Les Mémoires d’un veuf/Les estampes

Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 245-249).

LES ESTAMPES


Quel plaisir — par une après-midi un peu grise, soit de septembre, soit encore de la fin de mai, sans émotion du matin, sans projets pour le soir, lesté d’un frugal déjeuner, en flânant et dans le seul but de tuer le temps, — quel plaisir, quel véritable plaisir que de feuilleter des estampes à la porte d’un tel petit magasin, orgueil et gaîté d’un quai non encore exproprié pour cause d’utilité publique.

Le marchand, vénérable et méfiant, fume sa pipe sur le seuil et tourne à droite et à gauche des yeux derrière des lunettes dans l’ombre projetée par les bords cassés de son chapeau de paille ancien. À l’intérieur de la pièce, le nez dans les cartons, furètent les amateurs, en quête d’une épreuve avant la lettre à eux seuls connue…, et aux brocanteurs. La maîtresse de la maison va et vient, causant avec les clients familiers, et tout au fond de l’arrière-boutique qu’encombrent vieux bahuts, vaisselles historiques et cages vides, leste dans l’angle d’une vieille armoire, l’apprenti de seize ans lutine la demoiselle langoureusement mûre. Cependant on feuillette des estampes : il va sans dire que l’on n’a que peu d’argent en poche, et qu’à ce titre l’on ne se permet d’excursions que parmi les cartons à bas prix, les seuls d’ailleurs qu’une prudence bien avisée autorise le négociant à exposer au dehors.

Certes on ne s’attend pas à rencontrer d’eaux-fortes bien fortes, ni de tailles-douces bien douces, mais les bons bois ! les adorables lithographies ! et les amours d’enluminures ! Si, par exemple, cette reproduction d’un tableau grivois du dix-huitième siècle n’est pas destinée aux honneurs d’une collection fameuse, en revanche elle réjouit l’œil par la blancheur du papier, l’odorat par le parfum âpre de l’encre récente, et le cœur, — oui, le cœur ! — par la candeur qu’il a fallu à l’artiste pour interpréter ce maître de cette manière.

Et ce portrait d’un ministre de la Restauration, est-il assez instructif ! Ainsi, en 1820, on portait des faux-cols de cette façon, des gilets de telle autre, on se coiffait comme cela. Les yeux au ciel et la main sur le cœur semblent indiquer, dans ce personnage évidemment méconnu, une belle âme jointe à une science profonde de la tenue. Si la parole ne lui manquait pas, et c’est tout ce qui lui manque, assurément, le langage le plus onctueux ne tarderait pas à nous mettre au courant des intentions les plus pures. Mais l’Empire nous réclame. Il serait en effet impardonnable de ne pas regarder avec toute l’attention qu’ils méritent les retours de l’île d’Elbe et les effets de bras derrière le dos nombreux dont cette portion de notre histoire a doté l’imagerie contemporaine. La Clémence de l’Empereur n’est-elle pas une chose bien remarquable ? L’infortunée comtesse se tord les bras, qu’elle a du reste aux trois quarts couverts par d’immenses gants, tandis que le grand homme s’apprête à jeter la lettre compromettante dans un feu qui flambe de joie, à en juger par l’intensité et la violence des hachures qui le constituent. Les grandes bottes, le petit chapeau, le menton de galoche, le coup d’œil d’aigle, et l’aide de camp attendri mais cambré, ajoutent à cette scène tout intime un relief officiel qui pénètre d’un respect salutaire l’admiration due.

Un mâle stoïcisme et une vue exaspérée des fortifications de Paris décorent la composition intitulée : Napoléon blessé au siège de Ratisbonne. Ô chirurgien, va sans crainte ! Ce pied que tu recouvres de bandelettes, ce pied n’est pas celui d’un héros vulgaire. Vois plutôt ! la figure de ton empereur, au lieu d’exprimer une douleur quelconque, sourit au contraire, et, de cette voix qui commande aux rois, semble te dire : chirurgien, va sans crainte !

Honneur au courage malheureux, les Pestiférés de Jaffa, les Adieux de Fontainebleau, toutes ces choses grandes, défilent tour à tour splendides et douloureuses. Mais rien pour le haut intérêt ne vaut les différentes Napoléon à Saint-Hélène, pâture des forts et délices des cœurs sensibles !

Oh ! le chemin de la croix — pire ! C’est tantôt le Rêve sur la falaise, façon Ossian, où défilent dans un nuage les chers maréchaux du vaste martyr qui crispe un poing sur sa cuisse et ingère l’autre dans son œil en larmes, tantôt c’est Longwood et ses affres, Las Cases écrivant le Mémorial sous la dictée d’une robe de chambre et d’un foulard de tête, tandis qu’au dehors le hideux Hudson-Lowe donne une consigne atroce à un sanglant fonctionnaire.

Et puis c’est le Saule !…

Fuyons ces émotions à la fin trop fortes et revenons aux sujets humbles : aussi bien le Convoi du pauvre et la Dernière hirondelle ou Modiste et Poitrinaire clôront à merveille ce petit voyage à travers l’histoire, la philosophie et la vie illustrée, — nous laissant dans l’âme cette impression de douce mélancolie qui parachève seul le vrai bonheur, par une opération réciproquement contradictoire au Nescio quid amarum du célèbre hexamètre latin.

Six heures ont sonné. Le soleil couchant rougit la frégate-école ; les ponts devant nous s’allongent insidieux, et là-bas, là-bas, va et vient la Femme, la Maîtresse ou la Mère, impatiente déjà et sur le point d’être inquiète.