Les Luttes entre l’Église et l’État au XIXe siècle/01

Les Luttes entre l’Église et l’État au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 721-758).
02  ►


Les
Luttes entre l’Église et l’État
au XIXe siècle

I

LES CAUSES


I

Nul n’aura de justice ni même d’intelligence pour les difficultés religieuses de notre époque s’il ne s’est d’abord rendu compte que la situation de l’Église dans la société contemporaine est un compromis illogique entre les principes contraires de l’ancien régime et de la Révolution.

L’ordre établi par l’Église elle-même, quand elle civilisa les barbares, et debout encore en 1789, reposait sur cette certitude que Dieu a révélé aux hommes, avec le christianisme, les lois conformes à leur nature et nécessaires à la vie des sociétés. Assurer à ces lois la fidélité des peuples paraissait le devoir essentiel des gouvernemens. Par ses institutions fondamentales, le régime de la famille, l’enseignement, les devoirs des classes les unes envers les autres, l’État sanctionnait les préceptes chrétiens ; par les respects et les privilèges accordés au clergé, aux moines, aux corporations pieuses, il aidait à la durée et à l’accroissement de l’influence religieuse ; par ses contraintes il préservait contre la discussion, mère du doute, les dogmes et chaque précepte de l’Église. Qui se séparait de la société religieuse était retranché de la société humaine. Jamais la crainte d’attenter par la force à la conscience ne faisait trembler le fer dans la main de l’État. L’incrédule avait pour juge la foi générale. Pour cette foi qu’était-il ? Une volonté rebelle à son créateur. L’homme ne saurait prétendre à la liberté contre Dieu. Le droit n’appartenait pas à l’individu de choisir l’erreur et de la répandre : le droit appartenait à la société de défendre ses croyances nécessaires, d’empêcher qu’un Samson aveugle ébranlât les colonnes du temple.

Où la loi humaine veut obéir à la loi divine, le pouvoir politique tend à devenir le serviteur du pouvoir religieux. Chef de l’Église, le pape se trouvait l’inspirateur, le juge, par suite le maître des rois. Plus d’une fois, le pape enleva à ses « évêques du dehors » leur couronne ; c’était la sanction suprême qui assurait la durée et l’orthodoxie de l’État chrétien. Dans les siècles de foi profonde et de gouvernemens barbares, cette tutelle fut chère aux peuples. Elle devint lourde aux princes à mesure que le développement naturel d’une civilisation, où ils s’habituaient à voir surtout leur œuvre, accroissait en eux la religion de leur grandeur : l’organisation même de cette société leur fournit un prétexte d’affranchissement. Comme nulle volonté de l’Église ne pouvait être reconnue pour telle sans être consacrée par les faveurs et les contraintes de la force publique, ils conclurent à leur droit de ne pas mettre sans examen leurs lois, leurs juges et leurs bourreaux au service d’une puissance étrangère. Attendant à leurs frontières la volonté du pape, ils la saisirent au passage, pesèrent ses conséquences pour leur propre autorité, et, quand ils l’estimaient dangereuse, refusèrent de la « recevoir ». Le terme était exact à une époque où l’état des mœurs et des communications permettait que le prince interdit ses États aux idées. Ces nouveautés s’appelèrent « libertés gallicanes ». Non que la France ait eu le peu enviable honneur des premiers démêlés avec le catholicisme. Avant elle, les Césars demeurés, même depuis leur conversion, païens par leur idolâtrie de leur omnipotence ; puis les barbares, enfans victorieux de la vieillesse romaine, et tantôt soumis, tantôt rebelles à leur éducatrice l’Église ; puis les souverains germaniques, fiers d’avoir relevé le titre et obstinés à rétablir les prérogatives des empereurs, s’étaient souvent heurtés contre le Saint-Siège. Mais leurs prétentions, soudaines comme des colères et violentes comme des batailles, étaient trop extrêmes pour que l’Église pût rien céder, et après ces assauts elle avait gardé, dans la paix rétablie, la plénitude de ses droits. Au moment où la vigueur cléricale commençait à fléchir sous la fatigue de ces victoires, la France entra en lice, et avec une nouvelle méthode. Au lieu de déchaîner ses ambitions comme une guerre brutale, hasardeuse et courte, elle les conduisit comme un procès ouvert avec des ménagemens relatifs, restreint à des griefs précis, poursuivi sans interruption ni lassitude, et perpétué avec une intelligence calculatrice de tout ce qui pouvait être réclamé et obtenu sans rupture totale.

Le procès s’engage au début du XIVe siècle sur une question d’argent. Accrus de siècle en siècle par une foi générale et généreuse, les biens d’Église payaient alors l’entretien du clergé, les frais du culte, l’enseignement à tous ses degrés et toutes les sortes d’assistance. Pour que ces services, les premiers des services publics, ne fussent jamais compromis, le droit du temps refusait aux princes toute autorité sur ces ressources : seuls les papes et les clergés nationaux, dépositaires de cette fortune et responsables de son emploi, décidaient dans quelle mesure elle devait, après avoir rempli son principal office, pourvoir par surcroît aux charges de l’État. Philippe le Bel, au cours d’un règne toujours besogneux, met des taxes sur les biens du clergé ; Boniface VIII lui rappelle les prérogatives de l’Église ; le roi interdit que les sommes jusque-là perçues par la papauté sortent désormais de France ; pour apaiser le conflit, le pape convoque à Rome en concile les évêques français ; le roi leur défend de s’y rendre. Déjà il ne s’agit plus d’argent, mais de pouvoir : qui sera maître ? Chacun soutient sa cause avec ses armes ; le pape, dont la force est une doctrine, dénonce par ses bulles l’usurpation tentée sur son magistère religieux ; le roi, dont la force est une épée, favorise des révoltes dans les États pontificaux et humilie les derniers jours de Boniface VIII. Mais, le pape mort, la papauté reste, répète ses enseignemens, et Philippe le Bel se convainc que rien ne sera gagné s’il ne dispose de la volonté qui dispose des consciences. Il travaille à la conquérir : l’argent refusé au pape aide à faire un pape, et ce pape français rend publique, par son établissement à Avignon, sa dépendance. Aussitôt les autres souverains craignent, s’ils continuent à courber leur tête sous le magistère pontifical, de la tendre au joug français. Ils rêvent aussi d’avoir leur pape, et, né de ces ambitions rivales, le schisme d’Occident déchire la tunique sans couture. Quand la papauté se divise contre elle-même, quand, au lieu d’un chef désigné par toute l’Église, deux et trois compétiteurs, élus chacun par une faction, se disputent la chrétienté, et épuisent à soutenir l’universalité de leur prétention les ressources des pays où ils sont reconnus, les clergés nationaux se détachent à leur tour de l’ancienne obéissance. Puisque la gardienne de l’unité est devenue la grande cause de discorde et de scandale, c’est à l’Église elle-même qu’il appartient de défendre, fût-ce contre son chef, son unité. Les conciles de Constance et de Bâle donnent une voix à cette volonté, réduisent toutes les prérogatives du Saint-Siège sur les Églises nationales, ne reconnaissent d’infaillibilité qu’à l’Église universelle, et transportent aux conciles généraux le gouvernement ecclésiastique. Clergé et prince s’unissent en France, à la fin du schisme d’Occident, et élèvent ensemble en 1438 le premier monument des libertés gallicanes, la Pragmatique sanction de Bourges. Là, une assemblée d’évêques et de docteurs, présidée par Charles VII, déclare que le concile général est supérieur au pape ; que le pape convoquera tous les dix ans le concile général ; que les dignités ecclésiastiques seront, dans le royaume, conférées par l’élection des clercs ; que les biens attachés à ces dignités échapperont aux taxes du Saint-Siège ; que l’appel au Souverain Pontife sera restreint à des cas exceptionnels ; et que les bulles du pape n’auront pas accès dans le royaume sans l’agrément du roi.

Pour imposer et étendre ces prétentions, nos légistes mirent au service de la couronne leur habileté juridique et chicanière : grâce à eux, les « libertés gallicanes » entrèrent dans le droit public de toute l’Europe. Elles n’étaient pas des libertés pour la conscience individuelle ; le pouvoir demeurait catholique et gardait toutes ses rigueurs contre l’incrédulité des sujets. Elles étaient des libertés pour les princes. Et sous le nom d’indépendance, c’est de suprématie qu’il s’agissait. Les rois déclaraient intolérable que le pape, confondant les deux puissances, gouvernât seul, au nom de l’intérêt religieux, la politique : or, eux-mêmes, au nom de l’intérêt politique, faisaient seuls sa place à la religion, et confondaient à leur tour les deux puissances. Sans doute, ils empêchaient ainsi le pape d’envahir l’État, mais qui les empêchait eux-mêmes d’usurper sur l’Église ?

Ils commencèrent par défendre contre les collectes et impositions de Rome les biens ecclésiastiques et la bourse de leurs peuples : c’était ne disputer à l’Église que de l’argent ou de la terre. Puis ils cessèrent d’obéir quand le Souverain Pontife, gardien de la nouvelle paix romaine, les pressait de renoncer à leurs guerres injustes et de restituer leurs conquêtes illégitimes : c’était ne soustraire au jugement de l’Église que les ambitions nationales. Puis, devenus les arbitres uniques de leurs rapports avec les autres nations, ils prétendirent à plus forte raison ne rendre compte à personne de leurs rapports avec leurs propres peuples : c’était répudier pour eux-mêmes le magistère moral qu’ils maintenaient à l’Église sur leurs sujets. Puis, par peur qu’à certaines résistances répondît l’acte suprême de la déposition, ils nièrent à la Papauté tout droit sur les couronnes : c’était prétendre à l’inviolabilité du pouvoir même tyrannique, et contredire l’enseignement formel du catholicisme. Par suite, ils durent proclamer que la doctrine de l’Église serait non avenue quand elle limiterait leurs « libertés » : c’était détruire la conception même de l’État chrétien. Henry VIII, gêné dans la « liberté » de ses adultères par la loi de l’Église, n’accepta pas la sentence pontificale, et parce qu’un roi voulait changer de femme, l’Angleterre changea de religion. Nombre de princes germaniques aspiraient à la « liberté » de prendre les biens ecclésiastiques, il leur suffit de ne pas reconnaître le jugement de Rome sur la doctrine de Luther pour s’assurer ces domaines et séparer du catholicisme la plus grande partie de l’Allemagne.

Ce fut en France le point d’honneur qui faillit compromettre la foi religieuse. L’une des libertés gallicanes était la « régale », c’est-à-dire l’habitude prise par nos souverains de s’approprier les revenus des bénéfices vacans. Les papes avaient reconnu ce droit à Charles VII, à François Ier, et c’est dans les limites du royaume possédé par ce dernier prince que ses successeurs percevaient la régale. Louis XIV l’étendit aux provinces nouvelles : deux évêques se tenant pour lésés protestèrent, et le pape leur donna raison. De là sortit la Déclaration de 1682 : l’orgueil se mesure à la disproportion entre les griefs dont il souffre et les représailles qu’il prépare. Au lieu de passer outre, comme avaient fait tant de fois ses prédécesseurs, et, laissant au pape la protestation, de garder les revenus, Louis XIV se sentit atteint dans sa prérogative, et il lui fallut contester celle du pape. Pour établir que le Souverain Pontife avait statué sans droit, il résolut de rajeunir et d’aggraver la Pragmatique sanction. Dans la Pragmatique, des évêques étaient intervenus, mais mêlés à des laïques et présidés par le roi : l’acte appartenait moins au pouvoir religieux qu’au pouvoir politique. Louis XIV voulut opposer au pape une croyance que l’Église de France elle-même et seule eût formulée : telle fut la nouveauté de la Déclaration de 1682. On vit alors une assemblée de trente-quatre évêques et de trente-quatre prêtres transformer en une doctrine religieuse la doctrine politique des libertés gallicanes. Cette doctrine fut résumée en quatre articles : déniant au pape tout pouvoir direct ou indirect sur les couronnes des princes, la Déclaration ne lui reconnaissait d’autorité que sur les choses purement religieuses ; elle enfermait l’autorité religieuse du pape dans les limites fixées par le concile de Bâle ; même contre le pouvoir ainsi diminué, elle se réservait un recours en tenant pour réformable toute décision du pontife tant que celle-ci n’aurait pas été consacrée par le consentement exprès de l’Église universelle ; enfin elle s’armait d’avance même contre l’Église universelle, en proclamant inébranlables les maximes et coutumes de l’Église gallicane. Trois de ces propositions tranchaient des problèmes que l’Église n’avait pas voulu résoudre dogmatiquement ; la dernière contredisait à la fois l’une des propositions précédentes et l’enseignement catholique, d’accord pour proclamer que l’union du pape et du concile possède la plénitude de la souveraineté religieuse. Abstraction faite de ses doctrines, et par cela seul qu’il prétendait fixer des doctrines, l’acte de 1682 méconnaissait l’essence même du catholicisme. Le catholicisme est en effet l’unité d’une foi qui assemble la diversité des races ; or, la Déclaration était la formule d’une foi particulière à une race. L’assemblée des évêques français n’avait compétence ni pour parler au nom de l’Église universelle, puisqu’elle n’était qu’une minorité dans l’Église ; ni pour parler au nom de l’Église gallicane, puisque dans le catholicisme aucun peuple n’a droit à une doctrine séparée.

La papauté n’eût pas cru à sa mission. si elle avait tenu ses droits pour légitimement bornés par de tels obstacles. Était-ce à la puissance chargée d’affaires temporelles et contingentes à paralyser par ses caprices l’autorité gardienne des principes permanens ; ou à l’autorité qui avait fixé les lois nécessaires des sociétés à assurer jusque dans la discipline des intérêts secondaires le règne des croyances et des vertus essentielles ? Son magistère ne servait-il pas les intérêts même temporels des peuples ? Les sommes prélevées par elle sur les ressources des nations avaient doté, outre la charité et la science, les arts mêmes qui trouvaient dans l’idéal chrétien leurs aspirations les plus hautes, dans les souverains pontifes leurs protecteurs les plus constamment magnifiques, et dans Rome une patrie : les sommes que les rois avaient refusées à « l’avidité romaine », sous prétexte de ménager le patrimoine des peuples, disparaissaient dans le gouffre stérile des guerres et le luxe ruineux des cours. Les arbitrages du Saint-Siège entre les princes avaient apaisé ou prévenu des guerres, les dépositions prononcées contre des souverains n’avaient frappé que des rois incapables ou pervers, à peine quelques papes avaient-ils terni par quelques taches d’ambition, de violence, de perversité, la robe blanche où la pureté de leur ministère trouve un symbole : pour nombre de princes, la perversité, la violence, l’ambition étaient le vêtement tout entier. Permettre que ces princes jugeassent le droit des pontifes, c’était livrer le monde à la force des puissans, aux fourberies des habiles, aux crimes des scélérats ; c’était imposer silence au défenseur de la faiblesse, de la justice et de la paix : la papauté, en abandonnant ses prérogatives, eût déserté les droits de tous. Elle n’acceptait pas davantage les limites que les clergés nationaux tentaient d’apporter à son action. Elle se sentait le lien nécessaire des Églises ; elle voyait la difficulté de réunir les conciles généraux, la difficulté de les soustraire aux passions habituelles des assemblées, passions ici plus scandaleuses vu la qualité des personnes, et plus redoutables vu la matière des débats ; elle jugeait qu’organiser à l’aide de ces conciles une sorte de régime parlementaire dans l’Église serait, s’ils étaient rares, soumettre un travail trop vaste au jugement trop précipité d’assemblées sans expérience, et, s’ils étaient fréquens, sacrifier au règlement des affaires générales l’ordre de chaque diocèse et la fonction principale des évêques ; enfin elle se savait dépositaire d’une suprématie indéfectible qu’elle devait défendre.

Pour la défendre, il fallait lutter à la fois contre le gallicanisme des clercs et contre le gallicanisme des princes. L’alliance de l’un avec l’autre était le grand péril. Opposer une égale inflexibilité aux doctrines des Églises nationales et aux ambitions des gouvernemens politiques eût été resserrer leur coalition ; or le meilleur moyen de vaincre une coalition est de la dissoudre. La papauté se résolut à ménager un de ses deux adversaires pour avoir raison de l’autre. L’entente avec les clergés nationaux, alliance d’une force morale avec une force morale, n’eût pas garanti le Saint-Siège contre les entreprises de la puissance matérielle. L’entente avec les princes mettrait à la disposition de la papauté le bras séculier pour protéger au moins une partie des prérogatives pontificales et combattre les doctrines séparatistes des clergés nationaux. Celles-ci, étouffées entre la puissance morale dont le Saint-Siège disposait et la force matérielle qui appartenait au souverain, ne survivraient pas. Or là était l’essentiel. Si âpres et injustes que se montrassent les princes contre la papauté, eux se souciaient peu de théories : ils ne secouaient l’arbre que pour en avoir les fruits. Pourvu que le Saint-Siège se résignât en fait à une désuétude des prérogatives incommodes à leurs cupidités et à leur orgueil, la paix était certaine, et n’imposerait au pape aucune renonciation dogmatique à ses droits. C’était au contraire de principes qu’il s’agissait dans les désaccords entre lui et les Églises nationales. Si pures que fussent les intentions de ces Églises, leur défiance contre la papauté était le signe précurseur, le danger déjà commencé de l’unité rompue, le « crime contre l’esprit », la révolte de ceux qui ont la garde du temple, la semence de schisme.

Dès qu’échappée d’Avignon la papauté eut repris, avec la possession de Rome, la possession d’elle-même, ses desseins se fixèrent. Sans renoncer à aucun de ses droits, elle se fit, selon la manière dont ils étaient contestés, toute énergie ou toute patience. Chaque tentative poursuivie, au nom de la vérité religieuse et par des personnes ecclésiastiques, pour limiter les droits de Rome fut combattue avec une rigueur inflexible. À toutes les prétentions soutenues par les princes au nom de l’intérêt politique, Rome n’opposa que des réserves mesurées, discrètes, le plus souvent le silence, toujours un désir de paix. Cette paix cessait d’être garantie par la subordination universelle et constante de l’État à l’autorité de l’Église, l’Église travailla à perpétuer, au moins sur les affaires essentielles, l’accord par des pactes où elle traitât avec l’État de puissance à puissance, et où l’entente fût un échange de concessions : ainsi s’ouvrit l’ère des Concordats.

Nos légistes tirent de la Pragmatique sanction toute la subtilité des conséquences avantageuses à leurs maîtres : le Saint-Siège subit presque sans contester ces épreuves de fait. Mais la Pragmatique affirme une doctrine religieuse, et l’acte a été signé par l’Église de France : contre la déclaration de foi, l’incompétence des témoins, l’erreur du témoignage, la papauté ne cesse de se lever. Elle veut que la formule usurpatrice cesse de troubler l’orthodoxie catholique : elle le veut si fortement qu’après trois quarts de siècle elle l’obtient. Le Concordat qu’elle signe avec François Ier et qui abolit la Pragmatique est la première défaite du gallicanisme religieux. Les dépouilles du vaincu sont bien inégalement partagées entre les vainqueurs. Léon X abandonne à François Ier la nomination aux dignités de l’Église et ne se réserve que l’investiture canonique. Le droit de choisir une immense clientèle, de lui distribuer les richesses ecclésiastiques, de s’approprier les revenus vacans, sont la part de la royauté. Le gain du pape se borne à l’abaissement de l’Église gallicane. Elle lui a refusé une part sur les revenus ecclésiastiques, elle a prétendu suffire par son propre suffrage à la formation de sa hiérarchie. Le pape, en déléguant à la royauté le droit de désigner aux charges et de distribuer les bénéfices, prouve que lui seul le possédait. La supériorité du concile général sur la papauté cesse d’être un « canon » en France. Sans doute l’infaillibilité du pape n’est pas affirmée expressément, mais la place devient libre pour cette croyance et, si elle doit plus tard être érigée en dogme, elle ne se heurtera pas à une erreur séculaire et endurcie en tradition nationale. De même, longanime envers Henry VIII et les princes germaniques, tant qu’elle a seulement à souffrir de leurs vices, la papauté, dès qu’elle entend l’appel fait par ces souverains aux Églises d’Angleterre et d’Allemagne et soupçonne la complicité de ces clergés, n’admet plus ni accommodement ni délai. Il faut que l’erreur consomme entièrement sa révolte, si elle ne veut pas se soumettre entièrement comme en France. Et lorsqu’en France renaît, avec la Déclaration de 1682, l’erreur doctrinale, ni le prestige de Louis XIV, ni l’intérêt de ne pas s’aliéner la nation très chrétienne, ni les menaces ouvertes de rupture ne déconcertent l’intrépidité soudaine de Rome. Il faut que les évêques français rétractent la Déclaration, que Louis XIV lui-même l’abandonne par une lettre au Souverain Pontife. Satisfaite sur ce point, la papauté revient à sa douceur résignée, et tolère que le roi exerce, en invoquant les coutumes du royaume, les prérogatives gallicanes. Contre lui, comme contre ses prédécesseurs et tous les souverains catholiques, elle se contente de négocier, de perdre le moins possible dans le présent, de conserver par ses réserves le droit de reprendre dans l’avenir.

Mais la résistance des princes à la logique de l’État chrétien était une fissure dans la forte enceinte où l’Église et la monarchie s’étaient longtemps gardées, solidaires et invincibles. Élargie par le temps, la fissure devint brèche. C’est la parfaite union des deux puissances qui avait obtenu la parfaite obéissance des peuples. Où appuyer un refus, où soulever un doute, quand le pape et le monarque, placés entre la terre et le ciel, mettaient d’accord par deux volontés deux mondes, et d’un même geste transmettaient les ordres du ciel à la soumission de la terre ? Mais dès qu’entre ces pouvoirs s’élevèrent des querelles de limites, ils sortirent de la solitude auguste où leur entente pouvait se perpétuer. Pour défendre ses frontières, chacun avait besoin contre l’autre de confidens, de conseillers, de champions, ici les légistes, là les moines, d’un côté les théologiens, de l’autre les parlemens. Cette intervention ne se trouva pas réservée aux personnes doctes et silencieuses : le plus souvent, la longueur et l’éclat des conflits en livraient tout le mystère aux hautes classes, et parfois au peuple entier. Ainsi, dans une société où le pouvoir religieux et le pouvoir politique avaient pour fondement commun l’autorité, l’esprit d’examen pénétra, introduit par ces pouvoirs mêmes. Faute que l’un d’eux, couronnant la hiérarchie d’autorité, reconnût la suprématie de l’autre, tous deux prenaient à témoin de leurs discordes la nation, cette nation faite pour obéir sans débat et sans fin à leur gouvernement concerté. Les rois, qui opposaient au magistère de la papauté leur raison d’État et affectaient une prééminence d’intelligence sur la sagesse de l’Église, donnèrent aux peuples la première leçon d’irrespect contre la religion. La papauté ne pouvait plus aimer et soutenir, de l’attachement accordé aux anciens protecteurs de l’Église, les princes qui se vantaient de conduire leur politique d’après des inspirations étrangères au catholicisme : à son tour, la raison d’État fut jugée par la raison d’Église.

Tout péril semble loin, quand le XVIIe siècle assied comme en un repos sa stabilité majestueuse. Les doctrines de sécession sont vaincues dans le clergé de France, la papauté a maintenu sa suprématie dans l’Église, la royauté a conquis son omnipotence dans l’État. Celle-ci surtout recueille le gain éclatant du conflit qu’elle a créé. L’abandon des doctrines professées à Constance et à Bâle lui a été payé si cher par le Saint-Siège que la souveraineté religieuse du monarque égale, affermit, complète sa souveraineté politique sur son domaine et que « l’évêque du dehors » est presque un pape du dedans. Victorieuse dans les guerres, féconde dans la paix, servie par toutes les variétés du génie humain, heureuse quoi qu’elle tente, tenue pour modèle par tous les princes, la monarchie de Louis XIV ne cherche plus hors d’elle-même ni règles de conduite, ni principes de civilisation, et ne croit plus pour le gouvernement du monde qu’à sa propre infaillibilité. La papauté a survécu, mais combien amoindrie ! Non seulement elle n’est plus l’arbitre des nations et l’inspiratrice de leur politique, mais il lui faut gouverner les affaires religieuses par un clergé qu’elle ne choisit pas, par des ordres que le souverain temporel juge, et le pape est soumis à l’index du roi. L’Église de France a vaincu ses révoltes : mais pour sauvegarder l’unité religieuse la papauté a dû mettre les âmes en défiance contre toutes les audaces, fussent-elles légitimes, et pour établir son omnipotence politique la monarchie a confié les dignités sacerdotales aux clercs les plus dociles. Par suite a disparu de cette Église quelque chose de fort et de généreux, cette collaboration active et hardie à la vie, aux idées, aux réformes, qui avait fait si longtemps la sève et la liberté de la république chrétienne. Une timidité toute nouvelle attend désormais le signe du maître, la soumission devient une certaine inaptitude à vouloir : et ceux chez qui la vieille indépendance n’est pas morte, suspects à l’une et à l’autre puissance, sont plus près de la révolte contre toutes deux.

Les doctrines d’émancipation religieuse que les conciles de Constance et de Bâle ont adoptées et que la révolte de Luther a rajeunies, les aspirations à la liberté politique entretenues par la Ligue et la Fronde ont créé chez une élite d’hommes graves, doctes et pieux, un état de conscience d’où naît le jansénisme. La foi au roi et au pape, foi du peuple presque entier, trouve pour la répandre et l’affermir quelques grands hommes, mais poussés, comme une exception de zèle et de génie, dans la stérilité envahissante du sacerdoce. La défense collective, continue, méthodique, de l’autorité devient presque le monopole d’un ordre, la compagnie de Jésus, qui, fondée au moment de la Réforme, a su défendre la vigueur et l’autonomie de son apostolat contre les prises du pouvoir politique. Mais le principal champion des croyances religieuses est le prince, et sous Louis XIV elles se trouvent surtout protégées par des moyens de prince. Les protestans troublent l’unité ; la controverse est trop lente à les vaincre ; la révocation de l’Edit de Nantes, ouvertement blâmée par le pape, mais voulue par le roi, rétablit l’ordre. Entre jansénistes et jésuites, c’est encore le roi qui prononce. Sous la subtilité des disputes théologiques, il discerne dans le jansénisme une faction qui, par l’excès du sens individuel, conduirait en religion au protestantisme et en politique au régime représentatif. Ce n’est pas assez qu’il obtienne contre elle les condamnations de Rome, il chasse et disperse les hôtes de Port-Royal, et détruit le monastère jusqu’aux fondemens. Tout se soumet à ces rites cruels d’une religion royale qui n’a pas besoin de convaincre, mais seulement de n’être pas contredite et cette force maintient la paix dans le silence tant que le génie du pouvoir absolu règne avec Louis XIV ! Mais, lui mort, apparaît l’anarchie creusée sous tant de puissance. Les jansénistes appellent des papes au futur concile, et se ménagent, jusqu’à ce qu’il se réunisse, le droit de ne pas obéir ; les Parlemens trouvent, à soutenir les jansénistes, le double avantage de reprendre autorité sur les affaires d’État, et de relever à la fois les deux gallicanismes ; la royauté, qui s’est réservé en toutes matières le dernier mot, hésite sur ce qu’elle veut. Tantôt favorable à Rome et aux jésuites jusqu’à rompre avec les corps judiciaires, tantôt dédaigneuse de l’inertie où dort le clergé formé par elle, et consciente de suffire au soutien de la religion, elle tend de plus en plus à remplacer l’Église, et juge superflu d’en entretenir la vigueur. Avant le milieu du XVIIIe siècle, elle interdit aux ordres religieux de fonder de nouvelles maisons, et au clergé d’acquérir de nouveaux biens. Le Parlement suit la voie ainsi ouverte quand il condamne ses ennemis les jésuites, confisque leurs biens et les exile. Les défenseurs de l’autorité pontificale et monarchique sont indépendans de l’État et semblent riches ; c’est assez désormais pour que la royauté les juge coupables. Non seulement elle les abandonne, elle les accable : la maison de Bourbon les chasse de toutes les contrées où elle règne, et la coalition de ses couronnes arrache à Clément XIV la suppression de l’ordre. Avec eux disparaît, vingt-sept années avant la Révolution française, la force la plus vivante qui soutînt encore, en faveur de l’Église, la controverse, l’apostolat et l’enseignement. La place se vide au profit de l’incrédulité que préparait ce régime. La politique employée contre les protestans, les jansénistes et les jésuites a proscrit la race de ceux qui, avec une intelligence diverse, mais une sollicitude commune des vérités religieuses, vivaient pour leur foi ; elle a amoindri en France le sens du divin. L’orthodoxie séculière qui, tour à tour ou tout ensemble, chasse des populations entières, traite en criminels les plus vénérables des hommes, supprime les bulles du pape, brûle les mandemens des évêques, oblige les curés à munir des sacremens catholiques les chrétiens en désaccord public avec le pape et avec l’Église, enfin se combat elle-même et met aux prises le roi et les légistes co-ailleurs des servitudes gallicanes, a fait à Dieu une face brutale et ridicule. Les gardiens de cette doctrine à la fois incertaine et impitoyable sont des magistrats ambitieux, vindicatifs, des ministres sceptiques, des souverains dont la vie est un long outrage à la morale chrétienne ; les choses sacrées deviennent l’accessoire des intérêts profanes, se subordonnent aux cabales des courtisans, et aux manèges des courtisanes ; la religion est gouvernée par tous les vices humains. Les dépositaires des croyances immortelles, ceux qui devraient, avec le fouet du Christ, chasser les marchands du temple, sont eux-mêmes devenus marchands. Formée et déformée par les mains royales, l’Église de France garde des mérites, mais obscurs, et n’a plus d’éclatant que les abus d’un clergé où certains entrent sans vocation, s’élèvent sans vertus, représentent Dieu sans foi, occupés surtout à vivre en riches sur le bien des pauvres. Enfin le chef suprême est si dépendant des princes qu’il ne peut plus défendre contre eux le plus important des ordres, ses serviteurs les plus dévoués. Quelle leçon d’impiété quand, aux sommations iniques du pouvoir, l’Église se tait, et le pape consent !

L’illogisme du système éclatait à la fois en toutes ses inconséquences, en toutes ses cruautés, en toutes ses bassesses. La subordination de l’Église à l’État aboutissait à compromettre à la fois les deux puissances. Les seules affaires débattues sous les yeux de la nation avaient été, il est vrai, les affaires religieuses, mais dans ces luttes tous les pouvoirs de l’État s’étaient usés et avilis. L’esprit d’examen est plus facile à interdire qu’à limiter, surtout en France, patrie des audaces théoriques. Il enhardit peu à peu ses curiosités et son indépendance. Et l’opinion publique, devenue l’arbitre des deux autorités qui jusqu’alors gouvernaient le monde, finit par nier les droits de toutes deux et se déclara seule souveraine.


II

Cette souveraineté data son avènement de 1789. La Révolution française apportait une nouvelle idée de l’ordre dans l’humanité. Elle proclamait que la raison est une lumière donnée à chaque homme pour connaître le bien et le mal, diriger sa vie personnelle et coopérer à la vie sociale. Les conflits religieux allaient finir dans cette liberté. Chacun devenait maître d’accorder ou de refuser obéissance à l’autorité de l’Église. Chacun acquérait le droit de servir par ses actes et sa propagande sa foi ou son incrédulité. L’Église n’avait plus à espérer de privilèges ni à craindre de contraintes ; l’État n’avait plus à la garantir contre ses défaites ni à limiter ses victoires ; elle devait occuper dans la société la place, seulement la place, mais toute la place qu’elle obtiendrait dans les consciences.

Mais qui veut établir la liberté dans les peuples doit d’abord l’avoir fondée en soi-même, c’est-à-dire s’être soustrait à l’esclavage des habitudes, des préjugés et des haines. Or, c’est avec les vieilles passions qu’on tenta les nouveaux rapports entre l’Église et l’État. Beaucoup, parmi les hommes de 1789, cachaient sous leur philosophie une ardeur de revanche contre les respects, le silence, les détours imposés si longtemps à l’impiété ; d’autres, toujours légistes, oubliaient que les servitudes imposées, sous le nom de gallicanisme, à l’Église par l’État, avaient eu pour prétexte les privilèges accordés par l’État à l’Église, et après que leur intelligence avait répudié les privilèges, leur instinct retenait les servitudes ; d’autres, toujours jansénistes, gardaient la plaie envenimée des condamnations prononcées contre eux par Rome et aspiraient par représailles à détacher la France de la papauté. Et parce que leur vol vers l’avenir traînait les chaînes du passé, ils ne purent s’élever à leur propre principe, et ils imposèrent au clergé une « constitution civile ». Le vote était alors la source universelle de tous les pouvoirs politiques ; on décréta que le suffrage des fidèles nommerait aux cures et aux évêchés. C’était, après plus de trois siècles, le retour de la Pragmatique, d’une Pragmatique dégénérée. L’ancienne refusait au pape, mais réservait aux clercs le droit de constituer la hiérarchie religieuse ; elle méconnaissait la primauté pontificale, mais protégeait la formation du corps ecclésiastique contre l’ingérence du prince. En abandonnant à la volonté des laïques le recrutement du sacerdoce, la constitution civile détruisait à la fois l’autorité de Rome et l’autonomie de l’Église en France. Le pape, presque tous les évêques, la majorité des prêtres protestèrent, et alors apparut combien vite des philosophes contredits peuvent devenir des tyrans. C’est du passé que leur erreur était pleine, c’est au passé qu’ils empruntèrent les moyens de la soutenir. La force rompit les rapports avec Rome, imposa aux prêtres un serment d’obéissance, à ceux qui le refusaient la déportation ou la mort, frappa de même les laïques devenus criminels s’ils gardaient leur foi, brisa Jusque sur les tombes des pères la croix que devaient oublier les fils, effaça de la langue le mot de Dieu. Plus que jamais l’État était juge et bourreau en matière religieuse : la seule différence fut que les supplices, au lieu d’être, comme autrefois, une exception, devinrent une habitude, et qu’au lieu de défendre contre une minorité la foi séculaire et générale, ils se perpétuaient pour détruire cette foi au profit de doctrines odieuses à presque tous. Même quand la fureur de la Convention se dissout dans la corruption du Directoire, cette haine contre le catholicisme persiste : déjà les royalistes obtiennent de rentrer en France, et pour les prêtres le couteau émoussé de la guillotine tombe encore. Dérision terrible, ce siècle humain finit dans le sang ; la révolution, qui avait pour jamais enlevé à l’État tout droit sur les consciences, a, en moins de dix années, imposé à la France quatre religions contraires. Dans l’Assemblée constituante une trentaine de parlementaires ont machiné un schisme avec la constitution civile ; quelques subalternes de la Commune ont été assez forts pour rétablir le paganisme avec la déesse Raison ; il a fallu Robespierre pour restaurer l’Être Suprême ; il a suffi d’un La Revellière-Lépeaux pour fonder le culte des théophilanthropes. La raison a de quoi être fière, elle a égalé à la férocité de ses actes l’imbécillité de ses plans.

Seule la gloire des armes n’avait pas trompé la France, et c’est pourquoi Bonaparte recueillit légitimement le pouvoir. L’ordre que ce pouvoir ramenait n’eût pas été rendu à l’État s’il n’eût été rendu à l’Église. Il fut rétabli par le Concordat.

À la solidarité des deux pouvoirs voulue par l’ancienne société, à l’indépendance promise en 1789, à la guerre apportée par la Révolution, succéda un quatrième régime qui empruntait quelque chose à chacun des trois premiers.

Dans la France consulaire et déjà impériale où nul ne peut parler, écrire, enseigner, se réunir à d’autres, sinon sous la censure de l’État, l’Église, par le droit qui lui est reconnu d’ouvrir ses temples, de monter dans ses chaires, par les honneurs et le rang accordés à ses chefs, obtient autant de privilèges. Le nouveau maître est un protecteur comme les anciens rois : aussi revendique-t-il toutes leurs prérogatives sur l’indépendance du clergé et l’autorité des papes. Pourtant le catholicisme n’est pas redevenu religion d’État. Les cultes protestant et juif sont traités comme lui, et l’incrédulité n’expose personne à la persécution ni même à la défaveur. En cela les doctrines de 1789 sont respectées. Enfin tout rétablissement de la propriété ecclésiastique est défendu, toute fondation de piété ou de bienfaisance est interdite même aux laïques, les ordres religieux demeurent dissous et les droits de haute police permettent au gouvernement de suspendre à son gré tous les avantages restitués à l’Église. Par là survit la politique révolutionnaire.

Ces contradictions étaient dans la volonté à laquelle personne ne résistait, mais qui se combattait elle-même. Napoléon comprenait que la foi est une école d’obéissance pour les sujets et de courage pour les soldats, il reconnaissait en elle la seule force morale qui eût survécu à la mort violente de l’ancienne société, il était satisfait jusque dans son art d’autorité par le génie unitaire du catholicisme. C’est pourquoi il avait rendu au catholicisme une situation privilégiée. Mais il savait que l’irréligion gardait dans le parti jacobin une armée fanatique, il discernait que la masse des Français voulait le retour à la religion sans le retour à la contrainte religieuse, lui-même tenait à ce que l’on vît dans sa conduite une inspiration de gouvernement et non de piété. C’est pourquoi, après avoir dépouillé les Français de toute indépendance envers lui, il leur laissa tout entière leur indépendance envers Dieu. Même réduite à sa force morale de propagande, l’Église pouvait devenir trop puissante. Si elle enseigne la soumission elle en enseigne les limites ; elle est une école de révolte contre les ordres qui blessent la conscience. À la pensée qu’il pût être un jour désobéi. Napoléon se croyait déjà bravé, et contre ces chances de rébellion, il se défendit d’avance. Armes de l’ancien régime, armes de la révolution, armes des rois, armes des démagogues, armes des âges chrétiens, armes des années athées, tout ce qui avait été forgé, fourbi, aiguisé contre l’Église fut découvert, recueilli, inventorié, mis en état par cet incomparable collectionneur d’arbitraire. Il tenait à ce point à ces droits que, pour les acquérir, il ne recula pas devant un acte de surprise et de déloyauté. Après avoir, en négociant avec le pape, reconnu que les difficultés pendantes entre l’Église et l’État devaient être réglées par traité, que rien donc ne pouvait être résolu sauf d’un commun accord, il promulgua de sa seule autorité, sous le nom d’Articles organiques, le code des prétentions de tout temps odieuses à la papauté, celles qu’il avait en vain essayé de lui imposer, celles qu’il n’avait pas osé lui soumettre.

Ce régime n’était pas pour satisfaire l’Église. Si elle en examine la légitimité, elle voit à l’origine même, dans les articles organiques, la fraude : la fraude plus odieuse quand, maniée par un Napoléon contre un Pie l’II, au lieu d’être la ressource de la faiblesse contre la force, elle achève le faible par la perfidie du fort. Si elle en interroge le dessein, elle le trouve illogique : l’État croit-il la religion funeste, pourquoi l’a-t-il rétablie ? La croit-il salutaire, pourquoi l’affaiblit-il par toutes les jalousies de l’arbitraire ? Si elle s’interroge elle-même, elle souhaiterait un État qui tint à devoir non seulement de ne pas la contraindre, mais de la servir. Les ennemis de l’Église n’avaient pas plus lieu de triompher. Des incrédules persuadés que la foi est une superstition et la superstition une déchéance pour l’individu et la société, que l’unique rapport entre l’État et l’Église doit être celui de juge à prévenu, de geôlier à captif, de spoliateur à spolié, de proscripteur à banni, ont motif pour faire grief à la puissance publique d’avoir traité avec l’erreur d’égal à égal, de lui avoir signé des lettres de naturalisation en France. Ceux enfin pour lesquels l’essentiel n’était ni l’intérêt de l’Église, ni celui de l’irréligion, mais celui de la liberté promise en 1789, condamnaient également les faveurs rendues au catholicisme et les servitudes maintenues contre lui. Si les deux puissances, distinctes par le domaine, les moyens d’action, le but, ne peuvent sans usurpation ni dommage se concéder de droits l’une sur l’autre, et si leur état naturel est la séparation, des théoriciens ne sauraient admettre ni que par un corps de fonctionnaires ecclésiastiques, le gouvernement soutienne auprès des populations la candidature officielle du catholicisme ; ni que, par le choix des évêques, par la censure exercée sur les actes pontificaux et l’enseignement théologique des séminaires, il donne une direction religieuse aux consciences ; ni que, par l’interdiction au clergé de tenir ses assemblées et ses conciles, aux ordres religieux d’exister, aux fidèles de doter les œuvres de foi et de charité, il réduise arbitrairement la force de l’Église.

Malgré ces griefs contraires, et peut-être à cause d’eux, le Concordat a duré. Les situations illogiques ne sont pas les moins solides, quand elles forment un compromis entre les intérêts opposés : on s’y tient, par peur de perdre ce qu’on possède, à poursuivre ce qu’on désire. Les gouvernemens trouvaient dans ce régime les moyens efficaces de garder l’Église, aimée ou non, sous leur main : tous ont donc maintenu le pacte. L’Église ne l’a pas dénoncé : si elle ne peut plus d’un vol puissant soulever le poids mort du siècle et porter les peuples entiers aux altitudes d’où jadis elle leur montrait la terre, elle a du moins licence d’accomplir son ministère de piété auprès des âmes fidèles. Elle se sent devenue, selon le souhait de Frédéric II, « le hibou dans le clocher », son aile a été coupée sur le seuil du temple, elle ne se hasarde plus que dans le cercle formé autour d’elle par l’ombre mouvante de l’édifice, mais elle trouve chaque jour un peu de grain répandu sur le parvis, et chaque soir l’abri solide et clos contre la dent des carnassiers. Les adversaires de l’Église ont vu que, si cela était la vie, cela était aussi la faiblesse, et, tout compté, préfèrent un traité conservateur des lois persécutrices qui dorment, mais peuvent être réveillées, à une séparation qui donnerait à l’Église des garanties de droit commun. Les partisans de cette séparation ont su gré au Concordat de n’avoir pas du moins rétabli un culte dominant, et, puisque le Concordat laisse le pouvoir maître de régler le sort du catholicisme, ils demandent que la politique du « laissez faire, laissez passer » favorise la circulation des idées comme celle de la richesse, et voudraient accroître dans le gouvernement l’indifférence doctrinale que l’Église condamne, et dans les mœurs la liberté religieuse que l’impiété redoute.

Le régime dure par l’équilibre des mécontentemens qu’il soulève et des aspirations qu’il encourage. Et cet équilibre n’a pas cessé d’être instable, car toutes ces passions contraires, durant la halte imposée, cherchent du regard leur route future, et même sans sortir du Concordat, trouvent à exploiter les unes contre les autres les clauses avantageuses pour elles de ce traité captieux.

Les changemens accomplis au début du siècle dans la condition de l’État et de l’Église n’ont donc pas supprimé leurs anciennes causes de conflit. Aucune de leurs vieilles armes n’a été enlevée aux ambitions du pouvoir et aux colères de l’impiété. En revanche, ces changemens les ont émoussées. Les temps sont passés où l’esprit d’examen, incapable de renoncer à la foi, suscitait les hérésies et les schismes, voulait accommoder la foi à ses convenances, et offrait aux princes pour intervenir dans ces querelles la complicité d’une passion générale. Ceux qui ne sont plus d’accord avec l’Église et qui jadis, pour n’en pas sortir, l’auraient troublée, voient ouvertes devant eux les larges portes de l’indifférence ; sans prétendre à transformer la foi, ils l’abandonnent, et l’affaiblissement de l’ardeur religieuse est devenu une cause de paix. L’État, plus indifférent que la nation, n’a pas, pour gouverner les affaires de dogme et de discipline, les titres jadis reconnus à la royauté très chrétienne. Il est sans prétexte pour régler une foi qu’il ne professe plus, et qu’il imposerait au sacerdoce seul, c’est-à-dire au seul pouvoir chargé de la définir et de la transmettre. Il n’a plus à espérer en la faiblesse partiale qui tenait l’Église gallicane si attachée au roi et si défiante du pape. Les incrédules tentés de se faire persécuteurs ne sauraient, comme au XVIIIe siècle, prétexter les scandales ou les révoltes du clergé. Soumis, pauvre et exemplaire de mœurs, il oblige au respect de ses vertus ceux mêmes qui nient ses doctrines. Enfin tout emploi de la force contre la raison et la conscience offense la générosité de la France nouvelle. Par suite, si, au XIXe siècle, les querelles léguées par le passé avaient seules menacé l’avenir, l’Église se serait trouvée plus forte de la solidarité établie entre les intérêts de son indépendance et les instincts de son temps.


III

Mais, alors que diminuait le danger des anciennes luttes, un autre grandissait, bien plus redoutable, et qu’on peut appeler le péril du siècle. Il a tourné contre l’Église les énergies mêmes du sentiment nouveau qui la devait défendre ; il est né d’un mot, mais d’un mot qui est toute une philosophie, toute une foi, tout un fanatisme.

L’histoire, en 1789, fut semblable à ce conte oriental où un mot magique ouvre tous les passages, lève tous les obstacles, livre tous les trésors : un mot aussi parut contenir la loi de la vie privée, le gouvernement de la vie publique, le secret du bonheur. La France dressa, comme à un dieu trop longtemps méconnu, enfin découvert et à jamais vainqueur, des autels à la liberté. En vain sur ces autels aussitôt profanés coulèrent le sang et tous les droits des hommes : ni les deuils ni les excès ne purent rendre odieuse au peuple l’espérance, à laquelle il avait donné un nom. Loin d’être atteinte par les forfaits commis en ce nom, la liberté plana sur eux comme une formule absolutoire, et de même que les criminels avaient autrefois dans les temples droit d’asile, protégés par le Dieu dont ils embrassaient la statue, il a suffi aux plus scélérats d’invoquer la divinité nouvelle pour désarmer la justice de la France. D’ordinaire l’ardeur d’une passion en consume la durée : celle-ci a usé sans s’amoindrir plusieurs générations d’hommes. Non pas qu’elles aient persévéré sans lassitude à apprendre et à mériter la liberté : elles n’ont su ni s’en servir, ni la garder longtemps ; mais ces défaillances mêmes ont montré le caractère étrange, mystique, profond de cet amour. Les infidélités d’un croyant aux pratiques de sa religion lui paraissent témoigner contre lui et non contre elle, et il garde à travers les écarts de sa conduite la plénitude de sa foi. Ainsi le peuple français n’a pas donné à la liberté son effort, mais il lui a donné tous ses rêves ; il a tenu moins à la posséder qu’à l’espérer ; même quand elle était pour lui le danger et l’effroi du présent, pour lui elle demeurait la maîtresse de l’avenir ; même quand il la laissait détruire il ne souffrait pas qu’on la reniât. Certes, depuis 1789, parmi les chefs qui ont tenté d’établir un gouvernement, plusieurs poussaient jusqu’à la plénitude le dédain pour la volonté publique : pas un d’eux n’a osé contredire en face à cette passion de la France. Bonaparte lui-même, bien que son avènement fût celui du despotisme, l’inaugura par un hommage aux principes de 1789. Elle-même, la Restauration, ce reflux du temps qui semblait revenir de si loin pour effacer de sa grande vague les mots orgueilleux tracés sur le sable du rivage, ne les a atteints que pour les caresser. Tous ceux qui voulaient servir ou asservir la France ont juré d’abord la liberté.

Une seule puissance s’est refusée à ce culte, c’est l’Église. Elle l’a cité devant elle, a surpris une erreur, et s’est souvenue qu’elle avait charge de lutter contre toutes les idolâtries. Dès lors, aussi souvent que la société civile renouvelait son hymne au principe créateur, universel et tout-puissant de la liberté, l’Église a renouvelé avec une solennité égale ses réserves, ses avertissemens, ses dénégations. Elle a condamné sous toutes les formes le principe de la liberté absolue, et elle a établi en principe son propre droit de soustraire son dogme à la contradiction. De là un divorce public entre la pensée du siècle et la pensée de l’Église.

En désavouant, au nom du droit immuable, la passion la plus violente d’une époque, l’Église désignait elle-même à ses adversaires où ils la pouvaient frapper. De ce qu’elle condamnait les libertés absolues, ils ont conclu qu’elle était contraire à toute liberté : de ce qu’elle affirmait son droit à être protégée par les lois de l’État, ils ont conclu qu’elle mettait dans l’énergie répressive de ces lois toute sa confiance. Dès lors les accusations étaient faciles. L’Église qui demande obéissance au nom de la vérité ne devrait-elle pas croire à la puissance de cette vérité ? Pourquoi a-t-elle peur de la raison ? Pourquoi impose-t-elle silence au lieu de convaincre ? Son appel aux contraintes prouve que son principal souci n’est pas la conquête des âmes, mais la domination des États. Le but de cette domination fùt-il le bien désintéressé des peuples, dès que l’Église, au lieu de préparer par la conquête évangélique de chaque volonté l’avènement de l’État chrétien, prétend employer la puissance publique à gouverner le for intérieur des hommes, elle déserte sa mission et en usurpe une autre. Son désir de s’appuyer sur les lois la rend dépendante de ceux qui les font, même s’ils sont en lutte contre le sentiment public : elle devient, par une conséquence perpétuelle, l’alliée des gouvernemens et l’adversaire des peuples. Comme l’entente qu’elle rêve d’établir avec ces gouvernemens aurait à la fois pour résultat de mettre l’influence religieuse au service d’un pouvoir purement humain, et de transformer l’autorité politique en instrument d’autocratie religieuse, c’est-à-dire de préparer par une double confusion une double servitude, lutter contre ces doctrines est donc défendre à la fois la liberté religieuse et la liberté civile. Et comme l’Église se vante elle-même que ses doctrines sont immuables, il ne faut pas cesser de les combattre.

Voilà le caractère de ce conflit soudainement apparu lorsque la sève des discordes confessionnelles semblait épuisée. La raison humaine, si elle n’était plus disposée à pénétrer en maîtresse ni en destructrice dans le gouvernement de l’Église, était devenue moins capable de subir dans le gouvernement de l’État les invasions de l’Église ; et on lui dénonçait comme telles les doctrines du catholicisme sur la liberté. Au lieu de cesser, la lutte se déplaçait. Elle s’éloignait du temple, mais pour se rapprocher de la place publique, du foyer ; elle menaçait des intérêts considérés par l’homme, devenu citoyen, comme son domaine terrestre et la juridiction propre de sa souveraineté ; elle le sommait d’opter entre la vieille foi et la liberté nouvelle. Les hommes les plus attachés à la liberté, c’est-à-dire les défenseurs naturels de l’Église contre l’arbitraire, acceptèrent le dilemme qu’ils n’eussent pas posé ; ils n’auraient pas voulu attaquer l’Église, ils se crurent forcés de se défendre. Cette défiance les empêcha d’abroger les lois de vexation monarchiques ou révolutionnaires, elle les rendit incertains, impuissans ou complices lorsque ces lois, sous prétexte de protéger l’État, furent appliquées par des pouvoirs ambitieux ou sectaires. Ce malentendu a compromis, outre la situation légale de l’Église, son empire sur les consciences. Il a été la pierre de scandale, il a fait le désenchantement et la solitude autour des croyances, il a enlevé au catholicisme en ce siècle plus d’âmes qu’aux siècles des théologiens les hérésies et les schismes, et qu’aux siècles des philosophes la science et les ironies.


IV

Hostilité doctrinale du catholicisme contre la liberté humaine, solidarité politique du clergé avec l’absolutisme des gouvernemens contre l’émancipation des peuples : voilà le double grief qui, de nos jours, a pesé sur l’Église. L’accusation est-elle juste ?

Et d’abord l’Église est-elle l’ennemie de la liberté ?

Si elle l’était, elle le serait devenue. L’indépendance, qui fut dès les origines un instinct de notre race, sa grandi de siècle en siècle dans nos mœurs aux époques où la grande législatrice était l’Église, et celle-ci était alors accusée de défendre à l’excès les droits des peuples. Or on la sait immuable de doctrine. Serait-ce le terme de liberté qui aurait changé de sens ? Parfois, en effet, la mobilité des choses se dissimule sous la permanence des mots, et ceux-ci, en restant les mêmes, prennent une signification nouvelle. Donc, comme dit Pascal, il faut d’abord définir.

Jusqu’à la Révolution française, il semblait que le premier devoir d’une société fût de pourvoir à ses intérêts généraux, et que le premier bien à assurer à ces intérêts fût la stabilité. C’est pour eux que le peuple était réparti en classes hiérarchisées et en corporations permanentes, chacune ayant à perpétuité charge d’un service public, et en récompense jouissant d’avantages particuliers que lui reconnaissaient toutes les autres. C’est le règlement de ces avantages qui formait la matière des rivalités entre ces corps, et comme ils se savaient tous nécessaires à la vie commune, leurs luttes n’étaient que des querelles de frontières. Les droits de l’homme étaient sa part des avantages reconnus à sa caste ; ses efforts pour améliorer cette part s’exerçaient au nom et au profit de sa classe : ainsi l’égoïsme individuel, transformé en esprit de corps, trouvait dans l’organisation sociale une direction et un frein. La liberté de ce temps avait un double caractère : considérait-on sa nature ? elle était la jouissance d’avantages pratiques, précis et limités. Considérait-on ses ayans droit ? elle était un bien collectivement conquis, possédé et défendu par chaque corps.

L’imperfection d’une structure d’ailleurs si solide était de laisser une place trop étroite et indistincte à l’individu. Subordonné jusqu’à être sacrifié à l’intérêt de son ordre ou de sa corporation, il ne trouvait que dans la puissance de l’ordre ou de cette corporation prospérité et indépendance. Ni l’une ni l’autre ne manquèrent tant que ces corps, demeurés autonomes et gouvernés par leurs chefs naturels, obéirent à l’instinct de la conservation. Mais cette autonomie fut peu à peu détruite : la royauté, au lieu de rester le lien qui unit, devint le lien qui étouffe. Quand l’autorité, jusque-là exercée par chacun de ces corps au profit de leurs membres, se trouva confisquée par le monarque et dans son seul intérêt, pour le sujet la soumission devint sans récompense et sans espoir. Il sentit au-dessus, au-dessous, autour de lui, la poussée de forces autrefois protectrices le presser, l’étouffer, le réduire à rien. Pour trouver l’air respirable et par un effort suprême, il brisa toute l’antique organisation, comme un enseveli vivant ferait éclater son cercueil.

L’homme s’en échappa, emportant sur ses lèvres ce baiser froid de la mort ; il y abandonna comme un linceul l’humilité confiante qui, lui rendant sacrées les coutumes reçues et les institutions établies, lui avait fait préférer les volontés des autres à sa propre volonté. Désormais il restait seul avec sa raison qui l’avait délivré. Qui avait droit à conduire sa vie sinon lui-même ? Qui connaissait ses désirs et ses besoins plus que lui-même ? Les intérêts généraux auxquels il avait été sacrifié pouvaient-ils s’établir sur la ruine des intérêts particuliers ? Ne seraient-ils pas garantis le jour où nul individu n’aurait plus à souffrir ? Chaque homme devait donc employer sa part de raison à assurer sa part de bonheur. L’enthousiasme universel des espérances à l’aurore de 1789 fit croire que dans ce peuple unanime survivait la solidarité : jamais des hommes plus « sensibles » n’avaient proclamé plus haut que le bonheur d’autrui est la meilleure part du nôtre, et se prendre à cette apparence fut la naïveté d’une époque sans candeur. Mais dans ces foules où tous revendiquaient pour tous, parce que les désirs de tous étaient les mêmes, chacun songeait à soi, stipulait pour soi. Dès ce moment, quelles libertés sont réclamées tout d’une voix, avec une passion dont l’écho retentira pendant un siècle ? Celles de conscience, de profession, de parole, de presse, de vote, c’est-à-dire celles qui offrent à l’homme le moyen de rester son maître et l’espoir de devenir le maître des autres. Mais il y a une liberté qu’ils ne peuvent exercer, sinon par une concorde de vues, par une communauté d’efforts, qui discipline leur énergie, combine leurs intérêts, crée entre eux un échange de droits et de devoirs, transforme en avantages pour chacun les sacrifices consentis à l’intérêt de tous, et initie les hommes aux conditions normales de la vie : c’est la liberté d’association. Celle-là semble étrangère aux droits de l’homme. Pourquoi ? Parce que toute organisation collective réveille chez l’individu le souvenir des anciens corps où il comptait pour rien. Il se dit un homme libre, il est toujours un esclave échappé, il ne croit jamais avoir mis assez d’espace entre lui et les chaînes rompues. La révolution fut un acte de foi en la raison solitaire de chaque homme. La liberté, prenant des caractères opposés à ceux qu’elle avait sous l’ancien régime, devint à la fois illimitée dans ses espérances et individuelle dans son effort.

Mais, pour se trouver libre à son gré, l’atome ambitieux qui voudrait remplir de soi l’infini devrait être seul. Or il vit mêlé à une multitude d’atomes semblables, dont chacun enferme en sa petitesse la même immensité de désirs. Partout ces énergies se disputent la place et se bornent par leur coexistence. Pour concilier cette contradiction, les réformateurs ajoutèrent une théorie à une théorie, à celle de la liberté absolue celle du contrat social. Puisque l’homme est doué de raison, il sait abdiquer de son indépendance naturelle ce qu’il faut pour respecter l’indépendance des êtres égaux à lui, et pour assurer d’accord avec eux l’existence inviolable des droits essentiels à tous. Sur ce consentement réciproque se fondent les obligations de chacun envers les autres, de l’individu envers la société : et seuls sont légitimes les sacrifices qui ont été consentis par la raison de l’homme. Ainsi jusque dans la reconnaissance des intérêts généraux le droit individuel domine, et, par la façon même dont il se limite, il triomphe.

C’est ce droit que l’Église a jugé à la fois insuffisant et excessif. Elevant la lutte aux sommets de cette raison où les novateurs se croyaient inattaquables, elle a dénoncé l’erreur dans le principe même de leur doctrine, dans leur idée de la liberté. Elle a nié que pour l’homme la liberté fût le bien suprême. Partout autour de lui s’étendent des régions de ténèbres, son grand tourment est de ne pas connaître, son instinct est de chercher le vrai. Son guide ordinaire est sa raison, et il n’y a pas de motifs pour que celle des uns impose à celle des autres ses hypothèses. De là le rôle de la liberté, fille du doute. Chacun explore à sa manière le mystère des idées, des phénomènes et des calculs : ces voyages de découverte poursuivis de tous côtés à la fois pénètrent et réduisent plus vite le domaine de l’inconnu, et chacun, par son effort spontané, travaille au profit de tous. Mais quand, grâce à la somme de ces efforts, au doute succède la certitude, la vérité qui n’a plus à être servie par l’indépendance de l’activité individuelle veut être honorée par l’adhésion de tous à l’évidence. La liberté abdique devant l’axiome. Dire que le bien suprême est la liberté, c’est donc prendre la route pour le terme, préférer le labour à la moisson ; c’est penser que la vocation de l’humanité est la lutte dans les ténèbres et non la paix dans la lumière. Si la civilisation se mesure à la liberté garantie à l’individu contre l’arbitraire, elle se mesure également au nombre des vérités conquises sur l’ignorance pour l’avantage commun. Et le bien suprême est la certitude.

Si ne voir dans l’homme que la liberté est amoindrir sa nature, ne voir dans la société que l’homme est exagérer son importance. Des théologiens qui lui attribuent une origine divine et une destinée immortelle ne sont pas suspects de méconnaître sa grandeur ; mais ils se refusent à admettre que cette grandeur ait changé de nature vers la fin du XVIIIe siècle, à reconnaître comme maître de la société humaine, à séparer d’elle par une abstraction chimérique, à unir à elle seulement par des pactes volontaires l’être qui naît en elle, ne peut sortir d’elle, ne saurait vivre sans elle, et à qui elle survit. Les contemplant ensemble, ils comparent l’importance de l’un et de l’autre. L’individu, qui est un point dans l’espace, forme, par la multitude des êtres semblables à lui, la génération qui est un point dans la durée ; chacune des générations alimente de sa vie fugitive la vie permanente du genre humain. La volonté de l’individu n’est pas libre d’apporter un dommage à sa génération ; la volonté de cette génération, fût-elle unanime, n’est pas libre d’anéantir le bien légué par le passé et d’en frustrer l’avenir ; nul n’a droit sur ce qui est plus vaste et plus permanent que lui. Et la société, c’est-à-dire l’homme collectif et l’homme durable, multiplié sur le sol par la vigueur de la race et perpétué dans le temps par la suite des générations, est supérieur d’intérêts et d’inviolabilité à l’individu, hôte minuscule et passager de cette vie générale.

Est-ce à dire que l’homme usurpe toujours quand il innove ? Ce serait lui faire grief qu’il ait déserté la sauvagerie des forêts primitives. La différence des âges crée la différence des institutions : tour à tour prématurées, puis opportunes, puis surannées, elles écoulent leur existence temporaire dans l’existence à la fois continue et changeante de l’humanité. Toutes ces tentatives sont méritoires tant qu’elles se bornent à régler les contingences d’un monde livré, selon le mot de l’Écriture, aux disputes des hommes. Et c’est la dignité de l’homme qu’il puisse par la contradiction apparente et l’ascension continue de ses efforts élever la société à une vie de moins en moins imparfaite. Mais la liberté n’a pas le privilège de travailler, quoi quelle veuille et par la seule vertu de son mouvement, à cette perfection : la raison ne tire pas d’elle-même le progrès comme le ver à soie sécrète son fil. À tous les âges, sous tous les régimes, l’espèce humaine est représentée par la race, la famille, l’individu ; et pour l’individu, pour la famille, pour la nation, certaines vérités sont vivifiantes, certaines erreurs sont délétères. Par suite, il y a des lois générales qui sous tous les régimes devront demeurer les mêmes. Le progrès n’est que l’accord des institutions positives avec les vocations naturelles de l’humanité. La décadence est la contradiction entre ces vocations naturelles et les volontés des peuples.

La connaissance de ces lois fondamentales est d’une telle importance, que le soin de les découvrir et de les appliquer ne pouvait être abandonné au libre arbitre de la raison humaine. Loin que l’attraction naturelle et immuable de la volonté humaine tende au bien général, l’infirmité intellectuelle et morale de l’individu travaille instinctivement contre les droits et l’avenir de l’espèce. Il est donc besoin d’une autorité supérieure au consentement pour défendre ces principes nécessaires contre les inconstances, les témérités et les égaremens du sens particulier. Cette autorité existe et elle a commandé. Continuant l’œuvre de bonté commencée par la création, la puissance divine a révélé au monde les lois qui doivent le conserver. Le Décalogue est le code de justice que le ciel a donné à la terre, l’Evangile a complété la justice par l’amour. Là l’origine, la destinée, et par suite, les devoirs de l’homme sont éclairés. Là se trouvent l’essentiel de la sagesse publique et privée, les préceptes également salutaires à toutes les diversités de race, à tous les âges des peuples, à toutes les conditions des hommes. Les droits de l’individu ont été rendus inviolables à l’arbitraire du pouvoir, parce qu’attributs de sa nature immortelle, ils sont par essence supérieurs aux autorités établies pour le gouvernement d’intérêts passagers ; la solidarité entre les hommes est devenue naturelle parce qu’ils sont frères ; la famille a été fondée sur l’indissolubilité du mariage et la monogamie ; la paix des intérêts sur le respect de la propriété, fruit du travail ; la fécondité durable du travail et la dignité morale de l’existence sur le repos et le recueillement du septième jour ; l’ordre des États sur la soumission aux chefs, mandataires de la puissance divine. Pour tout ce qui est ainsi édicté, l’homme n’a plus ni le devoir de chercher la vérité par ses propres forces, ni le droit de la méconnaître : il ne lui reste qu’à obéir.

Et pour que cette fidélité soit universelle et constante, Dieu ne s’est pas contenté de livrer ces lois à la mémoire et à l’interprétation de chaque race, de chaque génération, de chaque famille, de chaque homme. Il a laissé au monde un interprète de ses desseins. Son Église, gardienne de l’arche où sont les textes saints, a charge de les rappeler aux peuples comme aux individus. C’est pourquoi l’indépendance lui est nécessaire pour instruire les nations, les plier à ce joug volontaire qui rend superflues les contraintes établies en faveur du droit, et vaines les violences tentées contre lui. Sa mission de vérité, son désir de rendre les hommes plus heureux en les rendant meilleurs ne lui permettent pas de reconnaître aux théories, aux institutions, aux mœurs qu’elle sait funestes le droit de solliciter l’intelligence et de surprendre le cœur des hommes. Et, comme les gouvernemens sont établis pour défendre la société contre les causes de dissolution, il appartient à ces pouvoirs de ne pas demeurer neutres entre la vérité et l’erreur, de respecter, de faire respecter les enseignemens que l’Église apporte au monde, de défendre, en la défendant, les vérités sociales qu’elle perpétue.


Tel est le désaccord entre la sagesse des philosophes et celle des théologiens. Il n’est pas vrai qu’il ait rangé en deux camps adverses l’Église et la liberté. La liberté, comme l’Église, a ses dévots, dont les scrupules dépassent parfois la mesure. De même que quelques-uns, par défiance de la faiblesse humaine, voudraient placer tout sous la tutelle religieuse, de même quelques autres, par crainte d’attenter à l’indépendance de la raison, laisseraient impunies les attaques les plus violentes de la déraison contre la paix publique, la morale, le bon sens. Mais ces exagérations contraires ne rompent pas l’équilibre où la masse des esprits plus stables et plus moyens se maintiennent. Sous les hommages enthousiastes des philosophes comme sous les défiances solennelles des théologiens, la liberté de l’individu se heurte partout à des bornes posées à peu près de même. Les libertés absolues que l’Église condamne en droit n’ont jamais en fait été consacrées par aucun régime. Les gouvernemens nés de la révolution n’ont pas cessé de restreindre, comme le demande l’Église, cette indépendance par des lois qui règlent les devoirs de l’homme, la vie de la famille et les droits de l’État. Voici la seule différence entre le droit nouveau et la doctrine chrétienne. L’Église, durant de longs siècles, avait, législateur universel, gouverné non seulement la religion, mais les intérêts terrestres, la hiérarchie de la société, la politique. De son propre aveu, elle n’a pas exercé toutes ces influences en vertu du même droit. Elle a réglé les intérêts temporels parce qu’elle avait, sur les peuples enfans, une supériorité d’intelligence humaine : elle a exercé une tutelle en gérant des affaires qui étaient leurs, mais qu’ils étaient incapables de conduire. Depuis que les peuples ont, par la révolution française, manifesté leur volonté de gouverner eux-mêmes ces intérêts, l’Église ne prétend pas retenir la portion d’autorité par laquelle elle avait ainsi exercé non ses droits, mais les leurs. Les nations croient n’avoir plus besoin de la sagesse humaine qu’elle avait mise à leur service comme une extension de son ministère religieux : elle s’est aussitôt restreinte à ce ministère religieux, sa charge essentielle. Ne tenant plus aux affaires publiques, sinon par la défense de la foi, elle veut seulement, mais elle veut toujours rappeler aux peuples devenus souverains les limites de leur souveraineté et présenter à leur obéissance les lois, seules intangibles, qui sont la part de Dieu dans les affaires humaines. Les philosophes de 1789, au contraire, considérant que les croyances religieuses n’offrent point de certitude démontrable, n’ont rien voulu fonder sur elles, ni mettre la contrainte des lois au service de pures hypothèses. Selon eux la raison humaine tire d’elle-même en toute souveraineté tout l’ordre du monde. Ils ont refusé, par suite, de reconnaître à l’Église le rôle public qu’elle réclame comme la gardienne de vérités nécessaires.


V

Leur raison avait-elle si raison ? Que vaut l’argument unique par lequel ils croyaient avoir écarté les ambitions de l’Église ? Sans doute, l’intervention divine dans le gouvernement du monde est une hypothèse. Mais la clairvoyance de la raison humaine est-elle autre chose qu’une hypothèse ? Admettre que cette volonté échappe à l’ignorance, à l’égoïsme, à toutes les obscurités de la passion, et que l’homme se décide, soustrait à toutes les conditions humaines, est-ce autre chose qu’une hypothèse ? La liberté n’est-elle pas le mystère des mystères ? Des lois ignorées de gravitation ne gouvernent-elles pas nos intelligences, même quand elles semblent, comme les étoiles du ciel, brillantes de leur propre lumière et maîtresses de leurs voies dans l’immensité ? Qui sait dans quelle mesure les traditions et l’ambiance changent, comme disaient fortement nos pères, en un serf-arbitre ce que nous appelons notre libre arbitre ? Si l’Église n’apporte pas la preuve authentique de sa mission, quel notaire a rédigé le contrat social et quels témoins y ont signé ? Hypothèse pour hypothèse. entre celle de la sagesse divine et celle de la sagesse humaine, la plus hardie est-elle celle de l’Église ?

Si la foi à la souveraineté de l’intelligence humaine et la foi à l’existence d’un législateur surhumain ne peuvent ni l’une ni l’autre s’imposer par l’éclat de l’évidence à la conviction universelle, il n’y a de juge entre elles que les résultats.

Or la philosophie de 1789, loin qu’elle ait fondé, comme elle le croyait, le gouvernement des hommes sur les certitudes de la raison, a fondé sur l’incertitude du sens individuel l’avenir de la société. Sur l’origine et sur la destinée de l’espèce humaine, c’est-à-dire sur les questions qu’il faut avoir résolues pour donner une base aux droits et aux devoirs, elle ne se prononce pas. Elle laisse chaque conscience chercher le mot de la grande énigme. Mais que les intelligences l’aient ou non trouvé, la vie n’attend pas, et il leur faut régler en tous ses détails un ordre social dont elles ignorent les principes. La première condition de cet ordre est qu’il concilie l’indépendance de l’homme avec la force de la famille et de la nation. Quelle garantie offre pour une telle œuvre la raison solitaire d’un homme ? Passager de l’existence, il n’a, pour statuer sur les institutions permanentes, ni passé ni avenir dans l’esprit, le sens des choses durables lui manque, il compare tout à la mesure de sa brièveté. Juge et partie dans les conflits entre l’intérêt général et son intérêt propre, il a bien des chances de sacrifier par un égoïsme inconscient et implacable les intérêts généraux à l’intérêt individuel.

Incertaine et égoïste, la raison humaine est un devenir perpétuel, et se modifie sans cesse par son propre effort. Quand rien n’est soustrait à son pouvoir, rien n’est défendu contre l’inconstance. L’on a vu en effet depuis 1789 une mobilité inconnue ébranler tout, et la liberté, le dogme immuable, subir les métamorphoses les plus nombreuses et les plus longues éclipses. L’étendue même des droits réclamés pour elle devient la cause de ces réactions. Elle épouvante parfois ceux qui l’appelaient : alors ils usent de leur liberté pour supprimer la liberté elle-même, et, quand les périls se sont éteints dans le silence, la regrettent. Ces contradictions éclatantes, à des intervalles si courts, font les gouvernemens aussi viagers que les hommes. Et tandis qu’autrefois ces gouvernemens, arbres séculaires, étendaient leurs rameaux sur une suite de générations, maintenant, mis en coupe réglée par chacune, et devenus l’approvisionnement d’une saison, ils sont jetés sans cesse dans le foyer dévorant de nos espérances, l’entretiennent un instant de leur flamme, et s’y changent en cendres.

Du moins l’individu, par lequel tout est gouverné et amoindri, bénéficie-t-il de ces changemens ? Lui-même en est la victime. La vérité a pour unique garantie le témoignage de l’intelligence. Que résoudre quand le témoignage n’est pas unanime ? La philosophie individualiste conclut à accepter comme vrai le sentiment général : car où tous ne peuvent obtenir satisfaction, au moins faut-il que le plus grand nombre soit obéi. Aussi les logiciens de la révolution française ont-ils considéré comme choses adéquates la volonté générale et le droit. En vain l’individu réclamerait pour son indépendance certains asiles inviolables : décider ce qui est inviolable dans cette indépendance appartient à la raison, et la raison est la volonté du plus grand nombre. Par suite, l’homme que cette volonté blesse, non seulement est réduit à souffrir la contrainte de la force matérielle, il n’a même pas contre cette force la ressource d’une protestation morale. Il se croit opprimé, mais les autres ne jugent pas qu’il le soit : leur raison convainc la sienne d’erreur. Ses droits sont des nuages que le souffle populaire chasse de l’horizon : il n’a plus qu’un espoir : attendre qu’une saute de vent les ramène. Car la raison générale perpétue son autorité par les démentis qu’elle se donne, et le vaincu, s’il survit assez longtemps à son erreur, a chance de la voir transformée en vérité. La règle de sa vie n’est donc pas dans sa volonté, elle est dans la volonté des autres.

Et quels autres ! La loi écrite qui en 1789 accordait la souveraineté à chaque homme n’a pas abrogé la loi de nature qui destine presque tous à être conduits par quelques-uns. L’anéantissement des associations où la diversité des aptitudes individuelles s’ordonnait en une compétence collective, la ruine des hiérarchies solides où la force des chefs reposait sur la solidarité de leur intérêt propre et de l’intérêt commun, ont imposé à la masse des hommes la tâche de choisir eux-mêmes par qui ils seraient conduits, et en même temps lui ont enlevé le moyen de connaître ceux qu’elle doit suivre. La société, composée d’êtres qui sur un sol nivelé se mêlent, se pressent, et parfois s’écrasent sans s’unir, assemblent et désassocient comme au hasard leurs rencontres éphémères et leur mouvement perpétuel, est devenue une foule. Qui a prise sur cette inconsistance ? Que bâtir sur cette fragilité ? Pour gouverner cette multitude, il faut découvrir les sentimens communs aux hommes les plus étrangers les uns aux autres et les plus pauvres d’intelligence, il faut apprendre la langue des idées vagues et des passions : la place est aux rhéteurs, aux sophistes, aux démagogues. C’est cette collaboration de l’audace et de l’ignorance qui crée le droit.

Voilà le résidu mortel qui demeure, quand se sont évanouies les fumées brillantes, au fond du creuset où le XVIIIe siècle croyait trouver la pierre philosophale. La liberté a prétendu devenir sans limites, elle a été aussitôt sans garanties ; elle a prétendu être le refuge inviolable de l’individu, elle a été livrée au caprice de la foule ; elle a prétendu préparer un régime où chacun restât à jamais son maître, elle a rendu faciles les révolutions où un seul devient le maître de tous ; elle a prétendu inaugurer le règne de la conscience intelligente, elle a soumis le monde à l’omnipotence des incapables, c’est-à-dire au plus aveugle, au plus brutal, au plus humiliant des esclavages.

L’Église, par sa conception du monde, portait remède à ces maux. Si les principes essentiels à la vie individuelle et à la vie sociale sont soustraits aux disputes des hommes, et si le respect perpétuel de ces principes est une forme du culte que la créature doit à son créateur, les contradictions, l’inconstance, la grossièreté de la raison humaine perdent aussitôt de leurs dangers. Les intelligences les plus incultes sont élevées par la foi aux sommets où elles n’auraient pu atteindre par leur propre force, les plus dissemblables trouvent dans la foi la concorde dont leurs égoïsmes les éloignaient, les plus mobiles reçoivent de la foi la constance qui n’était pas en elles, mais qui est dans le devoir. La liberté, qui règle et modifie à son gré tout le reste des doctrines, des institutions et des faits, tourne, comme la terre où elle se meut, autour de pôles fixes. Et l’acte suprême de la raison humaine, étant un acte de foi dans la sagesse divine, donne au monde la confiance en l’avenir.

Cette autorité empêche que l’intérêt social soit sacrifié à l’intérêt individuel. L’égoïsme naturel à l’homme, les formes de civilisation qui, par l’amoindrissement de la vie solidaire et de l’esprit traditionnel, accroissent l’inaptitude de l’homme à comprendre les droits de la famille, de la nation, de la société, ne mettent plus ces droits en péril. Entre eux et soi, l’individu cesse d’être juge et partie ; entre la société et l’homme il y a un arbitre, leur créateur commun. Il a établi, avec l’égalité de sa sollicitude, l’équilibre de leurs rapports ; il a mesuré l’importance relative de chaque être, et des collectivités de plus en plus étendues où chaque être a sa place ; il a proportionné leurs prérogatives à cette importance, et il a imposé à l’individu le devoir de travailler par le respect de ces lois à la puissance et à la durée de l’espèce.

Où l’intérêt social trouve cette garantie, l’intérêt de l’individu, loin d’être sacrifié, trouve lui-même sa sauvegarde. L’homme certain qu’il a reçu de son créateur, avec la vie, une tâche, et, pour l’accomplir, des facultés et des énergies, devient le plus rebelle aux jougs injustes. Il sait que ses droits les plus précieux ne lui ont pas été conférés par le consentement des autres hommes, mais par sa nature même ; il connaît en lui des retraites inaccessibles à toute contrainte ; vaincu, il garde la foi que la vérité souffre avec lui, que tôt ou tard il triomphera par elle ; il refuse à la force usurpatrice l’assentiment qui le ferait complice et la ferait légitime ; écrasé par elle et seul contre tous, il sait dire un « non » invincible, parce qu’il défend contre la violence des hommes une œuvre de Dieu. Or, cette foi en un droit indépendant des caprices populaires, et que la volonté humaine ne saurait détruire, ne l’ayant pas créé, est le seul fondement de la liberté individuelle et la garantie suprême de toute liberté.

Il faut donc le reconnaître : dans ce conflit de doctrine entre la philosophie du XVIIIe siècle et l’Église, les philosophes ne l’emportent ni par la certitude du principe, ni par la hauteur des vues, ni par la précision des termes, ni par la logique des conséquences, ni par l’ordonnance de l’ensemble. Rien ne manque tant à leur œuvre que le caractère de sérénité, d’impartialité, d’universalité. Ils apparaissent comme les représentans d’une heure, d’une contrée, d’une passion, et leurs pensées, comme eux, ont quelque chose d’impétueux, de local et de momentané. C’est contre les vices du gouvernement établi en France à la fin du XVIIIe siècle qu’ils ont élevé un système général ; parce que l’arbitraire du pouvoir était à cette date le grand vice de ce gouvernement, la liberté est devenue pour eux le principe unique de tout ordre politique ; ils ont donné tout le pouvoir à la raison parce qu’ils croyaient à la primauté de leur propre intelligence : ils ont exalté les droits de l’individu parce que dans l’immensité du monde rien ne leur importait à l’égal d’eux-mêmes ; ils ont peuplé l’avenir de mots, sans autre garantie de leurs promesses que leur imagination, et de même que leurs principes sont des représailles, leur philosophie n’est qu’une rhétorique.

L’Église, au contraire, même à ne reconnaître dans sa doctrine que les conseils d’une sagesse tout humaine, possède le calme, l’étendue et l’autorité. Elle est un corps traditionnel et permanent, le plus vaste qui se soit donné pour tâche de travailler au bonheur des hommes. Elle a traversé le passé comme elle traverse le présent, les yeux fixés sur l’avenir. Elle échappe par son ubiquité aux préjugés de temps et de race. Elle sait, par l’histoire des peuples qu’elle a formés et auxquels elle a survécu, les chances de vie et de mort contenues dans les institutions diverses ; son expérience reconnaît de vieilles erreurs dans les idées qui semblent nouvelles à l’inexpérience des politiques, et personne ne sait comme elle l’hygiène de l’humanité. En même temps qu’elle contemple de ce regard universel les destinées permanentes de l’espèce, elle respecte en chaque être la dignité d’une nature immortelle ; la première, elle a, non proclamé, mais, ce qui vaut mieux, servi les droits de l’homme, en commençant par les plus humbles victimes du sort, l’esclave, le pauvre, l’orphelin ; sa sollicitude a le don de se partager sans s’amoindrir, et de ménager la liberté des plus petits dans le grand ordre de l’univers. Enfin la vocation même du sacerdoce, cette vie perpétuellement confidente de toutes les passions humaines et, autant que cela est possible ici-bas, étrangère à ces passions, cette pratique obligatoire des vertus qui disciplinent l’imagination, apaisent le cœur, épurent la volonté, et par suite deviennent, dans leur sérénité, intelligence, tout assure aux chefs de l’Église, c’est-à-dire aux meilleurs de ces sages, pour prononcer entre les intérêts, l’infaillibilité du désintéressement. Le jour où de tels témoins sont en désaccord sur les droits et les devoirs de l’homme avec des législateurs, il n’y a pas présomption de vérité en faveur de ceux-ci. Les uns sont le caprice d’une heure et les autres la conscience des siècles.

Mais pour reconnaître la faiblesse de la philosophie révolutionnaire et la solidité de la philosophie chrétienne, il faut sous les mots atteindre les choses, et poursuivre les principes jusqu’au fond des conséquences.

La génération de 1789 n’eut pas, ne pouvait pas avoir cette impartialité. L’expérience ne lui semblait qu’une conspiration du temps contre la vérité. Les abus du passé avaient rendu ses victimes incapables de le juger avec justice. Le meilleur titre d’une institution ou d’une doctrine était de n’avoir pas encore été. Par cela seul que l’Église était la plus ancienne et la plus vaste des traditions, elle était la plus suspecte des autorités : et ce qui aurait dû faire sa force devenait sa faiblesse.

De plus, l’Église prononçait le mot le plus odieux alors, le mot de soumission. Elle parlait de lois nécessaires, et paraissait tendre un joug à la raison au moment où la raison, pour n’avoir pas été assez libre, croyait ne pouvoir jamais l’être trop. La révolution disait le mot émancipateur que la passion publique voulait entendre, et les passions sont comme les souverains : celui qui leur paraît les mieux servir est celui qui les flatte le plus.

Enfin le christianisme même de la France la rendait moins sensible aux inquiétudes de l’Église. Il avait formé la conscience nationale : ceux mêmes qui ne croyaient plus à ses dogmes demeuraient pénétrés de sa civilisation : par suite, les premières lois qui, même sans le concours de l’Église, fixèrent, au nom de la société nouvelle, les droits et les devoirs de l’homme, s’écartaient peu des principes tenus pour essentiels par l’Église ? Les Français ne s’avisèrent pas que leur sagesse était peut-être une mémoire encore docile aux leçons du pouvoir religieux : ils ne démêlaient plus ce qui était à lui et à eux dans leurs propres pensées. C’est pourquoi ils croyaient avoir voulu par le libre choix de leur intelligence les institutions que l’Église prétendait imposer à l’intelligence ; et l’Église leur semblait, par suite, avide de garanties superflues. D’ailleurs, s’ils s’émancipaient de son autorité politique, ils ne songeaient pas, pour la plupart, à détruire son influence religieuse. La vieille tutrice resterait au foyer, respectée toujours, écoutée parfois, garderait la force de la prière, qu’il lui faudrait désormais, pour être exaucée, adresser non plus seulement à Dieu, mais aux hommes. Et pour eux ces difficultés de paix n’étaient pas des désirs de guerre.

Mais la guerre était dans les vœux ardens d’une minorité. Cette minorité assemblait contre l’Église deux sortes d’ennemis. Les plus nombreux, tout comme la masse du pays, trouvaient bonne la civilisation que le christianisme leur avait préparée. Ils ne rêvaient pas de détruire la famille, moins encore le pouvoir, moins encore la propriété. Fils de Voltaire, disciples des philosophes, ils étaient, comme leurs maîtres, hardis de cupidités plus que de doctrines. Tout dans le vieux monde leur semblait à sa place, pourvu que la première leur appartînt. Or leur primauté, fondée sur l’intelligence, se sentait contestée tant que la religion verserait dans le monde le doute contre les droits de la raison. Soit que leur raison matérialiste, bornant sa vue à l’ordre de ce monde, écartât le monde futur comme une hypothèse inutile, soit que leur raison déiste suffit à se créer l’hypothèse d’un Être suprême, ils n’avaient pas besoin de l’Église. Ce n’était pas assez pour eux de lui refuser obéissance, il leur fallait ruiner cette entreprise de servitude fondée sur l’imposture. Ainsi l’orgueil de l’esprit achevait en eux son œuvre logique. Et cet orgueil ne songeait pas à se demander si, le jour où l’Église aurait succombé, ils trouveraient aussi fortes et toujours protectrices les institutions qu’elle avait faites et qu’ils voulaient maintenir.

Autrement conséquente était l’autre sorte d’hommes, minorité de la minorité. Ceux-là, après avoir reçu les leçons des philosophes, avaient conduit les audaces de la haine plus loin que leurs maîtres et que leur siècle ; ceux-là, vrais novateurs, aspiraient à la destruction de l’autorité, de la propriété, de la famille, et poussant jusqu’à son terme le culte du droit individuel, rêvaient de détruire la société (tout entière pour faire place à toutes les anarchies. Ceux-là ne se dissimulaient pas que la grande force des institutions condamnées par eux, le grand obstacle aux changemens résolus par eux, était l’Église. Ceux-là ne la condamnaient pas pour son inutilité, mais pour sa force.

Les uns et les autres, jusqu’à ce qu’elle fût vaincue, avaient le même intérêt. Ils se trouvèrent, à la veille de la révolution, unis par un lien plus étroit encore. Quand une passion puissante grandit parmi les hommes, et que les lois ou les mœurs l’empêchent de couler à ciel ouvert, elle se creuse des voies souterraines. À l’heure où l’ancien régime, déjà condamné par l’opinion, interdisait encore à l’opinion de le juger, on sait quels développemens soudains prit en France la franc-maçonnerie, et l’étrange attraction de ceux qui se disaient les défenseurs de la raison et de l’indépendance vers une société où tout était mystère et soumission aveugle. Ils furent séduits par la liberté des débats qui faisait des loges autant d’assemblées délibérantes, semblait préparer un régime d’opinion et accordait à des hommes las surtout du silence le droit de parler : ils ne prirent pas garde qu’il leur fallait payer cet avantage par des engagemens de stricte obéissance à des chefs. L’apparence parlementaire était l’amorce, la réalité était cette abdication de presque tous entre les mains d’hommes qu’ils n’avaient pas choisis et pour des desseins qu’ils ignoraient. Ce chef-d’œuvre de combinaison artificieuse avait été conçu pour recruter une armée aux ennemis de l’ordre social, malgré leur petit nombre et l’impopularité de leurs desseins, mettre ceux qui voulaient fronder au service de ceux qui voulaient détruire, la légèreté au service de la haine. Les multiples degrés d’initiation mesuraient à chacun la dose de confidences qu’il pouvait supporter. Et, dans la double obscurité qui dérobait les desseins derniers au regard de la foule et même à celui des adeptes, se garda, non plus le secret du roi, mais le secret de la révolution.

Celle-ci, trop habile pour attaquer à la fois toutes les puissances qu’elle détestait, les souder par ses coups et se briser contre leur bloc, ordonna avec méthode son plan de ruine et agit d’abord où elle avait le moins de risques à courir et le plus de résultats à espérer. Elle voyait que, pour venir à bout de l’autorité, de la patrie, de la famille, de la propriété, il lui faudrait combattre même les adeptes prêts à agir contre l’Église, que dans le vieil édifice le ciment de toutes les pierres était l’Église, qu’il fallait, sans toucher d’abord aux pierres, désagréger le ciment, et que, lui tombé, elles tomberaient peu à peu d’elles-mêmes. La discipline de la franc-maçonnerie reçut le mot d’ordre et s’employa à le transformer en opinion publique.

D’un côté, un peuple épris d’indépendance et disposé à n’en trouver jamais les affirmations trop absolues ; de l’autre, une Église scrupuleuse dans ses définitions et impuissante à céder rien de ses droits, qu’elle tient pour ceux de la vérité ; entre eux une secte intéressée à perpétuer la rupture : voilà les camps et les armées. Eveiller par l’excès des hommages à la raison humaine les scrupules dogmatiques de l’Église ; exciter contre ces scrupules les jalousies de l’orgueil laïque ; dissimuler les solidarités profondes de la société civile et de l’Église sous cette discorde artificieusement entretenue et grandie, ne jamais atteindre le fond des questions où l’idolâtrie libérale risquerait d’apparaître niaise ou malhonnête, et maintenir la lutte à la surface des formules, de façon que la société civile criât toujours : « Liberté ! » et l’Église toujours : « Anathème ! » ; réduire à ces deux mots les rapports intellectuels de ces deux puissances : telle a été dès lors contre le catholicisme l-a méthode unique et perpétuelle de controverse. On a fait honte et crime à l’Église d’idées qui ne sont pas les idées de l’Église. On n’a pas discuté, on n’a pas réfuté son enseignement, parce que la campagne a toujours été menée par des hommes résolus non à servir la vérité, mais à perdre le catholicisme, et que l’audace des mensonges accusateurs trouve sans défense l’incompétente crédulité des foules. Mais pour qui ne veut ni tromper ni être trompé l’enseignement subsiste ; c’est le dénaturer que présenter l’Église comme l’ennemie doctrinale de la liberté et il reste au fond de cette grande querelle une grande équivoque entretenue par une grande haine.

Est-il plus vrai qu’en fait l’Église ait depuis un siècle desservi la cause de la liberté ?

Cette seconde question est autrement complexe que la première. Celle-ci n’offre de difficulté que sa hauteur. Il faut gravir jusqu’à la dernière cime le monde abstrait des idées, mais de là un seul regard les assemble, et l’on y recueille, de l’autorité qui a pouvoir d’engager l’Église, la réponse une, absolue, définitive des principes. S’agit-il, au contraire, de la conduite historique tenue par l’Église dans les États, l’Église n’est plus représentée seulement par ses chefs infaillibles, mais par son clergé national, mais par la multitude des laïques, et d’ordinaire ceux qui ont le moins de compétence sur le dogme ont le plus d’action sur les événemens. Cette action à toute heure disputée par les multiples influences qui la conduisent ne s’avance pas d’un seul mouvement à travers un siècle. Si orientée soit-elle, elle l’est avec les incertitudes que la mobilité des circonstances, des passions et des hommes donne à la marche de l’humanité. Juger d’un seul mot et absolu ces contingences, comme on tranche un principe, serait ne pas juger. La synthèse se dérobe sous la multitude et la succession des analyses. Pour connaître la vérité, il faut, — ce sera l’objet d’un prochain article, — étudier les rapports entretenus depuis un siècle entre l’Église et nos divers gouvernemens.

Étienne Lamy.