Vicomte de Spoelberch de Lovenjoul ()
Calmann Lévy, éditeur (p. 101-148).

6. II ALFRED DE VIGNY. NOTES BIBLIOGRAPHIQUES.-PAGES OUBLIÉES. Parmi les auteurs contemporains aucun n’a essayé avec plus de persévérance qu’Alfred de Vigny d’imprimer à ses ouvrages le caractère de perfection dans la forme, qui seul conserve une valeur aux œuvres de l’esprit et leur as- sure à jamais un rang dans la hiérarchie litté- raire de tous les temps. Cette recherche, qui fut la préoccupation et le labeur de toute sa vie, explique pourquoi, après plus de quarante ans de travail, ses œuvres complètes ne forment que cinq ou six volumes. C’est peu, surtout si 102 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. l’on compare ce chiffre modeste à celui des nom- breux ouvrages d’Eugène Sue ou de Frédéric Soulié. En revanche, longtemps après que les écrits et peut-être même les noms de ces féconds auteurs seront pour jamais oubliés, Alfred de Vigny leur survivra encore, placé à côté des écrivains qui représenteront dans l’a- venir avec le plus de pureté et d’éclat la poésie française du dix-neuvième siècle. Ce souci perpétuel du mieux, qui le poussait a corriger sans cesse ses ouvrages, a rendu l’auteur de Stello plus sévère envers lui-même que ne l’eût été le plus rigoureux de ses cri- tiques. Il apportait aux réimpressions de ses livres les mêmes scrupules que Balzac, et nous voyons, en comparant entre elles les différentes éditions de ses poésies, qu’il a supprimé de ses œuvres un poème entier, et diminué con- sidérablement plusieurs autres morceaux qui, tout remarquables qu’ils sont restés, n’ont peut-être, pas gagné pourtant à ces modifica- tions. M. Safinte-Beuve, dans un article de la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 4835, réim- primé dans ses Portraits contemporains, signalait, ALFRED DE VIGNY. 103 dès lors, comme très regrettables, la dispa- rition de l’Ode au Malheur et les suppres- sions faites dans la pièce intitulée la Femme adultère il renvoyait le lecteur, pour bien juger ce dernier morceau, à l’édition de 1822, qui, très rare déjà à cette époque, est aujour- d’hui absolument introuvable. Les suppressions signalées par M. Sainte-Beuve ne sont pas les seules ; d’autres, tout aussi importantes, et qui n’ont, pensons-nous, été relevées par personne jusqu’ici, ont été faites encore par Alfred de Vigny. Sans nous occuper de leurs nombreuses variantes, c’est seulement au sujet des modifica- tions accomplies par lui dans les différentes édi- tions de ses œuvres poétiques que nous prenons la plume, afin d’en examiner ici la valeur et l’étendue. Le premier recueil de vers d’Alfred de Vigny (celui auquel renvoie M. Sainte-Beuve) parut sans nom d’auteur en —1822, chez Pélicier sousr- le simple titre de Poèmes, un volume in-octavo ; il s’ouvre par une note-préface, de quelques li- gnes seulement, suivié d’Béléna, poème en trois chants, supprimé dans toutes les autres édi- tions de ses vers. Ensuite vient une seconde 104 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. préface, servant d’introduction à la dernière partie du volume, partie composée ainsi Poèmes ANTIQUES la Dryade, Symêtha, le Somnambule. Poèmes JUDAÏQUES : la fille de Jephté, le Bain (fragment d’un poèmes de Suzanne), la Femme adultère. PoÈMES MODERNES la Prison, le Bal, le Malheur, ode. Le Trapiste (sic), pièce de vers publiée en une brochure in-quarto, anonyme aussi, parut éga- lement en 1822, chez Guiraudet, imprimeur, mais postérieurement aux Poèmes. Elle eut trois éditions la première, en octobre 4822 (la pièce datée alors, sur le titre, du 7 juil- let) la deuxième, en décembre 1822 ; et la -troisième, enfin, en mars 1823, toutes trois intitulées le Trapiste (sic). Cette dernière version fut augmentée d’une longue note inédite, fort curieuse, qui depuis 1823 n’a jamais été remise sous les yeux des lecteurs. La voici DOCUMENS SUR LES TRAPISTES(sicJd’eSPAGNE. « C’est du couvent de Sainte-Suzanne, en Aragon, qu’est sorti le Trapiste célèbre. » Plusieurs fois (les religieux, ses frères, le ALFRED DE VIGhY. 105 racontent ainsi) il fut averti par des songes, et vint trouver le vieil abbé de la commu- nauté, lui disant, comme autrefois Samuel à Héli Me voici, car le Seigneur vient de m’ap- peler. Mais l’abbé croyait d’abord que c’était un souvenir de son ancien métier des armes rai. lui donnait ces pensées de guerre duraut la nuit, et lui disait aussi Mon fils, reto’rnez et dormes. n Cependant, comme il revint encore, disant toujours Qu’il savait bien qu’on se battait pour le roi, et qu’il y devait être, l’abbé ne douta plus que ce ne fût, comme ils le disent, la sainte volonté de Dieu ; et sur les économies du couvent, il lui fut acheté un cheval. Il partit comme Bayard, armé et aourné par sa famille, pour bien servir soit roi naturel, et il a combattu comme lui. D Ces détails, et ceux que je vais dire en- core, on les peut entendre de la bouche même de plusieurs de ces bons père ?, qui sont main- tenant à Paris. Voici leur histoire entière et comment ils y sont venus. Il arriva qu’en l’hiver de l’année 1796 106 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. une colonie de Trapistes partit du monastère de la Val-Sainte, en Suisse, que notre révolu- tion avait comblé de malheureux, et peut-être de pénitens. On les vit marcher deux à deux et en silence à travers des peuples révoltés et des armées, ne sachant pas bien où la provi- dence les arrêterait, et passant parmi les na- tions comme Pierre l’Ermite et sa croisade, sans autre guide que la croix. « Partout on refusait le passage à nos fondateurs, m’écri- vait un de ces religieux ; mais ayant recours » à Dieu, partout il leur fut ouvert. En Sa- voie, comme ils se présentèrent à une ville où il y avait [une] sentinelle, elle leur dit Mes pères, quand vous seriez des anges du ciel ; vous ne passerez pas. Et ils se trouvaient dans un grand embarras, quand il se montra tout à coup, et comme par miracle, un, colonel qui avait été à la Trappe de Mortagne, et reçu par le même supérieur de la colonie qui parlait pour tous, et qu’il reconnut de suite. Il se jeta à son cou, et le conduisit chez lui avec les autres, leur fit mille amitiés, et leur donna le passage en les accompagnant lui-même. s Lorsqu’on leur interdisait l’entrée d’une ALFRED DE VIGNY. 107 ville, il fallait passer la nuit exposés à un froid très cruel. Alors, comme les cabanes étaient révolutionnaires et se fermaient à des moines, ils se retiraient dans quelque cime- tière, demandant l’hospitalité et un abri sous leur tombe, à ces morts auxquels ils étaient aussi semblables par l’abandon et l’oubli du monde entier, que par leur pâleur et ces longues robes blanches qui les faisaient pa- raître comme des ombres errantes. Là, ils priaient et se félicitaient dans leurs cœurs de ce que Dieu leur donnait des misères plus grandes encore que celles qu’ils avaient inven- tées pour eux-mêmes. A Malgré tant de fatigues, la colonie silen- cieuse parvint jusqu’au royaume d’Espagne, alors paisible. Le peuple-moine baisa la robe des Trapistes ; et le roi Charles IV, se souve- nant qu’un vêtement semblable avait en vain tenté de contenir l’empereur Charles-Quint, et pensant que cette robe plus pesante l’eût pu faire, de peur qu’elle ne manquât à quelqu’un de ses descendans, s’il savait jeter le manteau royal, laissa vivre dans son royaume ceux chez qui l’on va mourir, voulut être le patron 108 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. de leur maison, leur donna un peu de cette terre qu’il devait quitter plus tôt qu’eux ; et le souvenir de Saint-Just créa Sainte-Suzanne. » Là s’arrêtèrent enfin les bons religieux, quand on leur eut dit, comme au peuple de Dieu Israël. habitera sur cette terre dans une pleine assurance, et y habitera seul. Ils reprirent avec joie leurs travaux douloureux. Un grand nombre d’Espagnols vinrent chercher l’oubli de la vie et la paix de l’âme dans ce continuel souvenir de la mort et ces fatigues assidues du corps. Dom Gerasime d’Alcantara remplit le premier cette dignité d’abbé, où l’on n’a d’autre privilège (selon leurs expressions) que de se lever plus tôt et de se coucher plus tard, c’est-à-dire quelques peines de plus. Tout en vivant dans les pratiques de la régularité pri- mitive, la république muette marchait à son but de se suffire à elle-même. Les frères labou- raient, semaient et moissonnaient eux-mêmes, afin d’acquérir de quoi donner l’hospitalité à des voyageurs, qui souvent sont venus chercher dans leur cloître un aliment à de lâches plai- santeries et à des récits ironiques et menson- gers. Ce couvent, le seul de l’ordre qui fût en ALFRED DE VIGNY. 109 7 Espagne, y inspirait cependant une admiration universelle. En 1808, les troupes françaises, toujours généreuses quand on les laisse à la pente naturelle de leur caractère, ont respecté l’enceinte du monastère, et des soldats furent placés à toutes les portes pour le garantir des insultes. p Mais une invasion vaut mieux que la prudence d’une révolution. p Un décret des Cortès de 1821 a déclaré utile le terrain que les Trapistes occupaient des commissaires aux portes, des clés saisies, les scellés de la nation partout, et le bannis- sement, rien ne leur a manqué, pour leur malheur, des sages mesures du bien public et maintenant les voilà qui se présentent au seuil de nos maisons, pour demander un troisième tombeau, après qu’on les a dépouillés des deux premiers. p Heureux du moins sont les Français qui se trouvent parmi eux, que leur bouche si longtemps muette ne se soit ouverte que pour prononcer le langage de France. Aucun mot- étranger n’a séparé leur adieu à la patrie des nouvelles paroles qu’ils lui viennent adresser HO LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. mais c’est un langage bien douloureux qu’ils lui tiennent a Comment se peut-il, viennent- » ils nous dire, que des vieillards ne puissent » pas trouver un coin de terre pour mourir, » sans qu’une révolution ne la vienne labourer ? » Hélas ! elle la dit plus féconde dans ses mains ; mais elle n’y sème que du sang, et p nous y faisions germer de saints exemples » de repentir et de désintéressement. A notre » entrée à la Val-Sainte, notre oreille fut A longtemps poursuivie dans le silence du » cloître par les gémissements de vos guerres s civiles c’était la dernière voix de la terre ̃ » que nous eussions entendue, et elle nous i avait paru comme son dernier cri. Et cepen- » dant voilà que vingt ans après, au sortir » de Sainte-Suzanne, les premiers bruits du » monde que nous entendons sont tout sem- ̃ » blables à ces bruits ; la même liberté fait » couler les mêmes larmes et le même sang. » Vos révolutions n’ont donc pas cessé leur » cours ? Comment existe-t-il encore des » peuples, et comment se trouve-t-il encore » quelques rois à leur jeter ? » » Oh, que n’ai-je acquis plus de gloirel ALFRED DE VIGNY. 111 J’emploierais à-être utile à ces hommes véné- rables le crédit miraculeux qu’elle donne sur les âmes, et j’ajouterais mon nom à leur éloge, comme pour le sceller de toute son autorité ; mais si je suis trop jeune pour avoir le droit de faire tant de bien, j’ai du moins celui de rappeler pour eux l’intérêt qu’un homme illustre leur a porté. » La main qui nous a donné le Génie du Christianisme n’a pas dédaigné de transcrire à la suite d’un si beau livre les lettres naïves d’un Trapiste’de Sainte-Suzanne, qui forment comme une histoire complète, où l’on voit son entrée au couvent, ses pieuses souffrances et sa fin. » Une dernière lettre, qui annonce la mort précieuse qu’il a faite, et engage son frère à ne le point pleurer, est du révérend père Jean- Baptiste de Martres, prieur des Trapistes d’Espagne, Français de naissance, et mainte- nant à Paris, où Monseigneur l’Archevêque l’a reçu dans son palais. » Ce religieux vieillard vient chercher 1. M. de Clanzel, frère de M. de Clauzel de Coussergaes. (Note de Fauteur.) 112 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. quelques secours pour ses frères qui ont re- passé les Pyrénées avec lui. » Il m’a fait l’honneur de me visiter, et je n’ai rien vu dans toute sa personne qui ne fût digne de l’idée que l’on se fait de ces austères cénobites il unit la simplicité d’un enfant aux traits souffrants d’un anachorète, et dit avec naïveté de ces belles choses qui transportent d’admiration dans les hautes pro- ductions du génie. Ces âmes épurées vivent si loin du monde, que son langage ordinaire n’est guère compris par elles, et que le sublime est devenu la nature de leurs pensées. Puissent leurs prières faire sur beaucoup de cœurs l’impression que fit sur le mien leur simple vue. Quant à moi, voici sans doute la dernière fois qu’il m’est permis d’élever ma voix en leur faveur. Destiné à prêter une autre arme aux émigrés espagnols, je penserai du moins que personne n’aura acquis, sans leur avoir fait un peu de bien 1, ce livre où je parlais de leur infortune 2. 1. Cet ouvrage se vendra an profit des Trapistes espagnols. (Note de (auteur.) 2. Voici l’explicalion de ees derniers mots, empruntée, pages ALFRED DE VIGNY. U3 Éloa, un volume in-octavo, parut chez Boul- land en 1824. C’est le premier ouvrage d’Alfred de Vigny qui porte son nom ; depuis lors il a signé tous ses écrits. Les Poèmes antiques et modernes datent de 1826, et parurent en un volume in-oclavo, chez Urbain Canel. La première édition’de ce recueil, dont le titre est resté acquis plus tard à toute l’œuvre poétique de l’auteur, conte- nait le Déluge, Moïse, Dolorida, le Trapiste (réimpression de la brochure anonyme de 1822), la Neige, le Cor. Enfin, en 1829, parut chez Gosselin, encore 33 et 34, au petit volume de M. Anatole France, dont nous parlons en note, plus loin c Au mois de juillet 1822, Alfred de Vigny fut promu au grade de lieutenant. La fièvre inter- mittente de l’action le tenait encore. On n’a pas eu impuné- ment quinze ans aux Cent-Jours. Enfin une occasion de gloire s’offrait à l’armée française, qui s’ennuyait dans l’oisiveté depuis la chute de Napoléon on allait se battre en Espagne.. Alfred de Vigny permuta pour faire campagne et entra, en mars 1823, au 55’de ligne, avec le grade de capitaine. Son espoir fut déçu le 55* de ligne ne franchit pas les PyTénérs. Or, la troisième édition du Trapistc parut précisément en ce même mois de mars 1823. Nous la trouvons inscrite, sous le numéro 1270 de la Bibliographie de la France du 22 de ce moi·. 1893. H4 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. 4 sous le titre de Poèmes, la réunion définitive en un volume in-octavo de tous les poèmes précédents (moins Héléna et l’Ode au Malheur), complétés par 1° Madame de Soubise ; 2° le Bain d’une dame romaine ; 3° la Frégate la Sé- rieuse Depuis cette édition, les versions n’ont plus varié. Seulement, pour la réimpression de ses Œuvres complètes chez Delloye et Lc- cou, où ses poésies prirent définitivement le titre de Poémes antiques et modernes, Alfred de Vigny ajouta, en 1837, deux pièces nouvelles à ce dernier volume Paris, élévation, poésie qu’il avait publiée déjà chez Gosselin (une brochure in-octavo, 1831), et les Amants de Montmorency. Paris, élévation, était précédé, en 1831, de ces quelques lignes, enlevées aussi de toutes ses réimpressions « Ce poème, sorte de rêve symbolique, est détaché d’un recueil, incomplet encore, inti- tulé Élévations. Le temps emporte si vite les événements, les impressions, les pressentiments qu’ils font naître, qu’il peut être bon de donner sa date à la moindre chose, quoique cette feuille soit du nombre de celles que ALFRED DE VIGNY. 115 le vent emporte sans qu’on les ait vues passer. » Paris et les Amants de Montmorency devaient être les onzième et douzième pièces du recueil projeté par le poète sous ce titre Elévations. Les dix premières n’ont jamais vu le jour, du moins avec leur intitulé primitif. Mais revenons au volume des Poèmes. L’édition de 1829, précédée d’une préface, (qui n’est pas celle de 1822), présente cette particularité que la même année, trois mois après la première mise en vente, il en fut fait une réimpression, pour laquelle Alfred de Vigny écrivit une seconde préface. Cette dernière s’y trouve imprimée après celle de la précédente édition, que nous indiquions plus haut, et c’est la première préface de 4829 qui, à peu de chose près, existe encore aujour- d’hui en tête des Poésies complètes de l’écrivain. L’Ode au Malheur, qui avait seulement paru dans l’édition de 1822, ne fut rétablie qu’en 1842 parmi les œuvres de l’auteur, dans la première édition de ses Poésies complètes, for- mat in-douze, chez Charpentier ; elle y fut H6 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. replacée grâce aux observations de M. Sainte- Beuve dont nous avons parlé, et, depuis lors, elle a fait partie de toutes les réimpressions de cet ouvrage Revenons maintenant sur nos pas ; aussi bien avons-nous terminé la partie bibliogra- phique de ce travail, puisque, à l’exception des Destinées, poésies posthumes publiées en un volume in-octavo chez Michel Lévy en 1864, lesquelles, pour la plupart, avaient paru an- térieurement dans la Revue des Deux Mondes et n’ont pas subi de changements, nous avons parlé de toutes les œuvres poétiques de l’au- teur de Cinq-Mars. Retournons à l’édition de 1822, et reprenons nos citations de ses œuvres disparues par les quelques lignes de préface 1. SI. Anatole France nous a fait, sans qu’il s’en soit douté, un bien vif plaisir en parlant avec éloge de nos pages, anonymes alors, dans sa charmante étude sur Alfred de Vigny, (in-dix-huit, Bachelin Deflorenne, 1868), son premier ouvrage, et en y citant même, en note, les paragraphes qu’on vient de lire. Il avait emprunté ceux-ci à la Petite Revue de février et mars 1866, qui, elle-même, donnait seulement une réimpression anonyme de notre travail, paru pour la première fois, sous ce pseudonyme : Biblio- phile Isaac, en septembre 1865, dans une publication belge. Ce sont aussi nos premières lignes livrées à l’impression. ALFRED DE VIGNY. 117 7. qui ouvrent le volume et précèdent le poème d’Héléna, poème qu’il est impossible de réim- primer ici à cause de son étendue PREMIÈRE PRÉFACE DE 1822. « Dans quelques instants de loisir, j’ai fait des vers inutiles ; on les lira peut-être, mais on n’en retirera aucune leçon pour nos temps. Tous plaignent des infortunes qui tiennent aux peines du cœur, et peu d’entre mes ou- vrages se rattacheront à des intérêts politiques. Puisse du moins le premier de ces poèmes n’être pas sorti infructueusement de ma plume 1 Je serai content s’il échauffe un cœur de plus pour une cause. sacrée. Défenseur de toute lé- gitimité, je nie et je combats celle du pouvoir ottoman. » Il faut remarquer, en lisant ces lignes, com- bien les appréciations de l’auteur ont dû chan- ger depuis l’époque où il les écrivit, puisque Héléna, le seul de ses poèmes qu’il y pro- pose à l’attention de ses lecteurs, a été plus tard jugé par lui-même indigne de figurer 118 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. dans ses œuvres. Hélénà méritait mieux que cet ostracisme, justifié peut-être aux yeux d’Alfred de Vigny par une certaine obscurité répandue dans le plan et dans les détails. Le sujet est un. épisode de la révolte de la Grèce, et son caractère politique fut aussi, sans doute, au nombre des causes qui décidèrent un jour le poète à le supprimer de ses œuvres. Cette sévérité est regrettable, car il s’y trouve des parties très bien traitées et tout à fait réussies. Dans l’impossibilité où nous sommes de repro- duire en entier ce poème, nous croyons ne pouvoir mieux faire que d’en donner au moins un fragment, digne en tous points du chantre d’Éloa Si de grands bœufs errants sur les bords d’un marais Combattent le loup noir sorti de ses forets, Longtemps en cercle étroit leur foule ramassée Présente à ses assauts une corne abaissée, Et, reculant ainsi jusque dans les roseaux, Cherche un abri fangeux sous les dormantes eaux. Le loup rôde en hurlant autour du marécage II arrache les joncs, seule proie à sa rage, Car, au lieu du poil jaune et des flancs impuissants, Il voit nager des fronts armés et mugissants. Mais que les aboiements d’une meute lointaine Rendent sûrs ses dangers et sa faite incertaine, ALFRED DE VIGNY. 119 Il s’éloigne à regret ; son œil menace, et luit Sur l’ennemi sauvé que lui rendra la nuit. Tandis que, ranimé dans sa retraite humide, Le troupeau laboureur, devenu moins timide, Sortant des eaux ses pieds fourchus et limoneux, Contemple le combat des limiers généreux. Tels les Athéniens du haut de leurs murailles, Écoutaient, regardaient les poudreuses bistailles. Nous regrettons de ne pouvoir citer davan- tage, car en plus d’un endroit nous retrouve- rions encore ce talent pur et sobre qui carac- térise Alfred de Vigny et donne à ses œuvres un accent à part au milieu de ses contemporains. Voici maintenant la préface placée avant la dernière partie du volume, et qui, elle aussi, a disparu dans toutes les éditions suivantes DEUXIÈME PRÉFACE DE 1822. <c On éprouve un grand charme à remonter par la pensée jusqu’aux temps antiques c’est peut-être le même qui entraîne un vieillard à se rappeler ses premières années d’abord, puis le cours entier de sa vie. La poésie, dans les âges de simplicité, fut tout entière vouée aux beautés des formes physiques de la nature et 120 LES LUNDIS D’UN_ CHERCHEUR. de l’homme ; chaque pas qu’elle a fait ensuite avec les sociétés, vers nos temps de civilisa- tion et de douleurs, a semblé la mêler à nos arts ainsi qu’aux souffrances de nos âmes ; à présent, enfin, sérieuse comme notre religion et la destinée, elle leur emprunte ses plus grandes— beautés sàns’jamais se décourager, elle a suivi l’homme dans son grand voyage, comme une belle et douce compagne. » J’ai tenté dans notre langue quelques-unes de ses couleurs, en suivant aussi sa marche vers nos jours. » D’après l’ordre des suppressions, il nous faut donner ici les vers enlevés, au grand re- gret de M. Sainte-Beuve, dans la Femme adultère il faut les intercaler dans le poème, tel qu’il est aujourd’hui, après le vers sui- vant, le cent huitième de la pièce <t Et l’acier des miroirs que souhaitaient vos yeux. et continuer ainsi c Mais quelle est cette femme étendue à la porte ?. » Dieu de Jacob ! c’est elle ! accourez 1 elle est mortel. » n dit, les serviteurs s’empressent. Sur son cœur, H l’enlève en ses bras ; sa voix, avec douceur, ALFRED DE VIGNY. 121 L’invite la lumière, et par une eau glacée, Veut voir de son beau front la pâleur effacée. Mais son fils, d’une épouse ignorant le danger, L’appelle et dans ses pleurs accuse l’étranger. a L’étranger ! quel est-il ? Parcourons la demeure, n Dit le maître irrité que cet assassin meure Des suivantes alors le cortège appelé, Se tait ; mais le désordre et leur trouble ont parlé. 11 revient, arrachant ses cheveux et sa robe ; Sous la cendre du deuil sa honte se dérobe ; Ses pieds sont nus ; il dit : a Malheur ! Malheur à vous ! p Venez, femme,’à l’autel rassurer votre époux, n Ou, par le Dieu vivant qui déjà vous contemple » Elle dit, en tremblant : « Seigneur, allons au temple. On marche. De l’époux les amis empressés L’entourent tristement, et, tous, les yeux baissés, Se disaient « Nous verrons si, dans la grande épreuve, Sa bouche de l’eau sainte impunément s’abreuve. » On arrive en silence au pied des hauts degrés Où s’élève un autel Couvert d’habits sacrés Et croisant ses deux bras sur sa poitrine sainte. Le prêtre monte seul dans la pieuse enceinte. La poussière de l’orge, holocauste jaloux Est d’une main tremblante offerte par l’époux. Le pontife la jette à la femme interdite, Lui découvre la tête, et tenant l’eau bénite a Si l’étranger jamais n’a su vous approcher, D Que l’eau, qui de ce vase en vous va s’épancher, D Devienne d’heureux jours une source féconde ; )1 Mais si, l’horreur du peuple et le mépris du monde, 1. L’autel des holocaustes. Le peuple ne pouvait pas entrer dans le temple, il restait dans une cour où était cet autel. (Mœurs des Israélites, chap. xx.) 2. Voyez les Nombres, chap. V. v, 15, 16, etc. 122 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. Par un profane amour votre cœur s’est souillé, Que flétri par ces eaux, votre front dépouillé Porte de son péché l’abominable signe, Et que, juste instrument d’une vengeance insigne, s Leur poison poursuivant l’adultère larcin En dévore le fruit jusque dans votre sein. s Il dit, écrit ces mots, les consume, et leur cendre Parait, avec la mort, au fond des eaux descendre ; Puis, il offre la coupe un bras mal assuré La reçoit ; on se tait : « Par ce vase épuré, Dit l’épouse, mon cœur. De poursuivre incapable Grâce ! dit-elle enfin, grâce je suis coupable. » La foule la saisit. Son époux furieux S’éloigne avec les siens, en détournant les yeux, Et du sang de l’amant sa colère altérée Laisse au peuple vengeur l’adultère livrée. Par la suppression de ces vers, Alfred de Vigny a créé une lacune sensible dans son poème, lacune, qui, toute curiosité littéraire mise à part, en rend le sujet très obscur ; il n’y a guère porté remède en remplaçant le fragment annulé par les deux vers suivants Voilà ce qu’il disait, et de Sion la sainte. Traversait à grands pas la tortueuse enceinte. qui sont insignifiants et ne peuvent tenir lieu de ceux qu’il a rayés. Dans la pièce intitulée la Prison, il a con- damné aussi quelques vers, qui se trouvaient ALFRED DE VIGNY.. 123 après le quarante-huitième du poème et com- plétaient la réponse du mourant ; les voici Vous m’appelez ; mon fils ? Si vous étiez mon père, D Vos pas seraient tardifs en ces lieux. Et ma mère » Ne viendra-t-elle pas me regarder mourir ? u Aujourd’hui que leur fils va cesser de souffrir, s Qu’ils viennent tous les deux voir ma reconnaissance.

0 Mais ne les a-t-on pas punis de ma naissance

i Ils ont dû l’expier, car, devant votre loi, s Si je suis criminel ils le sont plus que moi. La dernière élimination du recueil a eu pour objet quelques vers du poème intitulé le Bal ; ils se. trouvaient après le dixième, et ont été remplacés par ces deux vers nou- veaux Au bras qui la soutient se livre, et, pâlissant, Tourne, les yeux baissés sur un sein frémissant. Voici maintenant ceux qui ont été sup- primés Mais, dans les airs émus, la musique a cessé La danseuse est as.sise en un cercle pressé ; Tout se tait. Et pourquoi, graves, mais ingénues, Ces trois jeunes beautés vers un homme venues ? Cette douleur secrète, errante dans ses yeux, N’a pas déconcerté l’abord mystérieux ; 124 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR Elles ont supplié ; puis, s’aidant d’un sourire, Elles ont dit « Les vers ont sur nous tant d’empire 1 Ils manquaient à la fête et le bal les attend. Le sujet est donné, c’est la danse ; on entend De plus, la conclusion de cette même pièce a été effacée, et si l’on veut reconstituer la version primitive dans son ensemble, il faut replacer les vers que nous allons citer après la fin du poème tel qu’il est aujourd’hui O.ù donc est la gaieté de la danse légère ? Ces mots ont-ils détruit sa grâce passagère ? Au lieu du rire éteint qui n’ose plus s’offrir, L’éventail déployé nous dérobe un soupir. Hélas Lorsqu’un serpent est mort dans une source, D’une eau vive et limpide elle poursuit sa course ; Mais son matin n’a plus de fécondes vapeurs, Et le gazon s’abreuve des trésors trompeurs La reine marguerite a perdu sa couronne, Le bluet incliné de pâleur s’environne, Et l’enfant qui, joyeux, vient et s’y rafraîchit, Pleure et crie en fuyant, car son genou fléchit, Son cœur traîne un feu sourd, une torture amère, Et des maux dont jamais n’avait parlé sa mère.. La première préface de l’édition de 1829, bien qu’à peu près semblable à celle qui se trouve maintenant en tête des Poésies, mérite, nous samble-t-il, d’être transcrite ici à cause ALFRED DE VIGNY. 125 des légères différences qu’elle présente avec la version actuelle elle est datée de mai 1829. PREMIÈRE PRÉFACE DE 1829. a Nous réunissons ici, pour la première fois, des poèmes qui furent composés et publiés de temps à autres, çà et là, à travers la vie errante et militaire de l’auteur. Plusieurs nou- veaux poèmes en remplacent d’autres, qui ont été jugés sévèrement par lui-même et re- tranchés de l’élite de ses œuvres. p Le seul mérite qu’on n’ait jamais disputé à ces compositions, c’est d’avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans les- quelles presque toujours une pensée philoso- phique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique. » Ces poèmes portent chacun leur date : cette date peut être à la fois un titre pour tous, et une excuse pour plusieurs car, dans cette route d’innovations, l’auteur se mit en marche bien jeune, mais le premier. » Une remarque à faire à propos de ces lignes, c’est qu’Alfred de Vigny dit ici, en faisant 126 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. allusion à la suppression des deux pièces, Béléna et l’Ode au Malheur, que « plusieurs nouveaux poèmes en remplacent d’autres » jugés sévèrement par lui. Cette assertion, exacte dans celte édition et dans celle de 1837, est devenue fautive depuis celle de 1842, où l’Ode au Malheur— fut rétablie la préface, qui avait subi lors de la réimpression des Œuvres cornplètes, en 1837, les quelques changements qu’on y constate encore aujourd’hui, ne fut plus modifiée, et par suite garda le mot « autres au pluriel, tandis qu’en réalité il n’y eut plus d’autre suppression totale que celle d’Béléna. Nous donnons maintenant la préface écrite pour la deuxième édition de 1 829 elle est datée de juillet, et a disparu aussi dans toutes les réimpressions suivanles DEUXIÈME PRÉFACE DE 1829. « Ces poèmes viennent d’être réimprimés, et voilà qu’on les imprime encore peu de jours après. Lorsqu’ils parurent il y a neuf ans1, ils furent presque inaperçus du public. 1. Il y avait sept ans (1822), et non pas neuf ans.

» Tout cela devait être. Les choses se sont bien passées. De part et d’autre on peut être content. Chaque idée a son heure.

» C’est bien peu de chose qu’un livre comme celui-ci mais s’il plaît aujourd’hui, c’est qu’alors il étonna ; c’est peut-être qu’il prévenait un désir de l’esprit général, et qu’en le prévenant il acheva de le développer ; c’est qu’une goutte d’eau est remarquée lorsqu’elle jaillit au delà d’une mer ou d’un torrent, une étincelle lorsqu’elle dépasse les flammes d’un grand foyer.

» Si ce n’était appliquer de trop vastes idées à un humble sujet, on pourrait dire encore que la marche de l’humanité dans la région des pensées ressemble à celle d’une grande armée dans le désert. D’abord la multitude s’avance et n’aperçoit ni ses éclaireurs perdus en avant d’elle, au delà de l’horizon, ni les traînards qu’elle sème en arrière sur sa route ; elle sent bien le besoin du mouvement, mais elle en ignore le terme ; chaque nouvel aspect, elle croit l’avoir découvert ; elle prend possession de l’espace ; et quoiqu’elle ne porte sa vue qu’à une étendue très bornée, elle 128 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. marche incessamment dans des régions sans bornes elle s’aperçoit qu’on l’a précédée seu- lement lorsqu’elle trouve l’empreinte des pas sur le sable, et un nom d’homme gravé sur quelque pierre alors elle s’arrête un moment pour lire ce nom, et continue sa marche avec plus d’assurance. Elle dépasse bientôt les traces du devancier, mais ne les efface jamais. Que ce pas ait été rencontré à une grande ou courte distance, sur la montagne ou dans la vallée, qu’il ait fait découvrir un grand fleuve ou un humble puits, une vaste contrée ou une petite plante, une pyramide ou le bracelet d’une momie, on en tient compte à l’homme qui l’osa faire. Ce faible pas peut suffire à créer une haute renommée, tant la destinée de chacun dépend de tous. Dans cette rapide et continuelle traversée vers l’infini, aller en avant de la foule c’est la gloire, aller avec elle c’est la vie, rester en arrière, c’est la mort même. » 11 ne nous reste plus maintenant, pour com- pléter ce travail, qu’à citer quelques pièces de vers d’Alfred de Vigny, qui n’ont été réunies ALFRED DE VIGNY. 129 à aucune édition de ses œuvres ; nous les don- nerons d’après l’ordre chronologique de leur publication. CHANT DE SUZANNE AU BAIN De l’époux bien-aimé n’entends-je pas la voix ? Oui, pareil au chevreuil, le voici, je le voie. Il reparaît joyeux sur le haut des montagnes, Bondit sur la colline et passe les campagnes. Oli 1 fortifiiez— m i mêlez des fruits aux fleurs 1 Car je languis d’amour et j’ai versé des pleurs. J’ai cherché dans les nuits, à l’aide de la flamme, Celui qui fait ma joie et que chérit mjn âme. Oh comment à ma couche est-il donc enlevé Je l’ai cherché partout et ne l’ai pas trouvé. Mon époux est pour moi comme un collier de myvrhe ; Qu’il dorm. : sur mon sein, je l’aime et je l’admire. Il est blanc entre mille et brille le premier ; Ses cheveux sont pareils aux rameaux du palmier ; A l’ombre du palmier je me suis reposée, Et d’un nard précieux ma tête est arrosée. Je préfère sa bouche aux grappes d’Engaddi. Qui tempèrent, dans l’or, le soleil de midi. Qu’à m’entourer d’amour son bras gauche s’apprête, Et que de sa main droite il soutienne ma tête 1 Quand son cœur sur le mien bat dans un doux transport, Je me meurs, car l’amour est fort comme la mort. Si ses cheveux sont noirs, moi je suis blanche et belle, Et jamais à sa voix mon âme n’est rebelle. 130 LES LUNDIS D’ON CHERCHEUR. Je sais que la sagesse est plus que la beauté, Je sais que le sourire est plein de vanité, Je sais la femme forte et veux suivre sa voie « Elle a cherché la laine, et le lin et la soie. m Ses doigts ingénieux ont travaillé longtemps ; Elle partage à tous et l’ouvrage et le temps ; m Ses fuseaux ont tissé la toile d’Idumée ; » Le passant dans la nuit voit sa lampe allumée. » Sa main est pleine d’or et s’ouvre à l’indigent ; Elle a de la bonté le langage indulgent ; p Ses fils l’ont dite heureuse et de force douée ; Ils se sont levés tous, et tous ils l’ont louée. » Sa bouche sourira lors de son dernier jour. » Lorsque j’ai dit ces mots, plein d’un nouvel amour, De ses bras parfumés mon époux m’environne, Il m’appelle sa sœur, sa gloire et sa couronne ! (31USE française du 15 avril 18W.) SUR LA MORT DE BYRON Son génie était las des gloires de la lyre, Et déjà dédaignant cet impuissant délire, Quittant le luth divin qu’il vouait à l’enfer, Sa main impatiente avait saisi le fer. Deux couronnes sont tout dans les fastes du monde Orné de la première, il voulait la seconde ; Il allait la chercher au pays du laurier, Et le poète en lui faisait place au guerrier. 1 Ces strophes sont une paraphrase presque littérale d’un passage du Cantique des cantiques. ALFRED DE VIGNY. 131 11 tombe au premier pas, mais ce pas est immense ; Heureux celui qui tombe aussitôt qu’il commence ! Heureux celui qui meurt et qui ferme des yeux Tout éblouis encor de rêves glorieux ! Il n’a pas vu des siens la perte ou la défaite ; Il rend au milieu d’eux une âme satisfaite ; Et s’exhalant en paix dans son dernier adieu, Le feu qui l’anima retourne au sein de Dieu. A l’éternel foyer Dieu rappelle ton âme ; Tu le sais à présent d’où venait cette flamme Qui, prenant dans ton cœur un essor trop puissant, A dévoré ton corps et brûlé tout ton sang. Peut-être, parvenue à l’âge des douleurs, Vierge encore au berceau, née entre deux malheurs, Connaissant tout son père et fuyant sa famille, Devant ce cœur brisé viendra tomber sa fille Et quand le lulh muet et le fer paternel Auront reçu les pleurs de son deuil éternel, Sa voix douce, évoquant une mémoire amère, Y chantera l’adieu qu’il chanta pour sa mère. Poète conquérant, adieu pour cette vie 1 Je regarde ta mort et je te porte envie ; Car tu meurs à cet âge où le cœur, jeune encor, De ses illusions conserve le trésor. Tel, aux yeux du marin, le soleil des tropiques Se plonge tout ardent sous les Ilots pacifiques, Et, sans pâlir, descend à son nouveau séjour Aussi fort qu’il était dans le milieu du jour. (MUSE française du 13 juin i824.) 1. Ada, cette jeune fille dont il a parlé dans l’élégie inti- tulé ddieu, et dans Child-Harold. (Note de l’anteur.) FATUITÉ

Parfois, mes doigts distraits, de ma langue moustache,
Aiment à caresser le contour gracieux ;
Et c’est avec plaisir que mon regard s’attache
Au miroir complaisant où se peignent mes yeux.

1835.

(LE CORSAIRE, 18 juillet 1801)[1].

A l’exception de quelques articles en prose, publiés dans la Revue des Deux Mondes et la Muse française, nous avons indiqué ou cité dans ce travail toutes les œuvres oubliées d’Alfred de Vigny [2]. Nous aurons rempli notre tâche et atteint notre but, si ces pages peuvent occuper ou intéresser quelques instants les vrais amis des lettres, et ramener l’attention sur les écrits de ce poète remarquable, si tôt et si facilement oublié de la foule, absorbée, comme toujours, par les œuvres médiocres, et vouée à la littérature vulgaire, aux succès éphémères et aux réputations surfaites. AEFRED DE VIGNY. 133 8 NOTE. Voici, pour quelques curieux, le relevé des articles écrits en prose dont nous n’avons point parlé jusqu’ici Œuvres du baron de Sorsum. MUSE FRAN- ÇAISE, 15 janvier 1824 1. Amour, à elle, par un anonyme. Muse fran- çAisE, 15 mars 4824. Scènes du désert, fragments de VAlmeh. roman. REVUE DES DEUX MONDES, tome II, de 1831. Lettre, à propos d’Antony. REVUF DES DEUX MONDES, tome II, de 1831. Anecdotes sur Alger. Revue DES DEUx Mox- DES, tome III, de 1832. Ces deux derniers articles, anonymes dans la Itevue, sont signés à la table générale de la collection. Retour à Paris, par E. Deschamps. MERCURE DU dix-neuvième SIÈCLE, tome XXXVI, 1832. Chanabord en 4639. MUSÉE DES FAMILLES, tome Ier, 1833-34 (numéro de mai 1834). 1. Il est fait allusion à cet article dans une note de la pré- face du More de Venise. 134 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. Nous donnons ici ces lignes curieuses « A quatre lieues de Blois, à une lieue de la Loire, dans une petite vallée fort basse, entre des marais fangeux et un bois de grands chênes, loin de toutes les routes, on rencontre tout à coup un château royal, ou plutôt magique. On dirait que, contraint par quelque lampe mer- veilleuse, un génie d’Orient l’a enlevé pendant une des mille et une nuits, et l’a dérobé au pays du soleil, pour le cacher dans ceux des brouillards avec les amours d’un beau princej Ce palais est enfoui comme un trésor ; mais à ces dômes bleus, à ces élégants minarets, ar- rondis sur de larges murs ou élancés dans l’air, à ces longues terrasses qui dominent les bois, à ces flèches légères que le vent balance, à ces croissants entrelacés partout sur les colonnades, on se croirait dans les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si les murs noircis, leur ta- pis de mousse et de lierre et la couleur pâle et mélancolique du ciel n’attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui —éleva ces bâtiments, mais il vint d’Italie et se nomma le Primatice ; ce fut bien un beau prince dont les ALFRED DE VIGNY. 135 amours s’y cachèrent, mais il était roi, et se nommait François Ier. Sa salamandre y jette ses flammes partout ; elle étincelle mille fois sur les voûtes comme feraient les étoiles d’un ciel ; elle soutient les chapiteaux avec sa cou- ronne ardente ; elle colore les vitraux de ses feux ; elle serpente avec les escaliers secrets, et partout, semble dévorer de ses regards flam- boyants les triples croissants d’une Diane mys- térieuse. » Mais la base de cet étrange monument est comme lui pleine d’élégance et de mystère c’est un double escalier qui s’élève en deux spirales, entrelacées depuis les fondements les plus lointains de l’édifice, jusqu’au-dessus des plus hauts clochers, et se termine par une lan- terne ou cabinet à jour, couronné d’une fleur de lys colossale, aperçue de bien loin ; deux hommes peuvent y monter ensemble sans se voir. » Cet escalier lui seul semble un petit tem- ple isolé ; comme nos églises, il est soutenu et protégé par les arcades de ses ailes minces, transparentes, et pour ainsi dire brodées à jour. On croirait que la pierre docile s’est ployée i36 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. sous les doigts de l’architecte ; elle parait, si l’on peut le dire, pétrie selon les caprices de son imagination. On conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et dans quels termes les ordres furent expliqués aux ouvriers ; cela semble une pensée fugitive, une rêverie brillante, qui aurait pris tout à coup un corps durable, un songe réalisé. » La suite de la FRANCE LITTÉRAIRE de Qué- rard fait erreur en citant comme l’auteur de Paris comme Napoléon le voulait, dans le LIVRE DES CENT ET UN, Alfred de Vigny, qui n’a pas écrit une ligne dans ce recueil, où ne se trouve, du reste, aucun article portant le titre cité par le continuateur de Quérard. Londerzeel, août 1865. POST-SCRIPTUM. Depuis l’apparition de ces lignes, écrites il y a près de trente ans, Alfred de Vigny a retrouvé tout son prestige et toute sa renom- mée. Les jeunes hommes d’aujourd’hui l’ont adopté, attirés par sa désespérance et par son ALFRED DE VIGNY. i37 8. pessimisme marmoréen. Isolé dans sa tour d’ivoire, jugeant que le silence est la plus noble règle pour une âme élevée, déçue et meurtrie, le poète semble avoir traversé, ou tout au moins pressenti, nos temps découragés. C’est sans doute l’ancêtre et le précurseur du siècle qui s’annonce, et ce méconnu d’hier pourrait bien être le triomphateur de demain. Quelques pièces de vers et beaucoup de lettres du poète ont passé dans la publicité depuis 1865. Mais le morceau inconnu le plus important, mis au jour cette année même (1892), est un Conte arabe, publié en Amérique dans un volume anglais intitulé Four private librai- ries of New-York, par M. H. Pène du Bois, lequel contient l’analyse de quatre bibliothèques célèbres à New-York. Il s’agit d’une lettre ren- fermant, en effet, une anecdote arabe, lettres adressée à une dame dont le nom n’est pas prononcé. L’autographe fait partie de la célèbre collection romantique de M. Jolly-Bavoillot. Le JOURNAL D’UN PoÈTE, œuvre posthume d’Alfred de Vigny, ci été publié, en 1867, par les soins de son héritier littéraire, M. Louis Ratisbonne. On trouve à sa suite, avec d’autres 138 LES LUNDIS D’UN CIIERCHFUR. vers inédits, et quelques fragments d’Héléna, ces trois.pièces, dont deux (la première et la troisième), avaient été citées par nous en 1865 dans la première version de notre travail Le Bateau, barcarolle improvisée, avec la musique de madame Ménessier-Nodier. Revue DES Deux MONDES, 15 a0tit 1531. L’Esprit parisien, sonnet. l’Ariel, 19 mars 1836. La Poésie des Nombres, dédiée à Henri Mon- deux, le jeune pâtre calculateur. REVUE DES DEUX MONDES. Page 504 du tome 2 de l’an- née 1841. Pièce non indiquée à la table. Voici enfin les quelques pièces de vers, signées du nom d’Alfred de Vigny, mises au jour en ces dernières années. Nous les citons, bien entendu, sans garantir aucunement leur au- thenticité, car deux ou trois d’entre elles nous semblent même fort sujettes à caution.

À MADAME DORVAL

SONNET[3]

Si des siècles mon nom perce la nuit obscure,
Ce livre, écrit pour vous, sous votre nom vivra.
Ce que le temps présent tout bas déjà murmure,
Quelqu’un, dans l’avenir, tout haut le redira.
D’autres yeux ont versé vos pleurs. Une autre bouche
Dit des mots que j’avais sur vos lèvres rangés.
Et qui vers l’avenir (cette perte vous touche),
Iront de voix en voix moins purs et tout changés.
Mais qu’importe ! Après nous ce sera pire chose ;
La source en jaillissant est belle, et puis arrose
Un désert, de grands bois, un étang, dés roseaux ;
Ainsi jusqu’à la mer où va mourir sa course.
Ici, destin pareil. Hais toujours à la source,
Votre nom bien gravé se lira sous les eaux.

26 juillet 1831.

Marie Dorval, un volume anonyme. In-douze, 1868. (Par M. E. Coupy.) 140 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR.. SUR UN ALBUM Pourquoi, demandez-vous, nous peindre la justice Boiteuse et cheminant sans jamais se presser C’est (ainsi l’a voulu le Dieu bon, même au vice, ) Pour que le repentir la puisse devancer. Le morde illustré, du 24 février 1872. (Dans le Courrier de Paris. de M. Pierre véron.) ROMANCE SUR R L’A1 R dJ6 sœur, te souvient-il encore ? 1 Doux souvenir de la patrie, Doux souvenir de mon amie ! Charmez du rêve des beaux jours Ma vie, Et rappelez-moi mes amours Toujours. II Ah quand reviendra l’aoustage Je veux retourner au village, Aux Iieux que l’aubépine en fleur Ombrage, Où l’amour ouvrit au bonheur Mon cœur. ALFRED DE VIGNY. 14 fil Je reverrai l’humble colline Où fleurit la blanche églantine, Qu’un bois, dans nn lointain obscur, Domine, Et que couronne un ciel d’azur, Si pur. VI 0 lieux de douce souvenancel C’est là qu’aux jours de mon enfance A l’heure où l’hymne du matin Commence, J’entendais retentir l’airain, Lointain. V Avant que le coteau jaunisse Je reverrai l’humble édifice Où, rappelée au sein de Dieu, Clarisse En mourant vint dire à ce lien Adieu. VI Au tombeau que l’Authie arrose J’offrirai le lys et la rose, L’anémone aux douces couleurs Mi-close, Et là je baignerai de pleurs Mes fleurs. 142 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. vII Je reverrai la verte allée Que foulait la jeune exilée Quand des longs soupirs de son sein Troublée, Elle abandonna dans ma main Sa main. VIII C’est là qu’auprès d’une onde pure Le saule, à la pâle verdure, Parmi les joncs et les roseaux Murmure Et couvre de ses longs rameaux Les eaux. IX Là, sur la tremblante nacelle, Je fendais les flots auprès d’elle ; La lune à notre rendez-vous Fidèle, Versait ses rayons les plus doux Sur nous. X Combien de fois, u mon amie, Le cœur plein de ta rêverie, J’entendais tomber à longs flots La pluie, Qui rendait encor nos berceaux Plus beanx. ALFRED DE VIGNY. iVÎ XI C’est là qu’auprès de son vieux chêne Je respirais sa douce haleine, Et caressant ses longs cheveux D’ébène, Je voyais s’ouvrir dans ses yeux Les cieux. XII Là, dans la dernière soirée, M’offrant la pâle germandrée, Ce dernier gage d’une foi Sacrée, Elle me dit a Ressouviens-toi De moi. » XIII An sein du vallon solitaire Je reverrai le monastère Où nos deux noms qu’a désunis La terre Sont au moins sur ces froids débris Unis. XIV Ah 1 quand reviendra l’aonstage Je reverrai mon beau village Et le vallon qu’un bois si frais Ombrage. Mais la beauté que tant j’aimais, Jamais 1 144 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. c Cette chansou a été improvisée, un soir, il y a longtemps, autour d’une table de famille, pour fournir des paroles à l’air que fredonnait un enfant. LA Renaissance littéraire ET aktistiqoe, 7 septembre 1873. A DAVID D’ANGERS (Écrit sur un exemplaire de Cinq-Mars.) A vous qui soufflez une âme Sur les flots du bronze en flamme ; Vous, dont la puissante main N’eut jamais d’étreintes vaines Vous, dont le marbre a des veines Où coule le sang humain. VEHT-VEaT. n août 1837, et David d’Angers, etc., par Henri Jouin (tome ior, p. 241, Deux volumes, 1878. SIXAIN En ce siècle, qu’on dit siècle d’égalité, Et que j’appelle, moi, siècle de vanité, Chacun, pour y pouvoir trouver la particule, Travaille sur son nom et le désarticule, Et le vainqueur de Tyr, s’il existait encor, Signerait, j’en suis snr, Nabucho de N’ozor. L’Évékemest, 10 avril 1882’; LE VOLEUR, 27 novembre 188* et 6 août 188 : LE FIGARO, 10 novembre 1890. 1. D’après ce journal, l’autographe aurait été vendu la veille à la salle Drouot. ALFRED DE VIGNY. 145 9 A JULES JANIN (Pour le jour de sa fètc.) Merci, mon cher poète, il ton fifre charmanl ; Harmonieux et tendre, il captivait mon âme, Les flots n’ont pas noyé tes sons, et l’océan Ne les a pas couverts d’une oublieuse lame. Comme un parfum de fleurs, comme un aimable encens, l’s sont montés, pieux, vers la céleste voûte. D’illustres morts suivaient tes i-êves et tes chants. Béranger te sourit, Chateaubriand t’écoute. Et moi je viens, l’un des derniers, Près de ces noms prendre ma place. Je te couronne de lauriers Que pour toi m’a remis Horace. LE Forez mttérjikz ET artistique, numéro deux, p. 28. Décembre-janvier 1888-1889. Nous n’aurions pas pris la responsabilité de remettre au jour toutes ces citations, tant quel- ques-unes d’entre elles nous semblent faibles, si nous n’avions trouvé ces pièces, signées, dans les recueils indiqués. Notre désir de cher- cheur qui veut être complet nous a donc engagé à les recueillir néanmoins ici, uniquement à titre de curiosités. La gloire d’Alfred de Vigny ne saurait en souffrir, et, pour conclure, nous allons du reste retrouver tout entier le poète dans 146 LES LUNDIS D’UN CHERCHEUR. cette belle lettre inédite, adressée à Victor Hugo au moment de la mort de sa fille Léopoldine, disparue sous les flots avec son mari, peu de temps après leur mariage. On n’a pas oublié cet horrible drame. Paris, 30 novembre 1863. « Si vos larmes vous ont permis de lire les noms de vos anciens amis, Victor, vous avez vu le mien à votre porte en revenant à Paris. » Devant de telles infortunes toute parole est faible ou cruelle. Tout ce qu’on peut dire est trop pour le cœur que l’on déchire, ou trop peu devant l’horreur de l’événement. n Si je vous avais vu, je ne vous aurais pas parlé ; mais ma main, qui signa votre contrat de mariage, aurait serré la vôtre, comme lorsque nous avions dix-huit ans, quand nous allions ensemble regarder le jardin de celle qui devait être votre compagne, et dont vous seul pouvez à présent appaiser (sic) la douleur. » ALF[RED] DE v[igny]. j> D’intéressants vers inédits du poète, sorte d iambe enthousiaste certainement adressé à madame Dorval, — sont joints aux manuscrits autographes des poèmes : Paris, et : les Amants de Montmorency. Ce précieux recueil est coté huit cents francs dans la première partie du Répertoire méthodique de la librairie Damascène Morgand, parue au commencement de 1893.

Enfin, un article anonyme, inséré page 397 de la Revue des Deux Mondes du 1er février 1832, et relatif à Jeanne Vaubernier, pièce jouée par madame Dorval, est aussi d’Alfred de Vigny.

1892-1893.

  1. Ces vers, écrits, dit-on, sur un album, nous semblent absolument apocryphes.
  2. Sans parler, bien entendu, des corrections qu’il a faites dans ses volumes de prose ; Cinq-Mars, notamment, a été remanié presque à chaque édition nouvelle.
  3. Ce sonnet accompagnait l’envoi du manuscrit autographe et de la brochure imprimée de la Maréchale d’Ancre, pièce écrite pour madame Dorval, et crée pourtant par mademoiselle Georges. Une autre pièce de vers adressée à madame Dorval, écrite par Alfred de Vigny sur un exemplaire du More de Venise, est encore. citée dans le livre de M. Coupy. Mais elle est empruntée par lui au Journal d’un Poète.