulait, par là, se donner, et me donner l’envie de jouir. Il atteignit son but et me trouva encline à toutes les cochonneries que nous fîmes ensemble. Il n’avait mis à part que le livre de Sade qu’il jugeait trop dangereux pour moi ; je ne le trouvai qu’après sa mort, soigneusement caché dans une armoire à double fond. Je me mis à le lire. Mon impatience me portait à rechercher le sens des illustrations et je l’ouvris d’abord là où se trouvaient les scènes les plus affreuses, par exemple les tortures de femmes, l’aventure sur l’Etna, les scènes de flagellation, les orgies, les viols de garçonnets, les scènes à Rome, celle où le marquis de Sade apparaît dans une peau de panthère, entre trois femmes nues et deux enfants dont il mord l’un mortellement, enfin la description de l’orgie avec les femmes décapitées, les scènes de bestialité, etc.

Je commençai seulement à comprendre Duvalin. Ce livre pouvait produire deux sortes d’effet, selon les dispositions naturelles du lecteur ou de la lectrice, selon leur capacité à ressentir ou à comprendre. De même que Duvalin en était revenu semi-blasé, j’éprouvai un tel dégoût devant ces horreurs, dont la lecture me coûtait déjà beaucoup d’efforts, que je me retrouvai comme émoussée avant d’en venir à mettre en œuvre un peu seulement de ce que j’avais trouvé dans ce livre. J’avais beau me toucher moi-même autant que je voulais, je retirais ma main, trouvant ce contact fade et vain. Un excès d’excitation avait brisé en moi l’aiguillon de la chair, et je ne retombai plus jamais dans ces tentatives. J’étais guérie de toute cette recherche instinctive de volupté qui est latente dans le corps humain. Je commençai à comprendre ce que peuvent éprouver des mâles châtrés.

Denise m’entretint encore beaucoup de ces sujets ; je jouai si bien la comédie qu’elle me crut, en fait, encore fort inexpérimentée. Sans doute supposait-elle que je connaissais le plaisir solitaire de la main, celui que ménage le godemichet ou même la jouissance avec d’autres femmes, mais non la plus dangereuse par ses suites, celles avec des hommes. La feinte est, selon moi, aussi innée chez la femme que, chez l’homme, la vantardise à propos de leur courage. Elle me demanda si je n’avais encore lu aucun des livres qu’elle avait cités. Quand je répondis que non, elle me proposa aussitôt de commencer par Justine et Juliette.

Quelques médecins affirment que le camphre a la vertu d’étouffer le besoin sexuel qui taquine la femme. Je ne sais si c’est vrai, mais il est certain que le livre de Sade étouffa en moi, pendant des mois, toute pensée, toute soif de débordements sexuels. Quelle imagination il déploie ! Est-il même possible que de telles choses arrivent ? Les hommes, ici, sont des tigres et des hyènes, les femmes des boas, des alligators. On n’y trouve que bien peu de jouissance sexuelle naturelle, mais beaucoup entre femmes, entre hommes et animaux ou garçonnets. C’est horrible ! Je me demandai si l’homme peut réellement se trouver repu des joies naturelles de l’accouplement au point d’éprouver le désir de voir, au lieu de beaux corps blancs, des corps abîmés, brûlés, déchirés ? J’étais effrayée qu’un homme pût exister, qui écrivît cela. A-t-il vraiment vécu ces scènes, ou bien son imagination échevelée l’égara-t-elle au point qu’il mette de telles choses noir sur blanc ? Ne dit-il pas, quelque part, qu’elles étaient courantes chez les gens du monde de son époque et que de telles scènes se passèrent au Parc-aux-Cerfs ?

Il parle de la volupté qu’on éprouve à voir des gens mourir, et dit que la fameuse marquise de Brinvilliers déshabillait parfois ses victimes et se délectait à les voir périr dans les contorsions.

Tant que dura cette lecture, qui se prolongea pendant plusieurs mois, je ne songeai pas une fois à refaire seule ce que je n’avais fait qu’avec Marguerite et Roudolphine. Pour lire dix volumes de plus de trois cents pages, il me fallait du temps ; je ne pouvais me consacrer entièrement à cette lecture, car je devais étudier de nouveaux rôles ; la direction du théâtre ne m’épargnait pas : chaque jour, répétition ou représentation ; enfin, je recevais souvent des visites de camarades de métier ou d’amis, et j’étais invitée à des soirées, des bals, des excursions à la campagne. Enfin, je n’étais pas, alors, assez sûre de mon français pour comprendre tout ce qu’écrit Sade ; je ne pouvais que deviner le sens de certains passages, à cause de beaucoup de mots qu’on ne trouve dans aucun dictionnaire.

Et c’est ainsi que, deux ans durant, je vécus aussi chaste que sainte Madeleine qui, dit-on, avait eu une jeunesse passablement agitée et tumultueuse.

Au cours de ma deuxième année sous contrat à Francfort, j’avais reçu diverses offres de villes d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie. Il m’était difficile de prendre une décision, jusqu’au moment où Monsieur N…, alors intendant de l’Opéra hongrois, vint en personne à Francfort me réitérer, de vive voix, ses propositions écrites. Il était accompagné de deux messieurs, dont l’un était un Hongrois, homme du monde, le baron Félix d’O. Amateur de musique, c’était un homme fort aimable, fort bien de sa personne et, de surcroît, fort riche. Lors de sa dernière visite, il me fit déjà la cour, et me fit aussi des propositions qui m’eussent laissé escompter des revenus bien supérieurs à ce que je recevrais de l’administration du théâtre. Mais il me répugnait de vendre mes faveurs au vulgaire dieu Mammon ; je me serais dégradée à mes propres yeux, aussi refusai-je toutes ses offres.

L’autre compagnon de voyage de l’intendant était son neveu, un adolescent de dix-neuf ans environ, le plus joli garçon que j’aie encore rencontré, mais timide et emprunté comme le plus innocent campagnard. Il osait à peine me regarder et, quand je lui adressais la parole, il rougissait comme une pivoine. Cela devait valoir la peine de s’assurer le pucelage d’un si bel adolescent ! Si jamais un jeune homme ignora la théorie et la pratique des doux secrets de Cythère, ce fut bien ce jeune Arpad de H…, le fils d’une sœur de l’intendant du Théâtre hongrois.

Ces messieurs ne restèrent que deux jours à Francfort ; ils se rendaient à Londres et à Paris pour y acquérir les partitions de quelques opéras en vogue. Monsieur de N… me pressait de me décider, le baron d’O. associa ses prières à celles de l’intendant et, même dans les yeux du jeune homme, je lisais son désir que j’y consentisse. Ce désir en décida, et je donnai mon agrément. L’intendant sortit aussitôt de son portefeuille un contrat écrit en deux exemplaires, me le lut en entier ; je les signai tous deux.

D’après ce texte, j’étais engagée dès l’expiration de mon contrat à Francfort et après avoir donné six représentations à Vienne. Je débuterais donc à une époque peu favorable, ce qu’on appelle la morte-saison.

Or, à cette date, la Hongrie était encore soumise au régime dit « provisoire » et le Parlement d’Empire ne siégeait pas, quoiqu’il fût question de le convoquer l’année suivante. Le gouvernement autrichien commençait à se rendre compte que la méthode consistant à vassaliser un pays comme la Hongrie ne menait à rien, et il estimait plus rationnel de faire des concessions.

Je quittai Francfort en juillet. Avant d’y venir, je m’étais fait photographier à Vienne, chez Angerer. Je ne ressemblais plus du tout à ce portrait. Les traits de mon visage s’étaient accentués ; il n’y avait plus rien, dans mon aspect, de la jouvencelle encore mal dégrossie que j’étais en arrivant à Francfort. À vrai dire, on ne me donnait pas mon âge ; plusieurs médecins, et des amis hommes me trouvaient encore, de corps, trop peu développée pour cet âge. Je me rappelle encore ma mère, telle que je la vis au lit, le jour de l’anniversaire de papa. Quelle différence avec moi-même quand je séjournais à Vienne ! Mes jambes étaient moins fortes et charnues que ses bras ; on ne devinait pas, chez elle, un seul os sous la chair, tandis qu’on distinguait nettement, chez moi, les épaules, les clavicules, les côtes ou les hanches. Pourtant, au cours des deux dernières années, depuis que j’avais mené une existence de vestale, j’avais nettement pris du poids. Mes cuisses et ces deux sphères, auxquelles nous autres femmes attribuons assez d’importance pour en exagérer l’apparence par des vêtements de surcroît, avaient pris une rondeur et une vigueur, pourtant encore si souples que je ne me lassais pas de me contempler dans une glace double ; si j’avais eu la colonne vertébrale aussi élastique que certains acrobates qu’on appelle des « hommes-caoutchouc », j’aurais aimé me lover comme un serpent pour embrasser ces belles sphères.

Le récit de flagellations dans le livre de Sade me donnait parfois envie d’expérimenter quelle volupté on peut bien ressentir à se fouetter ainsi le derrière. Un jour, je tressai une mince verge de branches de saule, me dénudai et me plaçai devant mon miroir pour essayer ; mais le premier coup me fit si mal que j’y renonçai aussitôt. Je ne connaissais pas ce genre de volupté et j’ignorais qu’il faut commencer par des coups légers, comme les masseuses dans les bains turcs, et ne frapper de toutes ses forces qu’au moment de la jouissance sexuelle. Des années s’écoulèrent avant que j’apprenne à connaître ce genre de volupté et découvre qu’elle accroît réellement la jouissance. Il est heureux, au demeurant, que la douleur m’ait alors détournée de prolonger sur moi-même cette sorte de punition, car, malgré ma louable détermination de rester chaste, j’aurais été amenée à suppléer de nouveau la satisfaction sexuelle par le vain jeu des doigts à ma grotte de volupté. D’ailleurs, chaque fois que je prenais un bain, — en été, trois ou quatre fois la semaine, — j’étais exposée aux tentations de la chair ; vous ne le croirez pas sans doute, mais la vérité est que ce fut la lecture recommandée par Denise qui sut alors me refroidir.


CHAPITRE II

ARPAD

Lorsque je revins à Vienne, les gens que j’y avais connus furent fort surpris de me trouver, au physique, si changée. J’avais convenu d’une rencontre avec ma mère qui fut témoin de mes succès à la scène. À notre première rencontre, dès qu’elle m’aperçut, elle s’exclama : « Ah, ma chère enfant, comme tu es embellie, comme tu as l’air fraîche et bien portante ! »

Je rencontrai un jour Roudolphine chez Dommayer à Hietzing. Elle me dévisagea avant de venir vers moi et me dit qu’elle ne m’avait d’abord pas reconnue. Elle aussi avait changé, mais pas à son avantage ; elle était obligée de remplacer le rose de ses joues par du fard, mais ne réussissait pas à masquer le cerne bleuâtre de ses yeux ; on ne le voyait que trop.

« Serait-ce que, depuis ton départ de Vienne, tu as renoncé aux joies de l’amour ? me demanda-t-elle. C’est impossible ; qui a bu de cette ambroisie ne saurait s’en passer ensuite. Mais il y a des gens d’une santé inattaquable, que la jouissance amoureuse fortifie au lieu de les affaiblir ; peut-être en es-tu ! »

Je l’assurai, mais en vain, que pendant mes deux années d’absence de Vienne, j’avais mené une vie très chaste et m’en trouvais d’autant mieux. Elle ne voulut pas me croire, et me répondit que c’était absurde.

« Qui donc aurais-je pu trouver à Francfort, lui dis-je, de gros richards ? Ce sont de vrais antidotes de l’amour, ils ne comprennent rien à la galanterie ; quant à me donner à un homme qui ne partage pas un tantinet mes sentiments, cela me paraîtrait indigne de mon sexe. Je ne connais rien de plus répugnant qu’une Messaline qui ne recherche que la volupté animale ! »

Sous son fard, Roudolphine rougit ; peut-être avais-je touché juste, quoique c’eût été sans le vouloir. Notre entretien fut bref.

J’aperçus alors deux messieurs distingués qui nous observaient attentivement avec leurs lorgnettes ; l’un d’eux salua mon amie d’antan, sur quoi je m’éloignai et me dirigeai vers une dame qui montait l’allée dans ma direction.

Pendant les quinze jours de mon séjour à Vienne, j’appris que Roudolphine y passait désormais pour l’une des femmes les plus dévergondées. Elle avait des amants par douzaines. Les deux messieurs que j’avais vus à Hietzing étaient du nombre ; c’étaient deux « attachés » de l’ambassade du Brésil, les plus grands roués de Vienne. Roudolphine me présenta même l’un d’eux, le comte d’A… Elle n’était plus jalouse, et cédait volontiers ses amants à chacune de ses amies. Elle-même me raconta qu’elle trouvait presque autant de satisfaction sensuelle à voir les autres jouir qu’à jouir elle-même. Elle me rappelait les scènes de la Justine de Sade où se passent des scènes de ce genre.

Par politesse, je devais une visite à Roudolphine ; je la trouvai seule, en début d’après-midi, vers trois heures et demie. Elle me montra une quantité de photographies qu’elle avait récemment reçues de Paris.

Ce n’étaient que des scènes érotiques, des femmes et des hommes nus. Les plus intéressantes étaient celles concernant Madame Du Deffand qu’Alfred de Musset faisait « circuler » parmi ses amis.

Elles représentaient six scènes obscènes, montrant la célèbre femme de lettres avec, le plus souvent, d’autres femmes et des filles impubères qu’elle initie aux mystères de l’amour priapique ; l’une des photographies la montre s’accouplant avec un gorille géant, une autre, avec un chien de Terre-Neuve, la troisième, avec un étalon que deux filles nues tiennent en laisse ; elle-même est accroupie, montrant dans toute sa splendeur ses fesses et, par-dessous, une grotte de volupté qui doit être fort largement béante puisque l’étalon y fait pénétrer sans peine sa lance redoutable. J’ai peine à croire qu’une femme soit en mesure de supporter cela ; la douleur doit dominer, de beaucoup, la volupté.

Roudolphine me raconta alors dans quelles circonstances ces images prirent naissance. Peut-être ne le savez-vous pas ; c’est une histoire assez intéressante pour que je vous la raconte.

George Sand avait eu pendant de longues années une liaison avec Alfred de Musset ; ensemble, ils parcourent l’Italie et vinrent à Rome. Il y eut là, entre eux, une terrible querelle, suivie d’une brouille totale. Musset, d’abord fort discret, épargna sa maîtresse. Mais elle agit autrement. Lorsqu’on l’interrogea sur les causes de la rupture, elle répandit la nouvelle qu’elle avait donné congé au poète en raison de sa déficience dans les tournois de l’amour, du fait qu’il était devenu complètement impuissant.

L’histoire vint aux oreilles de Musset ; il se sentit offensé dans sa vanité à l’idée qu’il pourrait avoir désormais mauvaise réputation auprès des nombreuses femmes qu’il courtisait, et il projeta de se venger de Madame Du Deffand. De là, ces photographies, pour lesquelles il écrivit, en vers, un texte approprié, passablement scandaleux ; il fit reproduire le tout en photographies, parce qu’il aurait eu peine à trouver un imprimeur qui acceptât de les éditer.

J’étais contente de m’être réconciliée avec Roudolphine, mais ses visites me gênaient un peu, car elle avait dès lors une réputation vraiment fort mauvaise.

J’attendis avec impatience la fin de mes représentations, et sans m’attarder un jour de plus à Vienne, je partis pour Budapest.

J’y arrivai juste pour la grande Foire annuelle, le seul moment de la morte-saison où la ville ait encore l’air vivant ; cette foire dure une quinzaine, et on l’appelle le Marché de la Décollation de Saint-Jean, ou le Marché aux Melons, ces fruits rafraîchissants affluant alors aux éventaires.

À Francfort déjà, j’avais acheté un dictionnaire allemand-hongrois et une méthode pour l’étude de cette langue.

Dès mon arrivée à Budapest, je fis porter ma carte de visite à Monsieur de N… ; il eut la politesse de me rendre aussitôt visite, accompagné de son neveu Arpad, dont les yeux brillèrent de joie dès qu’il me vit.

Je ne fus pas peu étonnée de les voir entrer tous deux chez moi en uniforme hongrois de gala ; j’appris ensuite que c’était soudain devenu la mode en Hongrie et qu’on portait désormais couramment ce costume hongrois.

Monsieur de N… me conseilla de porter aussi quelques robes selon la mode nationale ; le fanatisme avec lequel hommes et femmes se voyaient requis de se vêtir ainsi avait valu des insultes de la part de la jeunesse à diverses personnes qui s’étaient opposées au mouvement en faveur de cette mode. On attendrait donc de moi, plus que de toute autre dame, ce genre d’hommage, du fait que j’étais membre du théâtre national. Je trouvai tyrannique cette exigence qui n’était nullement mentionnée dans mon contrat avec l’intendant du théâtre ; mais, ce costume étant assez joli, je consentis à le porter, d’autant qu’il me parut m’aller très bien et, quoiqu’il fût très voyant, me convenir même mieux que ceux que j’avais portés jusqu’alors. Je me fis faire quelques costumes, que je portai de préférence aux autres.

Monsieur de N… me demanda si je chanterais mes rôles en italien ou en allemand. Je lus sur son visage qu’il aurait volontiers ajouté encore une question et devinai bien laquelle, aussi lui répondis-je que je m’efforcerais d’apprendre assez le hongrois pour pouvoir chanter dans cette langue. Comme il y a peu d’opéras comportant un texte parlé et que, seul, un petit nombre d’auditeurs comprennent quelques mots de texte chanté, je pensai que cet effort ne me serait pas trop difficile. En outre, ajoutai-je, j’avais l’intention de prendre des leçons.

Monsieur de N… me recommanda une dame du théâtre, parlant assez bien l’allemand pour me l’enseigner, et je répondis que je verrais.

On a coutume, en Hongrie, d’offrir quelque chose aux visiteurs, à n’importe quelle heure du jour ; aussi bien la nourriture joue-t-elle un grand rôle dans la vie quotidienne. Les Hongrois sont de grands sybarites.

J’invitai donc ces deux messieurs à goûter ; Monsieur de N… s’excusa en raison des travaux dont il était accablé, et se leva. « Si tu as envie de rester, dit-il à son neveu, je t’autorise à accepter l’aimable invitation de Mademoiselle. Tu pourras ensuite la promener en ville et lui servir de cicerone. »

« Sans doute viendrez-vous aussi voir notre théâtre, Mademoiselle, ajouta-t-il, en s’adressant à moi. Ce ne sera sans doute pas d’un grand intérêt pour vous, c’est une tragédie, à laquelle vous ne comprendrez guère. Employez donc votre temps à votre guise ! Demain, nous parlerons du reste. »

J’étais heureuse de pouvoir ainsi être seule avec le beau jeune homme.

Je m’étais d’avance promis de bien lui enseigner l’amour et de l’habituer, dès le début, à se plier à tous mes vœux et caprices.


CHAPITRE III

AMOUR ET SADISME

Je m’étais donné pour but de conquérir Arpad, sans m’être demandé comment m’y prendre.

S’il ne s’était agi que de le séduire, la chose allait sans difficulté, mais il me fallait tenir compte de bien des choses, et je ne m’aperçus du danger que lorsque Monsieur de N… nous eut laissés seuls. Dans le cas d’Arpad, la difficulté, le danger étaient bien plus grands que dans tous les autres cas ; je pouvais bien m’imaginer, avec ce jeune garçon, quand son désir aurait été stimulé et que je lui aurais indiqué la voie d’accès à ce suprême trésor qu’un homme peut souhaiter, et une femme lui accorder, qu’il me serait impossible de contenir sa passion, sinon de la contrôler moi-même. Ce tout jeune homme, je m’en rendais compte, ne ressemblait pas à mon accompagnateur, dressé de façon à obéir et à se soumettre, et à qui je pouvais toujours dire jusqu’où il lui était permis d’aller.

Un malheur, cette fois, serait vite arrivé ; et quels risques n’eussé-je pas courus en faisant, la première année de ce nouvel engagement, un pas d’une gravité imprévisible pour toute ma carrière théâtrale ! En outre, je connaissais beaucoup trop peu encore Arpad pour être persuadée de sa discrétion. Les jeunes gens se vantent volontiers de leurs conquêtes et, même si ce ne devait pas être le cas, je devais éviter que l’un de nous se trahît par des regards ou un mot trop vite prononcé. Et si, par hasard, quelqu’un nous épiait ?…

Si j’avais, dès ce moment, connu les Hongrois et les Hongroises comme j’ai appris plus tard à les connaître, j’aurais peut-être moins hésité ; mais j’arrivais de Francfort où on juge la conduite d’une femme avec beaucoup plus de sévérité qu’ici, en Hongrie, où une certaine légèreté fait partie du bon ton, notamment dans le monde des actrices.

Mon cœur battait si fort, quand Monsieur de N… me laissa seule avec son neveu, que je pus à peine parler, tant les sensations qui m’agitaient en mon for intérieur me contractaient la gorge. Je sentis que je m’étais amourachée d’Arpad. Ah ! si j’avais pu lui inspirer les sentiments que j’éprouvais pour lui ! Ce n’était pas simplement le désir ; c’était cet amour pur, éthéré, tel que je l’avais lu dans les livres. J’aurais voulu être assise, des heures durant, auprès de lui, le regarder, l’entendre ; cela seul m’eût déjà comblée de bonheur.

Mais je ne veux pas m’attarder à la description de ce que j’éprouvai alors ; je ne m’en sens pas la force, et il y faut une plume plus exercée. Or, je ne me suis jamais prise pour un grand écrivain et je n’ai su acquérir que des notions d’orthographe et de grammaire ; le style, la rhétorique sont toujours restés pour moi un but inaccessible, brillant devant moi comme une Fata morgana.

Quand l’oncle d’Arpad se fut éloigné, le maître d’hôtel de l’hôtel « À la reine d’Angleterre », — où j’étais descendue avant de louer un logement à l’année, — apporta le goûter, qui comportait du café avec une splendide crème fouettée glacée, une tarte à la noisette, des fruits, — melon et pastèque, — et un punch glacé. J’avais laissé au maître d’hôtel le soin de choisir, et il ne nous avait apporté que des mets rafraîchissants. « Si c’est ainsi qu’on vit en Hongrie, pensai-je, il n’est pas étonnant qu’on s’y rende vite malade ! » J’avais fait asseoir Arpad à côté de moi et, comme il faisait fort chaud bien que les persiennes fussent closes, j’avais laissé glisser le léger châle de soie qui me couvrait le cou et la gorge ; il put ainsi apercevoir les belles formes rondes de mes seins, qu’il ne s’aventura d’abord à contempler qu’à la dérobée, du coin de l’œil.

Mais quand il eut constaté que je ne lui refusais pas ce plaisir, il s’approcha, puis se pencha à plusieurs reprises vers moi, les yeux rivés sur ce spectacle. Il soupirait ; sa voix chevrotait. Lorsque je lui tendis le verre de café glacé, mes doigts rencontrèrent les siens et nous tînmes ensemble le verre quelques instants, avant de le reposer. Je sentis ma défaite approcher, mais n’y opposai qu’une faible résistance. Un léger frisson me parcourut, je sombrai dans une sorte de réflexion rêveuse et notre conversation se trouva interrompue. Je m’appuyai du dos sur le canapé, paupières closes, les sens chavirés, et je crus que j’allais perdre connaissance.

J’avais dû changer de couleur, car Arpad me demanda, d’une voix inquiète, si je me sentais mal. Je repris mes esprits et le remerciai en lui serrant la main, puis en lui abandonnant tout à fait ma main gauche. Il s’en empara, de ses deux mains, et me fixa du regard. Son visage était rouge et je crus que tous les boutons de sa tunique allaient sauter, tant sa poitrine s’était gonflée.

Ces préliminaires se prolongeraient-ils encore longtemps ? Il était bien trop timide pour exploiter un avantage dont il ne s’était pas encore aperçu ; un roué en eût tiré un tout autre parti ; mais qui sait si un roué aurait su me mettre en cet état, alors que j’eusse été sur mes gardes, sans trahir mes sentiments ?

La situation était pour moi pénible, et je me proposai d’en sortir. Je rappelai à Arpad que son oncle l’avait chargé de me montrer la ville. Je lui dis de faire venir un fiacre.

— L’équipage du baron d’O… est devant la porte, répondit un domestique ; le baron a envoyé sa voiture, elle est à vos ordres.

Geste galant ! Depuis mon arrivée, je n’avais pas encore vu le baron ; j’avais oublié de lui envoyer ma carte de visite, et pourtant, il avait eu cette attention ! Je me sentis confuse et décidai de me faire conduire à son domicile, pour y déposer ma carte. Arpad me répondit qu’en tout cas je ne le trouverais pas chez lui. Nous y allâmes pourtant, puis nous rendîmes à Ofen et revînmes vers le Bois-de-Ville, une sorte de parc aménagé d’assez mauvais goût, avec quelques canots sur un étang. Je demandai à Arpad si nous étions loin de l’hôtel « À la reine d’Angleterre ».

— À environ une heure, répondit-il.

— Je vais renvoyer la voiture, et nous nous promènerons ici, aussi longtemps que cela nous plaira. N’en serez-vous pas fatigué ? demandai-je à Arpad.

— Je n’en serai pas fatigué, même si cela doit durer jusqu’à demain matin.

Je souris, songeant à une certaine sorte de fatigue.

Les habitants de Budapest ne viennent en ce lieu que de jour ; dès le coucher du soleil, tout le monde reflue vers la ville. De la ville, j’avais déjà plus qu’assez, pour y avoir respiré beaucoup de poussière. Pest est la ville la plus poussiéreuse que je connaisse ; le sol, autour de la ville, n’est qu’une vaste sablière, de sorte que le moindre souffle de vent apporte en ville des nuages de poussière comme ceux d’Afrique ou des steppes de Boukhara. J’étais satisfaite d’avoir trouvé un endroit moins exposé à la poussière ; nous eûmes à traverser plusieurs pelouses avant d’atteindre une petite île où ne mène qu’une passerelle réservée aux piétons. Je donnais le bras à Arpad, qui me mena vers un restaurant encore ouvert ; je demandai jusqu’à quelle heure il restait ouvert ; on me répondit qu’il fermait à neuf heures et ouvrirait à nouveau à quatre heures du matin. Arpad me conseilla de revenir sur nos pas, le Bois n’étant pas très sûr de nuit ; on y avait récemment assassiné quelqu’un.

— Auriez-vous par hasard peur, mon cher Arpad ? lui demandai-je. Je l’appelais déjà par son prénom, et il faisait de même ; notre intimité s’était déjà affirmée. Je l’avais amené, sinon contraint à des aveux ; il me jura, face aux étoiles et au ciel d’un azur sombre, qu’il m’aimerait jusqu’à sa mort, et qu’il était déjà tombé amoureux de moi à Francfort. Son imagination s’exaltait comme seul un adolescent au tempérament lyrique en est capable. Il serrait et embrassait mes mains et, lorsque nous fûmes arrivés dans l’île, se jeta à mes pieds, m’affirmant qu’il révérait ce sol que foulaient mes pieds, me suppliant de l’autoriser à les embrasser. Je me penchai vers lui, je l’embrassai sur ses cheveux bouclés, son front, ses yeux ; il me prit à la taille et cacha sa tête, — devinez donc où ? Le voisinage de cet endroit vers lequel aspirent tous les hommes, bien que jalousement voilé de mousseline, de jupons et du rempart de drap de ma chemise, semblait l’enivrer ; il se saisit de ma main droite et la porta, sous son gilet, vers son cœur. Il battait, il cognait aussi fort que le mien ; mon genou droit se trouva en contact avec son pantalon, à un endroit où je rencontrai quelque chose de dur que mon genou fit encore durcir et grossir ; je crus que son pantalon, fort collant, allait éclater.

Il était onze heures, et nous étions encore dans l’île, enlacés, ma jambe droite par-dessus son genou. Il s’enhardit enfin à glisser sa main droite jusqu’au bord de ma robe, jouant en route avec les lacets de mes bottines, remontant ensuite jusqu’à ma jarretière, jusqu’à ce que sa main atteignît mes cuisses nues. Dès ce premier attouchement, je me sentis hors de moi. Nos lèvres se collèrent, je buvais les siennes et glissai ma langue entre ses dents, à la rencontre de sa langue. Je crus qu’il allait l’engloutir, tant il s’en régala.

Et je ne sais comment il se fit que j’eus soudain son sceptre entre mes doigts, le serrant à le rompre ; cependant, l’index de sa main droite avait atteint ma fente, et s’en amusait ; au sommet, elle était tout humide déjà, et ses jeux me rendaient comme folle.

L’instinct l’avait guidé, en ce jeu d’amour, et non l’habitude, car il m’avoua plus tard qu’il avait ignoré jusqu’alors la différence entre le carquois et la flèche d’amour. Tandis que, du pouce et de l’index, il se consacrait à mon bouton, ses trois autres doigts s’étaient fait un chemin plus bas, découvrant l’accès, tout ouvert et brûlant comme s’il eût contenu de la lave en feu.

Mes esprits chavirèrent, tant l’excitation était forte, et je dus fermer les yeux. C’est alors que j’aperçus sa verge, merveilleusement gonflée, se cabrant, semblable à la corne d’un taureau. Je n’avais pas encore touché la peau, mais j’en vis surgir le gland, fier et empourpré ; je sentis son frisson, puis une décharge électrique au creux de ma main quand elle effleura ce conduit par où se déverse le suc de vie. Comme un jet d’eau, il jaillit, laiteux, si bien que ma bouche, en quête d’air frais, reçut la décharge de ses reins. Au même instant, je me sentis également prête à déborder ; mon jet fut si copieux qu’il s’en remplit la main, comme s’il était allé puiser de l’eau à une source. Dégageant sa main de mes jupons, il la porta à ses lèvres et but tout ce qu’elle contenait, léchant encore sa paume et jusqu’aux replis entre ses doigts. Cela non plus, personne ne le lui avait enseigné ; la nature seule le guidait, dont il se laissait inspirer.

Après cette dernière éjaculation, il ne se trouva pas plus épuisé que moi-même, ravagée que j’étais d’un feu intérieur qui m’incitait à de nouvelles jouissances. Nous nous demandions apparemment, l’un et l’autre, comment procéder maintenant. Ma raison avait abdiqué, je ne tenais plus compte de rien. M’eût-on même dit que le déshonneur me guettait, que je risquais d’être engrossée, de mourir en accouchant, et même si des gens étaient survenus, que j’eusse vus en train de nous contempler, j’aurais continué ces jeux de l’amour, j’aurais proclamé ma félicité, sans éprouver nulle honte, tant j’étais devenue l’esclave de mes désirs, résolue à ne me point dérober à leur domination.

Cette extase se prolongea pendant plusieurs minutes, après l’instant de suprême volupté qu’avait provoqué notre double spasme. Nos désirs ne s’en trouvèrent point atténués ; chez moi, au contraire, ils s’affirmaient d’un instant à l’autre. Il en était de même pour lui. Mon regard allait de son visage à son dard, encore fièrement enflé, se portant ensuite sur le décor inanimé autour de nous, jusqu’à la surface des eaux paisibles, d’où surgissaient, çà et là, quelques broussailles. La lueur de la lune se reflétait sur l’eau qui, par endroits, semblait se rider quand un poisson y sautillait. Quelle volupté rafraîchissante que s’y baigner en compagnie d’Arpad ! J’étais bonne nageuse ; j’avais pris des leçons de natation à Francfort et j’aurais été capable de traverser dans toute leur largeur le Main ou même le Danube.

Arpad devina ma pensée et chuchota : « Veux-tu te baigner avec moi dans cet étang ? Il n’y a aucun danger ! À cette heure, personne ne passe plus ici. Les gens du restaurant dorment depuis belle lurette.

— Mais, tu m’as dit que l’endroit n’est pas sûr, répondis-je, et qu’on a récemment assassiné quelqu’un ici. Sinon, cela me plairait.

— N’aie pas peur, mon ange chéri. C’est encore ici l’endroit le plus sûr. Ce ne serait dangereux que là-bas, en direction de la ville, dans l’allée des platanes qui mène vers la Kônigsgasse, parmi les villas.

— Mais, que dira-t-on à l’hôtel quand nous rentrerons si tard ?

— La porte de l’hôtel reste ouverte toute la nuit ; le portier dort dans sa loge. Tu sais ton numéro de chambre. La femme de chambre aura peut-être laissé la clef sur la serrure ; cela arrive souvent. Nous verrons bien ; on trouve sans peine un prétexte pour rentrer tard. D’ailleurs, j’ai souvent pris une chambre dans cet hôtel, quand je ne veux pas réveiller le concierge de mon oncle. Je prends n’importe quelle clef, comme si j’étais chez moi. Au surplus, ton voisin de chambre est parti aujourd’hui, sa chambre est vide et je m’y installerai.

— Puisque tu me rassures, essayons. Aide-moi à me déshabiller, j’en ferai autant, dis-je.

Il enleva aussitôt son kalpak, son brandebourg fourré et son gilet, puis m’aida à délacer mon corset. En moins de trois minutes, nous fûmes nus tous les deux, au clair de lune.

Arpad, de toute évidence, n’avait encore jamais vu une femme nue. Tremblant de tout son corps, il se mit à genoux devant moi et m’embrassa des pieds, à la tête, par-devant, par-derrière, suçant les boutons de mes seins, abordant le temple de la volupté ; il inséra sa langue entre mes grandes lèvres, chatouillant le haut et pénétrant autant qu’il put. Je finis par me dérober à lui et bondis dans l’eau ; j’avançai toujours plus loin, jusqu’à perdre pied, et me mis à nager. Il ne nageait que d’une main, de côté, m’étreignant de l’autre et plongeant parfois ; je sentais alors sa tête bouclée glisser de mes seins à mon ventre, et ses doigts, ou sa langue, effleurer le siège de volupté.

Nous revînmes vers la rive, aiguillonnés de désir d’une jouissance complète, et je me résignai à admettre en moi le dispensateur des joies, qui parfois sait aussi les anéantir. Mais je ne songeai pas un instant aux suites possibles de cet abandon. Si j’avais vu un poignard entre ses mains, j’aurais tendu ma poitrine à ses coups. À cause de son inexpérience, le moment critique survint avant même que sa massue ait pénétré en moi ; ainsi, sa corne d’abondance déversa à flots son suc le long de mes cuisses. Il ne fut pas découragé pour autant, se serra contre moi, le souffle haletant ; ses doigts se crispaient dans ma chair, sa baguette ne resta inerte que peu d’instants, tressaillant parfois, après quoi je la sentis plus chaude, plus dure et plus grosse, pénétrer, d’un seul élan, jusqu’en mon tréfonds, le gland atteignant le vagin. C’eût été douloureux, si ce n’avait été si parfaitement délicieux.

Je crus bien que, cette fois, j’allais me trouver enceinte : un frisson voluptueux parcourut mes membres et je le sentis jusqu’aux fesses, puis jusqu’aux orteils. Mes écluses s’ouvrirent et le flot déborda, si copieux qu’Arpad crut, comme il me l’avoua plus tard, que je l’avais arrosé d’autre façon. Ce fut là ce qui excita chez lui le même conduit et je sentis s’épancher en moi un jet chaud qui n’en finissait pas. Ce ne pouvait être déjà un déversement des glandes, car, après qu’eut cessé cette chaude averse, son sceptre d’amour continua à faire rage en moi, cependant que la source de volupté se tarissait chez moi. Finalement, la décharge électrique se produisit chez lui et nous restâmes accolés, incapables de parler, la tête vide, plongés dans une méditation voluptueuse. Si une seule pensée traversait encore ma cervelle, c’était que nous pourrions rester éternellement ainsi, et que la mort nous surprendrait en cette pose. Mourir serait la plus haute félicité.

Le vent apportait jusqu’à nous les sons du clocher de l’église Sainte-Thérèse ; minuit sonna. Je rappelai à Arpad qu’il était grand temps de rentrer en ville, où nous pourrions continuer nos jeux. Il m’obéit sur-le-champ. Il n’était pas de ces hommes qui, comme d’habitude, une fois qu’ils ont triomphé de nous ne veulent plus en faire qu’à leur tête. Il me demanda simplement l’autorisation de me porter dans ses bras, comme un enfant, jusqu’à la rive ; il me prit sous les fesses, je nouai mes bras à son cou et il me porta, comme une plume, de l’eau de l’étang jusqu’à un banc de bois où nous avions laissé nos vêtements. Je mis mes bas et il noua les lacets de mes bottines, tout en embrassant sans arrêt mes mollets et mes genoux ; puis, nous finîmes de nous habiller, et marchâmes jusqu’au proche rond-point. Devant le stand de tir, à la sortie du petit Bois-de-Ville, stationnait un fiacre de louage, le cocher sur son siège. Arpad lui demanda de nous conduire en ville, moyennant un bon pourboire. Il donna comme adresse la place Saint-Joseph, ne voulant pas que le cocher sache qui j’étais et où j’habitais ; j’avais eu, moi, la prudence de rabattre une voilette sur mon visage. Le cocher répondit que, pour 1 florin d’argent, il nous mènerait à l’endroit convenu ; nous nous assîmes et il fit galoper ses chevaux ; il avait amené au stand de tir un groupe de jeunes gens pour une beuverie ; il était commandé pour minuit et devait faire vite pour être de retour à l’heure.

Nous fîmes halte place Saint-Joseph. Nous étions tout près de la Reine d’Angleterre. Arpad me laissa entrer la première, tandis qu’il allait prendre les clefs. Je montai et l’attendis devant ma porte. Il arriva bientôt, avec une seule clef, car le portier ne dormait pas encore. Il lui avait raconté qu’il m’avait conduite à Pest où il avait rencontré sa tante, à laquelle il m’avait présentée, et avec qui nous étions allés au restaurant-jardin Horvath, où nous nous étions attardés. Après m’avoir fait entrer, il me dit qu’il devait repartir ; pour induire en erreur le portier, il rentrerait par l’autre porte de l’hôtel ou par le café qui, pendant la Foire, restait ouvert toute la nuit ; de la sorte, personne ne le verrait revenir.

Je me sentais un peu lasse. La position que nous avions adoptée pendant toute cette joute d’amour, debout, m’avait fatigué les jambes, et j’aspirais au repos. Mais si Arpad devait insister pour faire encore l’amour, je ne m’y refuserais pas ; je l’aimais trop, et lui savais gré de son amour et du plaisir qu’il m’avait procuré.

Quand il arriva, j’étais déjà au lit. Lui aussi devait être épuisé ; sa fontaine avait jailli trois fois, et je lui conseillai d’épargner ses forces pour la prochaine fois. Je vis, à son visage, qu’il aurait aimé rester, mais eut la délicatesse de ne pas insister et nous nous quittâmes après nous être encore embrassés ; il porta encore ses lèvres à celles de cette autre bouche qui lui avait valu tant de plaisirs.

Je ne veux pas vous raconter tous nos autres tournois d’amour, une vraie campagne au pays de Cythère ; il me faudrait me plagier moi-même, et me perdre en répétitions qui pourraient vous ennuyer.

Arpad m’avoua qu’à Francfort il avait trouvé chez un bouquiniste un livre, les Aventures mémorables de Monsieur de M…, dans lequel il avait appris la théorie des plaisirs de l’amour. C’était une grande chance pour lui, ajouta-t-il, que je sois venue bientôt en Hongrie, car il avait été plusieurs fois sur le point d’accorder à une hétaïre les prémices de sa virilité ; seule, la crainte d’une infection l’en avait détourné. Un de ses amis qui avait sacrifié à Vénus dans une maison sans hygiène y avait contracté une maladie honteuse dont il n’arrivait pas à se guérir.

Bien que j’eusse négligé, le premier soir, toutes les précautions accoutumées, je me résolus à me prémunir, dorénavant, contre les suites éventuelles du plaisir amoureux. J’eus à nouveau recours au moyen protecteur que vous savez ; il m’arriva de le négliger, et pourtant nos rapports intimes n’eurent point de fâcheuse conséquence. Sans doute, vous, qui êtes médecin, vous expliquerez-vous ce phénomène mieux que je ne saurais le faire.

Notre bonheur, cependant, ne devait pas durer. Dès octobre, Arpad se vit nanti d’une fonction loin de Budapest qu’il dut quitter. Ses parents habitaient cette région éloignée, et le père d’Arpad était homme trop strict pour qu’Arpad pût envisager de ne pas lui obéir.

En septembre, je m’étais installée dans un logement, dans l’immeuble Horvath, rue Hatvany. Je ne prenais pas mes repas chez moi, mais me les faisais apporter du Casino. C’était, pour moi, plus avantageux et aussi plus commode. En outre, cela me donnait une bonne excuse pour ne point inviter chez moi les autres actrices ; si j’avais eu une cuisinière, elles m’auraient pour ainsi dire obligée à inviter à ma table, comme il est de mode en Hongrie. Cette mode, me dit-on, avait davantage régné auparavant. Les acteurs, chanteurs, de l’un et l’autre sexe, sont volontiers pique-assiette.

Je pris, pour étudier le hongrois, une institutrice que m’avait recommandée le baron d’O… Il m’avait déconseillé d’engager celle que m’avait proposée Monsieur de N…, à cause de sa mauvaise réputation en ville ; elle avait réduit à la misère plusieurs chevaliers servants, étant d’une rapacité éhontée.

Madame de B…, qui m’enseignait le hongrois, devait avoir été fort belle dans sa jeunesse, et avait eu un passé assez agité. Son mari était un ivrogne, dont elle divorça. Elle parlait fort bien l’allemand et n’avait appris le hongrois qu’en venant au théâtre. Son père était fonctionnaire, et elle avait eu une bonne éducation, ce qui la mettait à l’aise dans n’importe quel salon. Elle me complimenta de ma rapidité à apprendre le hongrois et s’étonna de mon aptitude à assimiler la prononciation, qui diffère nettement de celle de l’allemand.

Nous fûmes bientôt aussi intimes que si nous avions été du même âge. Elle ne faisait nul secret de ses aventures passées et sut souvent me distraire en me les racontant. Le nombre de ses amants était, sans doute, assez restreint, mais elle connaissait les « nuances » des jouissances de l’amour aussi bien qu’une véritable Messaline. Je ne sus pas lui en cacher mon étonnement.

— Cela provient, m’expliqua-t-elle, de ce que j’ai eu des amies qui se gênaient fort peu de faire devant moi leurs cochonneries, de sorte que j’ai surtout appris en regardant, sans y participer moi-même. Madame de L…, cette personne que Monsieur de N… vous avait recommandée comme institutrice, a été, dans sa jeunesse, la femme la plus dévergondée, et le serait encore si elle n’était déjà trop vieille ; ce qui ne l’empêche pas d’avoir encore quelques amants. J’ai lu des récits sur Messaline, Cléopâtre et d’autres gourgandines. Je n’accorderais nulle créance à ces livres, si je ne connaissais pas la L… Mais vous devriez pourtant faire sa connaissance ; c’est quelqu’un d’intéressant, en son genre, une espèce de miracle. Elle connaît toutes les entremetteuses et filles de joie de Budapest. Vous apprendriez par elle des choses que bien peu de femmes connaissent.

Je dois ajouter que j’avais entretenu Madame de B… du livre de Sade, et lui en avais montré les illustrations. Elle ne les avait jamais vues, mais croyait, ajouta-t-elle, que Madame de L… les connaissait, car elle-même avait vu Madame de L… mettre en pratique quelques-unes de ces scènes.

Que risquez-vous à voir tout cela ! ajouta Madame de B… Personne ne l’apprendra, car je dois dire, à l’éloge d’Anna (elle désignait d’habitude Madame de L… par son prénom), qu’elle est fort discrète. On éprouve une excitation d’un genre particulier à voir de telles scènes. Elles nous aident à connaître la morale humaine, à nu. Combien de grandes dames y a-t-il, à Budapest, dont personne ne soupçonnerait qu’elles se comportent de façon bien pire que les grandes prostituées les plus dissolues ? Anna les connaît toutes ; elle les a toutes vues, quand elles se croient le moins observées, aux prises, non pas avec un homme, mais avec une demi-douzaine.

Madame de B… avait aiguillonné ma curiosité. Si même les scènes dans la Justine et Juliette de Sade me répugnent au point que je ne me serais jamais résolue à assister à de tels spectacles, il en était quelques-uns que je serais capable de supporter.

Vous connaissez certainement ce livre et savez ce que représentent deux scènes auxquelles je pense spécialement ; si vous les avez oubliées, je les rappelle à votre mémoire. L’une montre une arène. En haut, à une fenêtre, on aperçoit un homme âgé, barbu, le propriétaire de la ménagerie, puis un jeune homme, une jeune fille tout juste nubile, à peine sortie de l’âge ingrat, et un garçonnet.

Par la fenêtre, on vient de jeter dans l’arène une jeune fille nue, la tête en bas ; une panthère, une hyène et un loup bondissent vers l’enceinte pour la dévorer. Un lion est déjà en train de déchiqueter le corps d’une autre fille ; on voit ses entrailles sortir du corps. Un ours géant en renifle une troisième[1]. Même vous, médecin, habitué à voir en clinique les opérations, les amputations les plus effroyables, seriez horrifié à un tel spectacle, et combien le serais-je davantage !

L’autre image représente le marquis de Sade vêtu d’une peau de panthère ; il attaque trois femmes nues ; il s’est déjà emparé d’une, dont il mord les seins, faisant jaillir le sang tandis que, d’une patte, il déchiquette sa poitrine et qu’un enfant nu gît, mort, le corps lacéré[2].

Je ne sais laquelle de ces deux images est la plus horrible, et je n’aimerais rien voir de tel. Mais il y a d’autres scènes, des orgies, des flagellations, des tortures et des débauches entre personnes du même sexe, qui ne comportent pas de meurtre, et qu’en somme on peut contempler.

Vous me direz peut-être que les scènes moins effroyables sont capables de mener aux plus horribles. Je n’affirmerai pas que certaines personnes ne connaissent pas ici de limites, mais je suis persuadée que, chez moi, ce ne sera jamais le cas. On pourrait aussi bien prétendre que tous les gens — et les femmes sont ici, je le sais, plus nombreuses que les hommes — qui vont assister à des exécutions capitales ou à des scènes de châtiment corporel, avec bâton, verges ou fouet, seraient eux-mêmes capables de tuer leurs semblables s’ils le pouvaient impunément, pour satisfaire leurs appétits morbides ; mais je sais, moi, qu’assurément il n’en est pas ainsi. L’une de mes amies, une Hongroise aussi, dont le père avait été officier et qui habitait alors, avec sa famille, la caserne Alser à Vienne, y assistait presque chaque jour à des séances de punitions corporelles ; elle a vu, de ses fenêtres, des soldats frappés de coups de verges ou de bâton, sans qu’il lui soit jamais venu à l’esprit d’en faire autant elle-même ; elle n’était pas même capable de couper le cou à un poulet. Il y a un abîme entre voir et faire.

Madame de L… avait accès dans les meilleures familles de Budapest ; des femmes de magnats étaient ses intimes. Sans doute leur enseignait-elle l’art dans lequel elle excelle : celui de captiver les hommes. Il n’y a rien de compromettant à la fréquenter. En Allemagne, c’eût été impossible. J’acceptai de la recevoir et Madame de B… me l’amena. Seul, le baron d’O… fronça les sourcils, estimant que ce n’était pas une relation digne de moi. Je ne sais pourquoi il était tellement monté contre elle. Elle me plut ; elle était bien moins libre de ton que je n’imaginais. Quand je la connus mieux et l’invitai à parler librement de tout avec moi, elle renonça alors seulement à toute réserve et je constatai que cette femme était tout autre qu’elle ne se montrait en société. Elle avait sa philosophie assez particulière, uniquement orientée par le souci de ménager à ses sens des aliments toujours nouveaux. C’était un Sade femelle, et qui eût été capable de faire ce que Justine et Juliette décrivait. Elle m’en fournit bientôt la preuve, ce que je vais vous narrer sans délai.

Notre entretien roulait, un jour, sur la façon de stimuler le désir sexuel dont le but final est l’accouplement de l’homme avec la femme. Elle était d’accord avec moi qu’une jouissance trop fréquente amortit la sensibilité des organes sexuels et qu’il faut, pour la réveiller, recourir parfois à des moyens artificiels.

— Je ne conseillerai à aucun homme, me dit-elle, d’accumuler autant d’expériences que je l’ai fait. Rien de pire, pour l’homme, qu’un abus d’excitation ; cela l’énerve et le rend impuissant ; l’imagination ne l’aide que rarement à remplacer ce qu’il a étourdiment gaspillé. Chez la femme, par contre, l’imagination continue à susciter cette excitation. Avez-vous jamais essayé de vous faire fouetter pendant l’accouplement ?

Je dois vous dire qu’avec Madame de L… il était inutile de vouloir dissimuler quelque chose. Elle avait remarqué, dès la première visite, jusqu’à quel point j’étais initiée aux mystères de la jouissance ; mais je n’avais pas à craindre qu’elle me trahît, car elle partageait mes opinions quant au goût qu’ont les femmes de simuler et dissimuler. Lorsque je lui dis que j’avais essayé une fois, mais que la douleur avait été trop forte pour que je continue, elle rit à gorge déployée.

— Il y a peu de femmes, me dit-elle, qui connaissent la volupté de la douleur, notamment des verges ou du fouet. Et, parmi les innombrables détenues des prisons régionales et municipales qui sont condamnées au fouet, il en est une à peine qui ne redoute pas cette punition.

« Je n’ai rencontré que deux femmes qui avouent y trouver une réelle volupté. L’une était une prostituée de Raab qui avait commis plusieurs vols, à seule fin d’être condamnée au fouet. Elle trouvait même une volupté plus grande à la punition publique et à la honte qui en résultait. Elle était fière qu’on l’appelât une putain. À vrai dire, elle criait et gémissait tandis qu’elle était fouettée, mais, revenue dans sa cellule, ou aussitôt relâchée, — ce qui est le cas pour de menus larcins, ou quand l’argent volé a été retrouvé, — elle se déshabillait et contemplait dans un miroir ses fesses écorchées ; elle caressait du doigt son coquillage ; de même, quand on lui appliquait la peine, c’est au moment de la douleur la plus aiguë qu’elle éprouvait les sensations les plus voluptueuses.

« J’ai découvert ici, à Budapest, une fille du même genre ; elle est à la prison de la ville, et condamnée à trente coups de fouet par jour. Mais elle ne crie jamais, et son visage exprime la volupté plus que la douleur. Auriez-vous plaisir à voir cette fille pendant la séance ?

J’hésitais, mais mon scrupule venait de la crainte que la chose soit connue du gouverneur de la ville, Monsieur de T…, qui saurait ainsi que je trouvais plaisir à de tels spectacles. Je le connaissais, il était parmi ceux qui me faisaient la cour. Anna — je l’appelle ainsi parce que Madame de B… l’appelait de même — me répondit que Monsieur de T… ne me verrait pas nécessairement, mais que Madame de B… et quelques autres dames, dont plusieurs aristocrates, comme les comtesses E… et R… et aussi O… et B… seraient certainement présentes ; ce qui me permettrait de passer inaperçue ; au demeurant, qui m’empêcherait de me voiler de façon à n’être pas reconnue ?

Je finis par dire oui et, le jour de la punition approchant, je n’eus point à attendre longtemps.

Le jour venu, il y eut en ville un autre spectacle qui empêcha les femmes de magnats de se rendre à la prison. C’était la réception de l’Archiduchesse, qui venait d’arriver de Vienne. Anna s’était arrangée de telle façon que nous trois, elle, Madame de B… et moi, pûmes entrer sans être vues dans une pièce du rez-de-chaussée qui nous avait été réservée. Nous prîmes place à la fenêtre et bientôt apparurent trois hommes, le gouverneur, le geôlier et le bourreau, puis la « délinquante », une fille d’à peine seize à dix-huit ans. Un petit visage de déesse, la taille fine, un visage empreint d’innocence. Elle ne paraissait nullement avoir peur, mais baissait les yeux, comme de honte. Anna nous dit que c’était là une pose, dont elle ne se départait jamais, ainsi que je pourrais bientôt m’en persuader.

Le geôlier ligota la fille sur un banc et le bourreau commença à la fouetter. Elle ne portait qu’une jupe mince et une chemise, tendues sur le corps, de sorte que les formes de ses fesses se dessinaient nettement. À chaque coup, elles tremblaient et continuaient à osciller. Son visage apparaissait contracté de douleur, mais aussi de volupté ; celle-ci s’accentua après le vingtième coup, ses yeux se révulsèrent et sa bouche s’ouvrit ; elle soupira, avec l’apparence de quelqu’un qui se trouverait au comble de l’extase.

— Cela aurait dû venir beaucoup plus tôt, ou alors, seulement vers la fin, me chuchota Anna. Je ne crois pas qu’elle jouira une seconde fois, ou alors, nous devons l’y aider quand elle reviendra, le châtiment une fois terminé. J’ai donné 5 florins au geôlier pour qu’il la fasse entrer ici. Je ne fais cela que pour vous être agréable !

Je savais ce que cela signifiait, et sortis de mon portefeuille 10 florins que je donnai à Anna pour régler les autres petits frais. Je me proposai de faire aussi un cadeau à la délinquante quand elle viendrait.

Toute la séance dura une demi-heure, à raison d’un coup par minute. Monsieur T… s’éloigna, le bourreau emporta le banc dans une pièce, et la fille qu’on venait de battre entra. Anna se rendit avec nous dans une autre pièce dont les vitres étaient de verre dépoli, de sorte qu’on n’y pût regarder de l’extérieur. Anna ordonna à la fille de se déshabiller entièrement, ce qu’elle fit, mais en affectant encore d’avoir honte devant nous. Son derrière était terriblement enflé ; on pouvait compter les traces des coups et, à certains endroits, le sang perlait sous la peau, qui pourtant était belle encore.

— Tu n’as joui qu’une fois, il me semble, demanda Anna.

— Une fois seulement, répondit la détenue, d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine. Ses jambes tremblaient, et j’eus l’impression qu’elle brûlait d’envie de jouir encore une fois. Anna avança une chaise, sur laquelle elle lui fit mettre un pied ; ceci fait, Anna se mit à genoux devant elle et se mit à jouer, de ses doigts, puis de sa langue, aux abords de la grotte de volupté ; elle enfonça son index entre les grandes lèvres, le faisant vite entrer et sortir, tandis que sa langue taquinait la fente. La fille gémissait et haletait de plaisir, se cramponnant des deux mains à la chevelure d’Anna que, dans l’excès de sa volupté, elle se mit à bouleverser et à vouloir arracher.

— Ça te plaît ? lui demanda Anna.

— Ah ! oui, surtout, ne t’arrête pas ! Oh ! comme c’est bon — oh — oh — ne cesse pas encore — lentement avec le doigt — attends — ah — oh — maintenant, plus vite, non, pas encore. — Ah ! si vous pouviez me mordre, me griffer !

Ce spectacle m’avait tant excitée que j’enviais Anna du rôle qu’elle jouait près de cette fille. Il faut qu’elle l’ait deviné à l’expression de mon visage, car elle interrompit le jeu de ses mains et de sa langue.

— Voulez-vous essayer aussi ? — Et toi, Nina, dit-elle à Madame de B…, tu pourrais ne pas rester là comme une souche. Aide donc Mademoiselle !

Madame de B… sourit, me déshabilla, puis se dévêtit ; Anna seule resta vêtue comme elle était. Elle savait sans doute pourquoi elle ne devait pas nous imiter ; le spectacle de son corps si fané nous eût gâché toute envie de jouir, nous aussi.

Nina (Madame B…) avait le corps encore fort beau, plus beau même que celui de ma mère. Elle n’avait jamais eu d’enfant ; son ventre n’était pas plissé, sa poitrine pas avachie ; son visage seul indiquait son âge. Elle venait d’avoir cinquante ans. Pourtant, elle avait auprès des hommes moins de succès qu’Anna, de beaucoup moins belle. C’est qu’elle n’était pas aussi lubrique, et ressemblait trop à une statue de marbre inanimée. En ce moment même, elle restait de glace.

Je ne courais pas le risque d’être découverte. La détenue devait encore subir trois mois de détention et, me certifia Anna, commettrait quelque nouveau délit, une semaine au plus tard après sa libération, afin de ne pas être privée de la volupté du fouet ; je ne serais donc pas exposée à la revoir, à moins qu’il ne me plaise de lui rendre visite en prison.

Je pris donc, auprès d’elle, la place d’Anna ; celle-ci ayant interrompu son double chatouillement, le flot déjà prêt à se déverser était rentré dans son lit, et il me fallut recommencer à enflammer les désirs de la fille, cependant que Nina, qui s’était aussi mise à genoux à mes côtés, me tenait à la taille de sa main gauche et, de la droite, commença des caresses à ma grotte de volupté, qui se trouva bientôt tout humide et gluante, me brûlant comme si elle eût été remplie d’explosifs.

Anna s’était agenouillée derrière moi et jouait, de sa langue, dans cette autre petite fente toute proche de ma grotte de volupté. Cela surtout sembla exciter la fille, dont les mouvements s’accélérèrent, hâtant le dénouement. En même temps, Anna égratignait le derrière de la fille, déjà couvert de blessures ; elle le mordit et suça le sang des plaies.

— Ah, mon Dieu ! s’écria la fille, pâmée de volupté ; c’est trop fort, c’est plus que je ne peux supporter, je vais p… p… pisser.

Je sentis jaillir dans ma bouche un jet brûlant, d’un goût un peu salé ; la fille voulut se retirer, mais je la serrai plus fort contre moi et lui dis : « Tout, donne-moi tout ! » si bien qu’elle ne se retint plus.

Eût-ce été du champagne, je ne l’aurais pas avalé avec plus de voluptueuse avidité, et j’aurais donné je ne sais quoi pour qu’il y en eût encore autant. Bientôt après, l’autre suc jaillit à son tour de la grotte de volupté ; il était si abondant que même Arpad n’en avait jamais reçu de moi autant que j’en eus de la pauvre petite.

Ainsi prit fin ce jeu admirable, pour moi inoubliable. Nous nous rhabillâmes. Je donnai vingt florins à la fille, la serrai dans mes bras et l’embrassai, en lui disant qu’elle n’aurait plus besoin de commettre de vols, car je la prendrais chez moi.


CHAPITRE IV

ROSA

Vous avez, vous-même, exigé que je ne taise rien de mes expériences et sensations ; aussi, en décrivant les aspects anormaux des envies qui m’envahissaient, n’ai-je pas hésité un seul instant à vous les faire connaître, sans en rien omettre ; j’étais, et je reste persuadée que vous serez capable de comprendre tout cela, parce que vous êtes aussi un psychologue pénétrant. Peut-être n’avez-vous encore reçu, d’aucune femme, de tels aveux, mais je suis certaine que vous avez déjà étudié de pareils cas et trouvé leur explication. Je suis profane en ces deux sciences ; je me suis bornée à vivre au jour le jour, sans me demander si ce que je faisais était vraiment de nature à choquer en nous des sentiments plus nobles et à provoquer le dégoût. De sang-froid, les sens rassis, j’aurais tremblé à l’idée de commettre des actes aussi indécents, mais, après l’avoir fait, j’en juge autrement, ne voyant pas ce qu’il peut y avoir là d’obscène.

Peut-être me blâmeriez-vous si, au lieu d’écrire ces choses, je vous les rapportais oralement ; mais peut-être aussi ne me blâmeriez-vous pas. Vous savez mieux que moi comment est constitué l’organisme humain et trouverez l’explication de mon comportement. J’examine les choses d’après ma façon de voir, sans pouvoir garantir qu’elle soit correcte.

Avant tout, une question se pose pour moi : que peut-on, à vrai dire, appeler obscène ? Songeons donc que, chaque jour, nous nous nourrissons de nombreux produits qui, si nous voulons bien les analyser, sont déjà à un certain degré de pourriture ; nous pouvons bien nous persuader que l’eau ou le feu purifient nos aliments ; nous n’en commettons pas moins quelque chose d’indécent. Il y a même des aliments qui doivent en être à un stade avancé de pourriture pour nous plaire. Le vin, la bière, n’ont-ils pas fermenté avant que nous les buvions ? Or, qu’est-ce que cette fermentation, sinon un certain degré de putréfaction ? N’est-ce pas un plat raffiné que la partie la plus pourrie de certains oiseaux, notamment les bécasses ou les grives gorgées de genièvre, et de quoi se nourrissent-ils ? La nourriture absorbée par tous les animaux ne pénètre-t-elle pas dans leur sang, pour devenir leur chair ? Songeons seulement à ce dont se nourrissent cochons et canards. Examinons un fromage, et nous y trouverons des vers répugnants. Et rappelons-nous comment on sale les harengs ! Je l’ai vu faire à Venise, et je ne veux pas dire comment on procède. Si l’on savait quel complément l’homme ajoute au sel marin, personne ne mangerait plus de harengs. En un mot, la notion d’indécence est quelque chose de très relatif ; qui ira penser, en se régalant d’un mets, aux matières qu’il contient ! Ce serait comme si un garçon amoureux d’une fille se laissait arracher à son monde poétique en songeant aux besoins naturels qu’accomplit chaque jour la bien-aimée. Je pense exactement le contraire. Un être qui en aime un autre ou se plaît à certaines choses ne trouve rien d’obscène ni de répugnant à l’objet de son plaisir.

Cette façon de voir peut me servir de justification dans la mesure où je me suis laissé entraîner par mes appétits, comme je l’ai décrit à la fin de la précédente lettre. Je pense que cela vous suffira aussi.

C’est quelque chose d’autre, et peut-être de plus étrange, que ressentit plus tard mon cœur. Vous trouverez ici un sujet d’analyse, vous qui êtes psychologue ; bien qu’il ne soit pas tout à fait inhabituel, il est pourtant assez anormal.

J’ai lu, ces temps derniers, plusieurs livres traitant de cet amour qu’on dit grec ou platonique, notamment les ouvrages d’un certain Ulrich, qui fut professeur et réside présentement à Wurzbourg. Il ne traite que de l’amour entre hommes, et nullement de l’amour entre femmes. Que direz-vous si je vous avoue que je n’ai jamais été aussi éprise d’un homme que de ma chère Rosa, la fille que je vous ai présentée à la fin de ma précédente lettre ? Ce fut, à vrai dire, un amour sensuel qui m’attira vers elle, mais ce fut aussi un sentiment du cœur, un désir langoureux et lancinant comme je n’en ai jamais éprouvé pour aucun homme. Ce fut un amour si exclusif et pur que toutes les autres femmes, alors, me répugnaient, et les hommes plus encore. Je ne pensais qu’à Rosa, je rêvais d’elle, je serrais, embrassais et caressais mes oreillers en m’imaginant que c’était elle que je tenais enlacée ; quand je ne pouvais pas la voir, j’en pleurais, j’étais hors de moi, comme folle.

Je ne savais pas à laquelle de mes deux amies me confier, à Nina ou à Anna ? Ou bien, si je devais prier Monsieur de T… d’accorder à Rosa une remise du reste de sa détention ? Il m’aurait demandé d’où je la connaissais et je n’aurais su que répondre. Finalement, je me décidai à en parler à Anna. Elle me rendit visite le soir même du jour où nous avions assisté à la scène du fouet. Elle m’épargna la peine de trouver une entrée en matière, en me parlant la première de cette scène et en me disant qu’elle préférait à toute autre une jouissance comme celle de ce jour.

— C’est, ajouta-t-elle, la seule chose qui m’excite encore un peu, et pourtant, aujourd’hui, ma jouissance n’a pas été totale. Je vous ai laissé la meilleure part. N’êtes-vous pas un peu amoureuse de Rosa ? Ne niez pas ; j’ai vu avec quelle volupté vous avez sucé son petit con (ce sont ses propres termes que je répète, sans y rien changer, quoique je ne les aie pas encore employés). Oui, c’est là une odeur délicieuse, et un goût plus délicieux encore.

J’étais encore si esclave de tous les préjugés que je me sentis rougir.

— Ah ! ah ! ah ! s’esclaffa Anna. Vous rougissez ? Signe évident que vous êtes amoureuse de la fille. Si même votre visage ne vous avait pas trahie, je l’aurais deviné quand, en lui donnant de l’argent, vous avez dit que vous la prendriez chez vous. Eh bien, un trimestre sera vite passé, et j’espère que la fille préférera venir chez vous que retourner en prison. Le plaisir qu’elle trouve à se faire fouetter, vous aussi pouvez le lui assurer. Peut-être préférera-t-elle les verges, et cela vous vaudra à vous aussi beaucoup de plaisir. C’est un fort beau spectacle, je peux vous en assurer.

— Ne serait-il pas possible de la faire libérer plus tôt ? demandai-je à Anna.

— J’en doute. Elle doit subir sa peine jusqu’au bout. Il ne dépend pas du gouverneur de la libérer, quoique ces messieurs agissent un peu à la manière turque. J’essaierai pourtant de lui en parler.

— Mais ne me citez pas. Il serait capable de soupçonner quelque chose.

— Soyez tranquille. Il ne s’étonnera pas que je lui présente une telle requête. Il y a ici assez de dames qui se comportent comme les hommes, et qui ont des amants des deux sexes. Je pourrais même lui dire que je veux la prendre chez moi. Non, au fait, ce n’est pas la bonne solution. Je lui dirai qu’il y a ici une étrangère qui cherche une fille volontaire pour des tortures de ce genre, et que je n’en connais pas d’autre que Rosa. Mais, pendant une quinzaine, il ne faudra pas que vous la preniez chez vous. Plus tard, je dirai que la dame est partie, que Rosa ne voulait pas quitter la ville et que je vous l’ai recommandée comme soubrette, par pure humanité, pour la remettre dans le droit chemin.

— Vous croira-t-il quand vous lui direz cela ? demandai-je.

— Pourquoi pas ? J’ai la langue bien pendue. L’essentiel est qu’il me faut beaucoup d’argent pour le soudoyer, ajouta-t-elle.

— Beaucoup d’argent ? m’écriai-je, un peu effrayée, car Nina m’avait dépeint Anna comme un redoutable escroc. Combien croyez-vous ?

— Hum ! Peut-être 100 florins, peut-être plus, je ne sais.

— Je n’y mettrais pas plus de 100 florins, répondis-je. Mais, à vrai dire, si elle avait exigé le double ou le triple, je le lui aurais donné.

— D’accord ; mais donnez-moi tout de suite les 100 florins. S’il marche pour cette somme, vous aurez peut-être la fille chez vous dès demain. Sinon, je vous rapporte l’argent. Il faut que j’aille chez lui avant qu’il parte à son club. Mais je n’ai pas de monnaie pour prendre un fiacre. Donnez-moi encore 1 florin. Pour mes démarches et ma peine, je ne demande rien. Votre amitié me suffit.

Je fus obligée de lui donner encore 50 florins. En outre, elle me fit ses doléances : les temps étaient durs, les gens payaient mal leurs dettes ; elle me montra un tas de billets du mont-de-piété, ajoutant qu’ils seraient périmés demain si elle ne payait pas les intérêts. Cela lui valut encore 50 florins de mon argent. Cette somme, me dit-elle, ce n’était qu’un prêt ; mais je répondis qu’elle n’aurait pas besoin de me la rendre. Je voulais, ainsi, m’assurer sa discrétion et ses bons offices ultérieurs.

Je racontai le lendemain toute la scène à Nina ; elle était d’avis que T… ne recevrait que 30 florins et qu’Anna empocherait le reste ; au surplus, elle attendait de moi une invitation à un bon souper pour la petite fête de ce jour.

— Peut-être, me dit Nina, sauvez-vous de la perdition une créature égarée ; Dieu vous revaudra cette bonne action. Mais cela va vous coûter quelque argent, car cette petite aura besoin de vêtements. Il serait bon, aussi, de lui faire prendre un bain, car ces malheureux, en prison, attrapent facilement de la vermine. J’ai eu chez moi une servante qui avait la taille de Rosa, la même silhouette. Elle a filé en abandonnant ses vêtements. Pour les débuts, cela suffira pour Rosa. Estimez vous-même ce lot, et payez-moi ce qu’il vaut à votre avis.

Quand il s’agissait d’argent, Madame de B… était le contraire d’Anna. J’estimai que les vêtements qu’elle m’apporta valaient 45 florins, mais elle ne me les compta pas plus de 36 florins, et il me fallut insister pour lui faire accepter en cadeau une jolie broche.

Bien qu’il fût presque huit heures du soir quand Rosa arriva chez moi, je l’emmenai en voiture à Ofen, au Bain de l’Empereur, et me fis ouvrir l’une des salles de bains turcs. Nous étions en octobre et, quand le froid augmente à l’extérieur, ces bains sont toujours mieux chauffés. La pauvre enfant sentit alors seulement les douleurs consécutives à la séance de la veille. Elle me permit à peine de toucher les endroits blessés, mais elle eut plaisir à me sentir y passer ma langue bien chaude pour les lécher lentement ; l’eau du bain la ranima mieux encore. Elle n’était plus timide et honteuse comme la veille ; elle se jeta à mon cou et serra ses jambes autour de mes hanches, puis suça les boutons de rose de ma poitrine, ma langue et mes lèvres. Déjà tout entraînée par ses sentiments, elle me dit que ce serait une joie voluptueuse pour elle de se sentir étranglée ou poignardée par moi. Mais, ce que je n’aurais ni cru ni espéré, c’est qu’elle était encore vierge. Pas moyen de faire pénétrer mon doigt jusqu’au fond de son cachot d’amour ; il se heurtait à la membrane encore intacte de l’hymen.

Après nous être rafraîchies dans le bain, où nous avions passé le temps à de menues privautés, je la ramenai à la maison. Anna et Nina nous y attendaient déjà ; Anna avait fait préparer — à mes frais — un excellent souper au champagne glacé. Elle avait apporté une longue verge et me conseilla de tâter de cette volupté.

La chambre était si bien chauffée que nous pûmes sans crainte nous déshabiller ; ce que, cette fois, Anna fit aussi. Mais je ne vis pas grand-chose de ses charmes défraîchis, car elle passa sous la table où, dit-elle, elle voulait faire le chien. Elle s’accroupit entre mes jambes qu’elle me fit écarter ; je dus me renverser un peu du buste, et faire reposer mes jambes sur ses épaules ; sa langue alors se mit à jouer tantôt dans ma grotte de volupté, tantôt à cette autre ouverture qui se trouve par-derrière. Ma position était assez incommode parce que je devais me tenir à quelque distance de la table et ne pouvais, de mes mains, atteindre les plats, mais la langue d’Anna, qui léchait l’une et l’autre ouverture, me valait une agréable volupté. Elle y porta aussi les mains, la droite au clitoris, la gauche plus bas, et, après avoir humecté de salive un de ses doigts, le fit pénétrer aussi avant que possible dans l’anus, il en résulta une si intense excitation que je crus devenir folle et que, bientôt, de ma grotte de volupté, jaillit un flot qui semblait intarissable. Cependant, Nina m’aidait à me nourrir, me portant le verre à la bouche pour que je pusse boire.

Nous mangeâmes et bûmes passablement, si bien que même la froide Nina se sentit bientôt en chaleur. À Anna, je passai, sous la table, quelques bouchées. Elle ne mangeait les biscuits et autres sucreries qu’après avoir trempé les plus durs — et même de petites saucisses — dans ma grotte de volupté ; cela, disait-elle, donnait à tous ces mets un arome tout particulier.

Après le souper, j’allai chercher mon double-godemichet, pour goûter avec Rosa les délices de l’hermaphrodisme. Elle venait de se mettre au lit et cherchait le pot de chambre ; le champagne bu cherchait une issue.

— Ah ! non, ce n’est pas convenu ainsi, m’écriai-je. Vilaine, veux-tu me priver du meilleur ? Je t’avertis : n’en garde pas une goutte pour toi, sinon je me fâche ! Vite, un pied sur la chaise !

Je me mis sur les genoux, ma bouche à sa conque, attendant le champagne, bien « filtré ». Il y jaillit bientôt, et je l’absorbai à flots, tout en lui tenant le derrière comprimé entre mes mains. Le champagne n’avait rien perdu de son goût ; il s’était plutôt amélioré. Anna s’était allongée sur le tapis, la tête entre mes jambes, la bouche à mon coquillage ; j’avais moi-même beaucoup bu et ne pus me retenir davantage, si bien qu’elle reçut double portion.

Mais ce n’étaient là que préliminaires agréables et voluptueux déjà, comme serait l’acte principal. Je brûlais de son attente. Tous mes sens se concentraient sur un but précis, je tremblais de désir, au point que je fus incapable de boucler le godemichet. Nina vint à mon aide et Anna introduisit le plus volumineux des deux javelots dans ma conque où il pénétra à demi. Après quoi, je fis asseoir Rosa dans le lit, les cuisses écartées, jouant, pour elle, le rôle du mâle ; je l’enlaçai, l’embrassai, fonçant à l’aveuglette avec mon godemichet, sans réussir à l’enfoncer dans son temple de volupté.

Finalement, Nina s’en saisit et le dirigea de telle façon que je pus, d’un coup vigoureux, faire éclater la membrane virginale et l’enfoncer tout entier chez Rosa. Elle poussa un cri étouffé et Anna, la tête penchée, put lécher tout le sang. Par suite de tous ces heurts, l’autre godemichet avait pénétré plus avant en moi ; au même moment, j’entendis quelque chose siffler, et je ressentis, sur les fesses, une douleur aiguë, mais voluptueuse ; c’était la verge qu’Anna maniait. Elle n’eut à donner que trois coups légers, et les sources de la volupté débordèrent en même temps chez Rosa et chez moi, nous plongeant toutes deux dans la plus délicieuse ivresse.

— Dommage, dit Nina, que vous n’ayez pas un godemichet encore ; mais je me donnerai du plaisir avec la main ; et toi, Anna, excite-moi aussi de ta verge. Avec vous, on ne peut rester de glace !

Je dis à Nina où elle trouverait, dans un tiroir de ma commode, un godemichet simple, le vieux que Marguerite m’avait donné.

Et ainsi nous en vînmes enfin à la scène principale, un groupe comme, seuls, les Romains les ont représentés sur leurs camées et bas-reliefs. Nina s’était mise sur moi, mais de sorte que mon derrière pût recevoir les coups de verge ; m’écrasant de son poids, elle me fit pénétrer plus avant dans Rosa. La chaleur agréable de nos corps nus et lisses me procurait des sensations exquises et nous reprîmes nos jeux. Cette fois, cela prit plus de temps. Nina m’aidait à accentuer mes élans. Anna fouettait tour à tour mes fesses et celles de Nina ; plus le moment critique approchait, plus elle fouettait fort, mais cela ne me suffisait encore pas. Je demandai à Rosa de me mordre aux épaules, aux bras, et sans me ménager comme elle fit d’abord. « Mords, jusqu’au sang, lui criai-je », ce qu’elle fit. Enfin, je sentis venir l’extase, celle qui fait chavirer ; je perdis la notion des choses. De volupté, tous les membres me démangeaient, tandis que, de notre double poids, Nina et moi faillîmes étouffer Rosa. Et ce fut un jaillissement sans fin.

Je ne sais combien de temps je restai prostrée dans cette extase. Quand je repris mes esprits, Anna et Nina étaient parties. Rosa dormait si profondément que je renonçai à la réveiller, me rendormis, la tête enfoncée dans mon oreiller, et ne me réveillai qu’après dix heures du matin.

Quelques jours plus tard, Anna revint me voir. Nina était venue chaque jour pour continuer les leçons de hongrois ; avec ma chère Rosa, aussi souvent que nous n’étions pas dérangées, je goûtais toute la gamme des plaisirs. Elle m’était aussi attachée que si j’eusse été un homme. Aujourd’hui encore, après tant d’années, elle est restée pour moi tout ce qu’elle était alors dans ma vie.

Anna me proposa d’assister à une orgie grandiose dans un bordel, telle qu’on en organisait une chaque année, à l’occasion du Carnaval. Elle me dit que des dames de familles aristocratiques y prenaient aussi part, mais toutes, masquées ; ainsi, personne ne pouvait les reconnaître, et leurs masques seuls les distinguaient des autres prêtresses de Vénus. Cet endroit, ajouta-t-elle, était très luxueux ; les hommes y étaient admis gratuitement, tandis que les cartes pour dames coûtaient fort cher, 60 florins l’une.

— Même à Paris, me dit-elle, vous ne verrez rien de pareil. Le nombre des participantes est limité, jamais plus de trente. On invite les plus belles putains de Budapest, et environ quatre-vingts messieurs. Vous voyez donc que le prix n’est pas exagéré ; il y a environ cent cinquante personnes, ce qui ne représente guère que 12 florins par tête. Il faut bien que l’entremetteuse compense le manque à gagner de ce soir-là, et les messieurs aussi ; elle a aussi les frais d’éclairage et de musique, et puis, le souper. L’an dernier, les comtesses Julie A… et Bella ont dû ajouter, de leur poche, 1 200 florins. Le prix sera d’ailleurs très probablement augmenté cette année, mais je demanderai à l’une des dames, pour moi, un billet gratuit, comme on l’a toujours fait. Mais, si vous voulez venir, il vous faut me le faire savoir cette semaine, pour que je vous réserve un billet.

Je refusai d’abord. J’avais déjà trop dépensé. Pour m’attacher Rosa, il m’en avait coûté 200 florins ; mes cachets de prima-donna étaient assez élevés, mais une dépense supplémentaire de 100 florins se faisait sentir dans mon budget, d’autant que je devais encore envisager des frais imprévus. Mais Anna insista tant que je finis par accepter ; peu de jours après, je reçus d’elle une sorte d’invitation, en litho, avec une vignette que j’avais déjà vue dans un livre français ; un splendide vagin, lèvres entrouvertes, et surmonté d’une épaisse toison, posé sur un autel ; de part et d’autre, deux rangées de verges de mâles et des toisons féminines. Toutes les cartes étaient signées des noms de la comtesse Julie A… et de L. R. (Luft Resi-Thérèse, tel était le nom de l’une des plus célèbres maquerelles de Budapest et, je l’appris plus tard, protégée du gouverneur T…).

Anna me prévint que ce serait un « bal masqué ». Les dames viendraient en domino, mais sans autre vêtement dessous. Celles qui porteraient un costume spécial le garderaient, mais on veillerait à ce que les parties du corps qui jouent un rôle essentiel dans les plaisirs de l’amour puissent être aisément dénudées ; des costumes pittoresques, comme ceux du théâtre, en feraient encore valoir les charmes. Bref, Anna me fit de la fête une description si attrayante que je ne regrettai pas la dépense ; je projetai même de me commander, comme déguisement, un costume de personnage célèbre. Mais il fallait que personne n’apprit que ce costume m’était destiné. Madame de B… était faite à peu près comme moi ; je lui fis essayer quelques-uns de mes vêtements ; ils lui allaient tout à fait. Je la chargeai donc de faire exécuter mon costume d’après ses mesures.


CHAPITRE V

ORGIE

Outre le personnel de l’Opéra et l’intendant, qui assistait régulièrement aux répétitions, j’aperçus ici un monsieur qui retint aussitôt mon attention. C’était un fort bel homme, élégamment vêtu, le visage exceptionnellement spirituel. Il avait été amené par un de nos collègues ; c’était un amateur et un connaisseur de choses d’art. Un de nos ténors ayant chanté un passage en faisant quelques fautes, il s’avança et reprit ce passage avec tant d’ardeur, avec un ton et une diction si justes, que nous en fûmes tous enchantés. Il avait une voix comme je n’en avais encore jamais entendue, et qui me fit frémir de tous mes nerfs. Tout le monde applaudit et le ténor s’exclama : « Chanter après vous serait, vraiment, profaner cet air » ; et il rata le reste de son rôle, comme moi et les autres chanteurs d’ailleurs.

Je m’enquis auprès de Monsieur de N… du nom de cet inconnu, et demandai si c’était un Hongrois.

— Vous m’en demandez plus que je ne saurais vous dire. Sa carte de visite porte : Ferry, F.e.r.r.y. Ce peut être un Hongrois, un Anglais, un Italien ou un Espagnol, peut-être aussi un Allemand, un Français ou un Russe. Il parle toutes les langues également bien. Je n’ai pas vu ses papiers d’identité et je sais seulement qu’il arrive de Vienne, qu’il a été reçu à la Cour et qu’on se réjouit de pouvoir l’inviter à toutes les grandes soirées chez nos magnats.

Ferry resta jusqu’à la fin de la répétition et se fit présenter à moi.

Les jours où j’avais eu une répétition générale, j’étais libre le soir. On m’avait beaucoup recommandé d’assister à des représentations de pièces parlées pour acquérir une bonne prononciation en hongrois ; j’allai donc, le soir, au théâtre, dans la loge des acteurs. Au premier entracte j’y eus une visite inattendue, celle de Monsieur de Ferry. Il s’excusa d’avoir eu l’audace de me rendre ici visite, et je l’invitai à rester. Il me fit la cour, c’est-à-dire qu’il loua ma voix, me trouva une belle prestance pour la scène, apprécia le bon goût de mes toilettes, et autres compliments de ce genre, mais sans parler d’amour. Je me mis en tête de faire sa conquête avant qu’une des femmes de magnat, plus ou moins cocottes, ne me l’arrachât. Je ne négligeai aucun des artifices de la coquetterie et pus croire qu’il me serait aisé de le conquérir. Et, comme il avait sollicité la faveur de me rendre visite chez moi, je pensais déjà le tenir ; mais je m’étais fait illusion.

Nous parlâmes aussi d’amour, mais en termes fort généraux. Si même, par ses paroles, il me donna à entendre que je lui plaisais beaucoup, il ne sollicita pas de moi la moindre marque de faveur. Et quand, à l’arrivée ou au départ, il me serra la main, ce fut de telle façon que je n’en pus rien conclure ; il le fit sans insister, sans y mettre aucune intention.

Je finis pourtant par l’amener à me parler de ses amours passées, en lui demandant s’il avait déjà fait beaucoup de conquêtes et avait déjà été sérieusement amoureux.

— J’aime la beauté là où je la trouve, me dit-il. J’estime que ce serait de ma part une erreur que de m’enchaîner à un seul être, de même que je tiens le mariage, avec ses règles, pour l’institution la plus « tyrannique » de l’humanité. Comment un homme qui tient à son honneur peut-il faire une promesse concernant une chose qui ne dépend pas de sa volonté ? En fait, on ne devrait jamais rien promettre. Et vous ne rencontrerez personne qui puisse m’objecter qu’on l’ait informé d’une quelconque promesse que j’eusse faite. Même quand on m’invite à un dîner ou à une soirée, je ne promets jamais d’y aller ; je me contente d’accuser réception de l’invitation. Je ne fais jamais de pari et ne joue aucun jeu de hasard. Précisément parce que je connais la puissance du hasard, je tiens à lui laisser, contre moi, le minimum de chances. C’est aussi pourquoi je ne promettrai jamais d’être fidèle à une femme qui me plaît. Qu’elle me prenne tel que je suis ; si elle condescend à partager mon cœur avec d’autres, elle y trouvera toujours assez de place pour elle. Aussi n’ai-je jamais encore fait de déclaration d’amour à aucune femme ; j’attends qu’elle, pour sa part, me dise franchement et honnêtement que je lui plais assez pour qu’elle n’ait rien à me refuser.

— Je crois, répondis-je, que vous avez trouvé des personnes qui en fussent capables, mais je ne comprends pas que vous puissiez les aimer, car, excusez-moi, seules des femmes sans vergogne sont capables de faire une déclaration d’amour à un homme au lieu d’attendre qu’il prenne l’initiative.

— Je ne vois pas pourquoi ! Un homme ne peut-il préférer une femme qui l’aime assez pour renoncer aux règles conventionnelles à celle qui, avec lui, ne fait que jouer la comédie ? Et même ces dames qui se font prier, ne le font-elles pas avec le ferme propos de céder en fin de compte ? Un homme ne pourra-t-il aimer mieux, et plus longtemps, une femme qui lui aura sacrifié sa propre vanité que celle qui, par coquetterie, le fait longtemps attendre ? Leur amertume pousse d’ailleurs la plupart des hommes à se venger des femmes qui les ont fait longtemps languir ; une fois conquises, ils le leur font payer en les trompant et les abandonnant.

— Et ces malheureuses filles qui, dès le premier assaut, se livrent à l’élu de leur cœur, méritent-elles aussi que les hommes se vengent d’elles ?

— Je ne me suis jamais vengé que de femmes coquettes. Je ne voudrais jamais convaincre une jeune fille innocente de se donner à moi. Je ne l’ai jamais fait, bien qu’il ne m’ait pas manqué de telles occasions. Chacune, en de tels cas, s’est offerte à moi, me priant de l’affranchir d’une virginité devenue un fardeau ; chacune savait aussi que c’était là son destin. Libres de choisir, elles pensaient : « Me faut-il opter pour celui qui me poursuit de ses assiduités, plutôt que pour celui qui me laisse deviner que je lui plais, mais sans me presser de me déclarer à lui ? » Celles qui raisonnaient avec une telle logique ont souvent porté sur moi leur choix, surmontant ces scrupules ridicules que leur ont inculqués, dès l’enfance, leurs mères ou leurs tantes ou d’autres êtres prudes ou gorgés d’expérience et qui leur prêchaient une pudique réserve ; elles ont alors joué franc jeu avec moi. Aucune ne l’a regretté. À chacune, je faisais observer les risques de sa décision ; à chacune, j’ai dit qu’elle pouvait se trouver enceinte, que je ne l’épouserais pas, que j’aimais aussi d’autres femmes et qu’elles ne me reverraient jamais. Dites-moi si ce n’était pas là agir avec honnêteté ?

Comment l’aurais-je nié ? À toutes mes objections, il avait réponse, et je savais qu’il ne me ferait jamais de déclaration d’amour, mais je savais aussi que plus d’une Messaline, parmi toutes ces femmes de magnats, le détourneraient de moi si je n’agissais pas dans le sens qu’il me suggérait. Si j’hésitais encore, c’est dans l’attente d’une occasion qui m’éviterait d’avoir à rougir de honte, et je comptais en trouver une pendant le Carnaval. Je ne sais s’il me croyait très inexperte en amour ; mais, d’après tout ce qu’il m’avait dit, la virginité n’avait pour lui aucun attrait particulier.

Je me demandai si je ne devrais pas m’en ouvrir à l’une de mes amies et la prendre comme une sorte d’entremetteuse ; je racontai, en présence d’Anna, toute notre conversation. Elle prit un air pensif et me dit qu’à son avis Ferry s’était déjà laissé prendre aux rets d’une des femmes de magnats ; mais elle me promit de le faire parler pour savoir s’il prendrait part, lui aussi, à l’orgie qui devait avoir lieu dans le bordel de Resi Luft.

Les nouvelles qu’elle m’apporta quelques jours plus tard n’étaient pas fort rassurantes. Selon elle, Ferry avait désormais pour favorite la princesse O… Quant au bal « masqué » et à l’orgie chez R. Luft, Ferry s’y montrerait certainement ; il avait été invité par trois dames mais n’avait pas promis de venir, car c’eût été contraire à ses principes.

Le soir où l’orgie devait avoir lieu approchait. Anna, Nina et Rosa m’aidèrent à confectionner mon costume. Il était de soie bleu ciel, avec des entre-deux de gaze en soie blanche, le tout brodé de fleurs dorées. On pouvait l’ouvrir à l’endroit des fesses, des seins et du nombril jusqu’à trois pouces au-dessous de la grotte de volupté. Aux pieds, j’aurais de charmantes sandales de velours écarlate, également brodées de fleurs dorées. Ma coiffure consistait en un ornement de plumes de marabout. En outre, je porterais un masque de taffetas, de sorte qu’on ne verrait que les yeux et la bouche.

Le 23 janvier, à 7 heures du soir, nous nous fîmes conduire, Anna et moi, rue des Brodeurs. Par-dessus mon déguisement, je portais un chaud manteau de fourrure ; Anna me quitta dans le vestibule, où je remis ma carte d’entrée. Resi Luft elle-même la prit de mes mains. Il y avait déjà beaucoup de dames et de messieurs, et j’entendis les sons d’un orchestre. Les premiers messieurs que j’aperçus furent le gouverneur T… et le baron G…, sans masques et entièrement nus. Mon apparition dans la salle fit sensation ; j’entendis des dames chuchoter, l’une à l’autre : « Elle va nous éclipser ! Ah ! comme elle est belle ! Un vrai sucre, on voudrait y mordre ! » etc.

Les messieurs étaient plus ravis encore. Les parties les plus belles de mon corps, mes seins, mes bras et mollets, mon derrière et ma conque étaient nues, ou voilées d’un tissu transparent ; on les voyait fort bien. Je jetai un coup d’œil à la ronde, pour découvrir Ferry parmi les hommes. Il se tenait aux côtés d’une dame vêtue d’un costume de tulle blanc : l’ornement, lis et roseaux, la désignait comme nymphe. Une autre dame, portant pour tout vêtement une ceinture d’or rehaussée de diamants et, dans sa chevelure, noir de corbeau, un diadème de diamants, représentait Vénus ; le bras au cou de Ferry, elle tenait en main son sceptre d’amour, qui se cabrait sous ses doigts ; le gland, dénudé, brillait comme s’il eût été imbibé d’huile ; il était d’un rouge sombre, et d’une taille inusitée. Jamais encore je n’avais vu lance aussi longue et belle. Ferry était complètement nu, les pieds chaussés de sandales de maroquin rouge cerise. Ni l’Apollon du Belvédère, ni Antinoüs n’étaient aussi bien proportionnés, aussi beaux que lui. Son corps était d’une blancheur éblouissante, et comme ceint d’un reflet rose. À sa vue, je tremblai de tout le corps, je le dévorai des yeux et, sans le vouloir, m’arrêtai devant ce groupe. Vénus avait le corps beau et blanc, mais les seins un peu avachis ; sa conque semblait trop béante et les lèvres qui la protègent tiraient sur le violet ; on voyait bien qu’elle témoignait d’un zèle extrême envers la déesse qu’elle figurait.

Les yeux de Ferry se fixèrent sur moi, ses lèvres esquissèrent un sourire et il dit : « Voilà la meilleure façon de prendre l’initiative ! » Puis il se retourna vers les deux dames, s’inclina et, les ayant quittées, vint droit sur moi. Il murmura mon nom à mon oreille. Sous mon déguisement, je rougis.

L’orchestre attaqua une valse ; il était invisible, séparé des acteurs de cette bacchanale par un paravent. Ferry me prit par la taille et nous nous éloignâmes en tourbillonnant parmi les innombrables danseurs et danseuses. Je me trouvai comme étourdie par le frôlement de tant de corps chauds, lisses et nus, de femmes et d’hommes, au gré de la valse qui les entremêlait dans une sorte de vertige, par la vue de tant de verges mâles gonflées qui pointaient, pendant la danse, vers un but précis, par les baisers qui résonnaient et par l’odeur voluptueuse de tous ces hommes et femmes en rut. La flèche de Ferry frôla, de sa pointe, ma grotte et parfois son sommet ; je la tendis, entrouverte, à sa rencontre, pour qu’il se dirigeât vers le bas, mais il se borna à me demander : « N’es-tu pas jalouse ?

— Non, répondis-je, j’aurais voulu te voir en Mars auprès de Vénus. »

Il me quitta et reprit, des bras d’un danseur, la dame qui représentait Vénus.

Quelques filles du pensionnat de notre hôtesse apportèrent un tabouret rouge, qu’elles placèrent au milieu de la salle ; Vénus s’y appuya des deux bras et Ferry l’entreprit par-derrière. Wladislawa et Léonie s’assirent aux pieds des deux partenaires, la première, de ses doigts, écarta les grandes lèvres de la déesse et y joua avec sa langue, tandis que Léonie chatouillait les testicules de Ferry et lui insérait dans la fente arrière sa propre langue. Ferry s’en prit, à plusieurs reprises, si vigoureusement au corps de Vénus qu’elle en gémit. Quant à moi, je me débarrassai du peu de vêtements que je portais et me plaçai toute nue devant lui. « Enlèverai-je aussi le masque ? demandai-je. — Garde-le sur ton visage », répondit-il et, ressortant sa verge de la conque de sa déesse, il lui claqua de la main sur les fesses, pour qu’elle me cède la place. Mes genoux fléchirent lorsque je me substituai à elle. Ferry se mit à genoux derrière moi, pénétrant de la langue par-derrière, puis par-devant, m’excitant au point que j’attendis d’un instant à l’autre que ma fontaine gicle. En baissant les yeux, je vis le splendide gland rouge de sa lance semblable à un rubis au sommet d’un sceptre royal.

C’en était trop pour moi ! Vénus, secondée par une autre dame, me suçait les seins, une troisième m’embrassait, faufilant sa langue entre mes lèvres, qu’elle buvait et mordait. Léonie, accroupie entre mes jambes, chatouillait ma fente à me faire perdre les sens ; le souffle presque coupé, je me sentais parcourue de frissons, au diaphragme, dans les hanches, les cuisses, les bras et les fesses. Le moment critique approchait ; le suc laiteux jaillit, comme de la crème fouettée, de ma grotte et remplit la bouche de Ferry, que j’entendis l’aspirer jusqu’à la dernière goutte. Là-dessus, il s’élança et m’enfonça son sceptre, brûlant et noueux, jusqu’à la racine, ce qui m’arracha un cri aigu de volupté. Mes nerfs, encore détendus peu d’instants auparavant, se crispèrent, mon temple de volupté était comme embrasé ; son dard, dur comme la pierre, me fit l’effet d’un acier surchauffé. Oh ! comme il s’entendait merveilleusement au jeu de l’amour !

Tantôt il retirait son boute-joie dont le gland caressait mes lèvres dans son va-et-vient, tantôt, d’un vigoureux élan, il le rentrait. Je sentais l’étroit orifice de mon hymen qui tentait d’attirer et de retenir son gland avant de le relâcher. Il recommença plusieurs fois, ses mouvements devenant plus vifs et plus rapides, tandis que sa verge s’enflait toujours davantage. Lui non plus n’était plus maître de ses feux ; il se pencha vers moi et, incrustant ses doigts dans mes hanches, il mordit jusqu’au sang mon épaule ; sa langue et ses lèvres s’en repaissaient. Le spasme survint alors, et le jet fut si fort qu’il remplit ma grotte. Je craignais déjà que ce ne fût passé et que je ne dusse perdre Ferry, mais il ne desserra pas son étreinte et son boute-joie resta mon prisonnier, s’ébattant dans le carcan qui se refermait sur lui.

Malgré la forte décharge, mon intérieur se trouva sec en moins d’une minute, tant la chaleur absorbait la sève. Je sentis alors son sceptre se durcir à nouveau et me bouter des coups auxquels je répondis sans délai. Aux applaudissements de l’assistance, nous reprîmes la joute amoureuse, cette fois avec plus de réflexion, en mesurant et espaçant nos efforts. Aussi la décharge fut-elle simultanée et je sentis une secousse électrique me transpercer, s’implanter en mon cœur. Sans sa présence d’esprit et sa maîtrise, qui surent contrôler ses nerfs, je me serais, à cet instant, trouvée enceinte, mais, après ce jet, un autre, bien plus prolongé et chaud, lui succéda, paralysant l’effet du premier.

Même après cet exploit, il ne mit pas fin à cette démonstration de son amour et de sa vigueur virile. Les spectateurs applaudirent lorsqu’ils le virent reprendre pour la troisième fois le tournoi, sans avoir dégagé sa flèche de mon carquois. Et tous de s’écrier : « Toutes les bonnes choses sont trois ! » Bien que, cette fois, le jeu eût duré plus d’un quart d’heure, pas question pour eux de s’éloigner ! Je sais même que des paris s’engagèrent : Ferry aboutirait-il ou serait-il, d’épuisement, contraint à battre en retraite ? Il n’en fut pas question ! Ferry paraissait inépuisable ; le dénouement, longtemps attendu, — ce qui accrût son plaisir comme le mien, — survint enfin, m’inondant toute de sa sève. Mais aussi, cette sorte de voluptueuse prostration qui succède à la décharge dura, cette fois, bien plus longtemps qu’après le second acte de notre splendide drame d’amour. Je ne tenais plus sur mes pieds ; plusieurs pensionnaires de notre hôtesse m’enlaçaient les jambes. Sous mes pieds, à mes flancs, devant moi, je ne sentais que des chairs nues. Les dames m’abreuvaient de baisers, suçant les boutons de mes seins, tandis que Ferry, debout derrière moi, me serrait encore contre lui.

Je sentis enfin son dard, toujours dans ma grotte, perdre peu à peu de sa rigidité, et s’échapper de la cage à laquelle il avait procuré une indicible volupté, tout en s’y trouvant lui aussi fort à son aise. Enfin, chacun finit par nous laisser tranquilles. Ferry m’embrassa, me tenant longtemps encore entre ses bras. Puis, il me prit par le bras et fit mine de m’emmener. « Sur le trône ! » s’écrièrent alors plusieurs voix d’hommes et de femmes.

Au fond de la salle, on avait édifié une sorte de tribune, avec un divan recouvert de velours rouge. C’est là qu’on projetait de nous mener pour signifier que nous méritions le premier rang parmi les vainqueurs des tournois amoureux. Ferry récusa cet honneur, en son nom comme de ma part ; il fit savoir qu’il préférait, si on voulait bien l’y autoriser, se désaltérer de quelque boisson rafraîchie. Sur quoi la dame costumée en Vénus nous mena vers le buffet. Le couvert n’était pas encore mis, il était trop tôt encore pour le souper, mais nous trouvâmes au buffet tout ce que pour l’instant nous désirions.

— Aurais-tu donc encore envie… ? lui demandai-je en l’étouffant de baisers.

— Pourquoi pas ? répondit-il en souriant. Mais je voudrais fermer la porte au verrou. Et toi, enlève ton masque, que je puisse lire la volupté sur ton visage. Serais-tu par hasard encore capable de me refuser cela ?

Il n’avait rien de ce despote, de ce sultan dont il avait voulu affecter le rôle ; c’était plutôt un berger, le plus doux et tendre que j’aie pu souhaiter. Je me levai, allai pousser le verrou de la porte et m’allongeai sur un doux lit de plume. Seule, une lampe d’albâtre, au plafond, éclairait la chambre ; sa lumière se concentrait sur le lit. J’écartai les cuisses de mon mieux, m’appuyai sur les coudes, et attendis mon chevalier servant qui, sans perdre un instant, m’enfila de sa lance. Cette fois, rien ne nous distrayait de nous-mêmes ; je ne voyais que lui, et lui, que moi.

Saurais-je décrire ce que je ressentis alors ? Je ne peux dire qu’une chose : les trois libations que nous avions savourées grâce aux dieux de l’amour ne furent rien en comparaison de la volupté que j’éprouvai, cette fois, pour moi toute seule. Lorsque le moment critique approcha enfin, il me fixa du regard et ses yeux prirent une expression de sauvage volupté, ses lèvres s’entrouvrirent comme pour reprendre souffle, mes yeux aussi chavirèrent et nous sombrâmes dans l’ivresse du plaisir, poitrine contre poitrine, ventre contre ventre, nos jambes et nos bras entrelacés comme un couple de serpents…

Nous restâmes ainsi allongés une demi-heure ; il s’était à demi tourné vers le mur, si bien que je reposai sur lui. Il n’avait pas dégagé son sceptre de ma gaine et, les yeux clos, nous restâmes dans un demi-sommeil, jusqu’à ce que des cris, des exclamations d’allégresse, venant de la salle, nous eussent tirés de cette extase. Il se mit en quête de mon masque, que, dans ma distraction, j’eusse peut-être oublié, et m’aida à le fixer ; mes vêtements étaient posés sur une chaise ; je n’avais même pas remarqué qu’on me les avait apportés. Je me vêtis, Ferry reprit son domino qu’il enfila rapidement, et nous revînmes dans la salle.

Ici, l’orgie atteignait à son apogée. On ne voyait que des groupes dans des poses voluptueuses, à deux, à trois, et même quelques-uns composés de plusieurs personnes.

Trois de ces groupes étaient plus compliqués que les autres. L’un comportait un homme entouré de six femmes. Couché sur le dos, sur une planche soutenue par deux chaises, il avait, de sa lance, enfilé l’une des femmes ; sa langue jouait dans la grotte de volupté d’une seconde, assise sur sa poitrine ; de ses deux mains, il chatouillait la conque de deux autres ; les deux dernières étaient sans doute moins bien partagées, et servaient surtout à compléter le groupe, encore qu’elles fissent semblant de jouir aussi.

Le deuxième groupe avait pour centre Vénus ; elle était étendue sur un homme qui l’avait embrochée tandis qu’un autre l’entreprenait par-derrière et venait d’introduire sa verge dans l’autre orifice, beaucoup plus étroit. Dans chaque main, elle tenait la flèche d’un homme ; le cinquième mâle, un véritable colosse de Rhodes, installé sur deux chaises basses, les jambes écartées, se faisait sucer par le premier. Chez ces cinq mâles et chez Vénus, la jouissance survint au même moment. C’était le plus beau des trois groupes.

Le troisième se composait d’un homme et de deux femmes. L’une était à moitié couchée et à moitié assise sur un divan ; la seconde, allongée sur elle, lui enserrait les hanches de ses jambes ; tendrement enlacées, elles s’embrassaient et jouaient de la langue. Le seconde s’arquait assez pour relever le croupion. L’homme, taillé en « hercule », enfonçait tour à tour son dard dans la grotte de volupté de l’une et l’autre des deux femmes superposées. Je me demandais ce qu’il ferait au moment critique. Il était, dans son jeu, parfaitement réfléchi et équitable ; aucune des deux n’avait droit à plus de coups que l’autre. Finalement, à son souffle plus rauque, je vis que l’instant décisif approchait, mais, même alors, il ne perdit pas son sang-froid et donna à l’une autant de son nectar qu’à l’autre ; le premier jet, le plus bref, était allé dans la conque de la partenaire du dessus.

Ainsi, de tous les participants, hommes ou femmes, à ce concert d’amour, personne n’était resté à jeun, bien que certains fussent arrivés au but avant les autres ; chacun, en outre, avait eu double jouissance. Ferry et moi étions, parmi eux tous, ceux qui nous sentions encore les plus en forme.

Parmi les femmes, seules, Vénus, la comtesse Bella et moi n’avions pas quitté nos masques.

Je sus plus tard qui avait joué le rôle de la déesse Vénus. C’était une femme du monde, célèbre par ses aventures galantes ; mais quitter son masque lui eût pourtant paru gênant. Bella était d’une insolence démoniaque. Elle criait à voix haute : « Venez donc, baisez-moi ! Ne voyez-vous pas que je suis une putain, une putain que n’importe qui baise ! » Elle abordait, l’une après l’autre, toutes les pensionnaires de notre hôtesse, caressait leur conque de sa langue, ou leur demandait d’uriner dans sa bouche. Au cours du souper, elle but un plein verre qu’un des assistants avait pour elle rempli d’urine. Elle fut bientôt ivre morte et se roula convulsivement sur le sol. Resi Luft dut, finalement, la faire transporter dans une petite chambre et mettre au lit, pour y dormir tout son saoul. Resi avait refermé la porte, mais Bella vint encore y tambouriner longtemps de ses deux poings, avant de s’effondrer sur le sol et de s’endormir. Plus tard, on envoya des pensionnaires voir ce qui se passait ; elles trouvèrent Bella, qui s’était vidée par toutes les issues, au milieu d’une véritable flaque, et la mirent au lit, où elle dormit jusqu’à quatre heures de l’après-midi.

L’orgie prit fin à quatre heures du matin.

Je rentrai chez moi, accompagnée de Ferry. Rosa était encore fort en train et n’alla se coucher que lorsque je la congédiai. Faut-il encore vous dire que, pour nous deux, Ferry et moi, le tournoi d’amour n’était point encore à son terme ?


CHAPITRE VI

FERRY

Je partageai désormais mes plaisirs avec deux personnes : tantôt Ferry, devenu mon amant en titre, et tantôt Rosa, qui m’aidait ainsi à varier mes jouissances.

Ferry m’avoua qu’il n’avait connu qu’avec moi le véritable amour, et que ses opinions et principes s’en trouvaient ébranlés. Il admettait maintenant qu’on pût être fidèle.

Je m’abandonnai dorénavant, sans réserve, aux joies de l’amour ; mais, n’ayant pas trouvé d’autre homme que j’eusse aimé autant que lui, ma bonne réputation ne fut en rien compromise : Ferry étant très prudent, notre liaison demeura secrète aux yeux de chacun.

La plus mal partagée était Rosa, à qui Ferry ne laissait plus guère à glaner auprès de moi ; il était rarement absent pour la nuit, ce qui me permettait alors de prendre auprès de moi la pauvre fille. J’avais pitié d’elle. Je n’avais jamais été jalouse, sachant, quand j’acceptais les baisers d’un homme, qu’il me fallait bien admettre le partage avec d’autres femmes. Le sentiment de jalousie m’étant étranger, je me demandai même si je ne trouverais pas une grande satisfaction à voir Rosa jouir d’amour dans les bras de Ferry.

Je demandai à Rosa si elle serait satisfaite d’avoir un amant comme Ferry ; elle me rétorqua qu’aussi longtemps qu’elle m’aurait, elle ne désirerait aucun homme. Elle finit par me dire que, si elle acceptait jamais de s’offrir à un homme, elle le ferait seulement en raison de mon insistance ; elle ajouta qu’elle ne tiendrait pas plus à Ferry qu’à n’importe quel autre homme que je lui imposerais.

Il est fort peu de femmes qui connaissent la satisfaction d’assister aux ébats d’un couple d’amoureux, au moment où il atteint à la jouissance ; de même que rares sont les hommes à ne pas éprouver de dégoût quand une femme qu’ils ont aimée les trompe. Ferry et moi sommes, en ce sens, de rares exceptions.

Il m’avait souvent voulu convaincre de prendre mon plaisir, en sa présence, avec un autre homme ; pendant fort longtemps, je refusai. Je dois avouer que j’eus d’abord le soupçon indigne que Ferry formulait cette requête pour avoir un prétexte de m’abandonner ; je trouvais peu naturel qu’il voulût trouver plaisir à pareil spectacle. Il invoqua divers exemples historiques, notamment celui du fameux héros des guerres vénitiennes Gatta Melatta, qui ne désirait sa femme qu’après qu’elle eut fait l’amour avec un autre homme. Nous finîmes par conclure une sorte de contrat ; Ferry enseignerait l’amour à Rosa, et j’en ferais autant avec un adolescent.

Ce ne fut pas aussi facile que je l’avais d’abord cru d’obtenir le consentement de Rosa. Elle se jeta à mon cou en pleurant, prétendant que je ne l’aimais plus. Je la troussai, me mis à caresser sa fente, de la bouche et de la langue, et suçai les boutons de ses seins, à peine aussi gros, mais aussi fermes et souples qu’une orange. Je finis par l’enflammer au point qu’elle en perdit presque le souffle. Ferry m’aida à la dévêtir ; elle fut bientôt toute nue devant nous. Ferry l’embrassa ; son dard vint frôler la grotte que je vis bientôt écumer légèrement. C’était l’instant favorable. Ferry la porta sur le lit, lui plaça un oreiller sous les fesses ; involontairement, elle écarta les cuisses, entre lesquelles il s’installa. Elle tremblait de tous ses membres et ferma les yeux. La petite coquine ne voulait pas avoir l’air d’avouer à quel point elle aspirait à jouir. Je m’accroupis sur son oreiller, de sorte qu’elle eut la tête sous mon ventre, entre mes jambes ; elle m’étreignit de sa main gauche et, de sa droite, Ferry à qui je me présentai de derrière, de sorte qu’il pût, en même temps que Rosa, jouer de la langue dans ma grotte. Quelle rare sensation de volupté que de sentir, à la fois, la langue de Rosa à mon bouton, celle de Ferry plus bas ! Au moment où il creva, chez elle, cet hymen étrangement reformé, elle était en train de sucer mes grandes lèvres et, je ne sais si ce fut de douleur ou de plaisir, mais elle les mordit alors. Pour moi aussi, cette douleur comportait une part de jouissance ; nous ne nous fîmes pas faute, Rosa et moi, d’exprimer tout haut ces impressions. Ferry, par contre, ne dit mot. Il y a des gens que leurs passions pressent de les exprimer ; chez d’autres, elles les rendent muets.

Allongée sous Ferry, Rosa se démenait tant qu’il avait de la peine à rester en possession de sa grotte ; se cabrant, elle le soulevait presque, gémissant d’abord faiblement, puis accentuant un râle voluptueux, une sorte de roucoulement, comme une colombe. Je crus, tant elle le serrait contre elle, qu’elle voulait le faire entrer tout entier en elle ! La double chatouille de leurs langues dans ma fente devint sensible au point d’agir, non seulement sur le canal urétral, mais aussi sur ma vessie, d’autant que j’avais bu, pendant le souper, beaucoup d’eau de Seltz. Ma vessie finit par déborder, partageant son flot entre Rosa et Ferry ; par sympathie, l’un et l’autre déchargèrent aussi leur vessie, si bien que nous nous trouvâmes dans une vraie flaque d’eau qui suintait à travers toute la literie. Cette odeur suscita en nous un plus vif désir de jouissance, et nos organes sexuels déversèrent à leur tour, et pour notre satisfaction, des flots si copieux qu’ils égalèrent presque les précédents ! Nous reposâmes ensuite, l’un sur l’autre, l’un dans l’autre, presque confondus, dans la buée enivrante de nos corps encore chauds de plaisir ; je fourrai mon nez sous l’aisselle de Rosa, plus ivre que si j’avais bu je ne sais combien.

Finalement, nous reprîmes nos forces et délaissâmes le lit trempé. Ferry opina pour un bain ; nous gagnâmes donc ma salle de bains, où une grande baignoire était prête. Je m’étais habituée, à Budapest, à ce luxe, ce qui me permettait de prendre mon bain à toute heure. La baignoire avait été remplie à l’heure du coucher, de sorte que l’eau était encore chaude ; nous y entrâmes, et nous nous sentîmes comme rajeunis par ce bain.

Ferry était un maître dans l’art de jouir, dont il connaissait toutes les recettes. En sortant de l’eau, Rosa et moi voulions nous sécher, ce qu’il nous déconseilla ; il nous fit nous enduire de savon, puis d’huile, ce qui rendit notre peau lisse et glissantes comme celle d’une anguille. Il me fit me pencher, du buste, sur le bord de la baignoire, et prit Rosa sur ses épaules, de façon qu’elle lui présentât son visage. Il put ainsi lui sucer la grotte, cependant qu’il m’entreprenait par-derrière, à la façon des pédérastes, introduisant son dard, non dans ma grotte, mais dans l’ouverture avoisinante. Il en avait huilé les bords, de sorte qu’il y pénétra plus aisément que je ne le croyais ; ce fut, pourtant, un peu douloureux d’abord. Je n’avais encore jamais essayé ainsi, et je serrai les dents. Tout en faisant la conquête de cette forteresse, il jouait, des deux mains, dans la fente de devant, y enfonçant trois doigts de la main gauche. Je les sentis fouiller mes intérieurs, me rendant compte que, seule, une mince membrane les séparait de sa flèche dont je ressentais aussi la présence. La volupté, s’ajoutant ainsi à la souffrance, rendit celle-ci même assez délicieuse.

Ferry tint ensuite Rosa de telle façon qu’elle s’accrochât à moi par les jambes et les pieds, son temple de volupté juste devant ma bouche. J’enfonçai, par-derrière, l’index gauche et, de la main droite, lui caressai le bouton, tandis que ma langue pénétrait le plus avant possible dans le temple. Le spasme eut lieu au même moment pour nous trois ; il serait survenu plus tôt si Ferry avait perdu son sang-froid, mais, désireux de faire durer le plaisir, il sut, plus d’une fois, tout ralentir ; à un moment même, il retira sa flèche du carquois pour s’agenouiller et promener sa langue en ce lieu où il avait d’abord cruellement élu domicile. À chaque retour offensif, je ressentais derechef les mêmes douleurs, puis le même agrément que la première fois. Il recommença quatre fois ce jeu, nous faisant tous trois trembler et frissonner délicieusement. La source de Rosa avait jailli deux fois et, chaque fois, j’en avais goulûment absorbé le jet laiteux. Enfin, je sentis le flot tout chaud de Ferry se déverser en moi, cependant qu’un ruisseau plus frais me parcourait pour jaillir comme une ondée de printemps, mouillant sa main du lait qui s’échappait de moi ; portant ses doigts à ses lèvres, il but ce qu’il avait recueilli, tandis que j’absorbai ce que me versait la coupe d’ivresse de Rosa.

Après cette seconde séance voluptueuse, nous prîmes tous trois place dans le lit de Rosa, le mien étant encore tout trempé ; Ferry était entre nous deux, qui nous pressions également contre lui.

Dès le lendemain, Ferry me convia à tenir la promesse que je lui avais faite. Il se portait garant, m’assura-t-il, que personne n’en saurait rien, mais je devais me décider à entreprendre avec lui un court voyage, dont il ne m’indiqua pas le but.

Nous partîmes de Budapest un dimanche, à deux heures du matin. Nous n’empruntâmes ni le bateau à vapeur, ni le chemin de fer, mais la voiture de Ferry, avec les relais de poste de la grand-route, puis des routes de campagne et atteignîmes, à une dizaine de milles, Nessmely vers huit heures du matin. De là, quittant la route d’étapes, et passant par Igmand, puis continuant vers le sud-est, nous arrivâmes pour midi dans la célèbre forêt de Bakonyi.

Ici, nous entrâmes dans une auberge, au milieu de la forêt. Le repas était déjà commandé à notre intention. Quelques hommes au visage inquiétant se tenaient dans la cour ou dans la salle de l’auberge, armés de fusils, de pistolets et de haches. Je les pris pour des brigands et cela m’inquiéta. Je demandai à Ferry qui étaient ces gens. Il me répondit que c’étaient de pauvres hères, autant dire des brigands. Mais, ajouta-t-il, je n’avais rien à craindre ; au contraire, nous serions bons amis par la suite.

Il m’invita ensuite à une promenade ; alors que nous marchions depuis une heure dans la forêt aux senteurs agréables, deux hommes vinrent à notre rencontre, un homme d’environ trente-deux à trente-cinq ans, taillé en hercule, avec des traits réguliers, mais, dans le visage, une expression sauvage, et un adolescent d’une vingtaine d’années, un véritable Adonis. Tous deux faisaient partie de cette bande de brigands. Ferry me les présenta, puis me dit que c’était avec eux que je devais plus tard goûter les plaisirs de l’amour.

Nous fîmes halte dans une clairière ; un ruisseau assez large et profond serpentait à travers la forêt. Tandis que les deux hommes se déshabillaient, Ferry me conseilla de me laisser aller à mes sensations, telles que me les faisaient déjà éprouver ces deux hommes. Plus je serais déchaînée dans mes gestes, et plus je leur témoignerais que je les aimais, plus il en serait satisfait, précisa-t-il, en me disant de me déshabiller aussi. Je devinais ses pensées comme si j’avais pu lire en lui. Si j’en jugeais d’après mes propres sentiments, je trouvais naturel de lui plaire, dans la mesure même où je me laisserais aller à des excès. J’appelai les deux hommes et leur dis de me déshabiller ; ce faisant, je les prenais par la queue pour les rapprocher de moi.

Dès que je me trouvai nue, j’embouchai le dard du jeune homme et en chatouillai le gland ; à peine y eus-je porté la langue qu’il déchargea ; son jet brûlant me remplit la bouche et je dus me hâter de tout absorber pour n’en pas perdre une goutte.

Aussitôt après, le géant me saisit par les hanches et me souleva jusqu’à lui, mes fesses collées à son ventre, si bien que son dard trouva le chemin de ma conque sans qu’il eût besoin de le guider de la main ; je crus qu’il allait me pénétrer jusqu’au cœur ; il avançait par une série de poussées, lentes, mesurées et vigoureuses ; à chacune, je crus défaillir. Je n’avais pourtant pas lâché la flèche épuisée du jeune homme, mais la serrai et suçai tant et si bien qu’elle se redressa.

« Cela te plaît ? » demanda Ferry, qui ne s’était pas encore déshabillé.

J’avais dans la bouche la flèche de Kalmann, — c’était le nom du jeune homme, — et ne pus donc répondre que d’un regard ; il devait être tout chaviré de volupté, car je sentis, en cet instant, s’ouvrir mes écluses, inondant la verge géante de mon hercule d’un flot de nectar jailli de la source du suprême plaisir ; ce qui ne mit pas encore fin à ses ébats, qui se poursuivirent sans s’épuiser. Ce jeu dura encore une bonne demi-heure avant qu’il sente aussi le moment venu pour lui.

— Tu ne vas pas lui faire d’enfant ! lui dit alors Ferry, tout riant.

— Ne vous faites aucun souci, répondit le géant ; je veux en finir, en cet endroit où on n’engrosse pas les filles !

Ces mots à peine dits, il extirpa son dard de ma conque et je crus mourir de douleur lorsqu’il rentra, par l’ouverture voisine, jusqu’au fond de mes intestins. Deux bonnes secousses lui suffirent pour y injecter le suc de ses glandes. Après quoi, il retira sa flèche, que j’aperçus tout ensanglantée ; il m’avait bel et bien déchirée. Il me porta jusqu’au ruisseau, pour y laver ma blessure, mais j’étais incapable de marcher. Je restai plus d’une heure dans l’eau, après quoi il m’emporta et me rhabilla. Ensuite, on me porta jusqu’à une hutte où je me mis au lit ; on m’y apporta à manger.

Nous restâmes trois jours dans cette forêt, où nous célébrâmes mainte orgie avec des paysannes, femmes et filles. Ensuite, ce fut le retour à Budapest.


CHAPITRE VII

À FLORENCE

Je venais d’avoir vingt-sept ans ; mes parents, à cause de qui je faisais des économies, avaient été emportés, tous deux, en fort peu de temps, par une épidémie qui faisait alors rage. J’étais pour ainsi dire seule au monde ; j’avais perdu la plupart des autres membres de ma famille avant de débuter au théâtre ; c’est encore ma tante, celle chez qui j’avais habité à Vienne, qui avait duré le plus longtemps, mais elle mourut peu après mon départ de Budapest.

Quant à moi, j’eus, en un sens, beaucoup de chance, mais, par ailleurs, je subis quelques pénibles épreuves. Au cours de mon séjour à Budapest, je perdis mes deux premiers amants : Arpad H…, qui fut nommé à l’ambassade de Constantinople, et Ferry, qui émigra en Amérique. Il ne me restait que Rosa, qui me rappelait les heures délicieuses vécues à Budapest.

Dans l’une des villes les plus vivantes d’Allemagne, je fis la connaissance d’un impresario italien de passage, qui m’avait entendue chanter dans un concert et un opéra. Il vint me voir, et me proposa d’aller en Italie. Je n’hésitai pas longtemps à signer avec lui un contrat de deux ans, qui m’assurait 30 000 francs d’honoraires et deux représentations à mon bénéfice.

À vingt-sept ans seulement j’avais atteint l’apogée de ma beauté.

J’avais, de nature, une santé vigoureuse, indestructible. Malgré un tempérament de feu, j’avais la force de maîtriser mes désirs, quand je m’apercevais que les plaisirs de l’amour nuisaient à ma santé.

À Florence, je fis la connaissance d’un homme fort intéressant, un Anglais.

Ce n’était plus un jeune homme ; il était âgé de cinquante-neuf ans. Avec lui, je pouvais aborder tous les sujets. C’était un parfait épicurien, qui observait la nature humaine ; ses opinions s’harmonisaient avec les miennes. Il me fit la cour, non pour obtenir de moi cette marque de faveur dont les hommes ont tant envie, mais parce qu’il trouvait en moi quelqu’un qui accueillait ses discours et en comprenait le sens. Je me rendais néanmoins compte qu’il se fut pourtant estimé heureux si je m’étais donnée à lui en chair et en os. Quoi de plus naturel ?

Je me sentais passablement offensée d’entendre toujours de sa bouche mon éloge, sans qu’il tentât quelque assaut contre mon cœur ou tel autre objectif ; car le « cœur » ici n’est que façon de parler, et je veux entendre par là un plus tendre objet… Avec lui, ma coquetterie se trouvait mise en échec. Mais, de même qu’il m’avait expliqué tout ce que je désirais apprendre, je voulus aussi avoir une explication de son attitude stoïque à mon égard.

Un proverbe dit : « Si la montagne ne vient pas à Mahomet, Mahomet doit aller à la montagne. » Sir Ethelred était, en l’occurrence, la montagne et, pour obtenir de lui une explication, je dus me muer en ce grand prophète.

— Est-ce que je ne vous permets pas tout, sir Ethelred ? lui dis-je un jour. D’où vient qu’en me faisant la cour, vous ne franchissez jamais les frontières de l’amitié ? Vous m’avez vous-même avoué que vous avez mené la grande vie ; je sais même que, maintenant encore, vous avez des maîtresses.

— Vous vous trompez, Madame, je n’ai pas de maîtresses, me répondit sir Ethelred. Vous ne supposez pourtant pas qu’un homme de mon âge considère comme des attachements ces plaisirs éphémères qu’il obtient à prix d’or !

— Je ne parle pas de grandes coquettes ou de femmes vénales de cet ordre. Vous n’avez répondu qu’à la seconde moitié de ma question. Me prenez-vous donc pour une de ces coquettes sans cœur qui tireraient vanité de vous avoir enchaîné à leur char de triomphe ? Ne croyez-vous pas que vous seriez capable d’inspirer de l’amour à une femme de mon âge ?

— Je ne le crois pas possible. Même si vous m’accordiez vos suprêmes faveurs, ce ne serait pas par amour, mais par pitié. Tout au plus en vertu de je ne sais quel appétit malsain. Vous n’avez connu, jusqu’à ce jour, que de jeunes hommes.

— Vous êtes aussi injuste envers vous-même qu’envers moi ! Je vous ai raconté que j’ai connu un homme qui m’a jeté à la figure son dédain pour toute conquête qui ne se fût pas librement offerte à lui. Êtes-vous vaniteux au point d’en exiger autant d’une femme qui vous plaît ? Que risquez-vous ? Vous heurtez-vous à un refus, libre à vous de le mettre sur le compte de votre âge, vous consolant ainsi à l’idée qu’avec quelques années de moins, vous n’eussiez pas été récusé ! Une femme, par contre, doit se sentir humiliée que vous jouiez auprès d’elle le rôle du chaste Joseph. Trop de modestie, de sens rassis sied mal à un homme.

— Mais il lui sied encore plus mal qu’on le traite de vieux faune !

— Vous êtes encore bel homme, et vous avez des qualités grâce auxquelles on oublie votre âge. Admettons que, dédaignant les préjugés de mon sexe, je vous dise que vous pouvez tout espérer de moi, tout exiger ; seriez-vous encore homme à ne pas vous décider à accepter les faveurs qu’on vous offrirait ainsi ?

— Supposition gratuite. Car vous ne le feriez jamais !

— Vous pourriez au moins me dire si vous me repousseriez ou non ?

— Je serais fou d’agir ainsi ; bien sûr, je sauterais sur l’occasion, dit sir Ethelred.

— Mais, au fond de votre cœur, vous me mépriseriez, me prendriez pour une hétaïre ou une Messaline, n’est-ce pas ?

— Pas le moins du monde ! Le goût, les caprices d’une femme sont insondables. Je vous aimerais et cet amour ferait de moi le plus heureux des mortels !

Ce qu’il venait de dire était en contradiction avec ses déclarations précédentes. Je m’étais approchée de lui ; je posai la main sur son bras, le regardant d’un air langoureux, et me fis insistante jusqu’à ce qu’oublieux de tous ses principes, il se jetât à mes pieds, enserrant mes genoux, m’embrassât les pieds et se fît toujours plus entreprenant. Loin de lui résister, je lui laissai le champ libre ; de son bras droit, il enserra le mien ; sa main gauche se faufila sous ma robe et il approcha son visage du mien. N’attendant pas qu’il m’embrassât le premier, je pris les devants, en même temps que j’écartai suffisamment les jambes, et m’avançai du buste pour qu’il parvienne sans encombre au temple de la volupté. Ces préliminaires m’avaient mise en chaleur, et il trouva ma grotte tout humide et brûlante. Il ne disait mot, mais soupirait, et je vis une larme briller à son œil. Il avait l’air de ne pas croire à son bonheur. Je m’échappai de son étreinte pour aller tirer le verrou de la porte ; sur quoi, je lui dis que nous ferions mieux de nous mettre au lit, lui proposant de se déshabiller, mais de m’aider d’abord à quitter mes vêtements.

Vous auriez dû voir de quel regard il me contempla lorsque je fus, toute nue, devant lui. Il croyait rêver ; il se mit à genoux et embrassa l’un après l’autre tous les endroits de mon corps. J’éprouvai beaucoup de plaisir à le savoir heureux, et me mis en devoir de le déshabiller aussi, ce qu’il ne voulut d’abord pas me permettre ; il n’y consentit que sur mon assurance que je le faisais avec plaisir.

Je comprends mal ce comportement timide ; son corps était encore fort beau, sa flèche d’amour se dressait fièrement, sa peau était douce, lisse et blanche, sans le moindre soupçon de coloration jaune ; elle avait, au contraire, des reflets rosés. Je me mis au lit ; toujours à genoux, il baisa chacun de mes orteils, les portant à sa bouche et les suçant, puis se leva, se pencha vers moi et porta ses baisers vers ma grotte de volupté ; le contact de sa langue la fit s’ouvrir, comme si elle attendait son hôte. Sir Ethelred devait savoir, lui aussi, que seule la première éjaculation est dangereuse, car il eut la prudence de se retirer avant que sa semence débordât. Il me tint quelques minutes enlacée et s’allongea à mes côtés.

— Doutez-vous encore toujours ? lui demandai-je, alors qu’il me regardait tendrement.

— Je crois rêver. Jamais je n’aurais osé espérer pareil bonheur. Je n’arrive pas encore à le concevoir. Usez de moi comme d’un esclave ; il n’est rien que je sache vous refuser si vous l’exigez.

Sir Ethelred devait avoir fait souvent campagne sous la bannière des dieux de l’amour. Il lui fallut quelque temps pour reprendre ses forces avant de recommencer le tournoi d’amour ; et je dus lui venir en aide, du doigt et de la bouche, avant d’obtenir que son dard se dresse à nouveau. Je voulais m’assurer qu’il ne me laisserait pas en panne à mi-chemin, aussi, malgré sa hâte, je le fis encore patienter avant le début de l’action. Quand il me sembla que le désir devenait presque une douleur, je consentis à me sacrifier à nouveau. Cette fois, mon partenaire s’allongea sur le dos, et moi à califourchon par-dessus lui, je lui saisis les mains, taquinant son dard de ma conque, le frôlant de toute sa longueur, sans encore lui ouvrir les voies. Le pauvre homme, les yeux clos, soupirait, gémissait et je m’embrochai sur sa flèche au moment où il s’y attendait le moins. Ses yeux s’ouvrirent sur-le-champ, mais je me soulevai pour la faire ressortir, l’obligeant à foncer de nouveau. Je continuai quelque temps ainsi, mes gestes devenant plus égaux, cependant que j’actionnai les muscles de ma grotte, afin qu’ils happent sa flèche, initiative bien rare et que les hommes apprécient hautement. J’avais eu raison de l’enflammer ainsi, sans quoi j’en eusse été pour mes frais. Déjà, je sentais le moment critique approcher chez moi, et réglai mes gestes de façon à hâter en même temps chez lui l’ouverture des écluses ; à l’expression de ses yeux, toujours plus hagards, à la crispation prometteuse de ses doigts sur mes fesses, à la morsure de ses dents sous mon aisselle, à ses râles qui semblaient faire éclater ses poumons, je m’aperçus que le moment approchait où se produirait son second spasme. Il ne tarda plus, et je reçus son jet avant même que ma fontaine jaillît aussi ; quelques secondes à peine, et il eut sa revanche. Je m’étais à ce point échauffée que je faillis perdre connaissance, et ne retrouvai mes sens qu’épouvantée par l’immobilité presque rigide de mon galant.

Je crus d’abord qu’il avait eu une attaque, car il ne répondait pas à mes questions ; à demi consciente moi-même, je palpai son cœur ; il battait à coups redoublés, avec une remarquable vitalité. D’un mouvement de recul, je dégageai son poignard de ma gaine ; il était à demi détendu ; mais quelque chose d’humide dégoulinait le long de mes cuisses ; il n’avait donc pas tout à fait perdu conscience ! Par chance, il y avait un verre d’eau sur la table de nuit, près du lit, à portée de ma main ; vite, je m’en saisis et lui lançai une bonne part de l’eau glacée sur le visage et le dos. Cela lui fit reprendre ses esprits. Il se dressa sur son séant, jeta un regard autour de lui, puis se pencha vers moi pour déposer un baiser à l’endroit qu’il avait mordu jusqu’au sang sous mon aisselle. Je lus dans son visage l’embarras qu’il éprouvait et m’employai à le rassurer. Nous nous levâmes et nous habillâmes. Son boute-joie semblait vouloir dire qu’il n’était pas encore épuisé, car il se dressait sous la chemise et qui sait si, moi l’excitant, il ne se serait pas trouvé encore prêt à un troisième tournoi ? Mais je ne voulais pas m’y risquer ; cela aurait pu tourner mal. J’ai lu un tas de choses à ce sujet, et entendu raconter des cas d’apoplexie en de telles circonstances ; les hommes y sont, paraît-il, plus sujets que les femmes. Pendant mon séjour à Budapest, une femme du monde était morte de cette façon. Ce doit être assez effrayant d’avoir dans les bras un cadavre.

Sir Ethelred devina-t-il mes pensées ? Plus tard, tandis que nous marchions dans le jardin, il aborda ce sujet.

— Mon Dieu, me dit-il à ce moment, ignorez-vous peut-être à quel point une passion maladive peut égarer un être ?

Des cas où des vivants se sont livrés à la débauche avec des cadavres, il y en a eu beaucoup ! La loi n’aurait pas puni la profanation des cadavres si le fait ne s’était jamais produit. Je ne sais si le fait a été plus fréquent autrefois que de nos jours, mais il se vérifie encore maintenant.

Pendant les guerres napoléoniennes, on a même noté un cas où cette passion maladive eut d’heureux effets sur la victime. Quelques jours avant la bataille d’Iéna, un officier français se trouva cantonné dans la maison d’un pasteur protestant dont la fille était morte l’avant-veille ; le médecin traitant avait établi le certificat de décès. Mais il ne s’agissait que d’un état cataleptique au plus haut degré. Elle devait être enterrée le lendemain, après le départ des troupes françaises. Or, la jeune fille n’était pas morte ; l’officier, croyant voir un cadavre, mais séduit par sa beauté, la viola. Peut-être le choc « électrique » de cette copulation la ranima-t-elle ; qui peut connaître le galvanisme d’un tel acte ? Elle se trouva même fécondée ; le lendemain, ses parents furent agréablement surpris de la voir se réveiller. Elle accoucha, incapable de désigner le responsable de ce nouveau-né qui devint un solide gars.

La chose ne s’expliqua que beaucoup d’années plus tard, quand, par hasard, le même officier revint dans le même village. Le fait s’étant ébruité, il en résulta que Messieurs les Français se mirent sur la conscience plusieurs prouesses analogues ; ceux qui furent pris sur le fait plaidèrent non coupable, affirmant avoir agi par humanité pour rappeler à la vie des filles défuntes. Mais aucun n’eut la même chance, car ces cas de catalepsie sont extrêmement rares ; au surplus, le remède n’est pas toujours efficace ! Il n’en est pas moins certain que des viols de cadavres se produisent encore de nos jours ; ils ont souvent pour auteurs des gens d’un rang social élevé, aux sens déjà émoussés pour les plaisirs normaux, plutôt que du bas peuple.

Parmi les innombrables exemples de cette espèce que j’ai connus, je peux vous en donner un, celui du prince de S…, un ministre autrichien. Il se faisait livrer, à son domicile, des cadavres de femmes provenant de l’hôpital central de Vienne, soi-disant pour un examen anatomique, car il faisait figure d’amateur en cette science. Mais les médecins découvrirent qu’il avait violé certains cadavres et que, parfois, l’hymen encore intact au départ du corps se retrouvait déchiré.

Une telle passion peut être fort dangereuse, voire mortelle, pour qui s’y adonne, car les effets des poisons sécrétés par les cadavres sont terribles ; dans les cas de décomposition avancée, ils peuvent infecter les muqueuses et agir très rapidement. Il suffit que le membre viril soit irrité à un seul endroit, ou atteint d’une pustule à peine visible, pour que le viol d’un cadavre provoque la mort. D’habitude, à vrai dire, la décomposition n’entraîne l’apparition de poisons que le troisième ou le quatrième jour ; c’est aussi ce qui incite à la prudence en cas de violation de cadavre. Cette prudence s’impose davantage encore dans les pays chauds, ou en été, car le cadavre se décompose alors plus vite. C’est pourquoi je suis persuadé que ce vice est plus répandu ici, je veux dire en Italie, qu’ailleurs, parce que le climat est plus excitant ; ce qui fait que l’italien s’accommode de tout ce qui lui tombe sous la main.

L’onanisme, la pédérastie et le viol de cadavres règnent ici avec une fréquence dont on est effrayé. Il y a même des détraqués qui commettent des meurtres, à seule fin d’abuser ensuite des cadavres, à peine froids, de leurs victimes. En ces derniers temps, un procès contre un fabricant de saucisson de Vérone a fait scandale et provoqué l’indignation publique. Non content d’assassiner les filles qu’il avait attirées dans ses rets, il les violait, soit avant, soit après le meurtre.

Quand une jeune fille, condamnée à mort, est exécutée en Italie, ce qui n’est pas spécialement rare, surtout dans les États de l’Église, on peut tenir pour assuré que, si elle était encore vierge avant sa mort, elle ne l’est plus vingt-quatre heures après, et que les maris qui, par hasard, n’avaient pas été faits cocus par une femme jeune et jolie le deviennent après son décès. De telles choses se sont aussi passées en France, et même en Angleterre, à Londres surtout, où la police est bien peu renseignée et attentive !

Et, finalement, le plus grand crime que puisse commettre l’homme, philosophiquement parlant, n’est-il pas de se détruire soi-même ? Pourtant, avez-vous jamais entendu dire que la loi punisse ceux qui portent atteinte à eux-mêmes ?

Ce que sir Ethelred me racontait ainsi me remplissait l’âme d’effroi ; lui-même restait fort froid à l’évocation de ces crimes contre nature, les soulignant moins même que d’autres. Selon lui, l’auto-dégradation ou le viol de cadavres sont condamnables dans la mesure où ils sont nuisibles à leur auteur ; or, les lois n’ont pas prévu les cas d’auto-mutilation, d’atteinte à la santé de l’individu par lui-même, ni même de suicide et surtout de tentative de suicide ; le législateur devrait donc, selon lui, ne considérer comme criminels que les actes qui entravent la volonté d’autrui, nuisent à la santé d’autrui ou peuvent lui être dommageables. C’est aussi pourquoi, l’ivresse est réprimée de par ses suites, non en soi.

Les récits de sir Ethelred étaient si effroyables que je mettais en doute la possibilité de tels actes et lui fis part de mon doute.

— Il me serait aisé, me répondit-il, de vous persuader de la véracité de tous ces récits, si je ne devais craindre, en vous mettant les preuves sous les yeux, de provoquer chez vous un choc susceptible de muer en haine la bonté que vous m’avez témoignée. Il me suffirait de vous conduire là où vous seriez vous-même témoin de tels actes.

— Ici, à Florence ? demandai-je.

— Non, pas ici, à Rome, répondit-il. Ne deviez-vous pas, en tout cas, le mois prochain, donner quelques représentations dans la Ville Sainte ?

— D’accord ! Je vous promets que mon amour pour vous ne se transformera pas en haine, et que je me sens assez forte pour tout voir ; ne me demandez seulement pas de prendre part aux spectacles honteux perpétrés par d’autres, sauf en tant que spectatrice, ni d’assister à un meurtre ou à des scènes de torture qui aboutissent à quelque mutilation de participants involontaires ; je n’accepterais de voir que des scènes d’horreur pour lesquelles les victimes ont été volontaires, comme il s’en passe dans le livre de Sade.

— Ainsi, vous me proposez de vous faire assister à de telles scènes ?

— Oui, je vous y invite et, si vous satisfaites ma curiosité, je vous promets de vous aimer fidèlement, jusqu’à ce que vous soyez las de moi !

— Cela n’arrivera jamais, répondit sir Ethelred ; au surplus, je vous tiens quitte de votre ultime promesse.

Sur quoi notre entretien prit fin.

Ainsi, j’étais, à mon tour, en proie à cette passion maladive qui fait rechercher les spectacles excitants, et qui sait jusqu’où elle m’aurait menée si je n’en avais été détournée précisément par ce que j’allais bientôt voir. Je vais vous raconter cela, dans l’espoir que vous ne me condamnerez pas, mais au contraire, si notre vie nous permet encore de nous rencontrer, que vous éluciderez pour moi cet aspect surprenant de la nature humaine.

En compagnie de l’homme agréable et fort cultivé qu’était sir Ethelred, le temps passait très vite. Nous étions fort modérés dans les plaisirs de l’amour ; je le trouvais, certes, toujours prêt à de nouveaux jeux, mais je n’oubliais pas que sa source ne se tarissait que trop vite si je m’y désaltérais trop souvent et, malgré son âge avancé, je l’aimais assez pour lui éviter une telle humiliation. Aussi m’en tenais-je à la règle d’or du grand réformateur Martin Luther : « Deux fois la semaine, soit cent quatre fois l’an, sans dommage ni pour moi ni pour toi. » Malgré mon ardent appétit de ces plaisirs, et quoique ce feu intérieur ne sût guère se satisfaire de si peu, je m’entendais à y remédier par une opportune alternance de mes jouissances ; n’avais-je pas auprès de moi ma Rosa chérie ? Plus son corps s’épanouissait, — la bonne chère, chez moi, l’avait passablement engraissée, — plus cette fille timide et craintive, qui se considérait toujours à mon service, restait modeste ; mais, à l’heure du plaisir, elle devenait une Evyone, une Bacchante, toujours inventive pour accroître notre volupté.

Ah ! certes, je l’aimais vraiment, et je suis persuadée que, si toutes les femmes savaient combien sont délicieux ces rapports entre femmes, beaucoup d’entre elles renonceraient à ceux, bien plus dangereux, avec les hommes. Moi-même, je ne me suis donnée à des hommes que pour apprendre à connaître le plaisir sous toutes ses formes.

Une seule chose manque aux femmes, cette chose essentielle qu’hélas ! un godemichet ne remplacera jamais, car c’est là, comparé à la verge de l’homme, un corps froid, étranger, une sorte de machine sans capacité d’extension, qui n’en aura jamais la taille et la chaleur, qui ne sait pas s’enfler ou diminuer, ni se gonfler de toutes ses veines ou vous taquiner ; cela ne vaut guère plus qu’un Condom, et le jeu d’amour, avec godemichet ou Condom, reste un plaisir de glace. Par ailleurs, ce qui accroît surtout le plaisir entre femmes, c’est que, sans l’expression de leurs sentiments, elles observent bien moins de réserve qu’envers un homme ; de même suis-je persuadée que c’est entre femmes seulement, quand elles jouissent ensemble, qu’on atteint à un état réellement et sincèrement lubrique ; telle est, du moins, mon expérience.

Nous partîmes donc pour Rome et sir Ethelred tint parole dès le troisième jour après notre arrivée. Il dut payer fort cher pour satisfaire ma curiosité ; les gens qui devaient se livrer en spectacle étaient de ceux qui, pour de l’argent, sont prêts à tout.

La veille de l’orgie à laquelle nous devions assister, une double exécution au garrot avait lieu. Un brigand des Abbruzzes et sa femme, une ravissante créature, furent étranglés sur la place Racona. Sir Ethelred loua pour moi une fenêtre, tout près de la potence. Je pus observer, avec mes lorgnettes, tous les mouvements des muscles sur les visages des deux malheureux ; j’en souffrais avec eux. Les traits des deux suppliciés restèrent pour ainsi dire fixés dans mes yeux, et je ne pouvais m’en détacher. Sir Ethelred me parut lire dans mes pensées ; il me chuchota : « Vous aurez encore l’occasion de les voir. »

L’endroit où sir Ethelred me mena ensuite était le couvent des capucins de l’Assomption. Les frères de cet ordre avaient aussi invité leurs collègues jésuites. L’orgie eut lieu dans l’église même ; les dalles de marbre du sol étaient recouvertes de nattes de jonc et, comme nous étions en été, il ne faisait nullement froid, même de nuit.

Pour nous deux, on avait aménagé en loge un endroit dans la nef. Quelques Pères, dans le chœur, chantaient, en guise d’accompagnement, tantôt des chants d’église, tantôt de ces mélodies langoureuses extraites des opéras les plus populaires de compositeurs italiens. Parmi eux se trouvaient des moines de tous ordres, tous entièrement nus, si bien que les capucins ne se distinguaient des jésuites que par leurs barbes.

Il y avait aussi là des femmes, des nonnes et des dames, de diverses classes sociales, mais assez peu nombreuses, soit en moyenne une femme pour trois hommes ; il y avait aussi quelques fort jolis garçons, de douze à quinze ans.

Il n’est pas de sorte de luxure qui n’ait été mise ici en pratique. Des hommes avec des femmes, des hommes entre eux, puis aussi des femmes entre elles, des hommes avec des garçons, et quelques-uns avec des animaux, un veau, quelques chiens et chiennes, et puis des singes, des babouins et ouistitis des deux sexes, des chats enfin, enfoncés, tête première, dans des bottes et, dans cette posture, des personnes « pieuses » abusèrent d’eux. Le miaulement plaintif de ces pauvres bêtes me déchirait le cœur, à tel point que je dus me boucher les oreilles, incapable de continuer à regarder. Les moines, eux, s’en divertissaient beaucoup.

La dernière scène de cette orgie, — et la dernière pour moi, car, saisie d’un effroi indicible, je dus prier sir Ethelred de m’emmener, — fut une double violation de cadavre. On apporta sur des civières les corps, entièrement nus, des deux brigands étranglés. Le viol de ces corps par les moines fut pour eux un fin régal.

Je restai quinze jours encore à Rome. La fin de mes représentations y fut attristée par la mort subite de mon ami. Il mourut de malaria, cette effroyable épidémie qui avait déjà fait tant de victimes. Jusqu’à son dernier souffle, je me tins auprès de lui, et lui fermai les yeux que, pendant son agonie, il tournait encore tendrement vers moi. Par testament, il me légua un capital appréciable et nombre d’objets précieux et anciens qu’il avait assemblés partout, au cours de ses voyages.

Par suite de ce décès, je ne pouvais plus supporter l’Italie et fus tout heureuse de pouvoir accepter une offre de mon imprésario qui m’emmena à Paris pour des spectacles d’opéras italiens.


CHAPITRE VIII

À PARIS

Ce fut par un hasard tout à fait exceptionnel que, dès mon arrivée à Paris, j’y trouvai confirmation de ce dont j’avais été témoin à Rome et à quoi je me refusai de croire, lors des récits que m’en avait faits sir Ethelred, à savoir que ce vice affreux, le viol de cadavres, est répandu dans toutes les couches de la population. Les riches, blasés, sont portés à ce péché par des appétits maladifs, les plus pauvres y succombent par suite de leur misère ; ils peuvent ainsi satisfaire, sans frais, leurs désirs, d’autant qu’ils se disent sans doute que, les morts ne pouvant trahir leur perversion, ils n’ont rien à craindre.

Faut-il vous dire toute la vérité ? Je dois reconnaître qu’un cadavre réellement beau est aussi moins repoussant, inspire moins de dégoût que bien des corps de vivants ; il faut seulement savoir surmonter cette espèce d’effroi, fort naturel, que vous vaut le contact avec un corps froid, sans vie, déjà rigide. Je conçois que cela puisse comporter une part de volupté, et je me souviens avoir lu une pièce de théâtre dans laquelle un roué, en quête d’une femme qui sût rester frigide pendant qu’il l’enlace, en trouve finalement une, mais s’aperçoit, après avoir consommé avec elle, qu’elle est morte, sans doute parce qu’elle a rendu l’âme en faisant l’amour.

Sans doute connaissez-vous les deux cas dont il était alors beaucoup question à Paris, quoique les journaux ne les aient que partiellement relatés ; les débats provoquèrent un tel scandale qu’ils ne purent en informer le public. Pourtant, aux Assises, les séances étaient publiques, et j’ai vu y assister aussi bien des femmes de la haute aristocratie que du demi-monde.

Mes autres aventures, personnelles, à Paris n’ayant guère différé de celles d’autres villes, je peux me risquer à vous parler un peu de ces procès scandaleux et à relater ce que j’y ai entendu, en partie de mes propres oreilles. Les deux procès eurent lieu presque à la même date, bien que les crimes n’aient pas été commis au même moment ; et ce, parce que, dans le cas de l’un des criminel, un aristocrate, la famille avait tout fait pour étouffer l’affaire ; elle y eût d’ailleurs réussi si de nouveaux témoins ne s’étaient manifestés, de sorte que les journaux firent beaucoup de bruit à propos de l’autre cas où le criminel, parce qu’il était de milieux déshérités, avait été aussitôt arrêté et déféré aux tribunaux. La première affaire comportait, outre le crime de viol de cadavre, un crime encore plus grave, un assassinat, en réalité plusieurs assassinats ; les meurtres et le viol avaient été commis par deux individus différents, mais qui étaient en relations.

Parmi les nombreux cas concernant, en Europe, la police des mœurs ou la police criminelle, ces deux affaires précisément ont pu, mon cher ami, échapper à votre attention ; je ne me pardonnerais donc pas d’être coupable de négligence à votre égard, aussi vais-je vous conter ces deux affaires, trois en réalité, dont la première, comme la seconde, sont purement criminelles, la troisième relevant de la police des mœurs.

Au Faubourg Poissonnière vivait un charcutier, à ce point renommé pour le goût agréable de ses pâtés de viande que son magasin ne désemplissait pas. Dans le peuple, on racontait pas mal de bêtises sur la préparation de ses produits et le bruit s’était répandu qu’il y employait de la chair de cadavres humains. Une perquisition eut lieu et l’on put établir qu’il n’employait pas les qualités usuelles de viandes, mais uniquement celles de certains animaux tels que des chiens et des chats, et aussi des écureuils, des moineaux, etc. Chaque fois que des pâtés d’autres charcutiers acquirent également quelque réputation, les mêmes racontars concernant l’emploi de cadavres humains se répétèrent ; mais ces stupides accusations étaient sans fondement, de sorte que les « commissions » d’hygiène et la police finirent par ne plus en tenir compte ; le public lui-même n’y croyait plus.

Environ dix-huit mois avant mon arrivée à Paris, avait eu lieu le procès d’un coiffeur accusé du meurtre d’un de ses clients à qui il avait coupé la gorge. L’enquête établit qu’il avait déjà commis plusieurs meurtres, afin de vendre les cadavres à son beau-frère, qui était boucher. Mais il livrait la chair découpée en menus morceaux, de sorte que la complicité du beau-frère ne put être établie. À l’interrogatoire, l’assassin déclara qu’un de ses confrères agissait comme lui, mais poursuivait un double but ; d’abord, il livrait à un débauché notoire des cadavres de jeunes filles dont beaucoup n’étaient pas même d’âge nubile, après quoi, quand ils avaient été violés par ce débauché, il revendait la chair au charcutier. Le procureur requit une enquête à son sujet ; mais le coupable, qui était par hasard présent au procès du coiffeur, trouva le moyen de faire disparaître les traces de ses forfaits. On trouva bien quelques indices suspects, des traces de sang, des ossements, etc., dans la cave de ce second coiffeur, mais il sut si bien se tirer d’affaire qu’il ne put être convaincu de meurtre et que le scandale fut à nouveau oublié.

Peu de temps avant mon arrivée, six semaines environ, on traduisit devant le tribunal pour délits de mœurs un employé de la Morgue qui avait été pris en flagrant délit alors qu’il violait le cadavre d’une jeune fille qu’on venait de repêcher dans la Seine. Il fut condamné à dix ans de galères ; le public, et plus encore les journaux trouvèrent cette condamnation trop sévère, ce pourquoi la Cour de cassation réduisit la peine à deux ans de travaux forcés ; le délit fut assimilé à celui de copulation avec des animaux ; selon certains avis même, une condamnation à un mois de prison, pour scandale, eût été suffisante.

Ce procès en entraîna un autre, la presse ayant bruyamment rappelé l’affaire du coiffeur qui était en même temps charcutier. Cet individu, que son impunité antérieure avait encouragé à se croire à l’abri de tout danger, ne songeait plus du tout au risque qu’il avait couru, d’autant qu’il s’imaginait être protégé par le complice de ses assassinats. La police enquêta chez lui à l’improviste et on découvrit dans sa cave le cadavre d’une fillette de dix ans. L’examen médical établit en outre que l’enfant avait été préalablement violée, bien qu’on n’ait pu déterminer avec certitude si le viol avait précédé ou suivi le décès. Un seul médecin se prononça pour cette seconde hypothèse.

Le meurtrier, aux Assises, fut condamné à la guillotine ; jusqu’au rejet de son pourvoi par la Cour de cassation, le criminel nia obstinément qu’il ait eu des complices, prétendant qu’il avait tué cette fille et d’autres pour employer la chair à la fabrication de ses pâtés. Mais, lorsqu’il sut que plus rien ne pouvait lui sauver la vie, il avoua que le duc de P… lui avait donné 20 napoléons d’or pour ce cadavre ; il ajouta que, pour d’autres, il avait même reçu davantage et que c’était ce grand seigneur lui-même qui l’avait incité à attirer chez lui les filles et à les assassiner. Le duc fut incriminé dans l’affaire ; il nia obstinément sa complicité dans ces crimes, mais divers indices l’accablèrent et on put plus ou moins lui imputer les viols de cadavres, sans qu’on pût toutefois apporter la preuve qu’il ait poussé le coiffeur à commettre les meurtres. Il ne put néanmoins cacher qu’il n’ignorait pas que les filles avaient été assassinées. Son avocat le défendit avec tant d’adresse qu’il fut uniquement inculpé de viol de cadavres, d’où une peine légère en comparaison de ses crimes. Le coiffeur avait été autrefois valet de chambre chez le duc, et tout le monde fut convaincu de la culpabilité de ce dernier.

Je n’ai nulle part observé une quête de plaisirs sexuels aussi effrénée qu’à Paris. Il faut que l’on y soit exceptionnellement « énervé » pour ne plus trouver aucun plaisir à l’acte, en somme parfaitement naturel, de l’accouplement ; les demi-mondaines n’y trouvent plus aucun agrément.

Le hasard me fit connaître d’un peu plus près une de ces femmes entretenues. C’était la maîtresse du prince russe D…, une femme d’une rare beauté et, pour son âge, fort bien conservée. Elle était âgée de trente-huit ans, mais je lui en aurais donné vingt-cinq au plus. Son amant, le prince, qui prodiguait pour elle des sommes fabuleuses, entreprit de me courtiser, et il ne m’eût coûté qu’un mot pour me faire préférer à elle. Mais je lui répondis, tout net, qu’il n’avait rien à espérer ; je ne me donnerais à un homme que par amour. Grâce aux largesses de mon défunt ami, je disposais d’une fortune appréciable ; or, le Russe me déplaisait fort ; d’abord, il était laid et vieux, la cinquantaine bien sonnée, en outre il portait perruque et se teignait la moustache. J’ai toujours éprouvé de l’aversion pour les hommes qui cherchent à dissimuler leur âge ; sir Ethelred avait les cheveux gris, mais il aurait eu honte de porter perruque.

La maîtresse du Russe, Camilla, me sut gré d’avoir repoussé ses avances et me rendit visite pour m’en remercier elle-même.

— J’espère, me dit-elle, que vous ne me croirez pas amoureuse du prince, mais il me donne 120.000 francs par an ! Cette liaison dure depuis cinq ans et je voudrais garder le prince encore quelques années, afin d’arriver au million.

Avant de le rencontrer, je possédais 200.000 francs, dont je ne dépense rien, pas même le revenu de ce capital. On trouve, à Paris, le moyen d’avoir encore quelques liaisons avantageuses, à l’insu d’un sot, si l’on n’a pas soi-même la bêtise de s’amouracher, ce qui ne m’est plus arrivé depuis ma prime jeunesse. En seriez-vous étonnée ? C’est pourtant ainsi, Madame.

« Encore fille, à douze ans, j’ai été bazardée par ma mère à un vieux beau, pour 20.000 francs. À cet âge déjà, je fus assez rusée pour m’assurer mon indépendance. Je connaissais l’amour en théorie, notamment grâce à ce que m’en avaient dit ma mère, puis mes sœurs ; l’une mourut à l’hôpital, la seconde a été guillotinée pour avoir tué l’homme qui l’avait rendue mère, puis plaquée ; la troisième mènerait, comme ma mère, une vie misérable, si je ne l’avais aidée de mes deniers… et prise comme amie.

« Vous êtes, Madame, à un âge où l’on sait tout cela, et je suis persuadée que je ne vous apprends rien de neuf. Le genre de plaisir qu’on se procure à soi-même diffère fort de ce qu’on m’en avait décrit. Aussi ai-je recherché la jouissance avec des personnes de mon sexe, et surtout avec celles que j’aimais. Vous savez que nous, femmes, pouvons aimer d’autres femmes tout autant que des hommes. Avec eux aussi, je trouve ma satisfaction, et je veux bien croire les femmes qui m’affirment que le plaisir pris avec des hommes surpasse, pour elles, tout autre. Peut-être que, si l’homme à qui ma mère m’avait cédée à bon prix avait été moins vieux et laid, mon cœur juvénile se fût ouvert à un véritable amour. Mais, en fait, j’eus maintes raisons de n’éprouver envers lui que crainte et répulsion, et ces sentiments se reportèrent sur ma mère parce qu’elle m’avait vendue. Mais je vous ennuie, dit Camilla ; pourtant, on a dû déjà vous raconter pareilles choses…

— Cela ne m’ennuie pas du tout, répondis-je, au contraire ; je trouve fort intéressant, passionnant tout ce que vous voulez bien me dire, et je me sens flattée de mériter votre confiance. Continuez, je vous prie.

— Soit ! Le vieux monsieur m’installa dans un logement qu’il avait pris en location pour nous deux. Il entreprit aussitôt l’assaut, mais je m’y étais préparée et sortis de la poche de mon tablier un petit pistolet que je lui mis sous le nez. Sur quoi je lui fis savoir que je ne me refuserais pas à lui, à condition qu’il me remette, pour prix de mon pucelage, une reconnaissance de dette de 100.000 francs. Il commença par me rire au nez, essaya d’abord de la menace, à quoi je répondis que je déposerais une plainte à la Préfecture de police pour séquestration ; ensuite, il entama un marchandage ; j’aurais dû me contenter de 20.000 francs. « Pas un liard de moins ! » répondis-je, et n’en démordis pas. Il ne lui restait pas la ressource d’user de narcotiques, car je ne mangeais que des fruits, dans lesquels on ne peut les injecter, ou des mets que je faisais d’abord goûter par lui-même ou par la fille à mon service.

« Le vieux ne s’en trouva que plus alléché à l’idée de vaincre ma résistance ; il était avare, quoique immensément riche. Ces 100.000 francs ne représentaient guère que le tiers de ses revenus annuels. Il finit par consentir, me remit une reconnaissance de dette que j’allai soumettre à un homme de loi pour en vérifier la validité. Quand celui-ci m’en eut assurée, je tins aussi ma promesse. Je laissai mon galant faire tout ce qui lui passa par la tête, et je vous avoue qu’il y eut des moments où je regrettai amèrement de m’être vendue à lui, même pour la somme inouïe de 100.000 francs. Il fit de moi, au physique et au moral, une ruine. Impossible de vous raconter tout ce qu’il entreprit avec moi. J’étais, entre ses mains, une vraie martyre.

« Si, un jour, le livre maudit du Marquis de Sade, Justine et Juliette, vous tombe entre les mains, vous y apprendrez tout ce qu’un pareil débauché, tout en se ménageant soi-même, est capable de faire avec une pauvre innocente de mon âge. De temps en temps, je me révoltais contre mon tyran et réussis à éviter quelques-unes des affreuses tortures auxquelles il voulait me faire consentir. Enfin, au bout de trois ans, sa mort me délivra de ce bourreau. Sans doute avez-vous lu Martin, l’Enfant trouvé, de Sue ; vous savez alors ce que je ressentis en me trouvant affranchie de lui. Plus rien ne m’excitait, mes nerfs étaient parfaitement émoussés. Avec ma sœur aînée, celle que j’entretiens encore aujourd’hui, je me rendis à Montmorency, à Aix-les-Bains, à Vichy et Biarritz, pour rétablir ma santé, et même, finalement, à Gräfenberg, en Autriche. Les eaux froides me rendirent mes forces, mais non la sensibilité nerveuse.

« Je ne peux plus trouver désir excitant et jouissance qu’avec des femmes, et à de rares occasions ; avec des hommes, plus jamais, et peu m’importe ! C’est même ce manque de sensibilité qui m’assure mon pouvoir sur eux ; je fais semblant d’être affolée de volupté. Pour moi, les jeux de l’amour ne sont plus qu’un savoir-faire, un peu comme, pour vous, l’art du mime, et j’y recours pour constituer un capital pour un enfant. Quand j’aurai amassé mon million, j’épargnerai et soignerai mon corps et peut-être serai-je capable d’avoir un enfant ; sinon, j’en adopterai un que j’élèverai, qui sache être tout autre, et plus heureux qu’il ne m’a été donné. »

Camilla, de même que la plupart des femmes entretenues de Paris, avait une situation en vue, qui ne le cédait en rien à celle des dames du Faubourg Saint-Germain ; sous plus d’un rapport même, notamment en ce qui concerne la mode, elles donnent le ton ; de sorte que je pouvais me risquer à la fréquenter sans nuire à ma réputation. Elle m’introduisit dans plusieurs milieux de la bohème galante. J’allai voir tous les endroits où l’on s’amuse, notamment, en été, à Asnières, où les dames du monde se baignent dans la Seine. Je m’y rendis, moi aussi, tout comme fit l’impératrice Eugénie, qui, grâce à ce genre de distraction, put prendre en ses rets cet étourneau de Napoléon ; sans quoi elle serait, elle aussi, dégringolée au rang de femme entretenue, ainsi que plus d’une dame de la haute aristocratie qui ne sont riches que de leur nom.

C’est à Paris encore que je me vis confirmée dans la bonne opinion que j’avais des Hongroises. Il y avait ici, dans la bonne société, quatre dames de ce pays : Mathilde de M…, fille naturelle du prince d’O…, qui, comme mon amie Camilla, avait été vendue par sa mère à un homme du monde, s’émancipa de la tutelle maternelle et épousa un riche banquier parisien. Puis Sarolta de B…, qui chantait, comme moi, au Théâtre lyrique, et dont je devins une amie intime ; nous convînmes ensemble d’aller à Londres, pour jouer au théâtre de Covent-Garden. Sarolta n’était pas pour moi, en tant que cantatrice, une rivale ; elle ne jouait que dans des opéras lyriques, ou comme seconde prima-donna. C’était une créature charmante, et nullement corrompue encore. Elle se jouait des hommes, auxquels elle ne concédait nulle faveur ; autant que moi, elle redoutait de devenir mère.

La troisième était une certaine Madame de B…, la femme d’un colonel hongrois émigré ; elle avait d’abord vécu avec lui en bigamie ; quand sa première femme, dont il n’était pas encore légalement divorcé, lui annonça son arrivée prochaine, il prit la fuite, se rendit à Constantinople et se convertit à l’Islam. Estella B… fut plus tard inculpée de détournement de mineur et déférée au tribunal pour outrage aux mœurs ; elle fut condamnée à un an de prison. Selon ce que j’appris ensuite, elle rejoignit au Caire son mari qui la vendit pour 30.000 piastres au Khédive d’Égypte ; elle prit sur lui un ascendant que n’avait aucune de ses autres épouses.

La quatrième était une certaine Jenny K…, fille d’un avocat de Budapest qui s’y était ruiné. À elle, comme à ses trois sœurs, il ne resta que la solution de vendre leurs charmes ; elles commencèrent ce triste métier à des prix assez bas ; le premier venu pouvait les avoir pour un écu. Plus tard, un comte transylvain peu fortuné s’éprit d’elle, et lui fit ainsi un nom. Jenny et deux de ses sœurs — la troisième, moins chanceuse, disparut entre-temps, — surent réussir ; Jenny vint à Paris où elle compta parmi les femmes les plus élégantes de la bohème. Plus tard, un noble italien, le marquis M…, l’épousa, mais ne la garda pas longtemps ; il mourut deux ans après son mariage, sur quoi Jenny capta dans ses filets un prince souverain, qui la mena à l’autel…

Vous voyez que, même sans me vanter des conquêtes que j’ai faites à Paris, j’ai eu pourtant assez de choses intéressantes à vous raconter !


CHAPITRE IX

À LONDRES

Comme je l’ai indiqué dans le précédent chapitre, nous avions décidé, Sarolta et moi, d’aller à Londres pour y donner des représentations. À Paris, j’avais mené une vie assez simple. Prudente en amour, je n’avais jamais négligé l’un ou l’autre des moyens protecteurs dont il a été question précédemment.

Mais, avant de vous entretenir de mes deux ans de séjour à Londres, je ne saurais omettre le cas de cet homme qui, sans votre assistance, mon très cher ami, m’eût presque anéantie. Je vous ai fait, oralement, des aveux complets et peut-être n’est-il pas nécessaire que je les répète par écrit. Jamais je n’ai rencontré créature d’une obstination aussi inflexible. Je fis sa connaissance trois mois environ après mon arrivée à Paris ; il y avait la réputation d’être le plus parfait roué de la capitale, et je l’écartai sans cesse en lui témoignant une extrême froideur. Néanmoins, il me poursuivit partout, et jusqu’à Londres où il s’installa tout près de mon domicile, trouvant toujours à se loger presque en face de chez moi.

Je crus d’abord à une sorte de folie, plus tard à un amour sans bornes, avant de constater, pour mon malheur, que ce n’était que vanité et désir de vengeance ; mais, alors, il était déjà trop tard. Je ne veux plus rien vous dire de lui, car je le hais autant, dans mes souvenirs, que je l’ai aimé, jusqu’au moment où il trahit doublement ma confiance : d’abord, en me faisant négliger mes précautions habituelles, ensuite, même, en me contaminant. À Londres, il ne se serait pas risqué à me poursuivre de façon trop voyante, car j’aurais pu requérir l’assistance de la police, et il n’osa pourtant pas m’attaquer de la façon dont il usa plus tard dans un autre pays et dans des conditions différentes.

Sarolta et moi avions loué un fort coquet appartement, à St. John’s Wood, donc tout près de Regent’s Park. C’était au début de la saison à l’Opéra.

Le temps, à Londres, est beau surtout en avril, et sans variations, ce qu’on peut plutôt reprocher à tous les autres mois. En plus du Regent’s Park, où tout le monde peut se promener, notre villa disposait d’un jardin privé, avec quelques arbres fruitiers, et d’une charmille où menait un sentier fort bien caillouté ; nous avions coutume d’y passer la matinée et aussi d’y prendre le lunch. Parfois aussi, nous restions dans notre chambre, à l’étage, sur la façade arrière de la maison, d’où nous avions, par-dessus le mur, la vue sur Regent’s Park. De ma chambre, je voyais, de biais, tout le parc, et une partie de St. John’s Wood.

Un matin, Sarolta était venue dans ma chambre ; les fenêtres étaient ouvertes et des rouges-gorges picoraient, en gazouillant, le gâteau que j’avais posé pour eux sur l’appui de fenêtre ; ils s’étaient à ce point apprivoisés qu’ils venaient se poser sur l’épaule de Sarolta et happaient, de sa bouche, des miettes de la pâtisserie ou bien voletaient par-dessus mon oreiller, en quête de quelque bribe. Une brise légère agitait le feuillage des arbres, et la douce odeur du lilas envahissait ma chambre. En chemise, un léger châle sur les épaules, je sortis du lit et vins regarder à la fenêtre, au côté de Sarolta.

« Regarde, me dit-elle, n’est-ce pas étrange, cet homme si élégamment vêtu, avec cette demi-douzaine d’enfants en haillons ? » Et elle me montra du doigt un bosquet d’arbres du Regent’s Park.

Je regardai et je vis, à une distance d’environ un quart de mille anglais, un monsieur menant par la main deux fillettes nu-pieds, qu’il conduisait vers un endroit que je connaissais bien : la partie la plus cachée de tout le parc, une petite clairière tout entourée d’épais buissons. Je compris, en un clin d’œil, que ce devait être un vieux satyre qui voulait inciter ces pauvres enfants à la débauche, ce qui n’est pas rare ici.

Au même moment, un agent de police longeait le chemin derrière le mur de notre jardin ; je l’appelai, lui dis ce que je venais de voir et lui suggérai d’aller vérifier ce que voulait faire cet homme avec les enfants. Il accéléra l’allure et nous le vîmes atteindre l’enclos, y pénétrer et s’attarder quelques minutes. Peu après, il en ressortit avec ce monsieur dont les vêtements étaient passablement en désordre. Je pris ma lorgnette et pus bien voir ce qui se passait. L’agent de police discutait ferme avec l’homme, entourés des fillettes (enfants de cinq à neuf ans) qui parlaient et gesticulaient avec vivacité. L’une d’elles, allant vers la plus jeune, montra l’homme du doigt, puis releva la courte jupe de la fillette jusqu’à hauteur du ventre. Elle aurait sans doute apporté des preuves encore plus précises, si l’agent ne lui avait pas fait signe que cela suffisait. Plusieurs promeneurs s’étaient arrêtés et approchés du groupe, et nous entendîmes même des cris confus, tels que : « Enfermez-le ! » et autres exclamations de ce genre. Le monsieur élégant dut suivre l’agent. Un second agent arriva, et on l’emmena au poste.

Quelques jours plus tard, lisant dans le Times les rapports de police, nous trouvâmes le nom de l’homme que nous avions observé dans le parc ; il avait comparu devant le juge qui l’avait déféré aux Assises. Le policier qui l’avait arrêté et les fillettes qu’il avait voulu débaucher figuraient comme témoins à charge. Le cas nous intéressa assez pour que nous nous fîmes réserver des places. Les déclarations des fillettes ne manquèrent pas de piquant. Le commerçant, car c’en était un, s’était borné à déshabiller les fillettes, puis les faire se coucher dans l’herbe ; il avait alors léché leur petite conque, et obligé l’une d’elles à lui pisser dans la bouche ; ce pourquoi elle avait été payée le double des autres, soit deux shillings. Quoique le cas fût assez clair et bien établi, les jurés ne déclarèrent pas l’accusé coupable et il s’en tira avec une verte semonce.

Les lois anglaises, les tribunaux et le public en général sont parfois fort indulgents en de tels cas, ce qui est peu compatible avec l’impartialité et l’équité bien connues de cette nation. Un accusé est souvent condamné, pour une peccadille, à une peine bien plus sévère qu’un autre qui aurait commis je ne sais quel délit. Je me souviens de plusieurs cas où j’aurais jugé tout autrement que les lois anglaises. C’était un de mes passe-temps familiers que de lire les rapports de police, et notamment les récits d’outrages aux mœurs. Les Anglais ont une façon qui leur est particulière de s’attirer la faveur des femmes ; ils se découvrent d’une façon assez gauche et montrent aux femmes leur sceptre. C’en est parfois ridicule. Un jeune Anglais se montra un jour tout nu à la fille de sa logeuse, alors qu’elle montait pour faire son lit. Un jeune Français rentra un soir chez lui, un peu pris de boisson, et déroba un baiser à la fille de sa logeuse ; ce pourquoi il fut condamné à six semaines de hard labour, ce qui est vraiment une peine bien sévère pour un baiser.

Mais les tribunaux et l’opinion publique sont surtout indulgents envers les ecclésiastiques. L’un d’eux avait chez lui deux petites filles en pension. Il se laissa aller avec elles à toute sorte d’actes délictueux ; il les prenait dans son lit, caressait leur conque, leur mettait son membre en main, etc. Les jurés le condamnèrent aux travaux forcés ; l’archevêque de Canterbury et tout le clergé se déclarèrent en sa faveur jusqu’à révision du procès. On fit déposer les deux fillettes, âgées, l’aînée, de douze ans, l’autre, de sept. Les questions qu’on leur posa déroutèrent ces pauvres créatures au point qu’on leur imputa toute la responsabilité. Comme s’il était possible que des enfants de cet âge aient incité à la débauche un homme âgé ! Pourtant, ces enfants furent déclarées coupables et enfermées à la maison de correction de Holloway ; le véritable coupable, le Révérend Hatched, fut acquitté. On tint même compte du fait qu’il avait passé quelques semaines en prison, on fit de lui un martyr, on organisa des collectes en sa faveur et il se vit attribuer un bon presbytère.

Vous connaissez mes opinions sur ce qu’on appelle la débauche, et vous savez que je ne suis pas d’accord avec les idées hautement proclamées par la foule. Je crois, quant à moi, que chaque être, homme ou femme, dispose de son corps à son gré, pour autant qu’il ne porte pas tort à autrui. J’estime par contre qu’il faut punir les actes de violence, de séduction, les moyens d’excitation artificielle des sens, tels que narcotiques ou soporifiques, qui font de l’être qu’on veut séduire une mécanique privée de volonté et, autant j’ai joui de l’amour et de la volupté sous toutes ses formes, autant je peux écarter de moi le reproche d’y avoir jamais entraîné quelqu’un par de telles voies.

Mais finissons-en de ces nombreuses affaires criminelles que je viens de citer, et passons à un autre sujet, les aventures que j’ai vécues ici. Il en est grand temps !

À Londres, je rencontrai la sœur de cette Jenny K…, la Hongroise dont vous a entretenu ma précédente lettre. Elle était assez jolie, quoique, de beaucoup, moins que sa sœur. Cette Laura K… eut plus tard une chance infinie ; un des plus riches nobles d’Allemagne, le comte H…, un Prussien, s’amouracha d’elle, fit d’elle sa maîtresse et finit même par l’épouser. Il n’était plus jeune et il lui laissa, après sa mort, une fortune colossale, plus d’un million de thalers ; elle fit l’acquisition d’une des plus belles et vastes propriétés seigneuriales de Hongrie, à une heure de Presbourg.

Sarolta n’eut pas à Londres l’accueil qu’elle escomptait ; elle me quitta dès le mois d’août de cette même année. J’avais signé pour Londres un contrat de trois mois, et me retrouvai sans autre amie que Rosa. Par bonheur, je retrouvai dans mes papiers une lettre de mon défunt ami, me recommandant à une de ses cousines qui habitait à Prompton, dans la banlieue de Londres. Je lui adressai la lettre de sir Ethelred, avec ma carte de visite et, le même soir, je reçus d’elle une invitation.

Mrs. Meredith, ainsi s’appelait-elle, était une dame de quarante-cinq à quarante-huit ans ; elle devait avoir été fort belle, mais avoir beaucoup profité de la vie, car elle avait l’air assez fanée, les cheveux grisonnants, de nombreuses rides au visage, et elle avait recours à la poudre pour sa chevelure. En tant que philosophe, elle appartenait à la discipline d’Épicure ; on la recevait partout volontiers, parce qu’elle avait beaucoup d’esprit, un humour intarissable et de la bonne humeur ; en outre, elle était fort aimable, et assez fortunée pour pouvoir donner des soirées chez elle.

Malgré notre différence d’âge, nous devînmes vite amies, et je lui avouai quels avaient été mes rapports avec feu son cousin. Elle me fit compliment de l’avoir rendu heureux par mon amour ; sans doute, d’ailleurs, l’avait-elle déjà deviné car, dès ma première visite, elle se laissa aller à quelques phrases indiquant qu’il lui avait parlé dans ses lettres d’une liaison en Italie, sans me nommer. Sir Ethelred avait toujours été d’une discrétion exemplaire ! Ce fut Mrs. Meredith qui, bientôt, s’engagea dans la voie des échanges d’opinion les plus libres sur tous les sujets possibles. Elle avoua n’avoir pas encore renoncé aux plaisirs de l’amour, quoique cela n’allât pas sans quelques sacrifices financiers. « Mon Dieu, me dit-elle, j’agis comme ces messieurs vieillissants qui achètent l’amour de jeunes créatures. »

Comme elle-même allait partout, j’eus l’occasion d’apprendre à connaître tout ce qui en valait la peine. Il y a quelques établissements que seules les filles publiques fréquentent, notamment les salles de danse de Canterbury Hall, Argyll-Rooms, le Piccadilly-Salon, le Casino de Holborn, Black Eagle, Caldwell et nombre d’autres. Les péripatéticiennes, bien que la police les désigne sous le nom de prostituées, ne sont néanmoins pas les parias de la société au même degré que sur le continent, et la loi les protège plus qu’ailleurs ; qui les insulte, en usant à leur égard d’appellations déshonorantes, est puni d’amende.

Mrs. Meredith me raconta quelques-unes de ses aventures, assez variées, en de tels lieux, et me demanda si je n’avais pas envie de me rendre dans certains, en sa compagnie et sous son égide. J’acceptai, bien entendu, cette offre, et nous fîmes le tour de tous ces bals. J’eus l’occasion d’y faire quelques observations sur le caractère des filles perdues qu’on y rencontre, et mon opinion quant aux Anglaises de cette catégorie est relativement favorable, par rapport aux filles de joie d’autres pays.

De tous ces endroits, les bals les plus amusants sont ceux des Portland-Rooms et le grand bal masqué annuel du Vauxhall-Garden en été ; ils surclassent même ceux de Paris, le Jardin Mabille, le Château Rouge, le Jardin d’Hiver, le Château des Fleurs, le Ranelagh ou Frascati. Les bals de Portland-Rooms n’ont lieu que pendant la saison d’hiver ; ils commencent après minuit, et durent jusqu’à 4 ou 5 heures du matin. Messieurs et dames y viennent avec un déguisement. On y danse aussi le cancan, mais un cancan fort libre d’allure ; les femmes, au surplus, se comportent bien plus qu’ailleurs comme de véritables bacchantes sans que la police s’en mêle.

Tous ces endroits ne sont fréquentés que par la Bohème galante ; les dames de l’aristocratie ne se mêlent qu’une fois par an à ce milieu médiocre, au bal masqué du Vauxhall-Garden, où se rend la haute vollée, de sorte qu’on peut y voir de véritables Ladies.

Mrs. Meredith connaissait la plupart des dames de cette Bohème galante ; c’était presque de l’intimité et elle les aurait tutoyées, si le tu existait en anglais. Certaines de ces dames lui rendaient visite ; elle-même en invita quelques-unes le soir chez elle, mais seules ; il n’y avait jamais d’hommes à ces réunions et, pourtant, nous nous entretînmes agréablement, mieux peut-être que s’il y en avait eu.

Elle possédait, outre sa maison de Londres, une belle propriété dans le Surrey, guère plus éloignée de Londres que Richmond. Là aussi, elle invita quelques-unes des plus jeunes et belles parmi les prêtresses de Vénus, et elles y vinrent, assez nombreuses. J’y allai aussi, accompagnée de Rosa qui, malgré ses vingt-six ans, était encore d’une beauté aussi fraîche que lors de son arrivée à Paris avec moi ; pendant ces quatre années, elle n’avait nullement vieilli.

Notre groupe féminin comptait entre quarante et cinquante personnes, et la fête devait se prolonger trois jours.

— Nous allons nous livrer à une orgie entre femmes, dit Mrs Meredith ; nous verrons bien si nous ne sommes pas capables de nous passer entièrement des hommes !

Une assez large rivière traversait la propriété de Mrs. Meredith ; elle était trop peu profonde pour être navigable, et, à certains endroits, on pouvait la franchir à gué. Le jardin était entouré d’une haute muraille, et les bords de la rivière plantés de saules pleureurs qui les dissimulaient aux regards curieux. Chacun pouvait faire, dans ce jardin, ce qui lui plaisait, sans craindre d’être vu du dehors, de sorte que tout ici se prêtait parfaitement à une orgie.

Nous eûmes le plus beau temps qu’on eût pu souhaiter ; pas le plus petit nuage pendant les trois jours de notre séjour ici. Mrs. Meredith nous avait imposé comme règle d’être toujours nues, de ne porter que des chaussures pour les promenades en plein air, à cause du cailloutis des sentiers. Le lit du fleuve était de sable fin, sans trace de boue ; nous pouvions passer le plus clair de notre temps dans l’eau, comme des canards, caquetant ou barbotant ; parmi toutes ces dames, dont quelques-unes n’avaient jamais appris à nager, j’étais de beaucoup la meilleure nageuse ; aussi, tantôt l’une, tantôt l’autre, s’installait à califourchon sur mon dos ; le contact de la chair nue était fort agréable, surtout quand plusieurs nageuses m’entouraient.

Faut-il vous raconter tout ce que nous fîmes ici ? Ce serait bien long, et ma lettre devrait être plus qu’une fois plus longue que toutes les précédentes ! Qu’il vous suffise de savoir que, toutes, nous baignions alors dans la volupté. Plusieurs, parmi nous, affirmaient n’avoir jamais ressenti, dans les bras des hommes, autant de félicité que dans cet amour entre femmes.

Aucune de nous d’ailleurs ne trouva à cette fête plus de satisfactions que notre hôtesse, car, pour lui témoigner notre reconnaissance, nous rivalisâmes de zèle auprès d’elle ; mais nous ressentîmes, le troisième jour, une telle lassitude que le quatrième jour se passa surtout au lit ; après quoi, nous rentrâmes, toutes ensemble, à Londres ; mon métier m’y rappelait.

À Londres, j’aurais pu gagner des sommes énormes si je m’étais attachée à faire des conquêtes masculines. Lord W… était, parmi tous ces gentlemen, le plus passionné de musique, et avait dépensé des sommes folles pour une autre chanteuse ; il lui avait même obtenu ici un engagement qu’elle ne devait qu’à cette intervention ; il me fit présenter, par ses amis, hommes et femmes, les offres les plus splendides, mais je les refusai, de même que toutes celles qui me vinrent des milieux de l’aristocratie anglaise, de sorte que, malgré mes rapports étroits avec Mrs. Meredith, je gardai le renom d’une femme imprenable. Une dame qui m’avait invitée chez elle, à l’occasion du mariage de sa fille, me fit des compliments flatteurs, tant de mon chant que de ma conduite ; elle mit même la conversation sur Mrs. Meredith.

— Cette excellente dame, me dit-elle, a, pour dire vrai, une réputation un peu équivoque ; sans doute l’avez-vous ignoré. On m’a dit que vous avez connu son cousin, sir Ethelred Merwyn ; on a même prétendu qu’il aurait été votre amant. Est-ce lui qui vous a recommandé sa cousine ? Sans doute ignorait-il les excès auxquels elle se livrait. Au surplus, cela ne vous regarde pas. Vous pouvez ignorer la chose.

Peut-être me demanderez-vous si, à Londres, je n’ai pas eu, moi aussi, mes petites fredaines. Eh bien, oui, j’ai eu quelques petites aventures, mais je me suis toujours si bien cachée qu’il n’est venu à l’esprit de personne de me reconnaître en tant que la fameuse prima donna. Je me suis même rendue dans ce local bien connu qu’on appelle Streck, à Regent Street, et aux Portland-Rooms, avec l’une ou l’autre des dames rencontrées chez Mrs. Meredith, et avec elle-même aussi. Certes, nous devions toujours veiller à ne pas rencontrer quelqu’une des personnes que nous fréquentions dans le monde ; c’est aussi pourquoi nous changions souvent de quartier, choisissant les plus éloignés du centre de la ville. Évidemment, ce ne sont pas des gentlemen que nous y rencontrions, mais des matelots, des marins, des midships, parfois même un capitaine de bateau. À changer ainsi, pour peu de temps, nos fréquentations, nous ne perdions rien, bien au contraire ; nous trouvions notre avantage à fréquenter ces costauds ! Au demeurant, ces gens, qui passent pour assez rustres, étaient toujours, à notre égard, plus polis et plus délicats dans leurs gestes que des messieurs qui nous auraient prises pour des filles publiques. Le pire était, au cours de ces expéditions, qu’on nous offrait de l’argent, que nous devions accepter, sous peine de trahir notre situation sociale.

Finalement, j’ajoute que j’avais pris à mon service un jeune garçon hindou, âgé de quatorze ans à peine, et d’une merveilleuse beauté ; je l’avais engagé parce que je me promettais de l’initier aux doux mystères de l’amour. Je trouvai un charme tout particulier et assez singulier à voir apparaître soudain chez ce garçon des impressions qui lui étaient encore tout à fait étrangères ; chaque muscle de son visage, chaque mouvement de son corps exprimaient l’amour ; son dévouement envers moi fit de lui mon esclave volontaire. Très souvent, il me dit qu’il n’arrivait pas à croire à la réalité de tous les plaisirs qu’il éprouvait, et que tout cela devait être un rêve ; et souvent je le vis, en effet, abîmé dans ses pensées, les paupières closes, perdu dans je ne sais quelle réflexion confuse ; il ne m’entendait et ne me voyait qu’au moment où je m’approchais de lui pour le frôler de ma main.

Je n’ai plus rien à ajouter ; ce qui s’est passé ensuite, vous l’avez appris de ma bouche. Vous vous souvenez sans doute assez bien encore de cette époque où vous avez fait ma connaissance. Je crois donc pouvoir, avec la présente lettre, clore ce récit de mes aventures au royaume de l’amour et de la volupté.


  1. Cf. Histoire de Juliette, quatrième partie, t. VIII, p. 3 (note de wikisource).
  2. Cf. Histoire de Juliette, sixième partie, t. X, p. 191 (note de wikisource).