Les Mémoires d’un humaniste américain - George Ticknor/01

Les Mémoires d’un humaniste américain - George Ticknor
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 793-820).
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LES MÉMOIRES
D’UN
HUMANISTE AMÉRICAIN

GEORGE TICKNOR.
Life, Letters and Journals of George Ticknor, 2 vol. London 1876.


I. — LA JEUNESSE DE TICKNOR.

Les études littéraires possèdent, dit-on sans cesse, le précieux privilège de former le goût, d’affiner l’esprit, de redresser le jugement. Celui qui s’est imprégné de l’antiquité classique au point de mériter le beau titre d’humaniste doit être par conséquent un appréciateur éclairé des hommes et des événemens, à la condition qu’il ne subisse pas l’influence des préjugés nationaux, des amitiés ou des haines particulières. Peut-être est-il rare pour ce motif de rencontrer un critique parfait en notre société européenne, tant il y faudrait de savoir et d’impartialité. Un Américain, arrivant du Nouveau-Monde avec une préparation suffisante, serait mieux en état de nous juger, pourvu qu’il en eût le loisir et les occasions. Pour beaucoup de gens superficiels, l’Amérique n’est qu’un pays de politiques sans foi, de négocians sans scrupules, de pionniers sans éducation. Là plus qu’ailleurs ceux qui font le plus de bruit et dont on parle le plus sont aussi ceux qui le méritent le moins. Cependant en dehors de la foule qui marche à la fortune par la voie la plus courte, on rencontre aux États-Unis des savans, des lettrés, peu d’artistes il est vrai, parce que la culture des arts ne se développe que par l’exemple et la tradition; mais personne n’ignore que l’instruction primaire y est à peu près universelle, que l’enseignement des lettres et des sciences s’y donne dans des universités bien dotées, qu’il s’y est trouvé déjà des poètes et des historiens dont la renommée a franchi l’Atlantique. Boston, la patrie de Franklin, est entre toutes la ville de l’intelligence. C’est là qu’a vécu Ticknor, dont les mémoires posthumes nous apportent de curieuses révélations sur la société européenne à trois époques différentes. Il est venu en Europe en 1815, en 1835, en 1856, c’est-à-dire, en ce qui concerne la France, sous trois règnes différens. Il a séjourné huit ans dans l’ancien monde, allant de Dresde à Madrid, de Londres à Rome, en passant par Paris bien entendu, quoique par instinct il se défie un peu de notre pays. La littérature lui a donné accès auprès des écrivains connus, ses qualités personnelles lui ont ouvert les portes des salons politiques; le soir il n’a jamais manqué d’inscrire sur son journal de voyage les impressions de la journée avec une finesse, avec une sagacité que le lecteur ne peut méconnaître même lorsqu’il est impossible de partager tout à fait son opinion. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, il est animé d’une bienveillance uniforme pour quiconque ne blesse pas ses convictions politiques ou religieuses. En religion, il est protestant rigoriste, comme un vrai descendant des puritains du XVIe siècle, qui préférèrent s’expatrier plutôt que de sacrifier leurs croyances. En politique, il est fédéraliste comme Washington, avec un dédain complet pour la populace, avec un respect profond pour la souveraineté du peuple, avec une confiance absolue dans l’avenir de la liberté. Certes il dut produire un effet singulier dans le monde presque exclusivement monarchique, souvent même absolutiste, qu’il fréquentait dans les capitales européennes. On s’imagine volontiers qu’il dut y avoir le succès de curiosité qu’avait obtenu son compatriote Franklin un demi-siècle auparavant. Il s’agit ici non point de ce qu’on a pensé de lui, mais de ce qu’il a pensé des autres. Il faut sans doute faire un choix dans les récits qu’il a laissés. Cependant c’est beaucoup de n’être forcé par les convenances que d’effacer un mot çà et là.


I.

George Ticknor naquit à Boston le 1er avril 1791. Son père, qui possédait une bonne instruction pour l’époque, avait d’abord été maître d’école. Soit fatigue, soit désir d’arriver plus vite à l’aisance, il devint ensuite épicier et acquit dans le commerce une fortune indépendante. Sa mère, veuve en premières noces d’un M. Curtis dont elle avait eu plusieurs enfans, s’était faite elle-même institutrice à une époque où elle était presque sans ressources. Le jeune George pouvait donc recevoir à la maison paternelle les élémens d’une bonne éducation. A quatorze ans, on le mit au collège de Dartmouth. Il n’y apprit que peu de chose, dit-il. Un peu plus tard, un ami de son père, qui lui faisait lire les classiques latins et grecs, l’admettait après la leçon, malgré son jeune âge, dans un cercle choisi d’hommes de lettres et de savans. Cette introduction prématurée dans le monde contribua sans doute à lui donner les façons polies qui le firent bien accueillir plus tard en Europe. Un réfugié français lui avait assez mal enseigné le français et l’espagnol. Ces études incomplètes lui laissèrent par bonheur un goût prononcé pour les langues anciennes. L’âge était venu de choisir une profession : il entra chez un homme de loi; mais le droit ne lui plaisait guère. Son stage terminé, il fut cependant admis au barreau. Après une année d’essai, son père comprit que la vocation l’appelait ailleurs. Il fut donc convenu qu’il se préparerait à l’enseignement, que dans ce dessein, après deux ou trois ans de préparation, il irait en Europe achever ses études à une université allemande.

Le jeune Ticknor ne connaissait de l’Allemagne que ce qu’il en avait appris dans le livre de Mme de Staël, récemment publié. Un Anglais qui avait habité Gœttingue lui fit une si merveilleuse description de l’université de cette ville qu’il se persuada tout de suite que nulle part les études ne devaient être si agréables et si utiles. Mais il fallait apprendre l’allemand au préalable; or il n’y avait personne à Boston qui connût cette langue. Enfin il découvrit dans le voisinage un certain docteur Brosius, originaire de Strasbourg, qui voulut bien lui donner des leçons, en le prévenant toutefois que sa prononciation alsacienne n’était pas correcte. Après bien des recherches, il trouva ici une grammaire, ailleurs un dictionnaire. La bibliothèque de John Quincy Adams, alors en Europe, lui fournit un exemplaire du Werther de Goethe. Aurait-on cru que les relations entre l’Allemagne et la Nouvelle-Angleterre fussent alors si rares ?

Il est nécessaire de dire en quelques mots ce qu’était en ce temps la ville de Boston. Il ne s’y trouvait que 18,000 habitans, — il y en a plus de 250,000 aujourd’hui, — tous ou presque tous nés dans le pays et d’origine anglaise. Le puritanisme des premiers colons s’y était assez bien conservé; la vie, les mœurs étaient graves et austères. La secte des unitariens, dont le docteur Channing et M. Buckminster, tous deux amis et protecteurs de Ticknor, avaient été les fondateurs dans le Massachusetts, comptait d’assez nombreux prosélytes. Mgr de Cheverus y créait, en 1803, la première église catholique. En somme, les sentimens religieux de la population étaient accentués au point qu’une discipline étroite régnait dans la cité aussi bien que dans les familles. L’instruction primaire était très répandue; il n’y avait guère de maisons qui ne possédassent, outre la Bible, quelques bons livres de prose et de poésie; mais un jeune homme studieux n’y trouvait point les ressources nécessaires pour étendre ses études au-delà du niveau moyen.

Boston était déjà un grand centre de commerce, quoiqu’on n’y vît pas encore de grandes fortunes. Par compensation, les pauvres étaient peu nombreux. Le luxe était modéré, même chez les riches: personne n’était oisif; mais chacun en prenait à son aise, parce que l’ardeur extrême du gain n’avait pas développé l’âpreté de la concurrence. L’hospitalité s’y exerçait avec simplicité, comme il convient à des gens imbus de maximes si sévères. En politique, la majorité des citoyens appartenait au parti fédéral, surtout dans les classes riches et bien élevées. Ecclésiastiques, hommes de loi, médecins, négocians, tous fédéralistes, avaient accueilli avec sympathie les débuts de la révolution française; ils s’en étaient détournés avec horreur lorsque les excès étaient arrivés. Comme à Athènes, comme à Rome, la population mâle s’assemblait pour délibérer dans les grandes occasions; en ces circonstances, les hommes les plus considérés ne dédaignaient pas de haranguer la foule. Washington était le héros favori des Bostoniens. Au jour de sa mort, toutes les boutiques se fermèrent, les affaires furent interrompues; tous, même les enfans, se mirent un crêpe au bras.

Ne comprend-on pas que Ticknor, instruit et bien doué comme il l’était, ait conservé toute sa vie, par l’influence de ce milieu où il avait été élevé, le goût de la liberté et le respect des traditions? Nos alternatives de despotisme et de révolution lui devaient déplaire au même degré, l’organisation aristocratique de l’Angleterre lui sembler mauvaise. Cependant il commençait la vie à son tour par un acte qui parut sans doute révolutionnaire à quelques-uns. En ce temps, un jeune homme intelligent, de bonne famille et de goûts littéraires, ne pouvait être que clergyman ou avocat. Il possédait toutes les qualités voulues pour la première de ces professions, la foi, la pureté du cœur, une élocution facile ; néanmoins l’état ecclésiastique ne l’attirait pas. Il choisit le barreau, et s’en dégoûta presque aussitôt. A vingt-trois ans, il changeait déjà de carrière. Il existait dans le Massachusetts de grands établissemens d’instruction publique; les professeurs y manquaient sans doute plus que les élèves. Résolu de se livrer désormais tout entier aux études littéraires, George Ticknor se dit qu’après avoir passé quelques années en Italie, en France, en Allemagne, même en Grèce, s’il était nécessaire, il reviendrait mieux préparé pour l’enseignement public et que, dans cette carrière nouvelle plus que dans toute autre, il se rendrait utile à ses concitoyens. Ce projet arrêté, il commence par une excursion à New-York, Washington et Richmond, pour s’habituer peut-être à vivre loin de sa famille, et avec l’intention de recueillir des lettres de recommandation pour son grand voyage d’Europe. Dès ce moment, il ouvre son journal de voyage ; dès lors aussi il montre la singulière aptitude, dont il profita tant plus tard, à s’introduire aisément près des personnages que les lettres, les arts ou la politique mettent en évidence. On sait quelle adresse les journalistes américains, bientôt imités en cela par leurs confrères d’autres pays, ont déployée en ces derniers temps pour obtenir des entrevues avec le héros du moment : Ticknor avait de naissance le génie de ces interviewers ; plus discret, il ne communiquait qu’à ses amis intimes le résultat de ses visites ou même il en enfouissait le souvenir dans ses papiers. Pour débuter, le voilà à Washington avec une invitation à dîner chez le président Madison. A son arrivée à la Maison-Blanche, il ne trouve ni aide-de-camp, ni secrétaire pour l’introduire. Le président le reçoit lui-même, le présente à mistress Madison. La réunion se composait d’une vingtaine de personnes, deux ou trois officiers en épaulettes avec des mines vulgaires des membres du congrès qui n’avaient pas l’air de se connaître. La situation politique était alors assez critique : les Anglais avaient mis le siège devant la Nouvelle-Orléans ; on craignait à chaque instant d’apprendre que cette ville était tombée en leur pouvoir. On passe dans la salle à manger; Ticknor, se tenant en arrière avec la modestie qui convient à son âge, se dirigeait vers le bas bout de la table, lorsque le président l’appelle et l’installe tout confus à la place d’honneur, entre lui-même et mistress Madison. Tel était l’usage, paraît-il, à Washington. Cette singulière marque d’estime s’expliquait d’ailleurs par une recommandation fort chaude de son compatriote l’ancien président John Adams. Après un moment d’embarras, il était homme à profiter de cette heureuse entrée dans le monde; mais de quoi parler? M. Madison, outre que les événemens le rendaient sombre, semblait ne pas savoir à qui il avait affaire. Mistress Madison, bonne femme, de manières avenantes, paraissait n’avoir aucun usage. La conversation devait porter de préférence sur ce que l’on appelle en langage parlementaire des questions ouvertes, des questions sur lesquelles on peut différer d’avis sans se compromettre. L’éducation et la religion en firent tous les frais. Sur le premier point, on s’entendait sans doute à merveille, et sur le second aussi, bien qu’il y eût presque autant d’opinions que de convives. L’un était quaker, l’autre unitarien ou épiscopalien.

Cette sèche description d’un dîner ne donne-t-elle pas tout de suite l’idée de ce qu’était déjà, de ce que fut plus tard le salon d’un président démocrate? A Monticello, chez le fédéraliste Jefferson, l’aspect est tout autre. Au sortir des affaires publiques, Jefferson s’est retiré, ainsi que l’avait fait Washington avant lui, dans une jolie habitation, construite à la française, au sommet d’une montagne, dans une situation admirable. Le hall, qui sert de vestibule, et les salles de réception sont pleins de souvenirs, d’objets d’art, de tableaux. On y remarque les portraits de Lafayette, en général de la république, et de Franklin, avec le costume original qui, non moins que son caractère, fit son succès à Versailles. La bibliothèque est bien garnie, bien classée, ce qui est plus rare. Jefferson, alors âgé de soixante-douze ans, vit entouré de ses enfans, en bon propriétaire campagnard, faisant chaque jour de longues courses à cheval, s’occupant avec intelligence de ses affaires personnelles et fort peu de la politique. En vérité, ces deux visites se complètent; celle-ci montre ce que les États-Unis étaient au moment de la déclaration d’indépendance, celle-là ce qu’ils allaient devenir au XIXe siècle.

On le voit, Ticknor apparaît déjà, dès cette première excursion au dehors de la famille, comme un observateur attentif et sagace, habile à saisir dans la physionomie des gens ce qui peint le mieux leur caractère. Ses portraits à la plume doivent être ressemblans, tant il y met de mouvement et de vie. L’occasion se présentera plus d’une fois par la suite d’en reproduire quelques-uns des plus frappans. En voici un de cette première partie de sa jeunesse qu’il serait dommage de passer sous silence; c’est celui de Jeffrey, l’éditeur de la Revue d’Edimbourg, qui s’était épris en Écosse d’une jeune Américaine, et qui, malgré les rigueurs de l’hiver, malgré la guerre, arrivait à New-York pour l’épouser au commencement de 1814. La société de Boston lui avait fait fête. Ticknor n’eut garde de manquer l’occasion d’entrer en relations avec l’un des littérateurs les plus en vue de l’époque.

« Imaginez que vous avez devant vous un petit homme, court et gros, avec la figure rouge, les yeux et les cheveux noirs... Il entre dans le salon d’un air satisfait, d’une allure légère et presque fantasque, au point que vous oubliez au premier coup d’œil la dignité et la sévérité de la Revue d’Edimbourg, et que vous vous le figurez frivole, vain, hautain. Il vous accoste librement et familièrement : vous vous sentez à l’aise, la conversation s’entame sans cérémonie; mais, je l’ai observé plus d’une fois, cela ne plaît guère à ceux qui ont la délicatesse et le décorum d’une société raffinée. M. Jeffrey a souvent soulevé contre lui des préjugés, même avant que l’on eût entendu le son de sa voix. On ne peut cependant rester longtemps avec lui sans comprendre son vrai caractère, car il entre dans la conversation, comme dans la chambre, avec assurance et vivacité. Qu’on mette en avant un sujet, n’importe lequel, il s’élance, et ce qui vous frappe tout d’abord, c’est sa prodigieuse facilité. « Il vomit un torrent de remarques. Cette ardeur et cette volubilité vous amusent quelque temps; vous oubliez de vous demander si cela signifie quelque chose. Lorsque vous en êtes à y regarder de près, vous constatez avec surprise que, nonobstant cette singulière abondance, la langue n’a jamais été plus vite que la pensée. Vous êtes étonné de découvrir qu’à l’inverse d’autres orateurs impétueux il ne se livre jamais à l’amplification, il ne se répète jamais pour se donner le temps de réunir ou d’arranger ses idées. Ce discours, poursuivi avec tant de vigueur et d’éloquence que vous avez peine à le suivre, est aussi logique, aussi solide que si l’orateur luttait sur les bancs de l’école pour gagner un prix ou devant un tribunal pour obtenir un arrêt.

« Avec tout cela, il conserve à vos yeux une évidente simplicité de caractère. Vous êtes certain qu’il ne fait rien pour l’effet, pour la montre; qu’il ne choisit point son sujet, qu’il ne mène pas la conversation en sorte de déployer ce qu’il sait et ce qu’il peut; qu’il n’a pas l’ambition de passer pour un homme d’esprit, et que, s’il a eu le bonheur de découvrir de bons argumens, il ne regarde pas autour de lui, à l’instar de certains grands hommes, pour constater l’impression produite sur les auditeurs. Bref, vous ne pouvez être avec lui une heure durant sans vous convaincre qu’il n’a ni artifice ni affectation, qu’il parle non pas pour triompher ou pour faire preuve d’habileté, mais bien parce que son cerveau est plein et que la conversation lui plaît,

M Néanmoins M. Jeffrey n’a pas eu les suffrages de tout le monde. Plus d’un se plaint qu’il soit impérieux, qu’il ait l’air de se croire d’une espèce supérieure aux personnes qui l’entourent, qu’il se soit tant habitué à parier qu’il ne veut plus écouter, et qu’il soit si rassasié d’admiration que c’est pour lui une nourriture vulgaire. Ces plaintes ont quelque fondement; mais je pense que les circonstances l’excusent. Il possède en quantité suffisante les qualités aimables qui constituent la politesse; mais il ne sait pas les distribuer en proportions judicieuses. Il montre à chacun la même déférence : cette politesse flatte ceux qui n’ont pas coutume d’attirer l’attention; elle est un désappointement pour les autres que l’habitude de recevoir les hommages a convaincus que ces hommages leur sont toujours dus... Vous en conclurez que M. Jeffrey m’a beaucoup plu[1]. » Le fait est que rencontrer Jeffrey était une rare bonne fortune pour le jeune humaniste américain qu’attiraient les réputations littéraires de l’ancien monde. Il y avait tout au plus douze ans, dans la vieille ville tory d’Edimbourg, en compagnie de Sydney Smith, de Horner et de Brougham, Jeffrey avait lancé le nouveau recueil dont les opinions libérales, la critique impartiale, avaient obtenu tout de suite une notoriété que la presse semi-périodique ne connaissait pas encore.

George Ticknor s’embarqua pour l’Europe le 16 avril 1815, en compagnie de quelques amis, M. et Mme Perkins, — cette dernière avait été remarquée par Talleyrand, durant son exil aux États-Unis, comme l’une des plus belles personnes qu’il eût jamais vues, — M. Edward Everett, professeur à Harvard Collège et plus tard l’un des hommes d’état les plus distingués de l’Union, les deux fils de John Quincy Adams qui allaient rejoindre leur père, ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Ils étaient tous partis, convaincus que l’Europe était en paix et que Louis XVIII régnait tranquille aux Tuileries. En vue de Liverpool, le pilote leur apprit le retour de l’île d’Elbe; cet événement imprévu ne leur promettait rien de bon. Les fédéralistes étaient par principe aussi hostiles à l’empire que les tories anglais. Aussi quel ne fut pas l’étonnement de Ticknor en reconnaissant que l’opinion était loin d’être unanime dans la Grande-Bretagne. A Liverpool, on ne voulait pas recommencer la guerre. Sur le chemin de Londres, il s’arrête quelques heures chez un savant érudit, le docteur Parr, qui lui dit : «Monsieur, je croirais manquer à mon devoir si je me mettais au lit le soir sans avoir prié pour le succès de Napoléon. » Bien plus, sir James Mackintosh avait écrit pour la Revue d’Edimbourg, que notre voyageur appréciait tant, un article fort bien fait en vue de démontrer qu’il fallait éviter la guerre, parce qu’elle serait désastreuse pour l’Angleterre. Le numéro de ce recueil était imprimé, prêt à être distribué, lorsque les nouvelles de Waterloo arrivèrent à l’improviste. L’article fut remplacé à la hâte par une dissertation sur la phrénologie. Ticknor se trouvait en visite chez lord Byron au moment où l’on vint annoncer à celui-ci la victoire de Wellington. « j’en suis vraiment désolé, s’écria le grand poète; je ne vivrai donc pas assez pour voir la tête de Castlereagh sur un poteau. »

Au surplus, il n’avait pas traversé l’Océan dans un dessein politique. Les arts, la littérature, les sciences, voilà ce qui l’intéressait. S’il n’avait qu’un mois à donner à Londres, du moins il y arrivait à la meilleure époque de l’année, au milieu de ce qu’on appelle la saison, lorsque le parlement est assemblé et que toutes les sommités sociales sont réunies dans la métropole. Tout était nouveau pour lui, aussi bien dans la campagne, dont les cultures bien soignées le ravissaient, que dans la ville, dont la grandeur l’étonnait, car il n’y avait pas encore en Amérique d’agglomération d’un million d’habitans. D’ailleurs on lui rendait bien en curiosité la monnaie de ce qu’il avait apporté. Quelqu’un qui ne se souvenait plus que la Nouvelle-Angleterre eût été jadis une colonie britannique lui manifestait sa surprise de ce qu’il parlait si bien l’anglais qu’on ne l’aurait pas supposé étranger à première vue. Le lion de la saison était cette année sir Humphry Davy, qui, jeune encore et simple professeur à l’Institution royale, était devenu à la mode autant par de brillantes qualités personnelles et par un riche mariage que par ses découvertes scientifiques. C’est de lady Davy que Mme de Staël disait qu’elle avait tous les talens de Corinne sans en avoir ni les défauts ni les extravagances. Ticknor avait apporté des lettres de recommandation pour Gifford, l’éditeur de la Quarterly Review; celui-ci l’introduisit chez le libraire Murray, où s’assemblaient à de certains jours les écrivains en renom de l’époque, Disraeli, le père du ministre actuel, l’historien Hallam, lord Byron lui-même dans tout l’éclat de sa réputation. Tout ce monde fit le meilleur accueil au jeune Américain. Sir Humphry Davy lui remit des lettres pour Mme de Staël et pour de La Rive, lord Byron lui en donna pour Fauriel et pour Ali-Pacha. On le voit, il commençait son tour d’Europe sous d’heureux auspices.

Le 4 août, il arrivait à Gœttingue avec son ami Everett : tous deux avaient l’intention d’y faire un long séjour afin de compléter leurs études. L’université de cette petite ville était la plus florissante de toute l’Allemagne. Fondée par George II, roi d’Angleterre et de Hanovre, elle était restée en quelque sorte sous le patronage de la couronne britannique jusqu’à l’invasion française. Plus tard, sa situation géographique l’avait préservée; tandis que Halle, Leipzig, Iéna, étaient bouleversées, Gœttingue restait calme sous le gouvernement de Jérôme, roi de Westphalie. Ce monarque avait bien fait mine de se fâcher lorsque professeurs et étudians, après la retraite de Moscou, ne dissimulèrent plus leur haine contre les Français. En somme, il n’y eut que des menaces et point de mesures de rigueur. La paix faite, l’université se retrouva intacte avec son corps enseignant, sa bibliothèque, ses dotations. Avec ses 10,000 habitans, Gœttingue était bien l’asile le plus agréable qu’un étudiant studieux pût rêver : une population peu nombreuse et façonnée tout entière à la vie universitaire, une bibliothèque de 200,000 volumes, riche surtout en ouvrages modernes, où chacun pouvait puiser à son aise, quarante professeurs titulaires et tout autant de professeurs suppléans, parmi lesquels plusieurs, tels que Gauss, Blumenbach, dont la réputation était universelle. Quant aux relations mondaines que Ticknor avait recherchées à Londres comme à Boston, elles lui faisaient ici défaut. Les habitans se montraient bienveillans, obligeans, et c’était tout. Il n’y avait nulle occasion pour ce libre échange de sentimens et d’opinions qui est un des grands plaisirs de la vie; d’autres plaisirs il n’avait souci. Il ne lui restait que le travail; il s’y livrait avec ardeur, étudiant l’allemand avec l’un, le grec avec un autre, l’italien avec un troisième. Il comprenait enfin ce que c’est que l’érudition, ce que ses anciens maîtres de Boston ne soupçonnaient même pas. La vie bruyante de ses compagnons d’étude ne l’attirait nullement ; il n’aimait ni leurs petites sociétés secrètes, ni leurs duels, ni leurs longues séances à la brasserie. S’il passait parfois la soirée autrement qu’en compagnie de ses livres, c’était chez le naturaliste Blumenbach, un homme du savoir le plus intéressant et le plus varié, anthropologue prématuré qui avait collectionné 173 crânes de tous les peuples et de tous les pays et s’en amusait à faire avant le temps un classement des races humaines. Un soir aussi, Everett et Ticknor eurent l’honneur d’être admis à un club littéraire composé de vingt-quatre membres, moitié professeurs et moitié étudians. Ce club littéraire n’est au surplus, observe-t-il finement, qu’un prétexte pour souper ensemble tous les quinze jours, comme toutes les institutions de même genre. Les deux Américains y jouaient le rôle de bêtes curieuses, ajoute-t-il encore : ils venaient de si loin que l’on s’étonnait de leur voir la peau blanche et les façons d’hommes civilisés.

On imagine bien que les dissertations sur la littérature et sur la philosophie allemandes ne font pas défaut dans les notes de notre voyageur. Ce qu’il en dit peut être omis, car le sujet n’a plus pour nous l’attrait de la nouveauté. Il y a une page cependant qui mérite d’être reproduite, ne fût-ce que pour montrer ce qu’il possédait de perspicacité. Il s’agit de la république des lettres, une utopie en Angleterre à cause du patronage qu’exerce l’aristocratie, en France où tout le mouvement intellectuel se concentre autour de Versailles ou de Paris, en Italie et en Espagne en raison de l’absolutisme des gouvernemens qui ne tolèrent ni la liberté de penser ni la liberté d’écrire.

« En Allemagne, par la force des circonstances et du caractère national, la démocratie littéraire a pu naître et se développer. Ici le patronage ne peut s’étendre, parce que les citoyens sont pauvres et que les gouvernemens ont trop peu d’importance. Il n’y a pas de splendeur royale lorsqu’il n’y a pas de métropole, et quant à la tyrannie, elle n’a jamais été bien pesante, sauf au temps de l’occupation française ; alors elle a été trop courte pour exercer un effet durable, surtout avec la réaction qui l’a suivie. « Les hommes de lettres n’ont donc jamais compté que sur leurs talens et sur leurs efforts pour gagner leur vie et acquérir une réputation; ils ont toujours parlé une autre langue, ils ont eu d’autres sentimens, d’autres mœurs, un autre but, ils se sont inspirés d’une autre littérature (la littérature française, qui cependant passe de mode), ils se sont séparés graduellement des hommes politiques, la scission est devenue si complète qu’ils forment une classe à part dans toute l’Allemagne et qu’ils ne sont plus depuis longtemps soumis à d’autre influence que l’opinion générale de leur propre corporation. Sous ce rapport, ils ont créé une véritable république des lettres en Allemagne. Elle ne comprenait d’abord qu’une petite partie de ce vaste territoire, tout au plus la Saxe, la Prusse et le Hanovre, avec les petits états d’alentour; à mesure que s’étendaient l’enseignement protestant, les idées philosophiques et les universités libérales, les limites de cet empire idéal s’éloignaient en même temps.

« La Suisse allemande s’y est jointe, puis le Danemark et une partie de la Pologne; plus tard le roi de Bavière, en établissant des gymnases et une académie sur le modèle allemand, et en appelant à son aide les protestans du nord, l’empereur Alexandre en attirant les professeurs allemands dans ses universités, ont presque annexé la Bavière et la Russie à cette ligue littéraire. Ainsi, sans bruit et presque sans attirer l’attention, de Berne à Saint-Pétersbourg, de Munich à Copenhague, une république s’est formée, à travers tous les gouvernemens, grands ou petits, indépendante de tous, dont l’activité embrasse toutes les branches de la littérature, dont la grandeur garantit contre toute oppression le mérite individuel. En définitive, la puissance accumulée qu’elle exerce sur l’opinion pu- blique est telle que rien de ce qui tombe sous son influence ne lui résistera.

« Je puis vous montrer par des exemples combien ce système est efficace, à quel point les hommes de lettres sont séparés d’opinion et de sentiment des autres classes de la société. Lorsque vous parlez à un individu quelconque de la patrie, vous vous apercevez qu’il entend par ce mot le district particulier dans lequel il est né, la Prusse, la Hesse ou tout autre ; l’affection qu’il porte à ce coin de terre est même aussi exclusive, aussi véhémente chez lui que chez John Bull ou chez un véritable Américain. Causez avec un homme de lettres, vous verrez au contraire que la patrie est pour lui l’Allemagne et les territoires voisins où le savoir allemand et les idées philosophiques se sont répandus. Prenez un homme d’état ou un militaire de la Prusse, du Hanovre, de la Hesse, il aura horreur de s’expatrier, de quitter son drapeau; mais un professeur ou un recteur de gymnase va volontiers d’un pays à l’autre; il est aussi bien chez lui à Cassel qu’à Marbourg, à Berlin qu’à Halle. »

Cette lettre ne semble-t-elle pas écrite d’hier? Elle est datée du 20 juin 1816. Ainsi, dès cette époque, l’unité allemande était faite pour les savans et pour les écrivains. L’histoire contemporaine nous apprend qu’elle est en effet née dans les universités, qu’elle y a trouvé ses plus chaleureux défenseurs et qu’elle y a encore ses plus ardens prosélytes.

Ce n’est pas de Gœttingue seulement que Ticknor rapportait ces impressions. Pendant les vacances, il avait visité Dresde, Leipzig et Berlin. En passant à Weimar, il avait fait une visite à Goethe, déjà vieux et vivant presque dans la solitude, comme un homme qui n’avait plus de compagnon digne de lui depuis que Wieland, Herder et Schiller étaient morts. Goethe se plaint qu’il n’y ait pas d’éloquence en Allemagne, le prêche est une déclamation monotone, il n’y a point de parlement; l’inspiration apparaît quelquefois dans la chaire du professeur, là elle n’est point à sa place, l’éloquence n’enseigne pas. Ailleurs le jeune voyageur rencontre des érudits dont le nom est allé jusqu’en Amérique; tous vivent avec simplicité, tous l’accueillent avec cordialité; mais une société vivante, animée, où les questions du jour se puissent discuter soit en discours substantiels à la mode anglaise, soit en conversations légères, comme cela se fait en France, une telle société ne semble pas exister en Allemagne. L’intelligence allemande vit de philosophie, de philologie, et non de beau langage.


II.

Ticknor quittait l’Allemagne en avril 1817. Vingt mois de séjour l’avaient si bien discipliné qu’il venait en France en d’assez mauvaises dispositions. Le changement de caractère le surprend tout d’abord; à mesure qu’il avance, de Francfort à Strasbourg, le peuple semble plus gai, plus ouvert, plus habitué à la vie du dehors, mieux habillé et en définitive plus léger. Dès Lunéville, il se sent vraiment en un tout autre pays. Cens, maisons, sabots, plaisanteries, tout est français. Quelque mal disposé qu’il fût, enclin à l’enthousiasme, les occasions d’admirer ne lui devaient pas faire défaut. Pour son début à Paris, il entre au Théâtre-Français. On jouait une médiocre tragédie, Iphigénie en Tauride, mais Talma représentait Oreste. La littérature grecque, que Ticknor a étudiée avec tant de dévotion dans les universités et dans les musées de l’Allemagne, la voilà vivante, palpitante sur la scène. Talma est un Grec par le costume, par les gestes, par les attitudes. Lorsqu’il se croit poursuivi par les furies, il est impossible de douter qu’il ait lu et compris Euripide; lorsqu’il tombe à l’agonie, il se donne la posture de Laocoon. L’antiquité classique ne se révèle-t-elle pas sous cette forme mieux encore que par les leçons arides d’un professeur?

On ne l’a pas oublié; Ticknor avait été séduit par les écrits de Mme de Staël. A quelques jours de là, il était admis à dîner chez elle ou plutôt chez la duchesse de Broglie, qui tenait le salon de sa mère, déjà fort malade. Il y avait peu de monde : sir Humphry Davy et lady Davy, qu’il avait connus à Londres, le baron de Humboldt, le duc de Montmorency-Laval, Auguste de Staël, Auguste Schlegel. Ce dernier était un Allemand dont l’existence avait été bizarre. Poète et critique de talent, de même que son frère Frédéric, il avait été professeur à Iéna, s’y était marié, puis avait donné sa démission et avait accompagné Mme de Staël dans ses voyages en Allemagne, en Italie, en Suède, en Angleterre. Usé par les chagrins ou par les remords d’une vie manquée, il vivait à Paris, conservant dans les cercles les plus gais la mine d’un professeur allemand, un contraste, paraît-il, qui n’était ni naturel ni gracieux. Quelle impression cette réunion d’élite fait-elle sur le voyageur?

« C’était la première fois que je ressentais le charme et l’esprit de la société française dont on a tant parlé depuis Louis XIV. Il est curieux qu’en cette occasion plus de la moitié des assistans étaient étrangers, et que même les deux qui parlaient le plus étaient Allemands. Il est vrai que le baron de Humboldt et M. Schlegel sont restés si longtemps en France qu’ils ont perdu leur nationalité en tout ce qui concerne le monde, semblables au baron Grimm et au prince de Ligne, qui étaient devenus plus amusans que des Français... La conversation fut mise sur l’Amérique du Sud, dont tout le monde parle depuis la publication de l’abbé de Pradt, qui prédit qu’elle s’émancipera bientôt. Tous les républicains de Paris partagent cette espérance, Mme de Staël en tête; mais le baron de Humboldt est d’un autre avis, quoiqu’il le désire autant qu’eux. »

C’était avec autant d’émotion que de respect que Ticknor s’était approché de Mme de Staël. Son âme était pleine des mêmes sentimens lorsqu’il se rencontrait avec le général Lafayette, ce vieil ami de Washington, avec Humboldt, l’un des savans qui ont le mieux connu l’Amérique. Humboldt était d’ailleurs à ses yeux le représentant le plus autorisé de la science allemande. Bien qu’il ne goûtât qu’à moitié l’esprit français, notre Américain recherchait avec un empressement que la curiosité ne suffirait pas à expliquer les personnages les plus brillans de la littérature française à cette époque. Mme de Staël, mourante, se ranimait pour lui dire, en parlant des États-Unis : « Vous êtes l’avant-garde du genre humain, vous êtes l’avenir du monde. » Chateaubriand évoquait devant lui les souvenirs de ses voyages de Philadelphie au Niagara et du Niagara à la Nouvelle-Orléans à travers les forêts vierges. Benjamin Constant, quoique accusé de trop de défaillances politiques, lui apparaissait dans un salon comme le plus séduisant des causeurs, le plus correct des écrivains. Et de Barante? Et le comte Pozzo di Borgo? Jamais sans doute la société parisienne n’avait été plus attrayante pour un homme d’une intelligence cultivée et d’un jugement délicat. Cependant tous ces gens d’esprit semblaient plus dégoûtés du présent que confians dans l’avenir. Ce désappointement général ne dut-il pas surprendre un citoyen de Boston tout convaincu, comme chacun de ses compatriotes, des grandes destinées futures de l’Amérique? N’était-ce pas un langage nouveau pour lui d’entendre dire : « Je ne crois plus aux révolutions, » ou d’assister chez Chateaubriand à l’étincelante improvisation qu’il raconte en ces termes, fort exactement suivant toute apparence?

« Au commencement de la soirée, la conversation fut mise sur l’état de l’Europe; il (Chateaubriand) se lança dans la discussion en s’écriant : « Je ne crois pas à la société européenne, » et il développa cette thèse de mauvais augure dans un discours éloquent auquel de bons argumens n’auraient rien pu ajouter. « Dans cinquante ans, il n’y aura plus un souverain légitime en Europe. De la Russie à la Sicile, je ne prévois rien que des despotismes militaires; et dans un siècle, oh ! dans un siècle ! l’avenir est trop sombre pour la vue humaine. C’est peut-être là le malheur de notre situation; peut-être vivons-nous, non-seulement dans la décrépitude de l’Europe, mais aussi dans la décrépitude du monde. » Il dit cela d’un tel ton, avec un tel regard, qu’il y eut un profond silence, et que nous crûmes tous sentir que l’avenir était incertain. Bientôt, par un sentiment d’égoïsme naturel, quelqu’un demanda ce qu’on devait faire eh une telle situation. Tout le monde regardait Chateaubriand : « Si je n’avais pas de famille, je voyagerais, non pour le plaisir de voyager, car je hais les voyages, mais pour voir l’Espagne, pour savoir ce qu’y ont produit huit années de guerre civile; pour voir la Russie, pour mieux juger de près la puissance qui menace d’écraser te monde. Après cela je connaîtrais, je crois, les destinées de l’Europe; alors j’irais me fixer à Rome. Là je construirais mon tabernacle, je creuserais ma tombe, et là, au milieu des ruines de trois empires et de trois mille ans, je me donnerais tout entier à Dieu. » Il n’y avait pas de fanatisme en lui ; c’était le désespoir qu’exhale un cœur de poète dont la famille a été exterminée par une révolution, et qui a été lui-même sacrifié à une autre révolution. Je n’ai pas la même opinion que lui sur les destinées de l’Europe et du monde; cependant aussi longtemps que je vivrai, je le respecterai à cause des sentimens qu’il a montrés ce soir. »

Certes ce langage était nouveau pour Ticknor. Ce n’était pas en Allemagne, moins encore en Angleterre ou en Amérique qu’il avait pu entendre ce mélange de poésie et d’histoire. On le voit, il s’y laisse séduire un instant; mais son gros bon sens réagit bien vite. Toutes ces conversations ne sont au surplus pour lui qu’un passe-temps agréable. S’il est venu à Paris, c’est pour en apprendre la langue, non point même pour y poursuivre ses études classiques, car il ne trouve pas que les érudits de notre pays soient assez sérieux. Il prend donc chaque matin une leçon de français et une leçon d’italien pour se préparer au voyage d’Italie. Le soir, il étudie la langue romane ou la littérature française. Suit-il au moins les cours de la Sorbonne ou du Collège de France? Non; après en avoir essayé, il les juge trop frivoles. Lacretelle, qui professe l’histoire romaine, lui plaît beaucoup, car il a du goût, une parole facile, une mémoire remarquable, si bien qu’il ne se sert jamais de notes, mais ce n’est qu’un orateur brillant. Andrieux ne raconte que des bons mots et des anecdotes. Villemain, le plus populaire de tous, émet sans effort des phrases brillantes, des épigrammes qui valent des argumens tant elles frappent l’imagination. Tout cela n’est qu’une sorte d’amusement, comme on en va chercher au théâtre; en aucun pays, on ne prendrait de telles leçons pour des cours d’instruction publique.

Il est évident qu’après deux années de séjour dans une université d’Allemagne, il n’avait pas encore compris que chez nous l’instruction classique consiste surtout à mettre en relief ce qui est beau, à développer les idées nobles et généreuses, à élever l’âme en un mot. Il en est encore aux maximes que lui a enseignées Goethe, qu’un professeur a tort d’être éloquent, parce que l’éloquence n’apprend rien. Il en est encore à croire que l’œuvre de Milton renferme autant de beautés que celles de Corneille, de Racine et de tous les poètes français pris en bloc. En somme, ce qu’il a vu de mieux à Paris, c’est le théâtre comique. La tragédie l’a enthousiasmé d’abord avec Talma, il en est revenu après réflexion : elle n’a ni assez de force ni assez de passion. Quant à notre supériorité dans le genre comique, elle lui paraît être une conséquence naturelle de notre caractère national. Il n’y a rien en Angleterre de comparable à Tartufe et au Misanthrope, ni en Espagne, où domine la comédie d’intrigue, ni en Italie, où le théâtre est d’une bouffonnerie vulgaire. Chez nous, la fatuité des acteurs, la coquetterie des actrices, sont naturelles et piquantes, parce que les comédiens, de même que la nation à laquelle ils appartiennent, jouent tous les jours dans la vie ordinaire ce qu’ils représentent le soir devant le public.

Ce qu’un touriste américain racontait de nous en l’année 1817, on le redit encore de nos jours, on le redira sans doute plus tard. Certes, il y a du vrai; le tout est de savoir ce qu’il en faut penser. L’érudition allemande ne voit guère dans Homère, par exemple, qu’un prétexte à dissertations sur les mœurs, les événemens, les croyances des temps héroïques; elle épilogue sur un mot, elle discute sur le sens d’un terme géographique. Pour elle, Ulysse, Achille, Hélène, sont des personnages mythiques dont il lui importe d’élucider l’origine, ou des personnages historiques qu’elle veut ramener à la réalité des faits. Pour nous au contraire, l’Iliade et l’Odyssée sont des épopées grandioses qui peignent l’éternelle vérité des passions humaines : Ulysse est l’homme sage et prévoyant qu’aucune circonstance n’embarrasse ; Achille est le plus vaillant et le plus généreux des guerriers; Hélène, que Priam et ses vieux compagnons ne peuvent apercevoir sans émotion sur les murailles de Troie, Hélène est le type suprême de la beauté féminine auquel les vieillards eux-mêmes rendent hommage. D’un côté, les études sont philologiques et archéologiques, de l’autre elles sont littéraires. Ticknor avait des soubresauts d’enthousiasme qui le ramenaient parfois de notre côté, puis, la raison reprenant le dessus, il faisait fi de l’éloquence. Peut-être redoutait-il de se laisser tout à fait séduire à la longue. Il quitta Paris sans regret, nous assure-t-il, parce qu’il n’y a pas de ville où l’on connaisse tant de monde avec aussi peu d’intimité, où l’on s’amuse autant et où l’on s’attache aussi peu.

Tandis qu’il vivait à Gœttingue, la chaire de littératures française et espagnole à Harvard Collège lui avait été offerte. Il l’avait acceptée sur le conseil de ses parens, en dépit de la rémunération médiocre que l’emploi de professeur lui devait rapporter; 1,500 dollars par an, ce n’était guère, à son avis; ses vingt-cinq ans raisonnaient fort juste sur ce sujet. Cependant l’enseignement avait tant d’attraits pour lui qu’il s’y résigna. Cette décision exigeait qu’il visitât l’Espagne afin de bien apprendre la langue espagnole. Partant de Paris en septembre 1818, il projetait de parcourir l’Italie, d’aller de Rome à Madrid et de revenir en Angleterre pour s’y embarquer. Le voyage de Grèce était abandonné; Byron et Chateaubriand l’avaient dissuadé de cette excursion lointaine où l’on ne voit que des ruines.

Ticknor voyageait avec lenteur, comme un homme que rien ne presse et que tout intéresse. Genève, le pays de Calvin, de Rousseau et de Mme de Staël, méritait bien une halte de quinze jours. Il y arrivait sous les meilleurs auspices, recommandé par le duc de Broglie et par Auguste de Staël. Il est vrai que la république de Genève avait alors le rare avantage d’être gouvernée par un sénat de savans et d’hommes de lettres. M. de La Rive, physicien distingué, professeur populaire, était président d’un conseil où siégeaient les hommes les plus instruits de ce petit canton, Pictet, de Candolle, Prévost. L’hospitalité y était simple, cordiale, sans faste, comme il appartient à des gens qui ne veulent manifester leur fortune que par l’aspect confortable d’une maison bien tenue. Quelques étrangers. Anglais ou Russes, y étalaient seuls le luxe des grandes villes. En un mot, Genève offrait à notre Américain l’aspect d’une petite capitale où l’intelligence est plus en honneur que la richesse.

De l’autre côté des Alpes, le contraste était frappant. A Milan, à Venise, il n’y avait pour ainsi dire pas de société. Dans un petit village sur la Brenta, à 14 milles de Venise, Ticknor retrouva Byron, déjà séparé de sa femme et vivant dans la solitude avec son ami Hobhouse, un homme d’état, d’esprit fort pratique, dont la jeunesse avait été orageuse. Ce dernier point était la seule analogie qu’il y eût entre les deux amis. Ils projetaient d’aller ensemble aux États-Unis l’année d’après, projet invraisemblable, observe Ticknor; « l’un ne s’intéressera qu’aux progrès d’un peuple dont le caractère et les institutions ont encore toute la fraîcheur de la jeunesse, tandis que l’autre ne voudra que voir les Indiens dans leurs forêts, recevoir l’écume du Niagara, gravir les Andes, remonter l’Orénoque. »

Enfin il arrivait à Rome le 2 novembre 1817. Tout ce qu’il avait eu d’enthousiasme depuis qu’il avait débarqué en Europe se réveillait devant la ville éternelle. Tout lui plaisait à Rome, les monumens modernes aussi bien que les monumens antiques, et par-dessus tout la société cosmopolite qu’il y rencontrait. Quelque bon protestant qu’il fût, il était insouciant dans ses relations sociales; aussi ne manqua-t-il pas de se faire présenter au souverain pontife. C’était encore Pie VII à cette époque, et l’on n’a pas oublié d’ailleurs que Ticknor détestait Napoléon. Le récit de son audience est donc empreint d’un profond respect : « C’est le seul souverain d’Europe que j’aie jamais eu la curiosité de voir, écrit-il à son père, et je le désirais beaucoup, à cause de la dignité ferme qu’il a montrée dans les circonstances les plus difficiles lorsque les rois et les gouvernemens cédaient tous à la force. Nous fûmes présentés par l’abbé Taylor, un prêtre irlandais. Comme Américain, nous eûmes le privilège d’une audience privée à un moment où le pape n’en donne point. Il y avait très peu de cérémonie ou d’apparat; cela m’a beaucoup plu sous tous les rapports... La conversation roula presqu’en entier sur l’Amérique. Le pape parla de notre tolérance universelle, en la louant comme si c’était une doctrine de sa propre religion et en ajoutant qu’il remerciait Dieu tous les jours d’avoir enfin banni la persécution de la surface de la terre, parce que la persuasion est le seul moyen de développer la piété, tandis que la violence ne développe que l’hypocrisie. Il s’enquit du prodigieux accroissement de notre population de façon à montrer qu’il en savait à ce sujet plus que n’en savent d’habitude les Européens... Il avait entendu parler aussi de la supériorité de notre marine marchande, et il parla de nos succès dans la dernière guerre avec tant de liberté qu’il avait oublié, je pense, que deux Anglais se tenaient près de lui. L’abbé lui fit observer en souriant que nous n’avions si bien combattu que parce que nous avions eu les Anglais pour maîtres. « C’est vrai, répondit le pape; mais prenez garde, monsieur l’abbé, que les élèves n’en sachent bientôt plus que leurs maîtres. » Il montra beaucoup de bienveillance et de bonté dans toute cette conversation, ainsi qu’une gaîté de caractère remarquable chez un vieillard infirme. »

Racontons tout de suite, en manière de contraste, la scène étrange dont il avait été le témoin quelques semaines avant cette audience. La colonie allemande, nombreuse à Rome, s’était mise en tête de célébrer « au nez du pape, » dit Ticknor, le trois-centième anniversaire de l’incinération de la bulle papale par Luther. Le promoteur de cette fête d’assez mauvais goût en pareil lieu, on en conviendra, était Niebuhr, le ministre prussien, qui avait d’abord voulu que la réunion eût lieu dans son propre palais et n’y avait renoncé que pour choisir le logement de Brandes, l’un des attachés de sa légation. Il y avait vingt ou trente assistans, tous Allemands, sauf Thorwaldsen, qui comptait pour autant en sa qualité de Danois, et Ticknor, qui se croyait lui-même à moitié Allemand. Bunsen lut quelque chose qui tenait du discours et du sermon; c’était beau et touchant, paraît-il. Brandes récita des prières. Enfin Niebuhr essaya de remercier l’assistance; son émotion était telle qu’il s’afaissa sans pouvoir prononcer un mot. Que la cérémonie fût touchante, nous l’admettons à la rigueur; mais la célébrer à Rome, sous la présidence d’un diplomate accrédité près du saint-siège, c’est assurément ce qu’il y avait de plus extraordinaire dans la circonstance.

Alors comme aujourd’hui, Rome n’était pas une résidence bien choisie pour un étranger qui voulait apprendre l’italien; les étrangers remplissaient la ville, se rencontraient partout, donnaient le ton à la société. Allemands, Anglais, Français, vivaient à part ou ne se montraient ensemble que dans de grandes réunions où la langue française servait d’idiome commun, mal parlée au surplus, avec les accens les plus divers qui donnaient l’idée d’une tour de Babel sans miracle et sans but. Sauf avec les gens du peuple, il n’y avait guère occasion de parler italien. Les Romains des classes élevées étaient trop peu nombreux, trop ignorans, pour tenir beaucoup de place. Cependant Ticknor retrouvait, en se présentant partout avec son éclectisme ordinaire, les relations mondaines dont il s’était fait une douce habitude. Les Français étaient rares, à peine en comptait-il quelques-uns adonnés à des recherches archéologiques. Les Russes ne lui plaisaient guère, il les trouvait trop enclins à abdiquer leur nationalité pour prendre les coutumes de leur entourage. Le Portugal était brillamment représenté par son ambassadeur, le comte Funchal, dont les dîners littéraires avaient une réputation méritée. Les Allemands comptaient dans la ville éternelle quelques esprits d’élite : Niebuhr et Bunsen étaient bien capables de séduire un jeune homme épris de l’antiquité classique. Quant à la colonie anglaise, la duchesse de Devonshire en était la personnalité la plus marquante. Un peu trop entichée de littérature, dépensant beaucoup d’argent à faire exécuter des fouilles qui n’étaient pas toujours bien dirigées, elle réunissait dans ses conversazioni tout le beau monde de Rome. C’était là que Ticknor voyait le cardinal Consalvi, l’homme le plus remarquable de la cour romaine sans contredit.

Ce n’est pas tout. Il y avait encore à Rome une famille que notre voyageur classe à part, parce que, selon lui, elle n’appartient plus à aucune nation : la famille Bonaparte. A vrai dire, il avoue qu’il n’y en avait pas de plus agréable à fréquenter, si bien que ses préjugés de naissance contre Napoléon Ier ne l’empêchent pas de leur rendre la justice due à leur situation et à leurs qualités personnelles. C’était d’abord Madame mère, logée dans le même palais que son frère, le cardinal Fesch. Celui-ci possédait une magnifique galerie de tableaux dont il se plaisait à faire les honneurs aux étrangers. Tous deux recevaient le soir, mais leur salon était un peu ennuyeux bien qu’ils y déployassent tout le luxe que permet une grande fortune. L’ancien roi de Hollande, qui ne portait d’autre titre que celui de comte de Saint-Leu, vivait avec simplicité, ne s’occupant que de latin, de poésie et de l’éducation de son fils aîné. La princesse Borghèse faisait grand étalage de ses magnifiques diamans et des restes d’une beauté que l’âge n’avait pas trop endommagée. Chez Lucien, connu sous le nom de prince de Canino, la vie était plus intime. Entouré de nombreux enfans, marié pour la seconde fois à une femme d’un esprit cultivé, le prince recevait quelques amis avec cordialité. On le devine, ces exilés avaient conservé les traditions de l’urbanité française, les habitudes de la conversation frivole qui repose le soir des fatigues de la journée. Le voyageur qui s’était ennuyé dans une université allemande, qui avait éprouvé plus tard le charme des causeries parisiennes, quels que fussent ses préjugés de républicain contre les frères et les neveux d’un empereur, se retrouvait avec délices dans la société un peu légère des Bonaparte.


III.

En ce temps de chaises de poste et de navires à voiles, le plus simple pour aller d’Italie en Espagne était, paraît-il, de traverser la Méditerranée. Ticknor, débarqué à Barcelone, s’associait à trois autres personnes pour faire la route de Barcelone à Madrid. Ce n’était rien moins qu’un voyage de treize jours, par des chemins abominables, où leur voiture ne faisait que vingt-deux milles, en marchant de quatre heures de matin à sept heures du soir par les plus belles journées du mois de mai. Pour la nuit, ils ne trouvaient d’autre abri que de misérables baraques, sans lit, sans autre nourriture que ce qu’ils emportaient avec eux. Des trois compagnons que notre Américain s’était procurés, l’un était un peintre de talent qui revenait de Rome pour être directeur de l’académie des arts à Madrid, les deux autres des officiers de l’armée espagnole, gens de bonnes manières, assez ignorans sans doute; Ticknor leur lisait Don Quichotte pour charmer les ennuis du voyage. Ils y prenaient un plaisir d’enfant, comme si ce fût chose nouvelle; il y gagnait, lui, de se familiariser avec la langue espagnole.

A Madrid, le ministre des États-Unis lui avait procuré l’essentiel, un logement propre chez des gens honnêtes, deux qualités rares en Espagne à cette époque s’il faut l’en croire. Les lettres qu’il avait apportées d’Angleterre, de France, d’Italie, lui ouvraient les maisons les plus recommandables. Il était reçu chez le cardinal Giustiniani, nonce du pape, chez le duc de Montmorency-Laval, ambassadeur de France, chez sir Henry Wellesley, ambassadeur de la Grande-Bretagne. Il dînait presque tous les jours chez l’un ou l’autre de ces grands personnages, se résignant à ne voir la société indigène que lorsqu’il serait parvenu à parler la langue assez couramment. Au surplus, il s’était mis au travail avec son application habituelle, prenant deux leçons chaque matin, notamment avec un savant espagnol, Antonio Conde, qui de bibliothécaire du roi, au temps des Bourbons, s’était laissé faire ministre de l’instruction publique par le roi Joseph, avait été disgracié au retour du souverain légitime et vivait à l’écart, respecté de tous ceux qui le connaissaient.

En vérité, c’était un triste spectacle que se promettait Chateaubriand lorsqu’il disait qu’il voulait voir en Espagne le fruit de huit années de guerres civiles. Le tableau que l’on nous en trace ici est si noir que le lecteur voudrait le croire inexact. Le roi est vulgaire, insolent, brutal envers ses serviteurs et ses ministres. Le marquis de Santa-Cruz, un grand d’Espagne, homme de goût et de talent, lui a proposé de former une galerie de tableaux en réunissant les toiles éparses dans les palais royaux ; il y a là des trésors incomparables. Il y a consenti, non point qu’il soit appréciateur des belles œuvres, mais parce qu’il préfère un beau papier de tenture aux vieux cadres qui pendent le long des murailles. Ticknor a été présenté à la cour; il fait entendre qu’un étranger à Madrid ne peut s’en dispenser. Le roi ne lui parle que du saint-père. Les membres de la famille royale sont incapables de soutenir la moindre conversation. Le gouvernement se fait à coups de décrets auxquels personne ne se croit tenu d’obéir, pas plus les fonctionnaires que les autres citoyens. Le ministre des finances a-t-il besoin d’argent, on décrète une nouvelle taxe ; les contribuables n’en paient guère que le tiers, et l’on s’en tient là. Il y a une sorte de convention tacite entre le gouvernement et les agens qu’il emploie que le roi rendra des décrets et qu’il sera permis au peuple de ne pas obéir. De cette façon, on n’a pas à craindre d’insurrection; mais si les ministres voulaient mettre à exécution la moitié de ce qui est prescrit, il y aurait une révolte dans la quinzaine. Aussi les abus sont-ils nombreux dans l’administration. On n’a pas découvert un autre moyen de les réduire que de tarifer les dispenses et de légaliser les concussions. Être regidor avant dix-huit ans est interdit par la loi ; c’est permis contre paiement d’une taxe de 300 à 400 ducats. Pour se faire juger par la cour suprême, il fallait payer les juges et leurs serviteurs ; maintenant on l’obtient en versant 750 ducats au trésor. Du reste point de police politique ; « ce gouvernement n’est pas assez civilisé pour faire usage d’une machine si délicate. » Peu d’alguazils dans les rues en plein jour ; moins encore la nuit. Il n’y en a point besoin. Le populaire n’est pas enclin aux délits, larcins, querelles, orgies, que la police des rues a mission de prévenir. S’il se commet un crime, c’est avec audace et devant tout le monde, comme le comporte le caractère national.

L’inquisition n’est plus qu’un épouvantail; elle n’a d’influence que sur l’instruction publique et sur la presse. Peut-être est-elle un peu plus active dans le sud de la Péninsule. Tout au moins elle s’y donne parfois la satisfaction d’afficher un décret de condamnation contre l’hérésie de Martin Luther. Parfois aussi elle fouille les papiers des étrangers. Ticknor avait pris la meilleure sauvegarde contre de telles contrariétés : outre qu’il n’affichait point ses opinions religieuses, il savait toujours se faire des amis parmi les ecclésiastiques. Il s’imagine bien que ceux-ci veulent le convertir; mais, comme leurs instances sont fort discrètes, il ne s’en émeut guère. La critique est sévère, on le voit; toutefois le narrateur est forcé de convenir que, malgré l’inquisition et les concussions, sans police et sans tribunaux sérieux, ce gouvernement suffit au peuple espagnol; il n’y en a pas de plus tranquille, de plus loyal, de plus obéissant. La corruption est à la surface, elle n’a pas pénétré la masse.

Quant aux établissemens d’instruction ou d’intérêt public, il y a peu de chose à en dire. L’hôpital est mal tenu; les étudians y sont rares, quoiqu’il y ait cinq professeurs, avec des instrumens de chirurgie de forme antique et de livres de l’autre siècle. Le droit s’enseigne, ainsi que la médecine, aux universités d’Alcala et de Salamanque; on y va pour la forme s’y procurer un diplôme de médecin ou d’avocat. La bibliothèque est riche en livres et en médailles, si riche qu’il a fallu entasser dans un grenier ce que l’on jugeait le moins précieux. Le voyageur prend un volume au hasard dans ce tas mis au rebut ; c’est la Mécanique céleste de Laplace. Par compensation les musées de peinture sont splendides. Qui s’en étonnera dans la patrie de Velasquez et de Murillo? Ce qui vaut mieux encore, l’instruction primaire est universelle; les écoles sont nombreuses, gratuites ; l’on y apprend jusqu’au latin. Il est rare de rencontrer un Espagnol qui ne sache pas lire et écrire; mais au-delà de cet enseignement élémentaire, il n’y a rien : les moines, qui sont les instituteurs de toute la Péninsule, ne désirent pas que l’on en apprenne davantage. Malgré tout, ce peuple espagnol, avec tous ses défauts, plaît au voyageur américain. Il y découvre de l’originalité, de la poésie, de la vigueur sans barbarie, de la civilisation sans débauche. « Ce qui serait ailleurs roman ou fiction est ici la vérité ; pour tout ce qui a trait aux mœurs, Cervantes et Lesage sont des historiens. En franchissant les Pyrénées, vous ne passez pas seulement d’un pays dans un autre pays, d’un climat à un autre climat; vous reculez de deux siècles en arrière, jusqu’aux temps poétiques que nous ne connaissons plus que par les récits de nos ancêtres. »

Ceci est pour le peuple. Les hautes classes ont, comme de juste, pris plus ou moins les façons des autres pays d’Europe. Dès qu’il sut assez d’espagnol pour les besoins de la conversation courante, Ticknor se fit présenter dans les salons de Madrid. Ces réunions ne ressemblent pas du reste à nos soirées françaises. Presque tous les hommes fument, presque tous sont assez mal mis, bruyans, rudes, parfois grossiers. La seule distraction admise est le jeu, auquel tout le monde se livre avec passion; partant point de causeries, peu d’intimité. Tel est l’aspect d’une tertulia chez le marquis de San-Iago, un grand d’Espagne fidèle aux vieilles coutumes. Une seule personne y attire l’attention de notre Bostonien : c’est la sœur du marquis, jeune, belle comme une sibylle, remplie d’esprit et d’enthousiasme, qui refuse de se marier pour restituer à son père exilé la fortune dont elle jouit. Chez le premier ministre, Pizarro, la société est plus mélangée. Les étrangers y coudoient les membres du corps diplomatique et les principaux personnages du gouvernement. Au palais de la duchesse d’Ossuna, la réception est plus européenne; cette grande dame, alors d’un âge mûr, n’est pas seulement remarquable par la naissance, par la fortune, par les qualités personnelles; elle a montré son courage, sa fermeté d’esprit pendant la guerre d’indépendance. Qu’on ne l’oublie pas en effet, l’Espagne, en 1818, sort à peine d’une crise épouvantable. Huit années de guerre civile ont laissé des traces que le temps n’a pas encore effacées et des souvenirs que les survivans ne peuvent oublier.

En résumé, la société espagnole était de si peu de ressource que Ticknor vivait surtout dans le monde diplomatique, où se trouvaient des personnes qui avaient toutes ses sympathies, comme le comte Cesare Balbo, qu’il devait retrouver vingt ans plus tard en Italie, comme Mme de Tatichef, dont les représentations dramatiques et les tableaux vivans avaient grand succès. Ce dernier genre d’amusement, inconnu sans doute dans le monde puritain de Boston, lui plaît beaucoup. Aussi quelle description enthousiaste il en fait, sans du reste penser à mal le moins du monde ! « En comparaison de ce spectacle magique, la plus belle toile est terne, la plus belle femme est froide et prosaïque, car vous avez là le goût, la fantaisie, la poésie de l’art avec la vie et les élans de la réalité. Je n’oublierai jamais les représentations de la Sibylle du Dominiquin, de la Sainte-Cécile de Raphaël et de tant d’autres peintures vivantes qui ont été un de mes grands plaisirs en Europe. » Cet austère républicain se civilisait, on le voit, au contact de la société monarchique. D’ailleurs il choisissait ses amis comme ses amusemens, sans aucun parti-pris d’opinions politiques ou religieuses. On a déjà dit qu’il recherchait la compagnie des ecclésiastiques; mais, de tous les hommes qu’il connaissait dans cette ville de Madrid, il en était un qu’il préférait, et c’était justement le plus convaincu des royalistes, le duc de Montmorency-Laval, ambassadeur de France, auprès duquel une lettre de Mme de Staël lui avait servi d’introduction. Ce diplomate, duc et pair de France, prince du saint-empire, grand d’Espagne, d’une fidélité invariable à la cause des Bourbons, avait en plus de l’esprit, du savoir et la plus exquise bonté de caractère. Il avouait n’avoir qu’une ambition, « que, depuis le plus humble valet jusqu’au roi, tout le monde dise : C’est un excellent homme. » Cette intimité entre un royaliste de vieille roche et un partisan de Washington n’est-elle pas un trait curieux de la vie du personnage dont on raconte ici les aventures?

Quatre mois de séjour lui avaient appris tout ce qu’il désirait savoir. Il voulait maintenant revenir en Angleterre en passant par l’Andalousie et par Lisbonne. Cette fois il voyageait en poste, avec le courrier de la malle, tous deux montés sur de petits chevaux toujours au galop que l’on relayait d’heure en heure. Les journées de 60 à 70 milles ne le fatiguaient point, d’autant plus qu’il s’arrêtait dans les villes dont l’histoire ou les monumens présentent quelque intérêt. Il traverse de cette façon Aranjuez, Ocaña, la Caroline, Cordoue, bien accueilli partout, grâce aux recommandations qu’il avait emportées de Madrid. L’existence patriarcale des grands seigneurs andalous qu’il visite en route lui plaît beaucoup. Ces ducs et ces marquis, un peu trop ignorans, mais hospitaliers, habillés à la mode du pays, vivant dans une intime familiarité avec de vieux domestiques élevés dans leur palais, c’est un spectacle qu’il n’a vu nulle part. A Grenade, il va droit chez l’archevêque, auquel il apportait une lettre du nonce. Ce vénérable prélat le prend avec brusquerie par le bras, le mène dans une aile de son palais, lui en donne la clé et lui dit : « Ces chambres, monsieur, sont pour vous; ce domestique est à votre service aussi longtemps que vous resterez à Grenade. Vous en profiterez ou vous n’en profiterez pas, cela m’est égal. De plus, je dîne à deux heures : votre couvert sera toujours mis, mais je ne me plaindrai pas si vous ne venez pas, car il ne faut faire que ce qu’il vous plaît. » Un lettré tel que Ticknor ne pouvait entrer dans ce palais sans évoquer le souvenir de Gil Blas; mais le bon archevêque n’écrivait pas d’homélies, et le secrétaire, un petit abbé sans intelligence ni talent, ne ressemblait par aucun côté à son prédécesseur légendaire ; sa seule prétention était d’avoir des autographes de tous les apôtres.

Le brigandage régnait encore en Andalousie à cette époque. Pour aller de Grenade à Malaga, Ticknor se joint à une caravane de marchands. Parmi ses compagnons de route se trouvait un comte Polentinos, dont il avait fait connaissance au palais archiépiscopal, qui était venu de Madrid pour un procès pendant depuis deux cent onze ans. Le comte Polentinos venait d’obtenir un arrêt qui lui donnait gain de cause; cependant il avait lieu de craindre que l’adversaire n’eût encore un motif de cassation. Telle était la justice espagnole. Mais il faut abréger, d’autant plus que ces pays sont aujourd’hui si connus que la relation d’un voyage n’a plus pour nous l’attrait de la nouveauté. De Séville, il fallait gagner Lisbonne : la route ordinaire par Badajoz était infestée de voleurs; Ticknor, sachant que les autorités régulières ne le protégeraient pas, prit bravement le parti de se joindre à une troupe de contrebandiers qui portaient des dollars de Séville à Lisbonne et rapportaient en échange des marchandises anglaises.

« Je les rejoignis au coucher du soleil, à l’endroit où ils bivouaquaient pour la nuit. Ils étaient au nombre de vingt-huit avec quarante mules, de braves gens, pleins de cœur, armés chacun d’un fusil, d’une paire de pistolets, d’un sabre et d’une dague, étendus par groupes sous des chênes-lièges ou occupés à faire cuire leur souper. Je me fis aisément à leurs manières; me couchant sur ma couverture, je mangeai de bon cœur et dormis aussi tranquillement que le plus hardi d’entre eux. Le matin, nous fîmes tout à fait connaissance. Dans ce voyage de huit jours à travers un pays peu fréquenté, où nous évitions toute habitation, il s’établit entre eux et moi une véritable intimité. Ces guides, bons et fidèles, me montrèrent un aspect de la nature humaine auquel je n’avais jamais pensé. Il y en avait deux qui étaient des hommes de talent; ils m’initièrent aux principes et aux sentimens de leur corporation, à leurs opinions politiques et religieuses, bien en rapport avec leur situation sociale. Cette sorte de conversation fut mon principal amusement. La contrée était triste et mélancolique. Nous ne recherchions point les grandes routes : de temps en temps nous ne rencontrions un sentier ou un chemin de traverse que pour l’éviter; nous étions dirigés par l’instinct des guides plutôt que par leur expérience. En ce qui me concerne, j’ai rarement passé une semaine plus agréable. La nouveauté de la situation, l’étrangeté du pays me plaisaient : dormir à la belle étoile, sauf une nuit passée chez le chef de notre bande, dîner sous un arbre, vivre en bon camarade avec des gens que la loi condamne à être fusillés ou pendus, mener huit jours durant la vie vagabonde d’un Arabe, cela me donna bien vite la magnifique insouciance de mes compagnons. Bref, je fus gai tout le temps et ne trouvai point la route longue. En arrivant à la frontière de Portugal, je dis adieu au seul pays du monde où cette vie soit possible, au seul pays où la protection des contrebandiers soit préférable à celle du gouvernement. »

Cinq semaines après, il rentrait en Angleterre, s’émerveillant du contraste qu’offrent les environs de Londres en comparaison des plaines nues de la Castille. Il lui tardait de repartir pour son pays natal ; mais il lui était nécessaire auparavant de se composer une bibliothèque de livres espagnols. Les librairies de Madrid et de Lisbonne étaient si dépourvues qu’il se vit obligé de revenir à Paris pour y compléter ses acquisitions. Au retour de ce long voyage d’Italie et d’Espagne, Ticknor était, peut-on dire, encore plus mondain qu’à l’époque de son premier séjour en France, Il ne recherchait plus seulement les conversations graves, les entrevues avec les personnages connus : un cercle féminin l’attirait au moins autant qu’une société de savans; la danse même le retenait dans les salons bien au-delà de l’heure discrète où les visiteurs sérieux se retirent. L’amitié du duc de Montmorency-Laval lui ouvrait les hôtels les plus aristocratiques; il sut en profiter, on va le voir, et juger son monde, quel qu’en fût le rang, avec une égale impartialité.

« Je dîne toujours en compagnie, met-il dans son journal de voyage, le plus souvent chez le comte de Pastoret, le duc de Duras ou le comte de Saint-Aulaire, ou, à défaut d’autre invitation, chez le duc de Broglie, où mon couvert est toujours mis. » Il n’a rien vu nulle part d’aussi agréable que ces dîners sans apparat et les soirées intimes dont ils sont suivis. Nulle part, à l’entendre, le système des relations sociales n’est si bien compris qu’en France. Les visiteurs sont nombreux; les hommes de lettres sont admis, recherchés même, sur la seule recommandation de leur mérite personnel. Les seules gens qu’il critique sont les hommes d’esprit, dont la réputation est faite en tant que causeurs, et qui vont d’un salon à l’autre, répétant partout les mêmes mots. L’esprit est le dieu qu’on adore dans les maisons françaises ; c’est brillant, gracieux, superficiel et creux. — C’est fort bien dit; mais pourquoi, dira-t-on, s’y laisse-t-il séduire?

Le comte de Pastoret appartenait au parti royaliste ultra. Cependant, en sa qualité de membre de l’Institut, il recevait chez lui des hommes tels que Cuvier, Laplace; ses soirées étaient presqu’un cénacle de savans et d’érudits. Chez la marquise de Louvois, respectable douairière qui n’était rentrée qu’en 1814, on s’occupait davantage de politique. Ticknor y entendait de vigoureux sermons contre la république, qu’il écoutait avec sa bonne humeur ordinaire, quoiqu’en enrageant un peu. La duchesse de Duras réunissait chez elle les partisans du duc de Richelieu ; Chateaubriand, Talleyrand, en étaient. Comme elle avait une réputation littéraire, — on connaît son roman d’Ourika, — Chateaubriand donnait volontiers aux habitués de ce salon la primeur de ses écrits. Mme de Sainte-Aulaire tenait pour les doctrinaires, pour le parti Decazes, qui triomphait en ce moment dans la faveur du roi. Barante et Guizot y venaient tous les mardis. Par contraste, Mme de Broglie recevait les libéraux. Ces diverses coteries n’avaient au surplus rien d’exclusif, surtout à l’égard des étrangers. Humboldt par exemple se montrait partout, partout accueilli avec la distinction qui lui était due.

De tous ces personnages, il en est un qui déplaît franchement à notre Américain : c’est Talleyrand. On l’a vu déjà, Ticknor s’entend à merveille à faire le portrait des gens. Le récit qu’on va lire n’est-il pas en son genre un tableau complet? « Un soir, en arrivant chez la duchesse de Duras, je vis un monsieur âgé adossé à la cheminée; il était vêtu d’une longue redingote grise boutonnée jusqu’au menton, sans autre signe distinctif que le ruban rouge de la Légion d’honneur qui orne tant de boutonnières dans la bonne société que personne n’y fait plus attention. Il avait une haute cravate blanche, cachant la partie inférieure du visage, et ses cheveux étaient rabattus, à force de poudre et de pommade, de façon à cacher le front et les tempes. En somme, il dissimulait sa figure autant que possible; ce que j’en vis n’attira guère mon attention. Il se tenait là, donnant des coups de pied dans le garde-feu. J’observai toutefois qu’il causait d’une façon très animée avec Mme de Duras, qui l’appelait « mon prince, » et que leur entretien, surtout du côté de la dame, quoique toujours de bon ton, était trop vif pour être tout à fait agréable. Je pris donc un livre et me donnai l’air de lire; mais j’écoutais. Ils discutaient une question politico-légale dont la société et les journaux s’occupaient beaucoup. Il s’agissait de savoir si, en vertu de l’article de la charte : « La religion catholique romaine est la religion de l’état, » les protestans pouvaient être obligés aux jours de cérémonies religieuses, en particulier lors des processions de la Fête-Dieu, de tendre leurs maisons ou de manifester d’autres signes extérieurs de respect. Les catholiques ardens prétendaient qu’ils y étaient tenus; les protestans le niaient, et la plus haute cour de justice leur avait donné raison. Mme de Duras était mécontente de cet arrêt; elle soutenait son opinion non sans éclat; le monsieur vêtu de gris lui répondait avec esprit, mais en homme qui ne veut pas discuter à fond. Enfin il me parut un peu piqué de quelques-unes des saillies de son interlocutrice et lui dit, à brûle-pourpoint, en changeant de ton : « Savez-vous, madame de Duras, qui a conseillé à .. (il nomma Beugnot, je crois) de mettre ces mots dans la charte? — Non, je n’en sais rien, répliqua-t-elle, mais ce sont d’excellens mots, d’où qu’ils viennent, — Eh bien! c’est moi. — Je suis enchantée, reprit-elle vivement avec un rire moqueur, que vous ayez si bien trouvé, et je vous en remercie. — Et savez-vous pourquoi j’ai conseillé de mettre cela? — Je l’ignore; mais je suis certaine que vous aviez de bonnes raisons pour faire une si bonne chose. — Bah! continua-t-il, j’ai conseillé de mettre ces mots, parce qu’ils ne signifient rien du tout. » Là-dessus Mme de Duras se fâche un peu; la conversation s’aigrit, si bien que, pour en sortir, elle se tourne vers Ticknor : « Vous n’avez pas d’ennuis de ce genre en Amérique ; vous n’avez pas de religion d’état. » Trop heureux de changer de sujet, le monsieur se met à parler des États-Unis. Il raconte qu’il a été à Philadelphie, du temps de Washington, puis à Boston, et il fait l’éloge de l’Amérique. Mme de Duras, l’interrompant, lui dit : « C’est là que je vous vis pour la première fois, dans un bal à Philadelphie; j’étais bien jeune; manière et moi nous étions émigrées. — Oui, répond le monsieur, poursuivant ses propres pensées, c’est un pays remarquable; mais leur luxe ! leur luxe est affreux. » Ticknor était intrigué de savoir à qui il avait affaire. Enfin Mme de Duras les présenta l’un à l’autre : c’était Talleyrand. Ils continuèrent de causer des États-Unis. Talleyrand était froid pour Washington; il semblait ne pouvoir oublier que le président n’avait pas voulu le recevoir par égard pour la république française. Il se rappelait une jeune fille de Boston, d’une beauté remarquable. Ticknor savait de qui il était question : c’était Mme Perkins, avec laquelle il était venu en Europe quatre ans auparavant. On lui avait raconté dans sa jeunesse que c’était la seule personne avec qui Talleyrand consentît à parler anglais. Il put donc lui raconter qu’elle s’était mariée, qu’elle avait une demi-douzaine d’enfans, qu’elle avait fait le voyage d’Angleterre en 1815. Talleyrand ne l’écoutait pas. « Il ne s’intéresse qu’à ses propres souvenirs; les personnes qu’il a connues ne l’occupent qu’autant qu’elles ont été mêlées à sa propre vie; il lui est devenu indifférent qu’elles soient mortes ou vivantes, »

Un peu plus tard, la veille de son départ pour l’Angleterre, Ticknor était venu prendre congé de Mme de Duras. Talleyrand était encore là. Le duc de Richelieu avait donné sa démission; il y avait quelque difficulté à composer le nouveau ministère; en un mot, on était en pleine crise. Le prince était sombre : à l’entendre, la situation était menaçante; le roi n’avait personne sur qui compter. Mme de Duras parlait peu et paraissait inquiète ; ce qu’on lui disait n’était pas pour la tranquilliser. Enfin Talleyrand se leva pour partir, et, continuant de parler du même ton désagréable, il alla lentement jusqu’à la porte : « Et cependant, dit-il en accentuant ses paroles, et cependant il y a un petit moyen, si l’on savait s’en servir! » Sur quoi, il disparut. Il y eut dans le salon un moment de silence pénible. Ticknor fit ses adieux et s’en alla. A peine était-il dans sa voiture que Mme de Duras le faisait rappeler pour le prier de ne parler à personne de ce qu’il avait entendu tant qu’il serait en France. Le soir, il dînait chez le duc de Broglie avec Humboldt, Lafayette et l’abbé de Pradt. La tentation était forte; il y sut résister; mais huit jours après il était à Londres chez lord Holland avec quelques-uns des principaux orateurs du parti whig; il ne se fit pas faute de raconter le petit discours de Talleyrand, qui eut un succès de rire universel. Ce républicain d’un autre monde regardait avec un certain dédain les petites terreurs, les petites questions et les petits moyens de la politique européenne.


H. BLERZY.

  1. Peut-être est-il besoin de faire observer que, dans les citations que contient cette étude, on n’a pas traduit à la lettre le texte de l’auteur américain ; on a voulu plutôt reproduire le ton, le mouvement des idées. Le style de Ticknor a des défaillances : quelques mots y reviennent avec abus ; il y a des longueurs ou des répétitions. Les collaborateurs bénévoles grâce auxquels mistress Ticknor a pu compiler ces deux volumes se sont fait scrupule probablement de corriger les écrits de leur ami défunt. Ils ont eu raison d’en agir ainsi, c’est incontestable. Ici la même réserve ne nous est pas imposée.