Les Lois des Bretons et l’ancien droit celtique en Irlande

Les Lois des Bretons et l’ancien droit celtique en Irlande
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 785-804).
LES LOIS DES BREHONS
ET
L'ANCIEN DROIT CELTIQUE EN IRLANDE

I. Ancient Laws of Ireland, published under the direction of the Brehon Law commission, 3 vol. — II. Lectures on the early History of institutions, by sir Henry Sumner Maine, London 1875, Murray.

Depuis quelque temps, l’attention se porte avec un intérêt croissant vers l’étude des origines de la civilisation. Après les découvertes qui nous ont révélé le passé lointain des temps préhistoriques, la science s’efforce maintenant de refaire l’histoire des institutions, du droit et des conditions économiques des sociétés primitives. On ne se contente plus, comme autrefois, en politique et en économie politique, de formules abstraites et de dogmes absolus ; la connaissance des anciennes organisations sociales est ainsi devenue indispensable pour nous éclairer sur le but à poursuivre aujourd’hui. Jadis, quand on se demandait quelles lois il fallait adopter, on les cherchait uniquement dans une conception théorique de la nature et des droits de l’homme. C’est ainsi que Rousseau, Locke et tant d’autres, croyant imiter les législateurs de l’antiquité, traçaient tout d’un trait des plans de constitution et de reconstruction de la société tout entière. C’est ainsi encore que les assemblées de la révolution française ont édicté tant de lois excellentes en elles-mêmes, mais qui n’ont donné que peu ou point de résultats, parce qu’elles n’étaient pas en rapport avec les choses et les hommes qu’elles devaient régir. Maintenant les déceptions nous ont rendus plus circonspects, et l’on voudrait même bannir toute poursuite de l’idéal. C’est aller trop loin. Il ne faut pas abandonner la recherche d’un ordre meilleur réclamé par la nature, les droits et la destinée de l’homme ; mais il faut consulter les leçons de l’expérience. C’est à ce titre que l’histoire des institutions est si utile et constitue la véritable histoire philosophique.

Les guerres, les intrigues, les succès et les revers des princes, le drame historique, en un mot, amuse comme un roman ; mais il instruit peu, parce qu’il n’y a point de lois à déduire de faits où les volontés mobiles, les passions, les caractères infiniment variables des hommes, jouent le principal rôle. En étudiant les institutions au contraire, nous pouvons découvrir les conséquences qui en résultent et l’ordre qui préside à l’évolution des sociétés. Nous voyons aussi quelles sont les véritables lois naturelles. Autrefois on entendait par ces mots : « droit naturel, » tantôt le droit, qu’on supposait avoir été établi par les hommes « sortant des mains de la nature, » tantôt le droit idéal, conforme à la justice et perçu par la raison, c’est-à-dire le droit rationnel. Dans l’un comme dans l’autre sens, l’idée de ce que c’est que le droit naturel variait d’après les opinions de l’écrivain qui s’efforçait de la préciser, et elle ne reposait sur aucun fait positif. Maintenant on cherche à reconstituer le droit naturel, non pas hypothétique, mais historique, et on y parvient par la méthode des études comparées qui ont donné de si merveilleux résultats dans le domaine de la philologie et de la mythologie. On arrive ainsi à se convaincre que toutes les races ont, à un certain moment de leur développement, eu des coutumes semblables, et que celles des tribus les plus sauvages ont été pratiquées jadis par les ancêtres des peuples aujourd’hui les plus civilisés.

L’examen des institutions primitives est également intéressant parce qu’elles permettent de saisir les instincts primordiaux de l’homme en fait de droit. Pour comprendre l’origine et les lois du développement de la vie, le naturaliste étudie les organismes les plus rudimentaires ; de même pour découvrir les lois qui président au développement de la civilisation, la sociologie doit examiner les formes d’organisation des sociétés primitives. Dans son beau livre, Ancient Law, sir Henry Maine nous a fourni le modèle de ce genre d’investigations. Ce qui donne tant d’intérêt aux publications de cet éminent écrivain, c’est qu’il joint aux vues philosophiques les plus élevées la connaissance exacte des détails et une érudition très sûre et très vaste. Professeur de droit à l’université d’Oxford, il a pu approfondir l’esprit des lois anglaises et du droit romain, et, investi d’une haute fonction judiciaire dans l’Inde, il y a étudié sur place les coutumes de ce pays. Dans son ouvrage sur le droit ancien, il retrace l’histoire primitive des codes, des fictions légales, du testament, de la succession, de la propriété, du contrat et du droit de punir, et il en indique les rapports avec les idées modernes sur ces matières. Dans un autre livre, les Communautés de village en Orient et en Occident, il montre que la commune se retrouve avec des caractères semblables chez les principales branches de la race aryenne. Enfin, dans un volume récent sur l’Histoire primitive des institutions, il apporte à l’appui de ses idées un grand contingent de faits empruntés principalement aux anciennes lois irlandaises, connues sous le nom de Brehon Laws.

Jusqu’à ces derniers temps, l’étude comparée des vieilles coutumes présentait une grande lacune comme le dit sir H. Maine, aucun groupe de peuples n’offrait moins de souvenirs relatifs à l’histoire ancienne du droit que ceux d’origine celtique. Les Triades galloises d’une valeur si douteuse et quelques traits de mœurs notés par les historiens de l’antiquité, voilà tout ce que l’on connaissait. Ce qu’on vient de publier, c’est tout un ensemble de lois avec leurs commentaires, de vrais traités de jurisprudence de l’ancienne Irlande celtique. On le voit, c’est une véritable révélation, et depuis longtemps il n’y en a point eu de plus importantes pour l’histoire des idées juridiques.


I

Les Brehon Laws sont des recueils d’anciennes lois irlandaises qui ont été traduits et édités par deux savans morts depuis peu, les docteurs O’Donovan et O’Curry. Une commission scientifique est chargée de poursuivre cette publication. Trois volumes ont paru à Dublin, le premier en 1865, le second en 1869, le troisième tout récemment. D’après M. Whitley Stokes, l’un des plus éminens celtologues de notre temps, le plus important des recueils des Brehon Laws, le Senchus Mor ou « le grand livre de l’ancienne loi, » date du commencement du XIe siècle, et l’autre recueil, le Livre de Aicill, du Xe ; mais ces écrits s’attribuent une antiquité bien plus grande, et il est possible qu’ils aient été primitivement rédigés peu de temps après l’introduction du christianisme en Irlande, c’est-à-dire dès que l’on a commencé à y faire usage de l’écriture. En tout cas, ces lois contiennent des coutumes qui remontent à la plus haute antiquité.

Les brehons, qui ont donné leur nom à ces recueils de lois, offrent la plus grande ressemblance avec les druides de la Gaule tels que César nous les fait connaître. Ceux-ci étaient à la fois prêtres et magistrats ; ils jugeaient les crimes et les procès, et dans leurs grandes assises annuelles, au milieu de la forêt sacrée, ils tranchaient les différends qui s’étaient élevés entre les tribus. Ils dirigeaient des écoles de science où accouraient les jeunes gens de la Gaule, et où certains d’entre eux, avides de s’instruire, restaient pendant vingt ans ; ils y apprenaient un très grand nombre de vers qui n’étaient jamais écrits. Les druides aimaient à discuter sur la nature et les dimensions du monde, sur le mouvement des étoiles, sur tout ce qui se rapportait à l’univers physique. En Irlande, les brehons étaient les arbitres respectés de tous les litiges. Parmi les traités qui portent leur nom, il s’en trouve de spéciaux pour régler les questions d’héritage et de limites, l’exécution des débiteurs récalcitrans et surtout les compositions pour crimes. Les écoles de littérature et de droit semblent avoir été très nombreuses dans l’ancienne Irlande, et le docteur O’Curry nous donne le programme d’études de l’une d’elles qui embrasse douze années. Toute la littérature, même les lois, avaient la forme du vers. Le chef des druides nous apparaît dès le début du Sehchus Mor, dans la personne de Dubhthach Mac-na-Lugair, le poète royal d’Érin, le brehon désigné par saint Patrick pour être arbitre dans une question d’homicide. Dans les Brehon Tracts, on agite aussi ces problèmes cosmologiques dont les druides aimaient à s’occuper. On le voit, les brehons ressemblent extrêmement aux druides, et s’ils ne se confondent pas avec eux, on peut dire que ces similitudes si frappantes prouvent que l’état social des Celtes d’Irlande ne différait guère de celui des Celtes de la Gaule.

Quelle autorité faut-il attribuer aux Brehon Law Tracts ? Comme le fait remarquer M. Cliffe Leslie, ces traités diffèrent beaucoup de caractères et ils proviennent de sources très diverses. Quelques-uns d’entre eux, tels que le Crith Gablach et le « Livre des droits, » sont cités comme des textes précis de loi irlandaise ; mais d’autres, comme le Corus Bescna, paraissent n’avoir point joui de la même autorité. Les commentaires sont, de l’avis unanime, l’œuvre de plusieurs générations de légistes. Le droit irlandais avait évidemment pour base la coutume, et au XVIe siècle Edmund Spenser parle des Brehon Laws comme de « règles de droit non écrit et transmis par la tradition d’âge en âge ; » mais ce droit coutumier s’était développé sous l’influence des jugemens des cours de justice d’une part, et de l’autre sous celle des idées de jurisprudence théorique des juristes et des écoles de droit. Jusqu’au XVIe siècle, ainsi que le prouve M. Cliffe Leslie, les populations irlandaises se réunissaient en assemblée générale sur une bruyère ou sur une colline comme les Landsgemeinden suisses, pour juger les différends entre particuliers ou entre communes, et les. décisions de ces diètes populaires devaient former une troisième source du droit irlandais. Quelque solution que l’on donne d’ailleurs aux questions concernant l’origine et le caractère des traités désignés maintenant par le nom de Brehon Laws, ils n’en conservent pas moins toute leur importance, comme indiquant les traditions, les usages et les idées juridiques de l’époque où ils ont été composés. La plupart des coutumes dont ils font mention étaient encore en vigueur au moment où les écrivains anglais commencent à nous faire connaître l’Irlande. « Les lords irlandais, dit sir John Davis écrivant vers la fin du XVIIe siècle, conservent tous les droits de la souveraineté qui ne devraient appartenir qu’au roi. Ils gouvernent le peuple conformément aux lois des brehons. Ils nomment leurs magistrats et les employés, ils punissent ou pardonnent les crimes, ils font la guerre et la paix à leur convenance, et cela a duré jusqu’au règne d’Elisabeth. » Le même auteur raconte que, quand le lord député sir W. Fitzwilliam annonça à Maguire qu’il enverrait un shérif à Fermanagh, le chef irlandais répondit : « Votre shérif sera le bienvenu, mais faites-moi savoir quel est le prix de sa tête, afin que, si mes hommes la lui coupent, je puisse lever l’eric (eric, composition), sur le pays. » Les auteurs anglais s’indignaient de ces coutumes barbares « qu’on ne rencontrait dans aucun autre pays chrétien ; » ils leur attribuaient même le triste état du pays, et pourtant ces lois et ces institutions n’étaient autres que celles que l’Angleterre avait eues autrefois.

En effet, l’ancien droit irlandais présente de frappantes analogies avec le droit romain primitif, avec le droit Scandinave, slave et germanique, et, chose très remarquable, mais cependant très explicable, avec les coutumes hindoues. Les deux rameaux de la race aryenne géographiquement les plus éloignés se rapprochent le plus par leurs idées juridiques, parce qu’elles ont mieux conservé les traditions primitives de la souche d’où ils sont sortis. Les peuples asservis par l’étranger restent fidèles à leurs coutumes, ils redoutent le changement ; leur sujétion même met obstacle au progrès, et dans leur malheur ils s’attachent avec fanatisme à tout ce qui caractérise leur nationalité. C’est ainsi que les Javanais, asservis par des conquérans mahométans, les Russes, tenus sous la domination des Tartares, et les Serbes sous celle des Turcs, pratiquent encore les formes archaïques de la propriété collective.

Je ne puis montrer ici tous les points de ressemblance que sir H. Maine a relevés entre les institutions anciennes des Celtes irlandais et celles de l’Inde ; il faudrait reproduire tout son livre : j’en citerai seulement un ou deux qui sont vraiment frappans.

Aujourd’hui, quand une personne est lésée, elle s’adresse au juge, qui prononce un jugement que l’état souverain fait exécuter, au besoin par la force. Dans les temps barbares, l’individu lésé attaque à main armée celui dont il a eu à se plaindre, et il en résulte fréquemment une guerre de clan à clan. Entre ces deux moyens extrêmes d’arriver à se faire rendre justice, — l’action devant le tribunal et l’attaque à main armée, — nous en trouvons d’autres qui tiennent le milieu entre l’emploi de la force et le recours au juge. Parmi ceux-ci, « la saisie du gage » se présente chez tous les peuples aryens, à une certaine époque, avec des caractères très semblables. Gaius, parmi les actions primitives appelées legis actiones, cite la pignoris capio, la saisie du gage. Dans certains cas exceptionnels, le créancier pouvait saisir directement des objets appartenant au débiteur, même avant de l’avoir cité devant le juge. Platon, dans son livre des Lois, fait mention d’une action du même genre. Dans l’ancien droit anglais, nous trouvons la procédure du distress. Un individu étant lésé par quelqu’un ou ayant quelque réclamation à sa charge pouvait saisir le bétail de celui-ci, et le conduire dans une prairie close, réservée à cet effet dans le village et appelée pound. Là les bêtes devaient être nourries par leur propriétaire, qui ne pouvait les ramener chez lui. S’il ne consentait pas à donner satisfaction à la partie adverse, il devait ou offrir une garantie ou s’adresser au shérif. Le shérif faisait restituer le bétail au propriétaire, mais à la condition que celui-ci s’engageât à se soumettre à la décision du juge. Les lois des peuples germaniques, les leges barbarorum, font mention de la même coutume, et notamment la loi salique en parte très en détail. cette procédure paraît étrange, et même inexplicable ; mais il faut se figurer qu’elle remonte à un temps où le pouvoir souverain et la vindicte publique n’existaient pas encore, et où les litiges, même les attentats contre les personnes, restaient affaire privée. Comment arriver au redressement d’un tort sinon en s’emparant de choses appartenant à celui dont on voulait obtenir satisfaction ? Le plus étendu des traités des Brehon Laws, le Senchus Mor, se rapporte presque entièrement aux formalités du distress. En Irlande, le créancier ne pouvait saisir les biens du débiteur qu’après lui en avoir donné avis, et, pour procéder à la saisie, il devait être accompagné de témoins. Avant que le bétail saisi ne fût mis dans le pâturage réservé, le débiteur pouvait le réclamer en donnant « un objet de valeur ou son fils » en garantie de sa promesse de se soumettre aux décisions du juge. Dans le Vyavahara Mayukha, livre de loi brahmanique, l’auteur, Brihaspiti, cite, parmi les moyens de forcer un débiteur à s’exécuter, la saisie comme gage de sa femme, de son fils ou de son bétail. Ainsi dans tous les pays âryens depuis l’Océan jusqu’aux bords de l’Indus, on retrouve la coutume du pignoris capio.

Voici maintenant un mode de procédure bien plus étrange encore et qu’on rencontre à la fois chez les anciens Celtes irlandais et dans l’Inde moderne. César nous dit que, dans la Gaule, celui qui n’obéissait pas au jugement des druides était empêché de prendre part aux sacrifices, ce qui était considéré comme la plus sévère des peines. En Irlande, quand on avait à faire valoir une créance contre un débiteur d’un rang élevé, le Senchus Mor dit qu’il faut « jeûner contre lui, » et il ajoute : « Celui qui ne donne pas satisfaction à celui qui jeûne méconnaît toutes les obligations, et celui qui ne regarde à rien ne sera payé par personne, ni par Dieu, ni par les hommes. » La coutume se retrouve identique dans l’Inde sous le nom de dharna, qui signifie saisie, détention. Les auteurs anglais, qui l’appellent sitting dharna, la décrivent dans les termes suivans. Quand un brahmine veut obliger un débiteur récalcitrant à s’acquitter envers lui, il va s’asseoir à sa porte, tenant à la main du poison ou un poignard et menaçant de se tuer si on lui fait violence. Il jeûne, et il empêche ainsi le débiteur de sortir de chez lui : celui-ci est tenu de jeûner aussi. Bientôt il est forcé de céder, car, s’il laissait mourir son créancier de faim ou s’il le poussait à se tuer en voulant passer outre, il se rendrait coupable d’un crime inexpiable. Le code pénal anglo-indien ayant défendu la pratique du dharna, elle est devenue plus rare, mais elle est encore en vigueur dans les états indépendans de l’Inde. Ce sont surtout les soldats qui y ont recours pour obtenir le paiement de leur solde arriérée. Gaius dit également que le pignoris capio était resté en usage dans deux cas seulement, dont l’un est précisément le défaut de paiement de la solde militaire. Cette concordance n’est-elle pas remarquable ? En Perse, celui qui veut obtenir le paiement de sa créance par le jeûne commence par semer un peu d’orge à la porte de son débiteur, puis il s’assied au milieu de ce semis ; c’est dire qu’il restera sans nourriture jusqu’à ce qu’il soit payé ou jusqu’à ce que le grain lève et lui donne de quoi se nourrir. Ces coutumes extraordinaires remontent évidemment au temps où le particulier ne pouvait invoquer l’intervention de l’autorité pour lui garantir ses droits. En forçant le débiteur de mauvaise foi à commettre un crime, il appelait sur lui le mépris des hommes et la vengeance du ciel.

La constitution de la famille et de la société chez les Celtes irlandais ressemble aussi à celle de l’Inde. En réunissant les traits épars dans les Brehon Laws, sir H. Maine est parvenu à tracer un tableau assez complet de l’organisation sociale de l’Irlande à l’époque où ces lois ont été rédigées. La population était divisée en clans, en tribus, fine, dont les membres se croyaient attachés par un lien de famille résultant de la descendance d’un ancêtre commun. A la tête du clan se trouvait un chef que les traditions irlandaises appellent un roi. Quand le clan était nombreux, il se subdivisait en groupes, unis chacun par un lien de parenté plus étroit et ayant aussi un chef que les légistes anglo-irlandais ont nommé capita cognationum. Ces groupes correspondaient à la gens romaine, au γένος grec et à ces gentes, à ces cognationes hominum de la Germanie, entre lesquels, suivant César, la possession du sol se répartissait chaque année[1]. L’unité juridique et politique dans l’ordre social n’était donc pas, comme aujourd’hui, l’individu isolé, mais le groupe familial qui était nommé sept. C’était exactement la zadruga, la communauté de famille, que les Allemands appellent très justement Hauskommunion. Le sept était semblable aussi à ces groupes de famille, à ces sociétés de compani, de Frarescheux, à ces « coteries, » à ces « fraternités, » qui au moyen âge en France vivaient ensemble dans une grande maison, la cella, exploitant en commun le sol, se partageant ses produits, et « vivant au même pot » et au même « chanteau[2]. »

L’Inde encore aujourd’hui nous offre dans la famille associée, joint-family, comme disent les Anglais, l’image exacte du sept celtique de l’Irlande ancienne. La joint-family forme un corps moral qui possède, qui acquiert et qui a une durée perpétuelle comme une société de mainmorte. Elle offre le type parfait de ce mode archaïque de jouissance indivise que l’on rencontre dans toutes les sociétés agricoles primitives. Elle se compose de l’association de toutes les personnes qui auraient pris part aux sacrifices des funérailles de l’ancêtre commun. C’est la famille agnatique des Romains, comprenant tous ceux qui auraient été sous l’autorité de leur auteur commun, s’il avait vécu pour l’exercer. D’après les décisions des cours de justice de l’Inde, aucun membre de la famille n’a droit à une part de la propriété commune. Les produits doivent être mis en commun et partagés entre tous d’après les règles de la jouissance indivise. Les membres de la famille sont unis, comme on dit dans l’Inde, « pour la nourriture, le culte et la terre. » En Irlande, la solidarité des hommes du sept est complète : ils sont tenus de payer la composition pour l’offense commise par un des leurs. La ressemblance entre la joint-family hindoue et irlandaise s’étend jusque dans les détails. D’après la loi brahmanique, ce’ qu’un membre de la communauté gagne par quelque connaissance scientifique spéciale ou par la pratique d’un art libéral lui appartient en propre, à moins qu’il n’ait acquis ses talens aux frais de la famille. Un des anciens traités de lois irlandaises, le Corus Bescna, établit la même distinction. Le membre de la tribu peut donner à l’église les deux tiers de ce qu’il gagne par l’exercice d’une profession libérale ; mais il en est autrement si cette profession est celle de la tribu même. Dans ce cas, les émolumens appartiennent à la communauté.

La tribu du temps des Brehon Laws constitue une personne civile qui « se soutient elle-même, » comme disent les textes. Elle s’est continuée d’abord par la possession de la terre : « la terre est une personne perpétuelle ; » mais elle peut subsister aussi, sans cultiver le sol, par l’exercice de quelque industrie. Une partie du territoire de la tribu, probablement la terre arable, se trouve répartie entre les différentes familles du clan ; mais ces parts restent soumises au contrôle de la communauté. « Chacun, dit la loi, doit conserver sa terre intacte sans la vendre, sans la grever de dettes, sans la donner en paiement pour des crimes ou des contrats. » comme dans toutes les coutumes anciennes, l’aliénation n’est permise qu’avec le consentement de toute la communauté, et il en est encore ainsi dans l’Inde[3]. L’obligation de suivre le même assolement dans la culture, le Flurzwang, comme disent les Allemands, est aussi stricte ici que dans le mir russe ou dans l’ancien village germanique. C’est, avec le mariage, l’une des institutions fondamentales du peuple irlandais, dit le Corus Bescna. Le mot de Tacite parlant des Germains : apud eos nullum testamentum, est vrai aussi des Celtes irlandais comme de tous les peuples à l’origine. C’est le clergé qui emprunta la donation et le legs au droit romain, afin de permettre aux gens pieux d’enrichir l’église en sauvant leurs âmes.

Le régime agraire de l’Irlande à l’époque des Brehon Laws offre un état de transition entre la collectivité primitive et la propriété privée. J’ai essayé de montrer ici même que le régime de possession collective du sol par la tribu, tel qu’on le rencontre encore aujourd’hui dans le mir russe et dans la dessa javanaise, est une étape de la civilisation par laquelle tous les peuples ont passé, et d’après sir H. Maine ce fait ne peut plus guère être révoqué en doute[4]. A l’époque des Brehon Laws, tout le territoire de la tribu est encore considéré en théorie comme appartenant à la communauté tout entière, mais en fait une assez notable partie du sol a été appropriée d’une façon permanente par certaines familles ; toutefois des terres communales très vastes, couvertes d’herbages et de bruyères, servent de pâture au bétail. Des parties du communal sont alternativement mises en culture, comme cela se pratique aujourd’hui encore dans beaucoup de pays, notamment dans les Ardennes belges ; mais l’occupation en est temporaire, la propriété demeure à la tribu. Les partages périodiques et l’occupation alternative se sont maintenus jusqu’à nos jours sous la forme du rundale[5]. Une grande partie du sol était soumise à des modes de tenure et à des coutumes agraires fortement imprégnées des traditions de l’antique possession collective. A l’époque des Brehon Laws, la propriété privée s’était à peine dégagée de la communauté primitive du sol. Un manuscrit irlandais du XIIe siècle, le Lebor na Huidre, a conservé le souvenir de cette transformation, et il en indique la cause comme pourrait le faire un économiste. On y trouve ce curieux passage : « Il n’y avait autour des champs ni fossés, ni haies, ni murs de pierre, et la terre n’était pas divisée jusqu’au temps des fils d’Aed Slane. Ce fut à cause du grand nombre des familles à cette époque que les divisions et les limites de terrain s’introduisirent en Irlande. » C’est bien là une des causes principales qui donnent naissance à la propriété privée. Quand le nombre des ayant-droit devient trop considérable, la part qui revient à chacun dans le domaine commun est trop exiguë pour la culture extensive qui se pratique. Il faut passer à un mode d’exploitation exigeant des améliorations permanentes, du capital immobilisé dans le sol, et cela ne se fait qu’avec la garantie d’une jouissance héréditaire ou de très longue durée. De là résulte l’occupation individuelle, permanente et transmissible dans la famille. Le partage périodique, annuel ou trisannuel, ne permet évidemment qu’un système de culture très rudimentaire, peu productif par conséquent et exigeant ainsi une vaste étendue de terrain.

Dans un autre manuscrit irlandais plus ancien que le Lebor na Huidre, et qui porte le titre de Liber Hymnorum, il est question d’un mode de jouissance du sol qui rappelle exactement celui qui est encore en vigueur dans les allmenden de la Suisse, l’allotement périodique à chaque famille d’une part dans la tourbière, dans la forêt et dans la terre arable. Le weide, wald und feld de la marke germanique répond au bog land, wood land and arable land de la tribu celtique. Le Liber Hymnorum (probablement du XIe siècle) contient le passage suivant : « Très nombreux étaient les êtres humains en Irlande à cette époque (c’est-à-dire au temps des fils d’Aed Slane, de l’an 651 à 694), et leur nombre était si grand qu’ils ne recevaient plus en partage que trois fois neuf billons de terre, à savoir neuf billons de tourbière, neuf de forêt et neuf de terre arable. » Chaque famille de l’allmend suisse reçoit aussi un nombre plus ou moins grand de parcelles dans chacune des zones du domaine commun. On voit clairement dans ce passage au Liber Hymnorum que c’est l’accroissement de la population qui a mis fin aux partages périodiques de la possession collective. Tacite, en décrivant les mœurs des Germains, montre aussi très bien le rapport intime qui existe entre la culture extensive et la possession temporaire du sol. « L’étendue de leurs champs, dit-il, facilite ces partages, » et il ajoute : « Ils ne luttent point par le travail avec la fertilité du sol, qui ne porte que du blé ; ils changent chaque année le terrain de culture, et il en reste qui n’est pas occupé. »

Le système de succession en usage parmi les Celtes irlandais, et que les juristes anglais ont appelé gavelkind, ressemble à celui qu’on rencontre encore aujourd’hui dans les communautés de famille ou zadrugas serbes. Quand un propriétaire membre du sept ou clan irlandais meurt, le chef fait une distribution nouvelle de toutes les terres du sept entre les différens ménages, qui obtiennent ainsi un plus grand nombre de lots. L’hérédité en ligne directe n’existe donc pas encore ; c’est l’hérédité collective du clan qui est en vigueur. Le gavelkind irlandais est, on le voit, très différent du gavelkind en usage dans le comté anglais de Kent. Celui-ci prescrit seulement le partage de la succession en parts égales entre les enfans, comme le fait la loi française. En résumé, si l’on veut se faire une idée de l’organisation agraire prédominante parmi les Celtes irlandais à l’époque des Brehon Laws, il faut en chercher le type non point dans les communautés de village telles qu’elles existent encore en Russie ou à Java, mais plutôt dans le régime des communautés de famille telles qu’on les trouve chez les paysans français au moyen âge ou chez les Serbes aujourd’hui. Le sept irlandais est presque complètement semblable à la zadruga slave : la communauté primitive a fait place à la propriété familiale de la gens. Il y a pourtant une différence très grande à noter. En Irlande, le chef du sept a déjà acquis l’autorité et les privilèges du seigneur féodal, tandis qu’en Serbie l’aristocratie ne s’est pas développée jusqu’à nos jours et l’égalité démocratique des temps primitifs s’est maintenue.


II

Comment l’inégalité des biens et la domination des grands sur les simples cultivateurs s’est-elle établie, en dehors de toute conquête, parmi des hommes de même race, originairement égaux et jouissant d’institutions ayant pour effet de maintenir l’égalité, c’est là une question d’histoire sociale d’une portée générale, et sur laquelle les faits recueillis par sir H. Maine dans les Brehon Laws tracts jettent un jour nouveau. Cette profonde transformation s’est accomplie en Irlande comme en Germanie et dans le reste de l’Europe. A l’origine, le chef du clan n’est que le premier parmi des hommes libres et propriétaires, ses égaux au fond, et qui souvent le nomment par voie d’élection. Quand l’œuvre de la féodalisation est accomplie, ce chef est devenu un seigneur, propriétaire en fait ou en théorie de tout le sol, jadis partagé entre les membres de la tribu, et les cultivateurs ne sont plus que des manans ou des serfs tenus à des corvées et à des prestations en nature pour conserver la jouissance des champs dont ils étaient auparavant les maîtres indépendans. Cette transformation, d’où sont sorties l’aristocratie terrienne et la royauté politique, s’est accomplie lentement, obscurément, par une série de changemens insensibles dont les détails ont varié dans les différens pays, mais dont les grandes lignes et les résultats généraux ont été partout les mêmes. Dans les Brehon Laws tracts) qui renferment les souvenirs d’institutions séparées par plusieurs siècles, on suit très bien le développement du pouvoir et des privilèges du chef. Il est évident que dans les premiers temps la terre était considérée comme la propriété collective de la tribu. Le chef exerçait certaines fonctions administratives ; il conduisait ses hommes à la guerre, et comme rémunération il avait la jouissance d’un domaine situé près de sa demeure et certains droits assez mal déterminés sur le communal, sur le waste. Les hommes libres de la tribu étaient propriétaires au même titre que lui, et jouissaient à son égard d’une indépendance complète. Cependant on voit déjà souvent le territoire du clan prendre le nom de la famille du chef ; ainsi il est fréquemment question du district des O’Brien ou des Macleod. Ensuite on s’aperçoit que l’autorité du chef grandit ; les cultivateurs libres, ses égaux, cherchent sa protection et deviennent ses hommes-liges ; une certaine dépendance s’établit, semblable à celle que fait naître ailleurs la commendatio, et elle a différens degrés. Le chef augmente le nombre de ses suivans à mesure qu’il s’enrichit. Ainsi la force dont il dispose croît avec sa richesse, et réciproquement il use de sa force pour augmenter ses exigences et par suite ses revenus. Il profite des droits qu’il a acquis sur les terres vagues de la tribu pour y implanter une classe nouvelle de tenanciers qui dépendent complètement de lui et dont nous verrons bientôt l’origine. Enfin il étend sa suzeraineté par un moyen qui mérite de fixer toute notre attention et qui n’avait pas encore été signalé.

On attribue généralement aux institutions féodales deux sources : le bénéfice et la commendatio. Quand le propriétaire concède, moyennant certaines prestations et certains services, une terre à un tenancier qui devient ainsi son vassal, il y a constitution de bénéfice. Quand au contraire le propriétaire appauvri, menacé ou sans cesse inquiété ; donne son bien à un homme puissant capable de le protéger, en se réservant toutefois la jouissance héréditaire de la propriété moyennant certaines redevances et certains services, il y a commendatio, M. Fustel de Coulanges a expliqué tous ces faits ici même[6] avec cette netteté et cette connaissance profonde des textes anciens qui rendent ses études si instructives. Sir H. Maine a découvert dans l’ancienne législation irlandaise une troisième source de la relation féodale de seigneur à vassal, qui remonte à un état de civilisation bien antérieur à celui où se sont produits les deux autres. En effet, le bénéfice et la commendatio reposent sur la remise de la terre et supposent par conséquent là propriété privée très nettement établie, tandis que le lien féodal existant chez les anciens Celtes irlandais naissait de la remise de bétail à une époque où la terre n’avait pour ainsi dire aucune valeur. Le fait signalé par sir H. Maine me semble de la plus haute importance ; mais, pour bien le comprendre, il faut se rendre compte de l’état économique des époques primitives. Les relations des hommes, les coutumes, le droit, règlent des intérêts ou s’y rapportent ; on ne peut donc en pénétrer le sens que lorsque l’on connaît les conditions économiques de l’état social où ce droit et ces coutumes se rencontrent.

Quand la population est peu dense, la terre a peu de valeur, parce qu’il y en a pour tous. Aujourd’hui encore, dans des pays très civilisés, comme les États-Unis ou le Canada, on peut obtenir d’excellentes terres cadastrées, avec titre et garantie de la propriété, pour un dollar l’acre ou environ 12 francs l’hectare. Dans les temps primitifs, le principal capital doit donc être le bétail. Les peuples chasseurs ne vivent que des animaux qu’ils abattent. Les peuples pasteurs tirent leur subsistance du produit des troupeaux qu’ils font paître, et il en est encore de même quand déjà l’agriculture a commencé. C’est ainsi que les Germains, suivant la remarque de César, se nourrissaient principalement de viande et de laitage. Dans l’ancien Scandinave, le mot fe signifié à la fois richesse et bétail, tant les deux notions se confondent. Comme le fait observer sir H. Maine, le mot capitale, c’est-à-dire tête (caput) de bétail, a donné naissance à deux des mots les plus employés en économie politique et en droit, capital et catel[7], cheptel, chattels en anglais. Pour prouver l’importance du bétail aux époques primitives, Adam Smith rappelle que les Tartares demandaient sans cesse à Piano Carpino, envoyé comme ambassadeur à l’un des fils de Gengis-Khan, si en France il y avait beaucoup de moutons, et de bœufs, cela constituant toute la richesse à leurs yeux. Autrefois le bétail servait de monnaie, comme le prouvent l’étymologie, les traditions poétiques et les observations des historiens : les mots pécule, pecunia, viennent de pecus, troupeau. Aux débuts de l’agriculture, la valeur du bœuf, loin de diminuer, augmenta, car c’est grâce à son travail qu’on obtenait le blé, cette nourriture précieuse nouvellement conquise. C’est alors que le bœuf devint un animal sacré inspirant une sorte de respect religieux[8]. Dans l’Inde, l’ancienne littérature sanscrite montre qu’on mangeait sa chair. C’est seulement plus tard, à une époque inconnue, quand on voulut conserver le bœuf pour le labourage, que cela fut défendu. En Égypte, on adorait le bœuf Apis. A Rome, le bœuf, avec l’esclave et la terre, était élevé à la dignité de res mancipi, le droit de propriété dans sa forme la plus solennelle s’appliquant au sol et à ce qui servait à le mettre en culture. À ces choses, dont l’aliénation exigeait les formalités d’ordre public de la mancipatio, correspondaient la terre sacrée de l’Inde et le bœuf sacré de Siva. Chez les Celtes irlandais, comme chez les Germains, les tributs, les amendes, les compositions pour les crimes, étaient payés primitivement en têtes de bétail.

Dans les anciennes lois irlandaises, on voit constamment les chefs donner en cheptel du bétail aux hommes de leur tribu, et il en naît des formes diverses de vasselage, Deux traités du Senchus Mor, le Cain-Saerrath et le Cain-Aigillne, sont consacrés à cette matière. Voici comment sir H. Maine explique l’origine de cette coutume. Comme nous l’avons vu, le chef de clan, outre ses propriétés particulières, jouissait d’un domaine attaché à sa fonction et de certains droits sur les terrains communaux non occupés. Il pouvait donc nourrir plus de bétail que les autres. En outre, en qualité de chef militaire, il obtenait une plus grande part dans le butin, consistant principalement en troupeaux, le seul capital qu’on pût enlever aux vaincus. Le chef avait ainsi fréquemment plus de bétail qu’il ne lui en fallait, tandis que les autres en manquaient, et pour se les attacher il leur en donnait sous certaines conditions. De cette façon, l’homme libre devenait le vassal, — ceile ou kyle, — du chef auquel il devait l’hommage, le service et des prestations. Nous voyons donc ici se produire les mêmes relations que celles résultant de la commendatio et du bénéfice, c’est-à-dire ce qui fait la base du régime féodal.

Cette coutume si curieuse remonte évidemment à ces débuts de la civilisation où la terre surabondante est de nulle valeur et où le bétail est l’unique richesse. Sir H. Maine croit avec raison, nous semble-t-il, que le bénéfice et la commendatio, qui ont transformé l’organisation sociale après la chute de l’empire romain, devaient avoir leurs racines dans certains usages rudimentaires des peuples aryens et spécialement dans celui-ci. A mon avis, l’étymologie même du mot féodal vient à l’appui de cette opinion : elle montre que chez les Germains l’origine des relations de vassalité, appelées plus tard féodales, a été la même que chez les Celtes d’Irlande. Le mot fee, qui en anglais signifie rémunération, honoraire, est évidemment le même que vee hollandais et vieh allemand, signifiant bétail. Si le même mot a le sens de rémunération et de bétail, c’est manifestement parce que le bétail était autrefois la rémunération d’un service rendu. Quand plus tard, au lieu de bétail, on a donné de la terre, cette terre était un feod (un bien, od, rémunération, fe), en opposition avec un allod (un bien, od, complet, all), un domaine personnel complètement indépendant, ne relevant de personne. Le chef donnait au vassal du bétail, puis de la terre, pour s’assurer ses services, comme aujourd’hui encore en Suède on donne aux soldats de l’in-delta la jouissance temporaire d’un domaine au lieu d’une paie en argent. Les bénéfices, c’est-à-dire des terres données par les rois à leurs fidèles, étaient des feods, des fiefs. Le système féodal date évidemment du temps où le bétail était à la fois la seule rémunération et la seule richesse. Cette forme de la vassalité, qui existait jadis chez les Celtes irlandais, paraît si naturelle à un certain état social qu’on la rencontre identiquement la même chez les peuples les plus divers. C’est ainsi qu’on trouve dans le livre très curieux du révérend H. Dugmore, sur les Lois et usages des Cafres, le passage suivant : « Comme le bétail constitue la seule richesse des Cafres, il est l’intermédiaire de toutes les transactions qui impliquent échange, paiement, rémunération de services. Les suivans d’un chef le servent moyennant rétribution en têtes de bétail, et il ne pourrait conserver son influence, ni même s’attacher personne, s’il n’était largement pourvu de ce qui constitue à la fois leur monnaie, leur nourriture et leur vêtement. » Ces quelques lignes sont la peinture fidèle de l’état social primitif de l’Irlande et de la Germanie.

Quand à l’époque des Brehon Laws un membre de la tribu avait reçu du bétail du chef, il devenait son homme-lige, son vassal. Plus il acceptait de têtes, plus sa dépendance était grande, car cela prouvait son dénûment. De là provenait la différence entre les deux classes de tenanciers, les saer tenants et les daer tenants, qui correspondaient assez exactement aux catégories de manans d’un manoir anglais, les free et les base tenants. Le saer stock tenant, qui n’avait reçu qu’un petit cheptel, demeurait un homme libre et conservait tous ses droits au sein de la tribu. Après sept années, durée normale de ce vasselage, il devenait propriétaire du bétail qui lui avait été confié. Il pouvait pendant ce temps employer les animaux au labour ; le chef avait droit au lait et au croît, c’est-à-dire aux petits. C’était donc un véritable cheptel temporaire. En outre le tenancier saer devait au chef l’hommage et certaines corvées. Ainsi il était tenu d’aider à faire la moisson, à bâtir ou à réparer la demeure fortifiée du seigneur ou bien a le suivre à la guerre.

Le daer stock tenant, ayant reçu un cheptel plus considérable, avait des obligations bien plus lourdes. Il semble avoir perdu en partie sa liberté, et les textes le peignent comme très accablé par ses charges. Le cheptel que le chef lui remettait consistait en deux parts : la première proportionnée au « prix de son honneur, » c’est-à-dire à l’amende ou composition qu’avait à payer celui qui l’injuriait, amende qui variait d’après la dignité de la personne lésée ; la seconde part était en rapport avec la redevance en nature que le tenancier était tenu de payer. Ces redevances sont exactement déterminées dans les Brehon Laws. Pour que le chef eût droit à un veau, à trois jours « de réfection » pendant l’été et à trois jours de travail, il doit remettre trois génisses au tenancier ; pour avoir droit à une génisse, il doit remettre au tenancier douze génisses ou six vaches. Ce droit de « réfection » permettait au chef de s’établir et de vivre dans la demeure du tenancier avec quelques-uns de ses suivans pendant un certain nombre de jours. Cet usage prouve que les seigneurs n’étaient guère mieux logés et mieux nourris que leurs vassaux. C’était une façon de consommer les redevances en nature auxquelles ils avaient droit. Cette coutume se retrouve partout où le régime féodal a existé (sous le nom de « droit de gîte et d’albergue » en France), mais en Irlande elle a donné lieu à des abus accablans pour les pauvres tenanciers. Les anciens écrivains anglais qui ont parlé de l’Irlande, comme Spenser et Davis, s’indignent des extorsions dont ils sont victimes. Dans le principe, après sept ans, le tenancier devenait propriétaire du bétail, et la plupart de ses obligations cessaient ; mais, à mesure que le chef devint plus puissant, la dépendance des tenanciers augmenta et devint permanente.

Cette coutume du cheptel a contribué à briser les liens qui unissaient les membres d’un même clan pour y substituer le vasselage féodal. L’homme libre acceptait du bétail, même d’un chef étranger à sa tribu, et devenait ainsi son vassal. Le paysan enrichi, le bo-aire, donnait aussi du bétail en cheptel. A leur tour, les bo-aires et même les chefs acceptaient du bétail de seigneurs plus riches qu’eux, et ainsi il se constitua des groupes nouveaux formés du seigneur et de ses vassaux, qui différaient du groupe primitif, composé du chef et de son clan. D’autre part, l’acceptation de bétail eut les mêmes effets qu’ailleurs la commendatio, et ainsi le système féodal s’établit en Irlande par suite d’une évolution naturelle et autochthone basée sur le cheptel. Cela est si vrai que, dans les Brehon Laws, la notion de la dépendance féodale se traduit par cette expression : il a reçu du bétail en cheptel. C’est ainsi qu’ils représentent le roi d’Erin comme ayant reçu du bétail de l’empereur.

Voyons maintenant comment ce chef de clan a tiré parti, pour augmenter sa puissance, des droits peu déterminés qui lui étaient reconnus sur les terres vagues de la tribu. On voit dans les Brehon Laws qu’il existait alors en Irlande une classe très nombreuse d’hommes qui ayant, pour l’une ou l’autre raison, rompu les liens qui les attachaient à leur clan, se trouvaient déclassés, errans, fugitifs, sans place fixe dans une société divisée tout entière en corporations fermées, en communautés de famille ; on les appelait fuidhirs. César signale également dans la Gaule l’existence d’un nombre considérable d’hommes, misérables et perdus, qui se donnaient à un maître pour obtenir sa protection[9]. Dans les pays germaniques et surtout en Suisse, où la commune ne concède pas de droits aux simples habitans, on trouve aussi les Heimatlosen, c’est-à-dire les gens sans patrie. En Russie, la même classe existe. Comme la communauté est responsable des violences et des crimes de ses membres, elle a intérêt à expulser de son sein ceux qui se rendent coupables de ces méfaits. Le Livre de Aicill, un des Brehon Tracts, indique même la marche à suivre pour procéder à cette expulsion. Ces « rejetés, » ces out-laws se trouvaient sans ressources, car ils n’avaient plus de terres à cultiver, et la culture était presque le seul moyen régulier de subsistance. Le chef d’un autre clan avait intérêt à leur concéder un terrain sur le communal, moyennant certaines prestations. Il augmentait ainsi ses revenus et sa puissance. Les fuidhirs, n’ayant aucun droit propre, étaient complètement dans sa dépendance. Pendant les siècles de troubles et de désordres que traversa l’Irlande pendant le moyen âge, le nombre des fuidhirs dut augmenter sans cesse. Ils envahirent peu à peu le territoire disponible des hommes libres de la tribu, qui furent ainsi appauvris parce qu’ils ne pouvaient plus entretenir autant de bétail. D’une part donc le chef devenait plus puissant, et de l’autre ses anciens égaux descendaient relativement dans l’échelle sociale. L’inégalité se marquait sans cesse davantage ; le seigneur féodal s’élevait au-dessus de la classe des cultivateurs, et ceux-ci tombaient dans sa dépendance. Comme le seigneur avait constamment les armes à la main pour la guerre, la chasse et les exercices guerriers, tandis que les paysans en abandonnaient l’usage, il acquérait sur eux cette autorité irrésistible que donne la force, et ainsi il devenait leur maître, et eux ses vassaux.

Il y avait deux classes de fuidhirs, les saer et les daer fuidhirs. Les uns cultivaient les terres vagues que le seigneur leur concédait et lui payaient une rente en nature qu’il déterminait à son gré ; ils semblent avoir été aussi organisés en communautés de famille suivant le type généralement en vigueur. Les autres se trouvaient dans un état de domesticité servile ou d’esclavage ; ils faisaient le service du manoir, cultivaient le domaine seigneurial et gardaient les troupeaux. Les écrivains anglais du XVIe et XVIIe siècle, comme Edmund Spenser et sir John Davis, font de la condition misérable des tenanciers pressurés par les land-lords un tableau qui rappelle exactement la situation et les griefs des petits cultivateurs at will de l’Irlande actuelle. Sir H. Maine pense que c’est aux fuidhirs qu’il faut remonter pour trouver l’origine des déplorables relations entre propriétaires et fermiers, auxquelles M. Gladstone s’est efforcé de porter remède par une législation spéciale[10].

Sir H. Maine dit que la propriété collective des communautés de village a disparu presque partout devant les progrès de la démocratie. Je pense que c’est plutôt sous l’influence des sentimens individualistes que cette révolution s’est accomplie. En tout cas, comme le fait remarquer très justement M. Cliffe Leslie, en Angleterre et en Irlande, c’est l’aristocratie qui en a profité aux dépens des cultivateurs, qui ont perdu complètement la propriété du sol. Rien que depuis le premier acte pour l’enclosure of wastes, qui date de 1710, jusqu’en 1867, d’après les calculs de M. Porter, 7,660,415 acres de communaux ont été soustraites à la jouissance collective des villages. Sans doute, grâce aux améliorations exécutées par les grands propriétaires qui en sont devenus les maîtres, ces terres rapportent beaucoup plus qu’auparavant ; mais si on les avait laissées au village, en y appliquant le système de l’allmend suisse, elles eussent produit plus encore, et leurs fruits eussent appartenu aux cultivateurs, dont elles auraient élevé la condition et la dignité, au lieu d’accroître le superflu de quelques maisons opulentes.

La situation de la femme et les liens de parenté dans l’Irlande des brehons offrent aussi plus d’un trait archaïque. Dans son livre sur les Origines de la famille, M. Giraud-Teulon, à la suite de MM. Bachofen, Mac-Lennan et Morgan, montre que la famille patriarcale a été précédée par la promiscuité, au sein d’un même groupe, où la parenté individuelle est inconnue et où l’enfant a pour pères tous les adultes de la communauté[11]. D’après le témoignage de saint Jérôme, rappelé par le docteur Sullivan, la communauté des femmes et le cannibalisme étaient pratiqués de son temps par deux peuples celtiques de la Grande-Bretagne, les Scoti et les Atticotti[12]. La promiscuité existait aussi dans l’Inde primitive. On lit dans le Mahabharata : « Jadis ce ne fut pas un crime d’être infidèle à son époux, ce fut même un devoir. Cette coutume est observée de nos jours chez les Kourous du septentrion. Les femmes de toutes les classes sont communes sur la terre, comme le sont les vaches, chacune dans sa caste. » En Irlande, à l’époque des brehons, le mariage est en honneur ; mais les relations des sexes sont encore très relâchées. A côté de la femme légitime se trouve la concubine. La femme esclave, cumhal, avait servi jadis de moyen d’échange et de mesure des valeurs comme le bétail ; mais la femme libre jouissait de droits étendus. Les enfans étaient la propriété de la famille, qui pouvait même les vendre d’après le Livre de Aicill. Toutefois cet ancien usage était probablement tombé en désuétude.

Le livre de sir H. Maine apporte, on le voit, un précieux contingent de faits nouveaux à l’histoire du droit comparé, et ces faits sont toujours expliqués et éclairés par des exemples empruntés aux lois romaines, germaniques et Scandinaves et surtout aux coutumes de l’Inde. Nulle part on ne saisit mieux la filiation des idées juridiques et le développement du droit archaïque. C’est une véritable histoire de la civilisation dans les sociétés primitives. On doit sans doute une grande reconnaissance aux savans qui ont rétabli et traduit le texte difficile et souvent obscur des Brehon Laws ; mais ces traités offrent un amas si confus de règles et de commentaires peu intelligibles, que c’est évidemment à sir H. Maine qu’on devra d’en comprendre la portée et d’en saisir l’importance.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. De Bell. Gall., VI, 29. — On trouvait parmi les Écossais la même organisation sociale qu’en Irlande. M. Skene cite dans son livre, the Highlanders of Scotland, le témoignage d’un officier anglais se rapportant à l’année 1730. « Les highlanders sont divisés en tribus ou clans sous des chefs ou chieftains, et chaque clan se subdivise en souches également sous des chieftains. Ces souches se divisent à leur tour en branches de la même race, qui comptent cinquante ou soixante hommes reliés par une origine commune. » Dans une notice récente sur l’Origine des magistrats communaux, M. Léon Vanderkindere vient de démontrer l’existence de la marke et de la propriété collective on Belgique jusque très avant dans le moyen âge.
  2. Voyez les excellens livres que MM. Doniol, Dareste de La Chavanne et Eugène Bonnemère ont consacrés à l’histoire des classes rurales en France.
  3. « L’aliénation d’une propriété foncière est très rare, dit sir G. Campbell, et la communauté de village a un droit de veto. » (Systems of Land tenure. Cobden club Essays, p. 166.) Voyez aussi, pour le droit de retrait, le livre si curieux de M. Viollet : Caractère collectif des premières propriétés immobilières, p. 30.
  4. « La possession collective du sol par des groupes d’hommes qu’unissent des liens de famille peut être maintenant considérée comme un phénomène primitif caractérisant toutes les sociétés humaines qui ont quelques rapports avec les nôtres. » Sir Henry Maine, Early History of institutions. — Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1872, les Formes primitives de la propriété.
  5. Sous le régime du rundale, une certaine partie de terres était occupée par un groupe de familles. Le pâturage et la tourbière (bog) étaient soumis à la jouissance collective, et les terres arables, divisées en exploitations, passaient périodiquement, parfois même annuellement, d’une famille à une autre. On rencontrait aussi souvent d’autres traces du régime de la mark : le sol arable était divisé en trois zones de qualités différentes, et chaque famille avait un ou plusieurs lots dans chaque zone. Encore tout récemment ce même système agraire se rencontrait dans les highlands d’Ecosse. Sir H. Maine a constaté que dans les highlands de l’ouest les communautés de village, dissoutes en ces derniers temps, partageaient périodiquement les terres entre les habitans par un tirage au sort. M. Skene, dont l’autorité est grande en cette matière, exprime l’opinion que ce régime agraire était jadis généralement en vigueur parmi les Celtes écossais. Voyez sa note sur a les communautés de tribun (Tribe communities in Scotland), dans le second volume de son édition de la Fordun’s Chronicle.
  6. Voyez la Revue du 15 mai 1873. On peut consulter aussi sur ce sujet l’excellent livre de M. Stubbs, Constitutional History.
  7. Le droit de meilleur catel était le droit on vertu duquel les seigneurs, après le décès d’un vassal, prenaient à leur choix le meilleur des meubles du défunt. C’était primitivement le droit à la meilleure tête (caput, catel) de bétail. Le catel était aussi une ancienne forme de cheptel. Le mot cheptel signifie à la fois la convention du maître avec le fermier, à qui il donne du bétail pour l’entretenir, moyennant partage du profit, et les bestiaux mêmes formant l’objet du contrat. En Angleterre, le droit de heriot ou de meilleur catel, qu’on trouve dans la tenure en copyhold, donnait au seigneur la faculté de prendre la meilleure tête de bétail, the best beast, et on y a vu la preuve d’un droit de propriété du seigneur sur les troupeaux dont il avait garni les terres de ses vassaux.
  8. M. Schweinfurth, dans son voyage au contre de l’Afrique, constate que c’est l’utilité du bœuf qui fait que chez certaines tribus on ne le tue point (Revue du 1er mars 1875. On saisit ici la transition entre le moment où la vie du bœuf est respectée à cause de son extrême utilité et celui où il devient un objet sacré, au point où il est même défendu de manger sa chair.
  9. De Bello Gallico, III, 17 ; VI, 11, 13, 19, 34 ; VII, 4.
  10. Voyez la Revue du 15 juin 1870.
  11. Voyez la Revue du 1er novembre 1874.
  12. Voici ce passage si important de saint Jérôme : Scotorum natio uxores proprias non habet, sed ut cuique libitum fuerit pecudum more lasciviunt… Ipse adolescentulus vidi Atticottos, gentem britannicam, humanis vesci carnibus.