Les Mémoires d’un veuf/Auteuil

Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 209-211).

AUTEUIL


Non point l’Auteuil classique, l’Auteuil rimant avec chèvrefeuille. Non. Il est question de l’Auteuil moderne, de l’Auteuil moderniste. l’Auteuil classique, comme il vous revient tout de même, quoi qu’on en ait !

Essecusez.

Donc il s’agit du Viaduc. (Pourquoi tant de bonnes gens du cru disent-ils « l’Aqueduc » ? — Est-ce à cause de l’humidité toute humaine des colonnes ou de celle nature de la voûte ?) Il ne s’agit, dis-je, que du Viaduc et de ses entours, qui sont l’Auteuil qu’il nous faut.

Cet Auteuil ! malgré les abominables maisons de rapport qui s’élèvent là comme des oies dressant leur cou jusqu’à des étages tolérés, malgré les becs de gaz obscur, le macadam absolument dérisoire et gluant comme il n’est pas permis de l’être, en dépit de tout cela et d’autres inconvénients, il faut aimer ce bout si calme de la Ville.

D’abord est-il assez beau, ce viaduc sans pair au monde probablement, qui tourne vertigineux et fuit sans fin sur le ciel nu, laissant voir un peu plus loin à travers la massive élégance de ses piliers l’adorable panorama de Sèvres et de Saint-Cloud !

Par exemple pas très irréprochable le monde qui circule là dedans et a l’air d’y vivre à demeure. Des jeunes gens équivoques, et des femmes pas du tout équivoques, elles. Cravates roses et bleues et ’traînes crottées, mascottes trop en arrière et gorges plus en avant qu’il ne le faudrait pour marquer bien, dès cigarettes sans nombre et des coups de poing comme s’il en pleuvait.

Police paternelle, j’allais dire fraternelle.

On entend du Point-du-Jour beugler les cafés-conterts gais et tristes, plutôt gais.

La place du débarcadère proprement dite. Un café d’officiers où l’on déjeune. Blanc et or. Un peu province. Ce qui s’y boit d’absinthe !

Le chemin de fer. Un escalier vertigineux dont les marches commencent à se creuser au milieu sous tant de pieds.

Amusante, l’arrivée des trains toutes les sept minutes ou tous les quarts d’heure selon le moment de la journée. Ça grince et ça crie quand ça s’arrête ? Les nouveaux freins, vous savez. On croirait toute une meute écrasée à loisir. Les voyageurs ont l’air d’être tirés d’en bas tant l’escalier est raide. Une course du haut et le long d’un clocher.

Onze heures. Une bande de potaches s’amène et se disperse ; les grands fument et les petits boxent. Des officiers attablés sur la terrasse font ksi, ksi.

Les plats à barbe du coiffeur d’à côté cliquettent par le vent sempiternel de cette année affreuse qui va donc mourir enfin !

Le tram pour Boulogne-Saint-Cloud sonne et corne. Bon voyage ! Saint-Sulpice s’ébranle. La Madeleine se vide et repart. « Pas de correspondance à l’impériale ? »

Ô Boileau, Racine, Molière, grandes ombres, est-il assez changé votre Auteuil, dites ?

Heureusement, si vous ressuscitiez et veniez flâner par ici, il y a encore des cabarets où vous piquer le nez et la Seine pour avoir envie de vous y jeter sans rien en faire.

Crampon, décidément, l’Auteuil classique.