Les Mémoires d’Ernest II, duc de Saxe-Cobourg-Gotha
C’est une entreprise délicate pour un prince régnant que d’écrire ses Mémoires. Passe encore s’il laissait à ses héritiers le soin de les publier! Mais il ne résiste pas toujours à la tentation de se voir imprimé tout vif, de donner lui-même son bon à tirer. S’il est de la race des audacieux, s’il a le courage ou l’imprudence de ne ménager rien ni personne, de dire leur fait à ses ennemis et leurs vérités à ses amis, il s’expose aux noires rancunes et il provoque les représailles. Le plus souvent, il se croit tenu d’être fort circonspect. Il ne règne peut-être que sur 1,900 kilomètres carrés, sa résidence est une petite ville de 17,000 âmes, et tout compté, tout rabattu, il n’a que 200,000 sujets. Mais c’est quelque chose que d’être regardé par 200,000 hommes ; tous ces yeux braqués sur lui l’inquiètent et le gênent, il doit sauver son prestige, éviter de se montrer à son peuple dans un déshabillé compromettant. Avant de publier son livre, il le revoit, le retouche, le récrit; il supprime les traits piquans, il émousse la pointe de son crayon, il adoucit les tons crus, il noie ses couleurs, il est avare de son sel et de son poivre, il se retranche dans les mystérieuses réticences. Il oublie que si l’indiscrétion est un grand défaut, elle est la première vertu d’un prince qui écrit ses Mémoires. Faut-il épargner les épices dans un plat de haut goût?
Le duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha a pensé qu’on pouvait être à la fois circonspect et piquant. Né en 1818, il a vu bien des choses, il a connu bien des hommes, il s’est trouvé mêlé à de grands événemens, et il a entrepris de raconter en trois gros volumes son histoire et celle de son temps[1]. Le premier, qui a seul paru jusqu’à présent, el qui nous conduit jusqu’à la fin de l’année 1850, était le plus facile à écrire, il n’y est question que d’événemens déjà lointains pour nous et d’acteurs qui ont quitté la scène de ce monde. Le duc a pu, sans se compromettre, peindre à son aise le prince de Metternich, le général Radowitz, le roi Louis Philippe, le roi Frédéric-Guillaume IV, tels qu’ils lui sont apparus. À mesure qu’il avancera dans son récit, il sera plus embarrassé. Pourra-t-il nous dire toute sa pensée sur l’empereur Guillaume, sur M. de Bismarck ? La Prusse est bien grande, le duché de Cobourg est bien petit, et certaines inimitiés sont fort dangereuses. Lui sera-t-il possible de marier les ombres aux lumières, de tempérer l’éloge. de faire ses réserves, sans offenser personne ? Après tout, ce sont ses affaires. Il est homme d’esprit, il saura sans doute se tirer de ce mauvais pas ou de ce puits.
Sa première intention était que ses Mémoires ne fussent publiés qu’après sa mon. Pourquoi s’est-il ravisé ? Quoique l’Allemand n’ait pas crée le vaudeville, il a sa malice. On prétend chez nos voisins que las et un peu jaloux de tant d’hommages prodigués à la mémoire de son oncle Léopold et de son frère Albert, le duc Ernest a voulu se faire sa place à leurs côtés. On leur élevait des statues, il travaille à la sienne. On parlait beaucoup d’eux ; après avoir parlé de lui, on en parle beaucoup moins. Il en appelle et il s’est charge de se rendre justice à lui-même.
Il a vu son oncle devenir roi des Belges et son frère cadet épouser la reine d’Angleterre. Il était resté duc de Saxe-Cobourg-Gotha, après avoir essayé d’être autre chose. Il a voulu prouver que s’il n’avait pas rempli toute sa destinée, ce n’était pas l’étoffe qui lui avait manqué, mais le bonheur, que la faute en est à l’ingrate fortune, et qu’au surplus il n’a pas laissé de jouer un rôle considérable dans l’histoire de l’Allemagne contemporaine. — « La politique, dit-il, est dans ses résultats le produit de forces combinées. De même que les plus grands généraux out le plus vif sentiment de ce qu’ils doivent aux milliers d’hommes qui ont combattu sous leurs ordres, les hommes d’état les plus clairvoyans savent mieux que personne que ce n’est pas une seule volonté qui se réalise dans les grands événemens. Mais pour qu’un prince puisse espérer de trouver une place dans les récits de la postérité, il faut qu’il lui laisse des documens écrits sur ce qu’il a fait et voulu faire. » Le duc a de bonnes raisons de croire que, si d’autres ont mené à bonne fin le grand ouvrage de la concentration politique de l’Allemagne, personne ne l’a souhaitée ni préparée avec plus d’ardeur que lui, que si d’autres ont moissonné, il a travaillé aux semailles avec les ouvriers de la première heure, et il a tenu à rappeler, en commençant son livre, que dans le salon des glaces, le jour où fut proclamé l’empire allemand, l’empereur Guillaume lui donna l’accolade et lui dit : « Je sais tout ce que je te dois, toute la part qui le revient dans l’événement qui s’accomplit aujourd’hui. »
Par la même occasion, Ernest II s’est fait un plaisir de constater, preuves en main, que dans plus d’une conjoncture importante il avait mieux discerné le vrai du faux, mieux raisonné sur les effets et les causes, vu plus clair dans les choses de ce monde qu’Albert le sage et que Léopold l’avisé. Ayant toujours vécu dans l’intimité de son frère et de son oncle, il entretenait avec eux une correspondance réglée, et les lettres inédites que renferme son premier volume sont aussi curieuses qu’instructives. Les jugemens des hommes varient avec leurs intérêts. Il était naturel que le mari de la reine d’Angleterre et le roi des Belges n’éprouvassent pas en toute rencontre les mêmes joies et les mêmes craintes qu’un petit prince allemand qui avait sa fortune à faire et prétendait ne la devoir qu’à son industrie ou à son épée. Toujours soucieux de la sûreté de son trône, le roi Léopold désirait que l’Europe se tint en paix et lui garantît ainsi son royal repos; ce fut toujours dans le sens d’une politique pacifique que s’exerça son influence. Dans les derniers jours de novembre 1850, quand la Prusse et l’Autriche firent à Olmütz une paix fourrée ou plâtrée, cette réconciliation inopinée chagrina le duc Ernest, qui ne craignait pas l’odeur de la poudre, et son oncle lui écrivait de Bruxelles : « Quoique je ne fasse pas partie du congrès de la paix et que je n’aie aucune liaison avec Élihu Burrit, qui, comme Cobden, est d’avis qu’il ne faudrait faire la guerre que pour contraindre les gens à rester en paix, je bénis le ciel de ce qu’on n’en vient pas aux coups. De grands maux en seraient sûrement résultés; les élémens de l’ordre et les forces des gouvernemens auraient été employés à leur destruction réciproque, pour le plus grand profit des anarchistes, qui se flattaient de pêcher en eau trouble. La France eût assisté avec un plaisir extrême à ce combat de taureaux, dans le doux espoir d’en profiter pour reprendre un bon morceau de ses vieilles frontières. »
Comme son oncle, le prince Albert craignait la France et goûtait peu la démocratie ; mais il appréhendait moins que lui les changemens, les hasards des révolutions. Il n’éprouvait de vives sympathies ni pour le cabinet de Vienne, trop asservi à ses traditions, ni pour la Prusse, à laquelle il reprochait « d’avoir pris la Poméranie à la Suède, la Silésie à l’Autriche, d’avoir dépouillé la Saxe, conclu une paix séparée avec la république française, partagé la Pologne et accepté le Hanovre que lui offrait l’empereur Napoléon. » Il était prêt cependant à tout pardonner au souverain, quel qu’il fût, qui restaurerait le saint-empire, en l’accommodant au goût moderne, et constituerait au cœur de l’Europe une grande puissance militaire et conservatrice « capable de tenir en respect les barbares asiatiques et l’éternel trouble-fête, le Gaulois. » L’essentiel était que « l’Allemagne ne tombât pas dans les mains des clubs, des associations, des professeurs, des théoriciens et des charlatans. » Il ne lui déplaisait pas qu’elle fût privée quelque temps encore des dangereuses douceurs de la monarchie parlementaire; il pensait que, dans certaines circonstances, le régime patriarcal a du bon, et les opinions de son frère lui semblaient trop avancées. Il l’admonestait quelquefois, il s’appliquait à le contenir.
Le duc Ernest ne l’écoutait pas toujours. Il lui était permis de penser à ses convenances, à ses intérêts et surtout à sa popularité, qui devait lui servir à jouer un rôle en Allemagne. Il prenait souvent l’avis de son frère et de son oncle, souvent aussi il leur expliquait avec quelque vivacité les raisons de situation qui l’empêchaient d’obtempérer à leurs désirs, de se conformer à leurs conseils. Dès 1866, il écrivait au roi des Belges que ses liens de parenté avec de hauts monarques de l’Occident lui rapportaient moins de profit que d’agrément. On avait plus d’une fois dénoncé Cobourg comme un mauvais lieu, comme un foyer d’intrigues antigermaniques : «Je dois devenir un bon et loyal Germain. C’est comme jeune prince allemand que je dois me recommander aux sympathies. A quoi me servirait-il de m’appuyer sur mes hauts parentages ? Ce n’est pas ma faute si tu es roi des Belges, si Albert est l’époux de la reine d’Angleterre et Ferdinand roi de Portugal. Je suis charmé que vous soyez mes parens et je me réjouis de l’attachement que vous me témoignez; mais je ne puis m’orner de votre gloire pour réussir auprès des princes mes confédérés. »
C’est une famille fort remarquable que celle des Cobourg, et les mémoires du duc Ernest nous aident à les bien connaître. Si différens qu’ils soient de caractère et d’humeur, ils ont des traits de ressemblance. Ce qui distingue tout vrai Cobourg, c’est une certaine liberté d’esprit qu’on trouverait difficilement au même degré dans d’autres familles régnantes et qui leur permet de s’accommoder sans peine, sans effort apparent, à des situations pour lesquelles il ne semblait pas né. L’éducation qu’avaient reçue le duc Ernest et le prince Albert était bien propre à les affranchir de beaucoup de préjugés, à leur ouvrir l’entendement, à en faire des hommes de notre siècle. En même temps qu’on leur apprenait le latin et les mathématiques, on les initiait aux sciences naturelles, à la physique, à la chimie. On s’attachait surtout à développer en eux le goût du raisonnement et de la discussion, et, comme le disent les Mémoires, on les mettait en garde contre l’obscurantisme. La Thuringe était l’asile ou la forteresse des doctrines rationalistes. De bonne heure, ces jeunes gens avaient acquis la conviction que le christianisme doit se mettre en règle, entrer en arrangement avec les idées modernes. Le duc remarque à ce sujet que, si le biographe le plus accrédité du prince-consort s’est cru tenu de rendre hommage « à sa piété naturelle, » il ne l’a fait que par égard, par complaisance pour le public anglais. Dès sa première jeunesse, le prince Albert n’avait qu’un médiocre respect pour les dogmes, sa raison lui semblait plus respectable.
En enseignant l’histoire aux deux frères, on n’avait garde de leur prêcher le culte du bon vieux temps, et ils demeurèrent toujours étrangers à la politique des regrets, aux dévotions gothiques et au romantisme des souvenirs. On les fît voyager, et, chemin faisant, ils fréquentèrent des sociétés assez mêlées; ils ne craignaient pas de lier commerce avec des réfugiés mal pensans, avec des gens compromis. On les envoya à l’université ; ils y vécurent en vrais étudians, et quelquefois ils jugeaient leurs maîtres. « Fils d’une vieille race, nous nous sentions plus libéraux dans l’âme que des professeurs sans ancêtres qui tonnaient contre le rationalisme... Dans ses leçons sur le droit public, Perthes disserta longuement sur la royauté par la grâce de Dieu; nous l’interrompîmes par nos murmures et nos étonnemens, et quand il affirma la provenance divine de certaines institutions, nous lui déclarâmes à son grand chagrin que ce chapitre resterait en blanc dans notre cahier. »
Un vrai Cobourg est un prince d’esprit moderne, d’humeur libérale; mais son libéralisme est un amour sans ferveur, sans enthousiasme, qui ressemble beaucoup à une gracieuse indifférence. Opportuniste raffiné et souvent ironique, il est convaincu que certaines formes n’ont pas l’importance que le vulgaire y attache, que rien n’est plus inutile que les regrets ni plus dangereux que les superstitions, que la souplesse du jugement, l’élasticité de l’âme, sont des dons souverains, qu’un prince doit prendre les choses telles qu’elles sont et le vent comme il souffle, se prêter aux circonstances, que le caractère des races supérieures est de s’adapter à tous les milieux.
Il en coûta peu au roi Léopold d’accepter une royauté révolutionnaire. On daubait sur lui dans plus d’une cour allemande, on s’indignait qu’un prince de vieille souche eût consenti à mettre sur sa tête une couronne de pavés. Il en avait rejailli quelque déshonneur sur sa famille. Le prince Edouard d’Altenbourg déclarait à haute voix qu’il fallait rompre tout commerce de visites avec la cour de Cobourg, qu’on était sûr d’y entendre parler de la Belgique et de son roi, que d’augustes oreilles ne pouvaient s’exposer à de tels affronts. Léopold Ier laissait dire, et il devint le modèle, le vrai parangon du roi parlementaire. Il entendait son métier comme personne; le roi Louis-Philippe aurait mieux fait de se régler sur les exemples que lui donnait son gendre, qui blâmait ses fautes et prévit sa chute : « Vous verrez que mon beau-père sera chassé comme Charles X. La catastrophe est imminente. » Il disait aussi qu’il n’entendait point se compromettre dans cette affaire : « Le bon vieux monsieur, ajoutait-il, mangera lui-même sa soupe. » Cependant le roi Léopold n’avait pas une tendresse particulière pour le régime constitutionnel. Quand il allait à Berlin, il s’épanchait à ce sujet avec le roi Frédéric-Guillaume IV, il se répandait en plaintes sur « ces satanées petites constitutions, qui sont si gênantes pour les souverains, » Il maudissait aussi le sort des princes qui n’ont pas de domaines « et qui, réduits à une liste civile, ne sont qu’une sorte de mendians d’état. » Mais il jugeait que comme on fait son lit, on se couche, que les pires institutions deviennent passables quand on sait en tirer parti, que la vertu royale par excellence est le savoir-faire.
Le duc Ernest II pensait de même. Il fut le plus libéral des princes allemands ; avant 1848, il avait proposé à ses sujets des réformes qui leur semblèrent trop hardies. Comme son oncle, il estimait que le savoir-faire est tout, que la monarchie plus ou moins parlementaire a de graves inconvéniens, qu’il faut y remédier par une sage conduite et par l’esprit d’à-propos, que l’instabilité ministérielle est un grand mal, mais que le plus souvent ce mal est imputable à la maladresse des souverains. Il a fait un miracle dont il lui est permis de se glorifier : « M. de Seebach, nous dit-il, est resté mon ministre d’état depuis 1849 jusqu’à ce jour, il a dirigé avec bonheur les affaires de mes duchés durant près de quarante années, exemple peut-être unique dans les annales du régime constitutionnel. »
Mais on donnerait une définition incomplète des Cobourg si on ne voyait en eux que des sages libres de tout préjugé ou des hommes d’affaires très avisés. A leur bon sens, à leur excellent jugement, ils joignent les inquiétudes de l’imagination, le désir d’accroître leur bonheur et d’étendre sans cesse leur gloire, l’amour des premiers rôles, le goût de se mettre en vue et de faire grand, et quand la fortune contrarie leurs visées, ils en souffrent, ils se rongent. Le prince Albert avait ses ambitions cachées, qui, ne trouvant pas à se satisfaire, le tourmentaient. Son frère remarque qu’il y avait en lui des contrastes singuliers, que ce philanthrope méprisait les hommes, qu’il avait des sentimens très humains et qu’il jugeait l’humanité avec hauteur, que ce prince affable était souvent un censeur âpre et acerbe, que dans mainte occurrence sa chaleur d’âme se changeait en une froideur glaciale, qu’à mesure qu’il avança dans la vie, sa gaîté naturelle le quitta, qu’il perdit par degrés la joie de vivre et d’agir, que son esprit brillant fut atteint de chlorose, de la maladie des pâles couleurs, que d’année en année il devenait plus hypocondre.
Si haute que fût sa situation, elle ne répondait pas entièrement à ses désirs; l’oiseau se trouvait à l’étroit dans sa cage, il n’y pouvait déployer ses ailes. Les méfiances ombrageuses que lui témoignaient les Anglais, la défense qui lui était faite de s’ingérer ouvertement dans les affaires de l’état, le chagrinaient. Faute de mieux et pour employer ses loisirs, ce parfait civilisé était devenu le protecteur, l’intelligent et judicieux patron des lettres, des arts et des sciences; mais cette noble occupation ne lui suffisait pas. Il se sentait né pour gouverner et s’affligeait d’être réduit à l’office de simple conseiller. C’est une des douleurs aiguës de la vie que d’être le mari d’une reine et de n’être pas roi.
Plus heureux était son oncle Léopold. Si son royaume était petit, grande était l’influence qu’il avait su conquérir dans plus d’une capitale. Il gouvernait la Belgique et il conseillait l’Europe. Il s’était mis partout en crédit; on commentait ses oracles et on répétait ses épigrammes; dans les cas graves, on appelait en consultation ce grand médecin politique. Et pourtant on assure que jusqu’à la fin il regretta d’avoir refusé le trône de Grèce. Il pensait à toutes les choses mémorables qu’il aurait pu faire dans la péninsule du Balkan. Peut-être aurait-il eu la gloire de résoudre la question d’Orient ! Quelqu’un de sa famille, si on n’y met bon ordre, se chargera volontiers de ce soin. Le prince Ferdinand a prouvé qu’il ne craint pas les hasards, les entreprises aventureuses. Si l’Europe le laisse faire, si quelque fâcheuse étoile ou quelque lune musse ne traverse pas ses plans et ses espérances, il nous montrera sans doute combien les Cobourg sont élastiques, en s’adaptant sans effort à son étrange situation comme aux mœurs de ses sujets, en devenant un parfait Bulgare. On peut croire aussi qu’il ne s’en tiendra pas là, qu’il s’occupera d’arrondir sa principauté, qu’au milieu de ses embarras il rêve déjà de se faire roi, et que sait-on? peut-être empereur. Les Cobourg savent que les grandes fortunes sont souvent préparées par des commencemens obscurs, ingrats et lents; mais leur modestie n’est qu’apparente, leur devise est: Per parva ad majora. Ambitieux des grands bonheurs, ils sont trop sages pour vouloir tout envahir, mais ils se croient capables de tout mériter.
Le duc Ernest II, lui aussi, fut dans sa jeunesse un de ces sages qui ont un coin de folie et que leur chimère tourmente. Sa sagesse éclata glorieusement dans les crises violentes que traversa l’Allemagne en 1848. Il avait vu venir la révolution; il aurait voulu qu’on la prévînt par des concessions opportunes, dont il avait donné l’exemple; mais il parlait à des sourds. Il était fort populaire; ses ministres, qui l’étaient moins, s’abritaient sous ses ailes, comme des poussins effarés; il les enivrait, il les sauvait. Il a consacré l’un des chapitres les plus intéressans de ses Mémoires à raconter « l’année folle, » cette grande tragi-comédie où il joua l’un de? meilleurs rôles. Tous les trônes craquaient et semblaient prêts à crouler. Les gouvernés osaient tout, et en un jour les gouvernans avaient perdu tout prestige, toute autorité, ils attristaient jusqu’à leurs ennemis par le spectacle de leurs défaillances. On ne savait sur quoi s’appuyer. Les fonctionnaires pactisaient ou conspiraient avec l’émeute.
Aux scènes terribles se mêlaient des incidens grotesques. Tout s’effondrait; ce n’était partout qu’anarchie, confusion des langues et des idées. Le plus petit pays, la plus petite ville, la moindre bourgade avait ses griefs et ses désordres particuliers. Le commerce et l’industrie se mouraient, on s’attendait à la banqueroute. Pendant que les gens raisonnables réclamaient les libertés constitutionnelles, la réforme des impôts, le redressement des abus les plus crians, l’abolition du droit de chasse, les fons demandaient la lune, et n’accordaient ni sursis ni rabais; ils la voulaient tout de suite, tout entière et toute ronde, sur un plat d’argent; à défaut de la lune, on garde le plat. Le 15 mars, le duc écrivait au roi Léopold : « On nous a déjà demandé impérieusement tout ce qu’un mortel peut désirer, jusqu’à la santé et au don de longue vie. »
Il fit bonne contenance dans ce désordre universel. Il conserva tout son sang-froid et jusqu’à la faculté de rire dans un temps où personne ne riait. Il avait manifesté l’intention d’ouvrir ses nouvelles chambres dans les formes traditionnelles, avec le cérémonial accoutumé. Les députés l’avertirent que tout se passerait bien mieux si l’ouverture se faisait sans pompe et sans soldats. — «Qu’à cela ne tienne! répondit-il. Puisque mon appareil princier vous déplaît, je paraîtrai à la séance dans mon habit de chasse. » En attendant de proclamer la république thuringienne, une et indivisible, on avait entrepris une vraie guerre d’extermination dans les chasses ducales : « On voulait mal de mort à tout ce qui vit dans l’eau, glisse dans l’air ou court sur le sol.» Le duc ne s’affectait pas trop de ces petits désagrémens. On expulsait, on maltraitait ses fonctionnaires, il volait à leur secours. On le vit un jour à Cella descendre à l’auberge, s’emparer de la salle de danse, y convoquer une assemblée populaire, haranguer la foule et l’amener à composition.
Il s’occupait de ses voisins, les assistait dans leurs effaremens. Le duc d’Altenbourg était retenu prisonnier dans son palais, où un gouvernement provisoire d’humeur rébarbative et d’allure farouche le gardait à vue. On prétendait lui imposer, pour président de son conseil, un certain docteur Krutziger, chef du parti démocratique, qui lui faisait horreur. Ernest II, accompagné d’un secrétaire, se rend à Altenbourg dans un compartiment de seconde classe. Après avoir dîné au cabaret, il franchit deux barricades et réussit à pénétrer au château. Il raisonne l’auguste prisonnier, le réconforte, le rassure, le persuade, l’engage à vaincre ses répugnances et ses frayeurs, à s’arranger avec Rabagas, et le lendemain Rabagas reconduisait respectueusement le duc Ernest à la gare. Il portait encore un chapeau mon surmonté d’une plume couleur de sang ; mais à quelques jours de là, nous as jure le duc. il était devenu un homme de gouvernement, un ministre fort modéré, presque sensé, qui en valait beaucoup d’autres.
Tout en vaquant à ses affaires et à celles de ses voisins, Ernest II avait lieu de méditer à part lui sur les contradictions des hommes en général et des Allemands en particulier. Ayant sous son commandement deux très petits duchés, dont l’un était un bien de patrimoine et l’autre un acquêt, il tâchait depuis longtemps de rattacher plus étroitement Saxe-Gotha à Saxe-Cobourg, d’obtenir qu’elles consentissent à vivre sous la même constitution, à se laisser administrer en commun. Il y avait perdu ses peines. Non-seulement les populations étaient jalouses de leurs droits, de leurs intérêts séparés, les principaux fonctionnaires des deux duchés se détestaient cordialement. On aurait pu s’imaginer qu’en 1848, la réconciliation se ferait d’elle-même. D’un bout à l’autre de l’Allemagne, on ne parlait que d’unité nationale, de parlement national, de grande patrie. Cependant Cobourg et Gotha s’entêtaient à vivre séparés de corps et de biens ; c’était les prier de leur déshonneur que de les engager à s’entendre, leurs chiens refusaient obstinément de chasser ensemble : « Dans un temps où les hommes les plus raisonnables étaient en proie à des rêves de mégalomanie nationale, il était impossible de régler la plus simple affaire d’administration commune, et force était de constater que le particularisme ou la politique de clocher est un héritage auquel l’Allemand ne renoncera jamais. »
Il est beau de conserver toute sa tête dans un temps d’orages où tout le monde la perd. Les révolutions n’apportent que de cruels désagrémens aux princes modestes ou pusillanimes qui cherchent le bonheur dans le repos. Les ambitieux en prennent plus facilement leur parti ; elles leur procurent les occasions qu’ils quêtaient, c’est dans l’eau trouble que se font les pêches miraculeuses. Le duc Ernest s’imposait à l’attention de l’Allemagne et par son libéralisme et surtout par ses exploits dans la guerre très populaire du Slesvig-Holstein. Il ne nous dit pas jusqu’où il portait ses espérances ; mais il raconte dans le plus minutieux détail ses campagnes, cette brillante affaire d’Eckernfoerde dont l’honneur lui revint et dans laquelle les Danois perdirent deux vaisseaux.
Ces événemens lui sont restés si présens qu’il en parle comme d’une histoire toute fraîche, et le cœur lui bat encore en nous rappelant combien était noble et généreuse la cause qu’il défendit alors contre le Danoig, superbe oppresseur de l’Allemand. Nous savons ce qu’il en faut penser. Dans ce temps, on se battait pour le principe des nationalités et la liberté des peuples; bientôt après, on déclarait qu’il n’y a pas d’autre droit que la raison d’état. En 1848, on s’occupait de délivrer « les frères opprimés du Holstein ; « vingt-deux ans plus tard, on conquérait l’Alsace, dont un roi de Prusse avait dit, dès 1709, que « ses habitans étaient plus Français que des Parisiens, « et que, si jamais l’empire germanique la reprenait, « il n’y trouverait qu’un amas de terre morte couvant un brasier d’amour pour la France[2]. » Les vexations qu’ont endurées jadis les Allemands du Holstein nous paraissent bien douces quand nous pensons aux procédés barbares qu’on a inventés pour réduire les Alsaciens Il y a des maîtres qui, se croyant d’une espèce supérieure, née pour commander, ne se contentent pas d’être craints et obéis; ils exigent qu’on les admire, qu’on les respecte, qu’on se fasse honneur et gloire de les servir. « Vous nous tenez, disposez de nous, répondent les opprimés; vous n’obtiendrez jamais que nous aimions notre et lavage, que nous baisions nos chaînes, la verge qui nous frappe et la poussière de vos pieds. »
On a prétendu qu’en 1849 le duc de Saxe-Cobourg-Gotha avait été sur le point d’offrir ses services au parlement de Francfort, qui avait échoué dans ses négociations avec la Prusse, et de ceindre la couronne impériale dont Frédéric-Guillaume IV n’avait pas voulu. C’est un conte en l’air, et on ne s’étonnera pas que les Mémoires n’en disent rien. Le duc a pourtant pris la peine d’y transcrire tout au long une lettre qu’il reçut au mois de mai 1849. L’inconnu qui l’avait écrite déclarait que le glorieux vainqueur d’Eckernfoerde, rejeton d’une race illustre, visiblement créée pur régler les destinées de toutes les nations de l’Europe, était le héros, le sauveur promis à l’Allemagne. Il l’exhortait à lever un bataillon d’élite, une phalange de vaillans guerriers allemands, il l’assurait qu’avant peu un peuple entier se rangerait à ses côtés Cet inconnu souffrait d’une maladie du foie et faisait une cure à Kissingen. Le duc a toujours pensé que pour faire de bonne politique il faut avoir le foie sain. Cependant, l’impétueuse éloquence de ce malade lui avait fait quelque impression, car il écrivait à son frère que des inconnus lui adressaient de pressans appels, l’exhortaient à sortir de sa tente pour se mettre à la tête des affaires. « Heureusement il est trop tard, ajoutait-il, ce calice amer a passé loin de moi.» Je crois avoir dit que le bon sens des Cobourg travaille six jours et chôme le septième; pendant qu’il se repose, leur imagination, qui ne se sent plus surveillée, prend ses ébats, s’échappe, voyage dans les espaces et ne se refuse rien.
Frédéric-Guillaume IV avait décliné par scrupule et par prudence, mais à regret, les offres de l’assemblée de Francfort. Pour se consoler de n’être pas empereur, il tenta de grouper autour de lui les petits états du nord de l’Allemagne, de constituer ce qu’on appelait l’union restreinte. Devenir le principal outil de la politique prussienne, jouer à Berlin le rôle de confident très cher et de conseiller d’honneur, le duc Ernest pouvait caresser ce rêve sans qu’on le taxât de folie. Il approuva chaudement les desseins du roi, épousa son idée, s’employa sans se ménager à la faire aboutir. Il se remuait, s’agitait: il était partout, usant de sa dextérité consommée pour supprimer les obstacles, lever les difficultés, concilier les différends, ramener les réfractaires, décider les hésitans. Il fréquentait les coulisses du parlement d’Erfurt. Il se flatta un instant d’obtenir que le congrès des princes alliés de la Prusse se tînt à Gotha, que le roi y parût en personne, ce qui fit dire à un journal de Berlin que Gotha était une bien petite cage pour y loger un aigle. Frédéric-Guillaume IV acquiesçait, promettait et se ravisait. Le congrès se tint à Berlin ; le duc présida aux délibérations des princes, et le roi lui disait quelquefois : « Pas trop de zèle, mon ami, pas trop de zèle! »
Les affaires se brouillaient entre la Prusse et l’Autriche, qui entendait rétablir l’ancienne Confédération germanique et en recouvrer la présidence. La guerre semblait imminente: le duc demanda et obtint que le roi lui confiât le commandement d’un corps composé des contingens de l’union et de quelques détachemens de l’armée prussienne. Quand Frédéric-Guillaume IV lui octroya cet honneur, il était décidé à ne pas faire la guerre. Il avait pensé intimider l’Autriche par ses préparatifs; l’Autriche ne reculant pas, ce fut lui qui recula, il ne songeait plus qu’à s’arranger. Il caressait le duc, flattait ses ambitions, ses désirs, l’inondait des torrens de sa verbeuse éloquence, lui annonçait des projets qu’il n’avait pas et de glorieux événemens qui ne devaient jamais arriver. On aurait pu croire qu’il lui tardait d’en découdre, que son épée ne tenait pas dans le fourreau. Le 25 novembre, il l’invita à dîner. Pendant tout le repas, il par la sur un ton d’extrême animation de sa prochaine entrée en campagne, de ses derniers préparatifs, des tentes et des voitures destinées au service de son quartier-général. La reine le regardait avec étonnement; elle était dans le secret, elle savait que la paix était quasi faite, que l’épée des Hohenzollern se réservait pour des temps meilleurs, qu’on se résignait à mettre les pouces, qu’on préférait le pire des accommodemens à un procès qu’on était certain de perdre.
Nous pardonnons difficilement aux hommes qui se sont joués de nous. Le duc s’est montré sévère pour Frédéric-Guillaume IV; il lui reproche avec quelque amertume son mysticisme, sa volonté ondoyante, sa pusillanimité, ses éternelles tergiversations, les artifices auxquels recourait sa fausse bonhomie pour masquer ses faiblesses et déguiser ses incertitudes. Penserons-nous comme lui que le prédécesseur du roi Guillaume a manqué par sa faute la plus belle des occasions, que s’il avait eu plus de cœur, s’il avait osé braver les colères du prince de Schwartzenberg, les armes combinées de l’Autriche, de la Bavière et de la Saxe, et les foudres de l’empereur Nicolas, qui condamnait son entreprise, une facile victoire lui était assurée? il est permis de croire avec M. de Bismarck lui-même qu’en 1830 la Prusse n’était pas prête, qu’au prix d’une humiliation, Frédéric-Guillaume IV épargna un désastre à son pays. Pour vaincre l’Autriche, il fallait aux Prussiens une armée réorganisée, un grand homme d’état, la neutralité bienveillante de la Russie et une alliance étrangère. Les mystiques voient quelquefois plus clair que les politiques les plus avisés, et il est des cas où les souverains timides méritent par leurs reculades la reconnaissance de leurs sujets.
Espérances et déceptions! c’est ainsi que le duc Ernest a intitulé le dernier chapitre de son premier volume. Le second est sous presse; il y racontera d’autres espérances, d’autres déceptions. Le bon vieillard que Candide rencontra un jour prenant le frais à sa porte, sous un berceau d’orangers, ne possédait que vingt arpens; il les cultivait avec ses fils, et le travail éloignait d’eux trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin. « Ce bon Turc, dit Candide à Pangloss, me paraît s’être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui j’ai eu l’honneur de souper à Venise. » Mais, quand un prince a l’esprit très cultivé, des goûts vifs et des curiosités diverses, la fortune fùt-elle peu complaisante pour sa chimère, il se console. N’ayant pu détacher de l’arbre magique la pomme d’or qu’il convoitait, il cueille les roses de jardin et les églantines des bois qui se trouvent à portée de sa main. Il remplace les grandes aventures par les petites, il trompe son inquiétude par d’aimables distractions, il amuse ses chagrins en leur contant des histoires, ou il les fatigue en les faisant courir, ou il les endort par des chansons. Il chasse le chamois, il compose des opéras, et, quand sa tête a blanchi, il écrit ses Mémoires et corrige lui-même ses épreuves.
G. VALBERT.