Les Livres d’Hermès Trismégiste et les derniers jours de la philosophie païenne
Les ténèbres qui enveloppent d’ordinaire la naissance des religions reparaissent presque toujours lorsqu’on veut en étudier la chute. Jouffroy, en quelques pages éloquentes où se retrouvent toutes les qualités de ce délicat et puissant esprit, a cru expliquer comment les dogmes finissent. Le développement qu’ont pris depuis quelque temps les études d’histoire religieuse donne un intérêt particulier à cette obscure question. Bien peu de documens permettent d’en donner une solution vraiment scientifique. Le paganisme, en entendant par ce mot l’espèce de compromis qui s’était établi entre les croyances des divers peuples de l’empire romain, nous offre presque le seul exemple d’une religion qui soit tout à fait morte, du moins en apparence : au IVe siècle de notre ère, l’histoire en constate la chute officielle ; mais n’y eut-il pas, en dehors de Julien et de son entourage, des dévots païens qui protestèrent contre l’avènement des nouvelles croyances ? La vieille foi expirante n’a-t-elle pas fait entendre au moins une plainte qui nous aide à connaître l’état des âmes à ce moment solennel ? Enfin les dogmes qui allaient mourir n’ont-ils pas contribué, dans une certaine mesure, à l’élaboration des dogmes nouveaux ? Ces problèmes tiennent aux origines du christianisme lui-même, et les rares monumens qui les soulèvent méritent à ce titre l’attention la plus sérieuse de la critique moderne.
Sans doute l’avènement du christianisme présente, au premier abord, l’aspect d’une révolution radicale dans les mœurs et dans les croyances du monde occidental ; mais l’histoire n’a pas de brusques changemens ni de transformations imprévues. Pour comprendre le passage d’une religion à une autre, il ne faut pas opposer entre eux deux termes extrêmes, la mythologie homérique et le symbole de Nicée ; il faut étudier les monumens intermédiaires, produits multiples d’une époque de transition où l’hellénisme primitif, discuté par la philosophie, s’altérait chaque jour davantage par son mélange avec les religions de l’Orient, qui débordaient confusément sur l’Europe. Le christianisme représente le dernier terme de cette invasion des idées orientales en Grèce. Il n’est pas tombé comme un coup de foudre au milieu du vieux monde surpris et effaré. Il a eu sa période d’incubation, et pendant qu’il cherchait la forme définitive de ses dogmes, les problèmes dont il poursuivait la solution préoccupaient aussi les esprits en Grèce, en Asie, en Égypte. Il y avait dans l’air des idées errantes qui se combinaient en toute sorte de proportions.
La multiplicité des sectes qui se sont produites de nos jours sous le nom de socialisme ne peut donner qu’une faible idée de cette étonnante chimie intellectuelle qui avait établi son principal laboratoire à Alexandrie. L’humanité avait mis au concours de grandes questions philosophiques et morales, l’origine du mal, la destinée des âmes, leur chute et leur rédemption : le prix proposé était le gouvernement des consciences. La solution chrétienne a prévalu et a fait oublier les autres, qui se sont englouties pour la plupart dans le naufrage du passé. Quand nous en retrouvons une épave, reconnaissons l’œuvre d’un concurrent vaincu et non d’un plagiaire. Le triomphe du christianisme a été préparé par ceux même qui se croyaient ses rivaux et qui n’étaient que ses précurseurs ; ce titre leur convient, quoique plusieurs soient contemporains de l’ère chrétienne, d’autres un peu postérieurs, car l’avènement d’une religion ne date que du jour où elle est acceptée par les peuples, comme le règne d’un prétendant date de sa victoire. C’est l’humanité qui donne aux idées leur droit de cité dans le monde, et la science doit rendre à ceux qui ont travaillé à une révolution, même en voulant la combattre, la place qui leur appartient dans l’histoire de la pensée humaine.
De savans travaux ont été publiés sur la grande école philosophique d’Alexandrie. On a également étudié des ouvrages très divers qui peuvent éclairer l’histoire des origines chrétiennes, par exemple les fragmens de la polémique de Celse et de l’empereur Julien contre le christianisme, les livres de Philon, la vie d’Apollonius de Tyane par Philostrate[1]. Enfin un savant commentaire a fixé la date des différentes séries des oracles sibyllins, œuvre en partie juive, en partie chrétienne, dont les apologistes chrétiens, dupes eux-mêmes de la fraude de leurs devanciers, invoquent très souvent le témoignage pour convaincre les païens de la vérité du christianisme. Il y a d’autres ouvrages apocryphes, d’un caractère tout différent, qui jouissaient auprès des pères de l’église d’une autorité au moins égale à celle des oracles sibyllins, et qui pourtant laissent encore aux érudits comme aux penseurs plus d’une question à résoudre : ce sont les livres qui portent le nom d’Hermès Trismégiste. Marsile Ficin, Patrizzi et les autres érudits de la renaissance qui ont traduit ou commenté ces livres n’hésitaient pas à les présenter, conformément à l’opinion de Lactance et d’autres docteurs de l’église chrétienne, comme des monumens de l’antique théologie des Égyptiens. On regardait alors Hermès comme une sorte de révélateur inspiré, un peu antérieur à Moïse, et ses écrits comme la source première des initiations orphiques, de la philosophie de Pythagore et de celle de Platon. Des doutes néanmoins ne tardèrent pas à s’élever, et les progrès de la critique firent classer les livres hermétiques parmi les dernières productions de la philosophie grecque. Casaubon les attribua même à un juif ou à un chrétien. L’auteur du Panthéon Ægyptiorum, Jablonski, crut y reconnaître l’œuvre d’un gnostique. Enfin Creuzer et son savant traducteur, M. Guigniaut, inclinent à penser qu’au milieu des idées alexandrines qui forment le fond des livres hermétiques on peut trouver quelques traces des dogmes religieux de l’ancienne Égypte.
Dans un travail récent où l’état de la question est exposé avec beaucoup de clarté, M. Egger émet le vœu qu’un philologue exercé publie une bonne édition de tous les textes d’Hermès en les accompagnant d’un commentaire[2]. Ce vœu a déjà été en partie réalisé. M. Parthey a publié à Berlin une édition excellente des quatorze morceaux dont on possède le texte grec complet. Il les réunit, comme on le fait ordinairement, sous le titre de Pœmander[3] ; mais ce titre, selon la remarque de Patrizzi, ne convient qu’à un seul d’entre eux, celui que les manuscrits placent le premier. Il existe de plus un long dialogue intitulé Asclèpios, dont nous ne possédons qu’une traduction latine faussement attribuée à Apulée, enfin de nombreux fragmens conservés par Stobée, Cyrille, Lactance et Suidas ; les trois principaux sont tirés d’un dialogue intitulé le Livre sacré. M. Parthey annonce la publication de ces divers fragmens ; malheureusement cette partie de son travail n’a pas encore paru. Pour quelques morceaux, on peut y suppléer par le texte de Stobée ; mais pour d’autres, notamment pour les définitions, on en est réduit a l’édition très incorrecte de Patrizzi. Le Poimandrès et l’Asclèpios ont été traduits en vieux français ; il n’existe aucune traduction du Livre sacré ni des autres fragmens. En attendant qu’une publication qui se prépare comble cette lacune, il y aurait intérêt, ce nous semble, à rechercher dès à présent quelle est la véritable portée des livres hermétiques. On essaierait de déterminer l’âge et les origines de ces livres en les comparant avec les documens que les auteurs grecs nous ont laissés sur la religion égyptienne et avec les faits que l’on peut considérer comme acquis à la science des hiéroglyphes. Le développement des études égyptiennes donne un intérêt particulier à cette comparaison. Les races, comme les individus, conservent à travers le temps leur caractère propre et originel. Les philosophes grecs ont souvent reproduit dans leurs systèmes la physique des poètes mythologiques, peut-être sans s’en apercevoir. On trouve de même entre la période religieuse de l’Égypte et sa période philosophique quelques-uns de ces rapports généraux qui donnent un air de famille à toutes les expressions de la pensée d’un peuple. Personne n’admet plus aujourd’hui la prétendue immobilité de l’Égypte ; elle n’a pu rester stationnaire entre le temps des pyramides et l’ère chrétienne. Tout ce qui est vivant se transforme, les sociétés théocratiques comme les autres, quoique plus lentement, parce que leur vie est moins active. Pour faire l’histoire de la religion égyptienne comme on a fait celle de la religion grecque, il faut tenir compte de ses transformations. Les plus anciennes ne peuvent être connues que par une chronologie exacte des monumens hiéroglyphiques ; les dernières nous sont attestées par la manière différente dont les auteurs grecs en parlent à différentes époques. Enfin de la rencontre des doctrines religieuses de l’Égypte et des doctrines philosophiques de la Grèce sortit la philosophie égyptienne, qui n’a laissé d’autres monumens que les livres d’Hermès, et dans laquelle on reconnaît, sous une forme abstraite, les idées et les tendances qui s’étaient produites auparavant sous une forme mythologique.
Une autre comparaison qui nous intéresse plus directement est celle qu’on peut établir entre quelques-uns des écrits hermétiques et les monumens juifs ou chrétiens, notamment la Genèse, les ouvrages de Philon, le Pasteur d’Hermas, le quatrième Évangile. Seulement il est nécessaire de déterminer avec précision ce qui appartient soit à l’Égypte, soit à la Judée, dans les livres d’Hermès Trismégiste. Quand on rencontre dans ces livres des idées platoniciennes ou pythagoriciennes, on peut se demander si l’auteur les a retrouvées à des sources antiques où Pythagore et Platon auraient puisé avant lui, ou s’il y faut reconnaître un élément purement grec. Il y a donc lieu de discuter d’abord l’influence réelle ou supposée de l’Orient sur la philosophie hellénique. On est trop porté en général, sur la foi des Grecs eux-mêmes, à exagérer cette influence et surtout à en reculer la date. C’est seulement après la fondation d’Alexandrie qu’il s’établit des rapports permanens et quotidiens entre la pensée de la Grèce et celle des autres peuples, et dans ces échanges d’idées la Grèce avait beaucoup plus à donner qu’à recevoir. Les peuples orientaux, ceux du moins qui se trouvèrent en contact avec les Grecs, ne paraissent pas avoir jamais eu de philosophie proprement dite. L’analyse des facultés de l’âme, la recherche des fondemens de la connaissance, des lois morales et de leur application à la vie des sociétés, sont choses absolument inconnues à l’Orient avant la conquête d’Alexandre. Le mot que Platon attribue aux prêtres égyptiens sur ses compatriotes : « ô Grecs, vous n’êtes que des enfans, et il n’y a pas de vieillards parmi vous, » pourrait être renvoyé à l’Orient et à l’Égypte elle-même. L’esprit scientifique est aussi étranger à ces peuples que le sens politique. Ils peuvent durer de longs siècles, ils n’atteignent jamais l’âge viril ; ce sont de vieux enfans, toujours menés par les lisières, aussi incapables de chercher la vérité que de conquérir la justice.
Initié à la philosophie par la Grèce, l’Orient ne pouvait lui donner que ce qu’il avait, l’exaltation du sentiment religieux. La Grèce accepta l’échange ; lasse du scepticisme qu’avait produit la lutte de ses écoles, elle se jeta par réaction dans des élans mystiques précurseurs d’un renouvellement des croyances. Les livres d’Hermès Trismégiste sont un trait d’union entre les dogmes du passé et ceux de l’avenir, et c’est par là qu’ils se rattachent à des questions toujours vivantes et actuelles. S’ils appartiennent encore au paganisme, c’est au paganisme de la dernière heure, toujours plein de dédain pour la nouvelle religion et refusant d’abdiquer devant elle, parce qu’il garde le dépôt de la civilisation antique qui va s’éteindre avec lui, mais déjà fatigué d’une lutte sans espérance, résigné à sa destinée et revenant s’endormir pour l’éternité dans son premier berceau, la vieille Égypte, la terre des morts.
La population d’Alexandrie se composait de Grecs, d’Égyptiens et de Juifs, et le contact perpétuel, sinon le mélange de trois races différentes, facilitait la fusion des idées. Les caractères distinctifs de ces trois races expliquent comment cette fusion d’idées dut s’opérer et dans quelle proportion chacune d’elles y contribua. La race grecque était dominante, sinon par le nombre, au moins par l’intelligence ; aussi imposa-t-elle sa langue, mais en respectant les usages et les traditions indigènes. Les Grecs, qui classaient facilement les conceptions religieuses des autres peuples dans le large cadre de leur polythéisme, acceptaient les dieux des Égyptiens et se bornaient à en traduire les noms dans leur langue. Ils admettaient même volontiers que l’initiation religieuse leur était venue par des colonies égyptiennes. Cette concession leur coûtait fort peu, car ils n’avaient jamais prétendu à une haute antiquité, et elle flattait singulièrement l’orgueil des Égyptiens ; elle les empêchait de regarder les Grecs comme des étrangers ; c’étaient des colons qui revenaient dans la mère-patrie. Aussi l’Égypte, qui n’avait jamais subi volontairement la domination des Perses, accepta-t-elle dès le début et sans résistance celle des Ptolémées.
Les Juifs au contraire, délivrés jadis par les Perses du joug babylonien, s’étaient facilement soumis à leur suzeraineté lointaine, mais ils repoussèrent avec horreur l’autorité directe et immédiate des Séleucides. La religion juive était bien moins éloignée du dualisme iranien que du polythéisme hellénique. Les Grecs auraient pu classer Jéhovah comme tous les autres dieux dans leur panthéon, mais lui ne voulait pas être classé ; il ne se serait même pas contenté de la première place, il voulait être seul. Les Séleucides, dont la domination s’étendait sur des peuples de religions différentes, ne pouvaient accepter cette prétention, et les Juifs de leur côté repoussaient l’influence du génie grec au nom du sentiment national et du sentiment religieux. À Alexandrie toutefois, les conditions n’étaient pas les mêmes qu’en Palestine. Les Égyptiens étaient chez eux, les Grecs ne se croyaient étrangers nulle part, les Juifs au contraire tenaient à rester étrangers partout ; mais, hors de leur pays, ils n’aspiraient pas à la domination, ils se contentaient de l’hospitalité. Dès lors il devenait plus facile de s’entendre ; ils traduisirent leurs livres dans la langue de leurs hôtes, dont ils étudièrent la philosophie.
Platon surtout les séduisait par sa philosophie unitaire, et on disait en parlant du plus célèbre d’entre eux : « Ou Philon platonise, ou Platon philonise. » Philon, s’imaginant sans doute que la Grèce avait toujours été ce qu’elle était de son temps, prétend que des précepteurs grecs vinrent à la cour de Pharaon pour faire l’éducation de Moïse. Le plus souvent néanmoins le patriotisme l’emportait chez les Juifs sur la reconnaissance, et au lieu d’avouer ce qu’ils devaient à la philosophie grecque, ils soutenaient qu’elle avait emprunté ses principes à la Bible. Jusqu’à la période chrétienne, les Grecs ne paraissent pas avoir tenu compte de cette assertion. Il est vrai qu’on cite ce mot d’un éclectique alexandrin, Nouménios d’Apamée : « Platon n’est qu’un Moïse attique ; » mais que conclure d’une phrase isolée tirée d’un ouvrage perdu ? Tout ce qu’elle pourrait prouver, c’est que Nouménios ne connaissait Moïse que par les allégories de Philon, car il n’y a qu’une critique bien peu exigeante qui puisse trouver la théorie des idées dans le premier chapitre de la Genèse. Les emprunts des Grecs à la Bible ne sont guère plus vraisemblables que les précepteurs grecs de Moïse. Si Platon avait pris quelque chose aux Juifs, il n’eût pas manqué d’en introduire un dans ses dialogues, comme il y a introduit Parménide et Timée. Loin de nier leurs dettes, les Grecs sont portés à en exagérer l’importance. D’ailleurs, pour emprunter quelque chose aux Juifs, il aurait fallu les connaître, et avant Alexandre les Grecs n’en savaient pas même le nom. Plus tard, sous l’empire romain, quand les Juifs étaient déjà répandus dans tout l’Occident, Justin, racontant leur histoire d’après Trogue Pompée, rattache leur origine à Damascus ; les successeurs qu’il donne à ce Damascus sont Azelus, Adorés, Abraham et Israël. Ce qu’il dit de Joseph est presque conforme au récit biblique, mais il fait de Moïse un fils de Joseph et le chef d’une colonie de lépreux chassés de l’Égypte. Il ajoute qu’Aruas, fils de Moïse, lui succéda, que les Juifs eurent toujours pour rois leurs prêtres et que le pays fut soumis pour la première fois par Xerxès. Il se peut que Trogue Pompée ait consulté quelque tradition égyptienne ou phénicienne, mais assurément il n’avait pas lu la Bible ; il semble cependant que cela eût été facile de son temps.
On ne connaissait pas mieux la religion des Juifs que leur histoire. On savait qu’ils avaient un Dieu national, mais quel était-il ? Dedita sacris incerti Judœa Dei. Plutarque soupçonne que ce Dieu pourrait bien être Dionysos, qui, au fond, est le même qu’Adonis. Il s’appuie sur la ressemblance des cérémonies juives avec les bacchanales et sur quelques mots hébreux dont il croit trouver l’explication dans le culte dionysiaque. Quant à l’horreur des Juifs pour le porc, elle vient, selon lui, de ce qu’Adonis a été tué par un sanglier. Il eût été bien plus simple d’interroger un Juif. Les Grecs, il faut le dire, même les plus savans, avaient peu de critique ; au lieu de s’informer avant de conclure, ils voulaient tout deviner.
Les Égyptiens étaient sans doute mieux connus que les Juifs ; cependant tous les Grecs qui parlent de la religion égyptienne lui donnent une physionomie grecque, qui varie selon le temps où chacun d’eux a vécu et selon l’école à laquelle il appartient. Le plus ancien auteur grec qui ait écrit sur l’Égypte est Hérodote. Il y trouve un polythéisme pareil à celui de la Grèce, avec une hiérarchie de huit dieux primitifs et de douze dieux secondaires, qui suppose une synthèse analogue à la théogonie d’Hésiode. D’un autre côté, chaque ville a, selon lui, sa religion locale ; le culte d’Osiris et d’Isis est seul commun à toute l’Égypte et ressemble beaucoup aux mystères d’Eleusis. Cependant Hérodote est frappé d’un trait particulier à la religion égyptienne, le culte rendu aux animaux ; mais il ne cherche pas la raison de ce symbolisme, si différent de celui des Grecs. Il remarque aussi que, contrairement aux Grecs, les Égyptiens ne rendent aucun culte aux héros. Pour Diodore, c’est le contraire ; les dieux égyptiens sont d’anciens rois divinisés. Il est vrai qu’il y a aussi des dieux éternels, le soleil, la lune, les élémens ; mais Diodore ne s’en occupe pas : le système pseudo-historique d’Évhémère régnait de son temps en Grèce, il en fait l’application à l’Égypte. Vient ensuite Plutarque, à qui on attribue le traité sur Isis et Osiris, le document le plus curieux que les Grecs nous aient laissé sur la religion égyptienne ; cependant lui aussi habille cette religion à la grecque ; seulement, depuis Diodore, la mode a changé. Ce n’est plus l’évhémérisme qui est en honneur, c’est la démonologie. Plutarque, qui est platonicien, voit dans les dieux de l’Égypte non plus des hommes divinisés, mais des démons. Puis, lorsqu’il veut expliquer les noms des dieux, à côté de quelques étymologies égyptiennes, il en donne d’autres tirées du grec, et qu’il paraît préférer. Son traité est adressé à une prêtresse égyptienne, mais, au lieu de lui demander des renseignemens, il propose ses propres conjectures.
Quant à Porphyre, il se contente d’interroger, il soulève des doutes sur les diverses questions philosophiques qui l’intéressent, et demande au prêtre Anébo ce que les Égyptiens en pensent. Ce qui l’inquiète surtout, c’est que, d’après le stoïcien Chérémon, les Égyptiens n’auraient connu que les dieux visibles, c’est-à-dire les astres et les élémens. N’avaient-ils donc aucune idée sur la métaphysique, la démonologie, la théurgie, et toutes les choses en dehors desquelles Porphyre ne concevait pas de religion possible ? « Je voudrais savoir, dit-il, ce que les Égyptiens pensent de la cause première, si elle est l’intelligence ou au-dessus de l’intelligence, si elle est unique ou associée à une autre ou à plusieurs autres, si elle est incorporelle ou corporelle, si elle est identique au Créateur ou au-dessus du Créateur, si tout dérive d’un seul ou de plusieurs, si les égyptiens connaissent la matière, et quels sont les premiers corps, si la matière est pour eux créée ou incréée ; car Chérémon et les autres n’admettent rien au-dessus des mondes visibles, et dans l’exposition des principes ils n’attribuent aux Égyptiens d’autres dieux que ceux qu’on nomme errans.(les planètes), ceux qui remplissent le zodiaque ou se lèvent avec eux… En un mot, ils ne parlent que des choses naturelles et n’expliquent rien des essences incorporelles et vivantes. La plupart soumettent le libre arbitre au mouvement des astres, à je ne sais quels liens indissolubles de la nécessité qu’ils nomment destinée, et rattachent tout à ces dieux qui sont pour eux les seuls arbitres de la destinée, et qu’ils honorent par des temples, des statues et les autres formes du culte. »
À cette lettre de Porphyre, Jamblique répond sous le nom du prêtre Égyptien Abammon[4]. Pour prouver que la religion égyptienne est excellente, il fait une exposition de ses propres idées et les attribue aux Égyptiens. Ce traité, intitulé des Mystères des Égyptiens, est rempli par d’interminables dissertations sur la hiérarchie et les fonctions des âmes, des démons, des dieux, sur la divination, la destinée, les opérations magiques, sur les signes auxquels on peut reconnaître les différentes classes de démons dans les théophanies, sur l’emploi des mots barbares dans les évocations. Après toute cette théurgie, qui fait parfois douter si l’auteur est un charlatan ou un insensé, il consacre à peine quelques lignes à la religion égyptienne, et ces quelques lignes sont pleines d’incertitude et d’obscurité. Il parle des stèles et des obélisques d’où il prétend que Pythagore et Platon ont tiré leur philosophie, mais il se garde bien de traduire une seule inscription. Il assure que les livres d’Hermès, quoiqu’ils aient été écrits par des gens initiés à la philosophie grecque, contiennent des opinions hermétiques, mais quelles sont-elles ? Il était si simple de citer.
De cette comparaison des documens grecs sur la religion égyptienne, devons-nous conclure que l’Égypte a toujours été pour les Grecs un livre fermé, et qu’en interrogeant la terre des sphinx ils n’ont obtenu pour réponses que des énigmes, ou l’écho de leurs propres questions ? Une telle conclusion serait injuste pour les Grecs ; les renseignemens qu’ils nous fournissent ont été complétés, mais non pas contredits par l’étude des hiéroglyphes. Dans ces renseignemens, il faut faire la part des faits et celle des interprétations. Les faits que les Grecs nous ont transmis sont généralement vrais et ne se contredisent pas ; seulement les explications qu’ils en donnent sont différentes. Les mêmes différences s’observent dans la manière dont ils parlent de leur propre religion ; elles tiennent à une loi générale de l’esprit humain, la loi de transformation dans le temps qui s’applique aux religions et aux sociétés comme aux êtres vivans. Si les Grecs ont appliqué à la religion égyptienne les mêmes systèmes d’herméneutique qu’à celle de leur pays, c’est que ces systèmes étaient admis en Égypte comme en Grèce, attendu que l’Égypte subissait à cette époque l’influence de la philosophie grecque.
Comme les formes extérieures de la religion égyptienne n’avaient pas changé, on la croyait immobile, et plus on en adaptait l’esprit aux systèmes philosophiques de la Grèce, plus on se persuadait que ces systèmes étaient sortis d’elle. Les Grecs avaient commencé par attribuer à l’Égypte leur éducation religieuse, opinion que la science moderne n’a pas ratifiée. Ils lui attribuèrent de même leur éducation philosophique, et là aussi les traces de l’influence égyptienne s’évanouissent lorsqu’on veut les saisir. Tous les emprunts de Platon à l’Égypte se bornent à une anecdote sur Thoth, inventeur de l’écriture, et à cette fameuse histoire de l’Atlantide, qu’il dit avoir été racontée à Solon par un prêtre égyptien, et qui paraît n’être qu’une fable de son invention. Quant à l’idée de la métempsycose, il l’avait reçue des pythagoriciens. Pythagore l’avait-il empruntée à l’Égypte ? Cela n’est pas impossible, mais on trouve la même idée chez les Indiens et chez les Celtes, qui ne doivent pas l’avoir reçue des Égyptiens. Elle peut se déduire de la religion des mystères, et comme les pythagoriciens ne se distinguent pas nettement des orphiques, on ne peut savoir s’il y a eu action de la religion sur la philosophie ou réaction de la philosophie sur la religion. Selon Proclus, Pythagore aurait été initié par Aglaophamos aux mystères rapportés d’Égypte par Orphée. Voilà l’influence égyptienne transportée au-delà des temps historiques.
L’action de l’Égypte sur la philosophie grecque avant Alexandre, quoique moins invraisemblable que celle de la Judée, est donc fort incertaine. Tout ce qu’on pourrait lui attribuer, c’est la prédilection de la plupart des philosophes pour les dogmes unitaires et les gouvernemens théocratiques ou monarchiques ; encore cette prédilection s’explique-t-elle aussi bien par la tendance naturelle de la philosophie à réagir contre le milieu où elle se développe. Dans une société polythéiste et républicaine, cette réaction devait aboutir à l’unité en religion et à l’autorité en politique, car ces deux idées sont corrélatives. L’esprit humain est séduit par les formules simples qui lui permettent d’embrasser sans fatigue l’ensemble des choses ; l’amour-propre se résigne difficilement à l’idée de l’égalité, et les philosophes sont enclins, comme les autres hommes, à préférer la domination à une part dans la liberté de tous. Ceux qui voyageaient en Asie ou en Égypte, y trouvant des idées et des mœurs conformes à leurs goûts, devaient attribuer à ces peuples une haute sagesse et les proposer en exemple à leurs concitoyens. Le sacerdoce égyptien ressemblait à cette aristocratie d’intelligence que les philosophes auraient voulu voir régner en Grèce à la condition d’en faire partie ; le sacerdoce juif leur aurait inspiré la même admiration, s’ils l’avaient connu, et ils n’auraient eu aucune raison pour s’en cacher.
La philosophie grecque, qui s’était attachée dès son origine à la recherche d’un premier principe des choses, concevait l’unité sous une forme abstraite. Les Juifs la représentaient sous une forme plus vivante ; le monde était pour eux une monarchie, et leur religion a été l’expression la plus complète du monothéisme dans l’antiquité. Pour les Égyptiens, l’unité divine ne s’est jamais distinguée de l’unité du monde. Le grand fleuve qui féconde l’Égypte, l’astre éclatant qui vivifie toute la nature, leur fournissaient le type d’une force intérieure, unique et multiple à la fois, manifestée diversement par des vicissitudes régulières, et renaissant perpétuellement d’elle-même. M. de Rougé fait remarquer que presque toutes les gloses du Rituel funéraire des Égyptiens attribuent tout ce qui constitue l’essence d’un dieu suprême à Ra, qui, dans la langue égyptienne, n’est autre que le soleil. Cet astre, qui semble se donner chaque jour à lui-même une nouvelle naissance, était l’emblème de la perpétuelle génération divine. Quoique les formes symboliques soient aussi variées en Égypte que dans l’Inde, il n’y a pas un grand effort d’abstraction à faire pour ramener tous ces symboles au panthéisme.
« J’ai eu occasion de faire voir, dit M. de Rougé, que la croyance à l’unité de l’être suprême ne fut jamais complètement étouffée en Égypte par le polythéisme. Une stèle de Berlin de la XIXe dynastie le nomme le seul vivant en substance. Une autre stèle du même musée et de la même époque l’appelle la seule substance éternelle, et plus loin le seul générateur dans le ciel et sur la terre qui ne soit pas engendré. La doctrine d’un seul Dieu dans le double personnage de père et de fils était également conservée à Thèbes et à Memphis. La même stèle de Berlin, provenant de Memphis, le nomme Dieu se faisant Dieu, existant par lui-même, l’être double, générateur dès le commencement. La leçon thébaine s’exprime dans des termes presque identiques sur le compte d’Ammon dans le papyrus de M. Harris : être double, générateur dès le commencement, Dieu se faisant Dieu, s’engendrant lui-même. L’action spéciale attribuée au personnage du fils ne détruisait pas l’unité ; c’est dans ce sens évidemment que ce Dieu est appelé ua en ua, le un de un, ce que Jamblique traduira plus tard assez fidèlement par les termes de πρρώτος τού πρώτου θεοϋ, qu’il applique à la seconde hypostase divine[5]. »
Quand les doctrines philosophiques de la Grèce et les doctrines religieuses de l’Égypte et de la Judée se rencontrèrent à Alexandrie, elles avaient entre elles trop de points communs pour ne pas se faire des emprunts réciproques. De leur rapprochement et de leur contact quotidien sortirent plusieurs écoles dont le caractère général est l’éclectisme, ou plutôt le syncrétisme, c’est-à-dire le mélange des divers élémens qui avaient concouru à leur formation. Ces élémens se retrouvent tous, quoique en proportion variable, dans chacune de ces écoles. La première est l’école juive, représentée par Philon, qui, à force d’allégories, tire le platonisme de chaque page de la Bible. Philon est regardé comme le principal précurseur du gnosticisme. On réunit sous ce nom plusieurs sectes chrétiennes qui mêlent les traditions juives à celles des autres peuples, principalement des Grecs et des Égyptiens. Le mot de gnostique, qui est quelquefois appliqué aux chrétiens en général, par exemple dans Clément d’Alexandrie, signifie simplement ceux qui possèdent la gnose, la science supérieure, l’intuition des choses divines.
Après Philon et les gnostiques se place la grande école d’Ammonios Saccas et de Plotin, qui, tout en empruntant à l’Asie et à l’Égypte leurs tendances unitaires et mystiques, s’attache directement à la philosophie grecque, dont elle cherche à fondre toutes les sectes divergentes. Dans les derniers temps du polythéisme, on n’était plus exclusivement stoïcien, épicurien, péripatéticien, ni même platonicien ; toutes ces sectes avaient apporté leur contingent à la somme des idées, et toutes étaient représentées par quelque côté dans la philosophie commune.
À côté de ces écoles, et comme pour servir de lien entre elles, s’en développe une autre qui ne se rattache à aucun nom historique et n’est représentée que par les livres hermétiques. Ces livres sont les seuls monumens que nous connaissions de ce qu’on peut appeler la philosophie égyptienne. Il est vrai qu’ils ne nous sont parvenus qu’en grec, et il n’est même pas probable qu’ils aient jamais été écrits en langue égyptienne ; mais Philon écrit en grec aussi et n’en est pas moins un vrai Juif. On peut dire de même que les livres hermétiques appartiennent à l’Égypte, mais à l’Égypte fortement hellénisée et à la veille de devenir chrétienne. On ne trouverait pas dans un véritable Grec cette adoration extatique qui remplit les livres d’Hermès ; la piété des Grecs était beaucoup plus calme. Ce qui est encore plus étranger au caractère grec, c’est cette apothéose de la royauté qu’on trouve dans quelques livres hermétiques, et qui rappelle les titres divins décernés aux Pharaons et plus tard aux Ptolémées. Ces ouvrages apocryphes sont toujours écrits sous la forme de dialogues. Tantôt c’est Isis qui transmet à son fils Hòros l’initiation qu’elle a reçue du grand ancêtre Kaméphès et d’Hermès, secrétaire des dieux ; tantôt le bon démon, qui est probablement le dieu Knef, instruit Osiris. Le plus souvent c’est Hermès qui initie son disciple Asclèpios ou son fils Tat. Quelquefois Hermès joue le rôle de disciple, et l’initiateur est l’intelligence (νοϋς) ou Poimandrès. La lettre de Porphyre est adressée au prophète Anébo, et ce nom d’Anébo ou Anubis est celui d’un dieu que les Grecs identifiaient avec Hermès.
Mais quel est cet Hermès Trismégiste sous le nom duquel ces livres nous sont parvenus ? Est-ce un dieu ? est-ce un homme ? Pour les commentateurs, il semble que ce soit l’un et l’autre. Les aspects multiples de l’Hermès grec l’avaient fait confondre avec plusieurs dieux égyptiens qui avaient entre eux et avec lui beaucoup de rapports. On croyait éviter la confusion par des généalogies, et on disait qu’il y avait plusieurs Hermès. Selon Manéthon, Thoth, le premier Hermès, avait écrit sur des stèles ou colonnes les principes des sciences en langue et en caractères hiéroglyphiques. Après le déluge, le second Hermès, fils du bon démon et père de Tat, avait traduit ces inscriptions en grec. Dans ce passage, ces Hermès sont donnés comme des personnages historiques. En Égypte, les prêtres aussi bien que les rois prenaient des noms empruntés aux dieux, et comme dans les livres hermétiques l’initiateur a un caractère plutôt sacerdotal que divin, les premiers éditeurs les ont attribués à cette famille de prophètes. Il leur en eût trop coûté de croire que ces œuvres qu’ils admiraient fort étaient de quelque écrivain obscur et anonyme, mettant ses idées sous le nom d’un dieu. Cependant la fraude était bien innocente ; l’auteur de l’Imitation, qui met des discours dans la bouche du Christ, n’est pas regardé comme un faussaire. Dans les livres hermétiques, la philosophie est censée révélée par l’intelligence ou par le dieu qui en est la personnification.
« Hermès, qui préside à la parole, dit Jamblique, est, selon l’ancienne tradition, commun à tous les prêtres ; c’est lui qui conduit à la science vraie ; il est un dans tous. C’est pourquoi nos ancêtres lui attribuaient toutes les découvertes et mettaient leurs œuvres sous le nom d’Hermès. » De là cette prodigieuse quantité de livres ou discours attribués à Hermès. Jamblique parle de vingt mille, mais sans donner le titre d’un seul. Les quarante-deux livres dont parle Clément d’Alexandrie constituaient une véritable encyclopédie sacerdotale. Selon Galien, les prêtres écrivaient sur des colonnes, sans nom d’auteur, ce qui était trouvé par l’un d’eux et approuvé par tous. Ces colonnes d’Hermès étaient les stèles et les obélisques qui furent les premiers livres ayant l’invention du papyrus. Selon Jablonski, le nom de Thoth signifie colonne en égyptien. Il est malheureux pour la science qu’au lieu des livres mentionnés par Clément d’Alexandrie et de ceux où, selon Plutarque, étaient expliqués les noms des dieux, nous n’ayons que des œuvres philosophiques d’une époque de décadence. Cependant les livres hermétiques que nous possédons ont aussi leur valeur relative. Ils nous font connaître la pensée religieuse de l’antiquité, non pas sous sa forme la plus belle, mais sous sa dernière forme. Pour exposer l’ensemble de la théologie hermétique, je ne puis mieux faire que de reproduire le résumé que M. Vacherot en a donné dans son Histoire critique de l’école d’Alexandrie. « Dieu, dit-il, y est conçu comme un principe supérieur à l’intelligence, à l’âme, à tout ce dont il est cause. Le bien n’est pas un de ses attributs, c’est sa nature même ; Dieu est le bien, comme le bien est Dieu. Il est le non-être en tant qu’il est supérieur à l’être. Dieu produit tout ce qui est et contient tout ce qui n’est pas encore. Absolument invisible en soi, il est le principe de toute lumière. Dieu est la vie universelle, le tout dont les êtres individuels ne sont que des parties ; il est le principe et la fin, le centre et la circonférence, la base de toutes choses, la source qui surabonde, l’âme qui vivifie, la vertu qui produit, l’intelligence qui voit, l’esprit qui inspire. Dieu est tout, tout est plein de lui ; il n’est rien dans l’univers qui ne soit Dieu. Tous les noms lui conviennent comme au père de l’univers, mais, parce qu’il est le père de toutes choses, aucun nom n’est son nom propre. L’un est le tout, le tout est l’un ; unité et totalité sont des termes synonymes en Dieu. »
La première idée qui s’offre à l’esprit quand on étudie cette philosophie est de la rapprocher de celle des brahmanes. En comparant les livres hermétiques avec le Baghavat-Gita, on voit souvent les mêmes idées se présenter sous des expressions presque identiques ; mais comme il n’y a pas de preuves positives d’une communication entre l’Inde et l’Égypte, on ne peut expliquer ces analogies par des emprunts. Il est seulement curieux de trouver, chez des peuples différens, les mêmes doctrines à côté des mêmes formes sociales. Il semble que le panthéisme réponde au système des castes, comme le monothéisme à la monarchie et le polythéisme à la république. M. Vacherot reconnaît dans la théologie hermétique des pensées et des expressions néoplatoniciennes, d’autres empruntées à Philon et aux livres juifs ; il est facile d’y reconnaître aussi le panthéisme égyptien dépouillé de ses formes symboliques et revêtu des formes abstraites de la philosophie grecque. Ainsi dans une inscription du temple de Saïs citée par Plutarque et par Proclus, Neith disait : « Je suis tout ce qui est, ce qui a été, ce qui sera. » D’après M. de Rougé, le Dieu suprême est défini dans plusieurs formules du Rituel funéraire comme « celui qui existe par lui-même, » — « celui qui s’engendre lui-même éternellement ; » d’autres textes le nomment « le Seigneur des êtres et des non-êtres. » C’est bien là ce Dieu du panthéisme hermétique par qui et en qui tout existe, ce père universel dont la seule fonction est de créer, celui dont les livres d’Hermès nous disent : « L’Éternel n’a pas été engendré par un autre, il s’est produit lui-même, ou plutôt il se crée lui-même éternellement ; » — « si le créateur n’est autre que celui qui crée, il se crée nécessairement lui-même, car c’est en créant qu’il devient créateur ; » — « il est ce qui est et ce qui n’est pas. » L’idée que les anciens textes rendent par ua en ua, le un de un, le πρώτος τοϋ πρώτου de Jamblique, ou par pau ti, le Dieu double ou être double, c’est-à-dire père et fils, selon la face du mystère qu’on veut principalement considérer, se retrouve aussi dans les livres d’Hermès, où il est souvent question du fils de Dieu, du Dieu engendré. Ce second Dieu est le monde, manifestation visible du Dieu invisible. Quelquefois ce rôle est attribué au soleil, qui crée les êtres vivans, comme le Père crée les essences idéales. Sous cette forme, la pensée hermétique se rapproche de l’ancienne théologie égyptienne. « Une stèle du musée de Berlin, dit M. Mariette, appelle le soleil le premier-né, le fils de Dieu, le Verbe. Sur l’une des murailles du temple de Philae… et sur la porte du temple de Medinet-Abou, on lit : « C’est lui, le soleil, qui a fait tout ce qui est, et rien n’a été fait sans lui jamais ; » ce que saint Jean, précisément dans les mêmes termes, dira quatorze siècles plus tard du Verbe[6]. » Le troisième dieu des livres hermétiques, l’homme considéré dans son essence abstraite, n’est pas sans analogie avec Osiris, qui est quelquefois pris pour le type idéal de l’humanité ; dans le Rituel funéraire, l’âme qui se présente au jugement s’appelle toujours « l’osiris un tel. » Cette trinité hermétique, Dieu, le monde, l’homme, n’est pas plus éloignée des anciennes triades égyptiennes que des conceptions abstraites des platoniciens.
L’unité générale des doctrines exposées dans les livres hermétiques permet de les rapporter à une même école, mais cette unité n’est pas telle qu’on ne puisse y distinguer trois groupes principaux, que j’appellerai juif, grec et égyptien, sans attribuer à ces mots une valeur exclusive et absolue, mais seulement pour indiquer la prédominance relative de tel ou tel élément et les tendances diverses qui rapprochent tour à tour l’école hermétique de chacune des trois races formant la population d’Alexandrie. L’attention doit se porter d’abord sur le groupe juif, qui se rattache plus directement à l’histoire si intéressante pour nous des origines du christianisme. Entre les premières sectes gnostiques et les Juifs hellénistes représentés par Philon, il manquait un anneau : on peut le trouver dans quelques livres hermétiques, particulièrement dans le Poimandrès et le Sermon sur la montagne ; peut-être y trouvera-t-on aussi la raison des différences souvent constatées entre les trois premiers Évangiles et le quatrième.
Poimandrès signifie le pasteur de l’homme ; le choix de ce mot pour désigner l’intelligence souveraine est expliqué par ce passage de Philon : « notre intelligence doit nous gouverner comme un pasteur gouverne ses chèvres, ses bœufs ou ses moutons, préférant pour soi-même et pour son bétail l’utile à l’agréable. C’est surtout et presque uniquement à la providence de Dieu que les parties de notre âme doivent de n’être pas sans direction et d’avoir un pasteur irréprochable et parfaitement bon, qui empêche notre pensée de s’égarer au hasard. Il faut qu’une seule et même direction nous conduise à un but unique ; rien n’est plus insupportable que d’obéir à plusieurs commandemens. Telle est l’excellence des fonctions de pasteur qu’elles sont justement attribuées non-seulement aux rois, aux sages, aux âmes purifiées par l’initiation, mais à Dieu lui-même. Celui qui l’affirme n’est pas le premier venu, c’est un prophète qu’il est bon de croire, celui qui a écrit les hymnes ; voici ce qu’il dit : « Le Seigneur est mon pasteur et rien ne me manquera. » Que chacun en dise autant pour lui-même, car ce chant doit être médité par tous les amis de Dieu[7]. »
On a rapproché le Poimandrès d’Hermès Trismégiste du Pasteur de saint Hermas ou Hermès, contemporain des apôtres. Ce Pasteur est un ouvrage apocalyptique fort mal écrit et qu’on ne lit plus guère, mais il jouissait d’une grande autorité dans l’église primitive. Ce qu’il importe surtout de remarquer, c’est que Philon et saint Hermas représentent deux aspects différens de ce monde juif, si multiple dans son unité apparente, et dont le Poimandrès va nous offrir une troisième nuance. Les Juifs, malgré leurs efforts pour s’isoler, étaient devenus par la transportation, l’exil ou les émigrations volontaires, ce que leurs frères aînés les Phéniciens avaient été par le commerce, des agens de communication entre les autres peuples. Philon est aussi Grec que Juif ; l’auteur du Pasteur est un Juif à peine hellénisé ; dans le Poimandrès, des doctrines égyptiennes, peut-être même quelques vestiges de croyances chaldéennes ou persanes, se mêlent avec le Timée, le premier chapitre de la Genèse et le début de l’Évangile de saint Jean.
Le sujet de l’ouvrage est une cosmogonie présentée sous la forme d’une révélation faite à l’auteur par Poimandrès, qui est le νοϋς de la philosophie grecque, l’intelligence, le Dieu suprême. Comme dans Timée, Dieu est au-dessus de la matière, mais il ne la tire pas du néant. L’Intelligence ordonne le monde d’après un modèle idéal qui est sa raison ou sa parole, le λόγος de Platon et de Zénon. Par cette parole, Dieu engendre une autre intelligence créatrice, le dieu du feu et du souffle ou de l’esprit, πνεϋμα. Ce second créateur, que Dieu engendre par sa parole, produit sept ministres qui gouvernent les sphères du ciel et qui rappellent les Amschaspands de la Perse. Quant à l’homme, Dieu le crée à son image. C’est probablement un souvenir de la Bible, quoique cette idée existe aussi dans le polythéisme :
- Finxit in effigiem moderantum cuncta Deorum.
D’après Philon, les anges auraient participé à la création de l’homme ; c’est ainsi qu’il explique l’emploi du pluriel dans le récit de Moïse : « Après avoir dit que le reste avait été créé par Dieu, dans la seule création de l’homme il montre une coopération étrangère. Dieu dit : Faisons l’homme à notre image. Ce mot faisons indique la pluralité. Le Père universel s’adresse à ses puissances et les charge de former la partie mortelle de notre âme en imitant l’art avec lequel il a formé lui-même notre partie raisonnable, car il juge bon que la faculté directrice de l’âme soit l’œuvre du chef, et que ce qui doit obéir soit l’œuvre des sujets. » Cette opinion se trouve dans le Poimandrès ; l’homme typique créé par Dieu traverse les sept sphères, dont les gouverneurs le font participer à leur nature. La même idée est exposée par Macrobe dans son commentaire sur le Songe de Scipion. Quant au corps, c’est l’homme qui le crée lui-même en contemplant son reflet dans l’eau et son ombre sur la terre ; il devient amoureux de son image, la matière lui rend son amour, et la forme naît de leur union. Il y a peut-être là une allusion à la fable de Narcisse. Cette fable, expliquée par un commentateur de Platon, se rattachait à la religion des mystères ; c’était une des nombreuses expressions de cette croyance commune aux religions et aux philosophies mystiques : la vie du corps est la mort de l’âme, qui, entraînée par le désir, tombe dans les flots de la matière.
Le caractère androgyne de l’homme primitif dans le Poimandrès pourrait être rattaché au Banquet de Platon, où cette idée est présentée d’une façon grotesque ; mais il est plus probable que c’est un souvenir du mot de la Bible : « il les créa mâle et femelle. » Selon Philon, qui commente longuement le récit mosaïque d’après les théories platoniciennes, Dieu créa d’abord le genre humain avant de créer des individus de sexe différens. Poimandrès semble s’inspirer encore plus directement de la Genèse lorsqu’il ajoute qu’après la séparation des sexes Dieu dit à ses créatures : « Croissez en accroissement et multipliez en multitude. » Il est vrai que cette forme redondante, quoique assez conforme au génie hébraïque, ne se trouve pas dans la Bible, qui dit simplement : « Croissez et multipliez. » On pourrait donc supposer que l’auteur a eu en vue quelque autre cosmogonie aujourd’hui perdue. Cependant cette légère différence ne saurait susciter un doute sérieux. Une scolie de Psellos sur ce passage annonce que depuis longtemps on y a reconnu l’influence juive. « Ce sorcier, dit cette scolie en parlant d’Hermès, paraît avoir très bien connu la sainte Écriture…. Il n’est pas difficile de voir quel était le Poimandrès des Grecs : c’est celui que nous appelons le prince du monde, ou quelqu’un des siens, car, dit Basile, le diable est voleur, il pille nos traditions. »
Les rapports du Poimandrès avec l’Évangile de saint Jean sont encore plus manifestes :
« Cette lumière, c’est moi (lit-on dans le Poimandrès), l’Intelligence, ton Dieu, antérieur à la nature humide qui sort des ténèbres, et le Verbe lumineux de l’Intelligence, c’est le Fils de Dieu.
« Ils ne sont pas séparés, car l’union c’est leur vie.
« La parole de Dieu s’élança des élémens inférieurs vers la pure création de la nature, et s’unit à l’Intelligence créatrice, car elle est de même essence (όμοούσιος).
« En la vie et la lumière consiste le père de toutes choses.
« Bientôt descendirent des ténèbres… qui se changèrent en une nature humide et trouble, et il en sortit un cri inarticulé qui semblait la voix de la lumière ; une parole sainte descendit de la lumière sur la nature, et un feu pur s’élança de la nature humide sur les hauteurs.
« Ce qui en toi voit et entend est le Verbe du Seigneur ; l’Intelligence est le Dieu père.
« Je crois en toi et te rends témoignage ; je marche dans la vie et la lumière. O Père, sois béni, l’homme qui t’appartient veut partager ta sainteté comme tu lui en as donné le pouvoir[8]. »
Il est très probable que le Poimandrès et l’Évangile de saint Jean ont été écrits à des dates peu éloignées l’une de l’autre, dans des milieux où les mêmes idées et les mêmes expressions avaient cours, l’un parmi les Judæo-Grecs d’Alexandrie, l’autre parmi ceux d’Ephèse. Il y a toutefois entre eux une différence profonde qui se résume dans ce mot de saint Jean : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous. » L’incarnation du Verbe est le dogme fondamental du christianisme, et comme il n’y a aucune trace de ce dogme dans le Poimandrès, il n’est pas vraisemblable que l’auteur en ait eu connaissance ; autrement il y aurait fait allusion, soit pour y adhérer, soit pour le combattre.
Ce qui semble certain, c’est que le Poimandrès est sorti de cette école des thérapeutes d’Égypte, qu’on a souvent confondus à tort avec les esséniens de Syrie et de Palestine. Philon établit entre les uns et les autres d’assez notables différences. « Les esséniens, dit-il, regardent la partie raisonneuse de la philosophie comme n’étant pas nécessaire pour acquérir la vertu, et ils la laissent aux amateurs de paroles. La physique leur paraît au-dessus de la nature humaine ; ils l’abandonnent à ceux qui se perdent dans les nuages, sauf les questions relatives à l’existence de Dieu et à la création du monde. Ils s’occupent par-dessus tout de la morale. » Philon décrit ensuite les mœurs des esséniens, et cette description pourrait s’appliquer aux premières communautés chrétiennes, tant la ressemblance est frappante. On peut donc croire que c’est parmi eux que les apôtres ont recruté leurs premiers disciples. Il nous semble probable que le Pasteur d’Hermas est sorti de ce groupe, et que le titre de l’ouvrage et le nom de l’auteur ont inspiré par esprit de rivalité à quelque thérapeute judæo-égyptien l’idée de composer à son tour une sorte d’apocalypse moins moraliste et plus métaphysique, et de l’attribuer, non pas à un Hermas ou à un Hermès contemporain, mais au fameux Hermès Trismégiste si célèbre dans toute l’Égypte. Dans le Poimandrès en effet, on trouve plusieurs traits qui s’accordent parfaitement avec ce que Philon dit des thérapeutes, qu’il prend pour types de la vie contemplative : « Dans l’étude des livres saints, ils traitent la philosophie nationale par allégories, et devinent les secrets de la nature par l’interprétation des symboles. » Cette phrase, qui s’applique si bien au système allégorique de Philon lui-même, fait songer en même temps à la cosmogonie du Poimandrès, quoique les textes bibliques n’y soient pas invoqués comme autorité. On y pressent déjà les systèmes gnostiques qui sortiront d’une combinaison plus intime du judaïsme et de l’hellénisme. Philon dit encore que les thérapeutes, sans cesse occupés de la pensée de Dieu, trouvent, même dans leurs songes, des visions de la beauté des puissances divines. « Il en est, dit-il, qui découvrent par des songes pendant leur sommeil les dogmes vénérables de la philosophie sacrée. » Or l’auteur du Poimandrès commence son ouvrage par ces mots : « Je réfléchissais un jour sur les êtres ; ma pensée planait dans les hauteurs, et toutes mes sensations corporelles étaient engourdies comme dans le lourd sommeil qui suit la satiété, les excès ou la fatigue. » Il raconte ensuite sa vision, puis, après l’avoir écrite, il s’endort plein de joie ; « le sommeil du corps produisait la lucidité de l’intelligence, mes yeux fermés voyaient la vérité. » Selon Philon, les thérapeutes avaient coutume de prier deux fois par jour, le matin et le soir ; l’auteur du Poimandrès, après avoir instruit les hommes, les invite à la prière aux dernières lueurs du soleil couchant.
Après s’être répandus parmi les Juifs d’Asie, les missionnaires chrétiens allèrent porter leurs doctrines chez les Juifs d’Égypte. Au lieu des mœurs laborieuses des esséniens, qui, selon Philon, exerçaient des métiers manuels, mettaient en commun les produits de leur travail et réduisaient la philosophie à la morale et la morale à la charité, les monastères des thérapeutes offraient à la propagande une population bien plus hellénisée, habituée aux spéculations abstraites et aux allégories mystiques. De ces tendances, combinées avec le dogme de l’incarnation, sortirent les sectes gnostiques. Le Poimandrès doit être antérieur à ces sectes ; on n’y trouve pas encore le luxe mythologique qui les caractérise : les puissances divines, la vie, la lumière, etc., n’y sont pas encore distinguées ni personnifiées, et par-dessus tout il n’y est pas encore question de l’incarnation du Verbe. On y trouve déjà, il est vrai, l’idée de la gnose, c’est-à-dire de la science mystique qui unit l’homme à Dieu. Cela autorise, non pas à supposer avec Jablonski que l’auteur est un gnostique, mais à le regarder comme un précurseur du gnosticisme, aussi bien que Philon. Dans l’un, t’est l’élément juif qui domine ; dans l’autre, c’est l’élément grec ; à l’un et à l’autre il n’a manqué pour être des gnostiques que d’admettre l’incarnation du Verbe.
Ce n’est pas seulement dans le début de l’Évangile de saint Jean qu’on peut découvrir des rapports du christianisme avec les doctrines hermétiques ; l’idée de la régénération ou renaissance (palingénésie) forme le sujet du troisième chapitre de cet Évangile et d’un dialogue d’Hermès intitulé Parole mystérieuse ou Sermon secret sur la montagne. Ce titre même et le passage où Hermès attribue la régénération au fils de Dieu, à l’homme unique, indiquent que l’auteur vivait à une époque où le christianisme avait déjà pénétré à Alexandrie, et qu’il s’est trouvé en contact avec quelques chrétiens. Cependant un examen attentif n’autorise guère à supposer qu’il connût leurs livres, ni même qu’il fût initié à leurs dogmes.
Les premières sociétés chrétiennes étaient de véritables sociétés secrètes. Si l’ardeur du prosélytisme pouvait étouffer la crainte des persécutions, il restait toujours le danger d’exposer les croyances nouvelles aux insultes et aux railleries de ceux qui n’étaient pas préparés à les recevoir. Il est vrai que les apôtres et leurs premiers disciples, étant des Juifs, s’adressaient d’abord à leurs coreligionnaires ; mais l’expérience leur avait appris dès le début que l’attachement des Juifs à la tradition les mettait en défiance contre toute tentative de réforme. La liberté des mœurs grecques permettait de prêcher le dieu inconnu sur la place publique d’Athènes, mais on se serait fait lapider comme saint Etienne en annonçant l’incarnation dans une synagogue. D’ailleurs la mode était aux mystères, le secret des initiations était un moyen de propagande et un appât pour la curiosité, tout le monde voulait être initié à quelque chose.
Les chrétiens n’avaient pas créé cette situation, mais ils l’acceptèrent, préparant le terrain peu à peu, s’adressant successivement à l’un et à l’autre et ne dévoilant pas toute leur doctrine à la fois. Les principaux points de cette doctrine étaient résumés dans la prédication évangélique intitulée : Discours sur la montagne, ces mots devaient revenir de temps en temps aux oreilles des Juifs non encore initiés à l’Évangile. Qu’un d’entre ceux-ci ait imaginé de produire une révélation sous le même titre, rien n’est plus naturel ; mais, de même qu’entre le Poimandrès et le Pasteur d’Hermas, la ressemblance ici s’arrête au titre. Le Discours sur la montagne rapporté dans l’Évangile de saint Matthieu contient un enseignement purement moral ; il n’est question de la régénération que dans l’Évangile de saint Jean. L’auteur qui écrit sous le nom d’Hermès, à qui cette idée de régénération était sans doute parvenue comme une rumeur vague, l’expose sous une forme emphatique et prétentieuse qui n’a rien de commun avec la simplicité du style évangélique. Le fils de Dieu, l’homme unique, n’est pas pour lui un personnage réel et historique, c’est plutôt un type abstrait de l’humanité, analogue à l’homme idéal du Poimandrès, à l’Adam Kadmon de la kabbale, à l’Osiris du Rituel funéraire des Égyptiens. Il est vrai que les gnostiques donnèrent ce caractère au Christ, distinct pour eux de l’homme Jésus ; mais dans le dialogue hermétique le régénérateur n’est pas désigné sous le nom de Christ : on ne peut donc pas y reconnaître l’œuvre d’un gnostique chrétien. Pour admettre que l’auteur soit chrétien, il faudrait supposer qu’il dissimule à dessein une partie de ses croyances, que son enseignement écrit n’est qu’une introduction à un enseignement oral, et qu’il réserve aux seuls initiés le grand mystère de l’incarnation et le nom même du Christ. Cette hypothèse n’est point absolument inadmissible, cependant il ne semble pas qu’on doive s’y arrêter. Il est vrai que, selon la coutume de son temps, l’auteur prend un ton d’hiérophante ; mais aucune allusion n’indique qu’il garde quelque chose en réserve au-delà de ce qu’il dit. Poimandrôs est la seule autorité qu’il invoque ; il ajoute même : « Poimandrès, l’intelligence souveraine, ne m’a rien révélé de plus que ce qui est écrit, sachant que je pourrais par moi-même comprendre et entendre ce que je voudrais et voir toutes choses. » Après beaucoup de réticences et d’aphorismes amphigouriques, Hermès finit par se laisser arracher son secret, et, malgré les étonnemens de son disciple et la peine qu’il paraît avoir à comprendre, ce secret se réduit à une idée toute simple, c’est que, pour s’élever dans le monde idéal, il faut se dégager des sensations. On devient ainsi un homme nouveau, et la régénération morale s’opère d’elle-même. On n’a qu’à combattre chaque vice par une vertu correspondante, ce n’est pas plus difficile que cela.
Ce morceau peut se placer dans l’ordre des idées et des temps entre le Poimandrès et les premières sectes gnostiques ; il doit être peu antérieur aux fondateurs du gnosticisme, Basilide et Valentin. Le ton général d’exaltation qui y règne, cette obscurité qui vise à la profondeur, s’enivre d’elle-même et prend cette ivresse pour de l’extase, tout fait prévoir les aberrations mystiques du gnosticisme, contre lesquelles protesteront également les pères de l’église et les philosophes d’Alexandrie. Elles s’annoncent déjà dans des paroles comme celles-ci : « gnose sainte, illuminé par toi, je chante par toi la lumière idéale ; » — « ô mon fils, la sagesse idéale est dans le silence ; » — « à travers tes créations, j’ai trouvé la bénédiction dans ton éternité. » On sait que le silence, σιγή, l’éternité, αίών, ou les siècles, αίώνες, ont été personnifiés par les gnostiques et jouent un rôle dans leur mythologie. Il y a aussi des indications curieuses sur la société au sein de laquelle allait se développer le christianisme : ainsi la vertu qu’Hermès oppose à l’avarice est la communauté ou communion, χοινωνία. Si on se rappelle que les esséniens, d’après Josèphe et Philon, mettaient en commun leur salaire de chaque jour, comme on dit que le font les mormons, on s’étonne moins des tendances communistes qui se sont manifestées dans quelques sociétés chrétiennes. Les nicolaïtes, contre lesquels saint Jean s’élève dans l’Apocalypse, ont même été accusés d’étendre cette communauté aux femmes ; leur chef passait pour avoir mis la sienne en commun.
On peut suivre, dans les livres hermétiques les destinées de cette gnose judæo-égyptienne qui, au Ier siècle, a côtoyé le christianisme sans se laisser absorber, en passant insensiblement de l’école juive de Philon à l’école grecque de Plotin. Dans Philon, le judaïsme s’avouait hautement par de continuelles allusions à la Bible. Dans le Poimandrès et le Sermon sur la montagne, il se trahit çà et là par quelques réminiscences. Il y a d’autres dialogues, d’un caractère mixte, qu’on peut rapporter avec autant de vraisemblance à l’influence grecque ou à l’influence juive. Tel est celui qui a pour titre le Cratère ou la Monade. Cette coupe de l’intelligence dans laquelle l’âme se plonge ou se baptise est peut-être une image empruntée aux initiations orphiques ; on peut y trouver aussi, comme l’a fait remarquer Fabricius, le baptême et la régénération dans le sens chrétien. Les allusions aux cérémonies mystiques sont très fréquentes dans les auteurs grecs ; Platon parle du cratère où Dieu mêle les élémens du monde. La légende d’Empédocle, se plongeant dans le cratère de l’Etna pour devenir un dieu, est peut-être sortie d’une métaphore du même genre. On peut donc voir un souvenir des mystères dans ces paroles d’Hermès : « ceux qui furent baptisés dans l’intelligence possédèrent la gnose et devinrent les initiés de l’intelligence, les hommes parfaits : tel est le bienfait du divin cratère ; » mais on peut aussi rapprocher ce passage d’une parole de l’Évangile de saint Jean : « celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif ; mais l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une fontaine d’eau vive qui jaillira jusque dans la vie éternelle. »
Entre toutes les doctrines rivales qui se partageaient les esprits, la distance n’était pas aussi grande qu’on pourrait le croire. Aussi passait-on facilement d’une religion à une autre ; on en avait même plusieurs à la fois pour plus de sûreté. Il y avait alors une soif universelle de croyances et on s’abreuvait à toutes les sources. Au milieu de tant de sectes, de subdivisions et de nuances, quelques-uns faisaient un choix, mais la plupart prenaient des deux mains, à droite et à gauche, tout ce qui se présentait[9]. Les questions n’étaient pas posées à cette époque comme nous les poserions aujourd’hui ; ce qui nous paraît fondamental était relégué au second plan, et on discutait à perte de vue sur des points qui nous semblent de peu d’importance. On s’aperçoit souvent, en lisant l’histoire des sectes philosophiques et religieuses, que c’est presque toujours entre les écoles les plus voisines que s’engagent les luttes les plus vives. Séparés des gnostiques par quelques principes particuliers, les néoplatoniciens et surtout les hermétiques s’en rapprochaient par l’ensemble de leurs idées : « la seule voie qui mène à Dieu, c’est la piété unie à la gnose ; » — « la gnose est la contemplation, c’est le silence et le repos de toute sensation. Celui qui y est parvenu ne peut plus penser à autre chose, ni rien regarder, ni même mouvoir son corps ; » — « la vertu de l’âme, c’est la gnose ; celui qui y parvient est bon, pieux et déjà divin. »
Par ces tendances mystiques, qui se manifestent à chaque page, les livres d’Hermès se placent d’eux-mêmes entre les gnostiques et les néoplatoniciens, une telle ressemblance de doctrines suffirait presque pour les rapporter à la même époque. Je trouve d’ailleurs dans le dialogue intitulé : de l’Intelligence commune, un passage qui me paraît confirmer cette induction, et qui peut aider à fixer une date plus précise. L’auteur parle d’un bon démon dont les enseignemens, s’ils avaient été écrits, seraient fort utiles aux hommes ; il cite ensuite quelques opinions de ce bon démon : ce sont des aphorismes panthéistiques. Ne peut-on pas supposer qu’il s’agit ici d’Ammonios Saccas, chef des néoplatoniciens, qui, comme on le sait, n’a jamais mis ses enseignemens par écrit ? Il est vrai que le bon démon est pris en général pour un personnage abstrait qui se confond avec l’intelligence suprême : cette allusion à Ammonios Saccas serait donc bien vague ; mais elle ne pouvait être plus claire, puisque l’auteur écrivait sous le pseudonyme d’Hermès. Entre la crainte de trahir sa fraude en nommant un contemporain et le désir de rendre un témoignage public à son maître, il a dû prendre un terme moyen et désigner sous le nom de bon démon celui qui l’avait initié à la philosophie. L’auteur de ce dialogue serait ainsi quelque obscur condisciple de Plotin, hypothèse que confirme la ressemblance des doctrines, et cette ressemblance n’est pas particulière au dialogue où l’on peut voir une allusion à Ammonios Saccas, elle s’étend à la plupart des autres.
Dans cette population mixte d’Alexandrie, la fusion devait s’opérer rapidement entre les idées, peut-être même entre les races. Où sont les thérapeutes juifs à la fin du IIe siècle ? Les uns, convertis au christianisme, sont devenus des anachorètes ou des gnostiques basilidiens et valentiniens, les autres se rapprochent de plus en plus du paganisme, je dis du paganisme et non pas du polythéisme, car à cette époque tout le monde admet dans l’ordre divin une hiérarchie bien déterminée avec un Dieu suprême au sommet ; seulement ce Dieu suprême est pour les uns dans le monde, pour les autres hors du monde. À chaque instant, dans les livres d’Hermès, on lit une tirade sur l’unité divine ; on croit avoir affaire à un chrétien ou à un Juif, et quelques lignes plus bas on trouve des phrases qui vous rappellent qu’il s’agit du dieu du panthéisme : « non-seulement il contient tout, mais véritablement il est tout ; » — « il est tout, et il n’y a rien qui ne soit lui ; » — « il est ce qui est et ce qui n’est pas, l’existence de ce qui n’est pas encore. » Pour désigner ces doctrines, qui dérivent bien plus de celles de l’Égypte que de celles de la Grèce, le nom d’hellénisme ne serait pas juste ; il vaut mieux conserver le terme vague et général de paganisme qu’on applique vulgairement à toutes les croyances que le christianisme a remplacées.
Sous l’influence de l’école grecque d’Alexandrie, une sorte de gnosticisme païen succéda, dans l’école hermétique, au gnosticisme juif du Poimandrès et du Sermon secret sur la montagne. Au lieu de quelques expressions qui rappelaient la Bible, on trouve des souvenirs de la mythologie grecque, souvenirs très vagues et présentes sous une forme évhémériste : « ceux qui peuvent s’abreuver de cette lumière divine quittent le corps pour entrer dans la vision bien-heureuse, comme nos ancêtres Ouranos et Kronos ; puissions-nous leur ressembler, ô mon père ! » On voit par les livres sibyllins que les Juifs et les chrétiens adoptaient le système d’Évhémère et regardaient les dieux du polythéisme comme des hommes divinisés, mais ils condamnaient cette apothéose comme une superstition. Les païens au contraire y croyaient, et s’ils admettaient que la plupart des dieux avaient été des hommes, ils ajoutaient que leurs bienfaits les avaient élevés à la divinité. Quand Hermès parle de ses ancêtres Ouranos et Kronos, il croit à leur apothéose ; c’est donc là un évhémérisme païen et non chrétien ou juif comme celui des livres sibyllins. Quelquefois il appelle le ciel l’Olympe ; ailleurs, il emprunte au stoïcisme cette fière pensée : « l’homme est un dieu mortel ; » mais après avoir constaté ces signes caractéristiques de l’influence grecque, il faut ajouter que la doctrine est restée la même dans son ensemble, et même que cette doctrine est plutôt celle d’une époque que celle d’une école. On la retrouve, sauf quelques traits particuliers, dans Plotin et ses successeurs, dans Apulée, dans Macrobe et même dans Origène et d’autres docteurs de l’église. Il y a ainsi à chaque siècle une somme d’idées communes à toutes les sectes même rivales et ennemies, et cela était surtout vrai à cette époque où l’unité politique favorisait la tendance universelle des esprits vers l’unité religieuse.
Je ne m’arrêterai pas sur chacun des fragmens adressés à Tat, à Asclèpios, à Ammon ; ils n’ajoutent rien de nouveau aux doctrines contenues dans les ouvrages plus étendus et plus complets dont il a été question. Ce sont des analyses psychologiques, des études métaphysiques assez obscures, des théories sur Dieu, sur l’âme, sur le monde. Parmi ces fragmens, plusieurs sont réunis sous le titre de Définitions, titre que rien ne justifie, et sont écrits sous le nom d’Asclèpios, disciple d’Hermès. L’auteur se plaint que les Grecs aient traduit les livres de son maître dans leur langue ; il maltraite beaucoup la philosophie grecque, qu’il appelle un vain bruit de paroles. C’est peut-être une ruse de faussaire pour faire croire que son ouvrage est un monument égyptien authentique. La forme est moderne, et il y a une allusion à l’usage grec des courses de chars. Le soleil est comparé à un cocher, image empruntée à la mythologie grecque, car en Égypte le soleil était porté sur une barque. Cependant l’importance attribuée au soleil dans l’œuvre de la création donne à penser que l’auteur est Égyptien. « Le soleil, dit M. de Rougé, est le plus ancien objet du culte égyptien que nous trouvions sur les monumens… Ce qui sans doute n’avait été d’abord qu’un symbole est devenu sur les monumens égyptiens que nous connaissons le fond même de la religion. C’est le soleil lui-même qu’on y trouve habituellement invoqué comme l’être suprême. » Nous retrouvons ces idées développées dans les Définitions d’Asclèpios : « le ciel et la terre sont gouvernés parle créateur, j’entends le soleil, qui fait monter l’essence et descendre la matière, qui donne tour à tour et prodigue les bienfaits de sa lumière. »
La doctrine de l’unité divine est présentée sous une forme panthéiste qui exclut l’idée d’une influence juive : « le maître de l’univers, le créateur et le père, qui est tout dans un et un dans tout, » et plus loin : « toute chose est une partie de Dieu, ainsi Dieu est tout ; en créant, il se crée lui-même. » Quoique ces idées se retrouvent à peu près dans le Timée, elles rappellent encore plus le dieu de la religion égyptienne qui s’engendre lui-même. Ce qui est dit des démons peut se rattacher à l’Égypte aussi bien qu’à la Grèce. Une des fonctions qui leur sont attribuées est la distribution des châtimens. Chez les Grecs, c’était le rôle des Euménides, du démon Eurynomos, peint par Polygnote dans la Lesché de Delphes, des hommes au corps de feu qui, d’après Platon, punissent dans le Tartare les tyrans et autres grands criminels ; mais les démons existent avec le même caractère dans la religion égyptienne. Le Rituel funéraire parle de « bourreaux qui préparent le supplice et l’immolation ; on ne peut échapper à leur vigilance ; ils accompagnent Osiris. Qu’ils ne s’emparent pas de moi ! que je ne tombe pas dans leurs creusets ! »
Un autre fragment contient une allusion à Phidias et une anecdote sur le musicien Eunomios de Locres. Patrizzi, qui fait d’Hermès un contemporain de Moïse, se donne beaucoup de peine pour expliquer ces passages. Il avoue d’ailleurs que l’ensemble du morceau est assez insignifiant, et il hésite à l’attribuer au disciple d’un si grand homme. Je ne sais pourquoi il n’étend pas ses doutes au fragment suivant, car l’un vaut l’autre. Ce sont de froides amplifications d’un rhéteur qui simule l’enthousiasme et confond les louanges des rois avec celles de Dieu. Dans cette plate apothéose de la royauté, à côté de quelques expressions qui rappellent celles qu’on lit sur les anciens monumens d’Égypte, on trouve une explication étymologique du mot grec βαστλεύς et même des phrases qui semblent une allusion au nom de Ptolémée : « c’est la vertu du roi, c’est son nom qui garantit la paix. Le nom seul du roi suffit souvent pour repousser les ennemis. Ses statues sont des phares de paix dans la tempête. La seule image du roi produit la victoire, donne à tous la sécurité et rend invulnérable. » C’est, sous des formes plus modernes, la même servilité monarchique que dans les inscriptions égyptiennes : « le roi de l’Égypte, le gouverneur des déserts, le souverain suprême, maître de tous les barbares, à peine hors des flancs, ses ordres ont dirigé les armées. Aussitôt qu’il fut sorti de l’œuf, taureau au cœur ferme, il a poussé devant lui. »
Dans d’autres fragmens, au milieu de subtilités philosophiques, on trouve çà et là quelques traces d’idées égyptiennes. Un passage cité par Suidas, et d’un caractère gnostique, se termine par une invocation où l’on peut reconnaître, sous une forme altérée, des vers orphiques. Les fragmens conserves par Cyrille sont assez courts ; il y en a un, tiré des Digressions, où le bon démon explique à Osiris la création du monde ; mais de tous les livres hermétiques qui nous sont parvenus, le plus curieux, celui où l’élément égyptien est le plus apparent, c’est le Livre sacré, intitulé aussi la Vierge du monde où la Prunelle du monde, car le mot grec a deux sens, et ni l’un ni l’autre n’est expliqué dans l’ouvrage, dont nous ne possédons que des fragmens. C’est un entretien d’Isis avec son fils Hòros sur la création du monde, l’incarnation des âmes et la métempsycose. Les idées empruntées, les unes au Timée, les autres à des traditions religieuses, sont exposées sous une forme apocalyptique, avec cette enflure oratoire que les littératures de décadence prennent pour la majesté du style hiératique : « c’est un spectacle digne d’admiration et de désir que ces magnificences du ciel, révélations du Dieu encore inconnu, et cette somptueuse majesté de la nuit, éclairée d’une lumière pénétrante, quoique inférieure à celle du soleil, et tous ces autres mystères qui se meuvent dans le ciel en périodes cadencées, réglant et entraînant les choses d’ici-bas par d’occultes influences. »
Le récit de la création est loin d’être clair. L’auteur nous dit, il est vrai, qu’Hermès, « l’intelligence universelle, » avait tout expliqué dans ses livres ; mais il ajoute que ces précieux documens ont été embaumés et enveloppés de bandelettes aussitôt après leur rédaction, et qu’ils sont enfouis « près des secrets d’Osiris. » Il est difficile d’entreprendre des fouilles d’après cette indication. Il faut nous borner à savoir que l’inertie générale dura jusqu’au moment où le Créateur, sur la prière des dieux inférieurs, se décida à ordonner l’univers. « Alors Dieu sourit, et il dit à la nature d’exister, et, sortant de sa voix, le féminin s’avança dans sa parfaite beauté. Les dieux avec stupeur contemplaient cette merveille, et le grand ancêtre, versant un breuvage à la nature, lui ordonna d’être féconde ; puis, pénétrant tout de ses regards, il dit ceci : « Que le ciel soit rempli d’étoiles, et l’air, et l’éther ! » Dieu dit, et cela fut. »
Cette dernière phrase semble une réminiscence de la Bible ; cependant il est difficile de trouver dans l’ensemble de l’ouvrage une influence juive. L’auteur aborde plusieurs questions qui tiennent une place importante dans la théologie chrétienne, et les solutions qu’il donne sont très différentes de celles du christianisme. Il décrit la création des âmes, dont la Bible ne dit rien, et il la décrit minutieusement, comme une opération chimique. Le discours que Dieu leur adresse après les avoir créées rappelle l’allocution du Dieu suprême aux dieux inférieurs dans le Timée de Platon : « O âmes, beaux enfans de mon souffle et de ma sollicitude, vous que j’ai fait naître de mes mains pour vous consacrer à mon monde, écoutez mes paroles comme des lois, ne vous écartez pas de la place qui vous est fixée par ma volonté. Le séjour qui vous attend est le ciel avec son cortège d’étoiles et ses trônes remplis de vertus. Si vous tentez quelque innovation contre mes ordres, je jure par mon souffle sacré, par cette mixture dont j’ai formé les âmes et par mes mains créatrices, que je ne tarderai pas à vous forger des chaînes et à vous punir. »
Dieu associe ensuite les âmes à l’œuvre de la création ; il les invite à former les animaux en leur donnant pour modèles les signes du zodiaque et les autres animaux célestes. Les âmes, fières de leur œuvre, s’écartent des limites prescrites, et en punition de leur désobéissance sont condamnées à habiter les corps. Il n’y a rien là de pareil au dogme du péché originel ; la chute des âmes est la conséquence d’une faute qui leur est propre, et non l’héritage d’un ancêtre commun. Ce serait plutôt quelque chose d’analogue à la doctrine de la descente des âmes telle qu’elle est exposée dans les ouvrages des platoniciens et surtout dans l’Antre des Nymphes de Porphyre, avec cette différence toutefois que, pour les Grecs, l’incarnation est un acte librement accompli : l’âme, entraînée par le désir, descend volontairement dans la sphère de la vie. Cette doctrine n’était pas particulière aux platoniciens ; elle se trouvait dans le poème d’Empédocle et dans d’autres écrits de l’école pythagoricienne. Les auteurs qui en parlent la rapportent souvent aux initiations mystiques : il est donc difficile de dire s’il faut en faire honneur à la philosophie ou à la religion ; encore moins peut-on savoir à quelle source a puisé l’auteur du Livre sacré.
Macrobe, dans son commentaire sur le Songe de Scipion, nous montre les âmes descendant du ciel par degrés successifs et recevant dans chacune des sept sphères une faculté spéciale. L’action des dieux planétaires sur la vie humaine est exposée aussi, mais d’une façon plus obscure, par l’auteur du Livre sacré. Il décrit ensuite le désespoir des âmes après leur condamnation. « Les âmes allaient être emprisonnées dans les corps ; les unes gémissaient et se lamentaient : ainsi, quand des animaux sauvages et libres sont enchaînés, au moment de subir la dure servitude et de quitter les chères habitudes du désert, ils combattent et se révoltent, refusent de suivre ceux qui les ont domptés, et, si l’occasion s’en présente, les mettent à mort. La plupart sifflaient comme des serpens ; telle autre poussait des cris aigus et des paroles de douleur et regardait au hasard en haut et en bas. « Grand ciel, disait-elle, principe de notre naissance, éther, air pur, mains et souffle sacré du Dieu souverain, et vous, astres éclatans, regards des dieux, infatigable lumière du soleil et de la lune, notre première famille, quel déchirement et quelle douleur !… Quitter ces grandes lumières, cette sphère sacrée, toutes les magnificences du pôle et la bienheureuse république des dieux, pour être précipitées dans ces viles et misérables demeures !… » Et elles supplient le Créateur, « devenu si vite indifférent à ses œuvres, » de leur adresser quelques dernières paroles pendant qu’elles peuvent encore voir l’ensemble du monde lumineux.
Dieu exauce cette dernière prière, et leur montre la voie du retour par une série d’épurations dans des existences successives. Dans cette théorie de la métempsycose, le spiritualisme grec se mêle d’une manière bizarre au naturalisme égyptien. L’auteur semble placer les hommes et les animaux sur la même ligne ; chez les uns comme chez les autres, il y a des âmes justes et d’une nature divine, qui animent — parmi les hommes des rois, des prêtres, des philosophes, des médecins, — parmi les oiseaux des aigles, — parmi les quadrupèdes des lions, — parmi les reptiles des dragons, — parmi les poissons des dauphins. Dans un autre passage, Isis revient sur la transmigration des âmes et parle des hommes et des animaux qui transgressent les lois de leur nature, sans faire entre les uns et les autres de distinction tranchée. On reconnaît là des habitudes d’esprit qui n’ont rien de grec, et, quoique l’auteur ne parle pas du culte des animaux, on voit qu’il devait le trouver très naturel.
Les corps sont fabriqués par Hermès avec le résidu de la mixture qui avait servi à la préparation des âmes, et cette nouvelle opération chimique est décrite comme la première. Pendant qu’Hermès achève son travail, survient Mômos, qui lui fait des objections et l’engage à mettre d’avance des bornes aux futures audaces de l’humanité en mêlant à la vie quelques élémens de trouble et de douleur. « Ô générateur, juges-tu bon qu’il soit libre de soucis, ce futur explorateur des beaux mystères de la nature ? Veux-tu le laisser exempt de peines, celui dont la pensée atteindra les limites de la terre ? Les hommes arracheront les racines des plantes, étudieront les propriétés des sucs naturels, observeront la nature des pierres, disséqueront non-seulement les animaux, mais eux-mêmes, voulant savoir comment ils ont été formés. Ils étendront leurs mains hardies jusque sur la mer, et, coupant le bois des forêts spontanées, ils passeront d’une rive à la rive opposée pour se chercher les uns les autres. Ils poursuivront les secrets intimes de la nature jusque dans les hauteurs, et voudront étudier les mouvemens du ciel. Ce n’est point encore assez ; il ne reste plus à connaître que le point extrême de la terre ; ils y voudront chercher l’extrémité dernière de la nuit. S’ils ne connaissent pas d’obstacle, s’ils vivent exempts de peine, à l’abri de tout souci et de toute crainte, le ciel même n’arrêtera pas leur audace, et ils voudront étendre leur pouvoir sur les élémens. »
Et Mômos engage Hermès à donner aux hommes le désir et l’espérance vaine, le souci et la douloureuse morsure de l’attente trompée, à leur inspirer les amours mutuels et les désirs tantôt satisfaits, tantôt déçus, « afin que la douceur même du succès soit un appât qui les attire vers de plus grands maux. » Isis s’interrompt et ajoute : « Tu souffres, Hôros, en écoutant le récit de ta mère ? L’étonnement et la stupeur te saisissent devant les maux qui s’abattent sur la pauvre humanité ? Ce que tu vas entendre est plus triste encore. Les paroles de Mômos plurent à Hermès ; il trouva que l’avis était sage, et il le suivit. » Et l’auteur décrit d’une façon assez énigmatique un frein qu’Hermès imagine d’imposer à la vie humaine, la dure loi de la nécessité.
Ce personnage de Mômos n’est pas sans analogie avec le Satan du livre de Job, mais cette analogie ne peut passer pour une imitation. Le ton d’amertume avec lequel l’auteur parle de la civilisation humaine fait penser au livre d’Énoch, qui représente les arts et les sciences comme des œuvres mauvaises, enseignées par les anges aux géans nés de leur union avec les filles des hommes. Ces sciences maudites que le livre d’Énoch confond avec la sorcellerie entraînent la condamnation des anges et la destruction des géans par le déluge. Cette haine de la civilisation devait se produire avec plus de violence chez les Juifs en raison de l’horreur que leur inspiraient les grands peuples civilisés qui menaçaient leur indépendance ; cependant on la trouve, quoique sous des formes amoindries, dans d’autres traditions religieuses, par exemple dans le mythe de Pandore et dans le supplice de Prométhée, audax Iapeti genus. La civilisation est une lutte de l’homme contre les dieux, c’est-à-dire contre les puissances de la nature, et comme ses bienfaits sont accompagnés de maux inévitables et de vices inconnus aux tribus pastorales, il est naturel qu’on ait regardé l’invention des arts comme une audace impie.
La chute de l’homme et celle des anges ou des titans, la lutte des géans contre les dieux se retrouvent dans toutes les mythologies ; mais tantôt ces symboles se présentent sous un aspect physique, qui est sans doute leur forme primitive, tantôt ils prennent un caractère exclusivement moral et humain. Dans le Livre sacré, les âmes, irritées de leur incarnation, se livrent à toute sorte d’excès. Ne pouvant rien contre les dieux, les hommes se déchirent les uns les autres, comme les fils de la terre nés des dents du dragon et les hommes de la race d’airain dans les légendes grecques. Les élémens, souillés par le sang répandu et par l’odeur du meurtre, se plaignent à Dieu des crimes des hommes, et le prient d’envoyer sur la terre un effluve de lui-même pour corriger le mal et régénérer l’humanité. Cette régénération, opérée par Osiris, n’est pas une véritable rédemption, puisqu’il n’y a pas, comme dans le christianisme, l’idée du sacrifice d’un dieu pour le salut des hommes ; on pourrait plutôt la comparer à l’œuvre accomplie dans l’Inde par le Bouddha, en Grèce par Hèraklès et Dionysos.
Tel est en substance le premier et le plus important fragment de ce livre étrange. Tout cela est chargé de noms mythologiques dont plusieurs ont dû être altérés par les copistes. On a essayé de les corriger et de les expliquer, mais je crains bien que dans ces essais de restitution on n’ait quelquefois donné trop de place à l’hypothèse. Sur la foi d’un texte suspect et d’une correction arbitraire, on a admis dans le panthéon égyptien une déesse Hèphaistoboulé, parfaitement inconnue d’ailleurs. Hermès ne me paraît pas une autorité en fait de mythologie égyptienne ; autrement il faudrait accepter aussi Arnebaskènis, dieu de la philosophie, et la froide allégorie de l’Invention, fille de la Nature et du Travail. Je doute que les anciens Égyptiens aient jamais connu ces divinités-là. Quant à la date du Livre sacré, je ne vois aucun indice qui permette de l’établir. Il appartient à cette période de rénovation religieuse produite par la rencontre de la philosophie grecque et des doctrines orientales et égyptiennes ; mais ce mouvement a duré plusieurs siècles, et des œuvres par lesquelles il a marqué sa trace un petit nombre seulement nous est parvenu. Pour classer le Livre sacré, il faudrait des termes de comparaison qui nous manquent.
Tel qu’il est cependant, le Livre sacré représente la philosophie gréco-égyptienne, comme Philon la philosophie gréco-juive. Malgré la rhétorique pompeuse de l’auteur, résultat de son éducation grecque, des signes certains le font reconnaître pour Égyptien. Ainsi Hôros demande à sa mère pourquoi les Égyptiens sont si supérieurs aux autres hommes. Isis lui répond en comparant la terre habitée à un homme couché, ayant la tête au sud, les pieds au nord : l’Égypte représente la poitrine et le cœur, séjour de l’âme. Ce qu’Isis dit ailleurs des âmes royales dénote également un Égyptien. Il est vrai qu’il y a çà et là chez les philosophes grecs des tendances monarchiques : ainsi, dans son Politique, Platon trace un portrait fantastique de la royauté ; mais, alors même qu’ils réagissent contre les principes d’égalité qui formaient le fond de la morale sociale des Grecs, les philosophes en subissent encore l’influence ; ils rêvent un roi à leur ressemblance, leur éducation républicaine les préserve du culte de la royauté tel qu’on le trouve chez les barbares, où le sentiment de la dignité humaine n’existe pas. Il n’y a pas un compatriote de Démosthènes qui n’eût été révolté des formes que prenait en Égypte la flatterie envers les rois. L’Égypte a donné l’exemple de ces serviles apothéoses de princes qui ont déshonoré la fin du vieux monde. On peut donc voir un trait du caractère égyptien dans le passage du Livre sacré où les rois sont présentés comme de véritables dieux sur la terre ; leurs âmes, d’après l’auteur, sont d’une autre espèce que celles des autres hommes.
Il existe une autre cosmogonie hermétique, mais beaucoup plus courte, intitulée le Discours sacré. Le titre de ce discours pourrait faire croire qu’il se rattache au Livre sacré, mais le style est tout autre ; le Discours sacré n’a rien de grec, il est même incorrect, et ce pourrait bien être une traduction. Le ton général rappelle les formes hébraïques ; mais par l’ensemble des idées ce morceau est plutôt égyptien que juif. Les dieux des astres interviennent dans la création ; leur action est même plus directe que celle du Dieu suprême, qui n’a qu’un caractère abstrait et impersonnel. Plutarque et Ælien nous disent que dans la cosmogonie égyptienne les ténèbres précèdent la lumière ; nous retrouvons ici la même idée. « Il y avait des ténèbres sans limites sur l’abîme, et l’eau, et un souffle subtil et intelligent contenu dans le chaos par la puissance divine. Alors jaillit la lumière très sainte, et sous le sable les élémens sortirent de l’essence humide, et tous les dieux débrouillèrent la nature féconde. » Ce passage fait songer au début de la Genèse, aux ténèbres couvrant la face de l’abîme, au souffle de Dieu planant sur les eaux ; mais on y trouve encore plus de ressemblance avec la cosmogonie égyptienne, qui, d’après Damaskios, admettait comme premiers principes les ténèbres, l’eau et le sable. Enfin l’influence des astres sur la destinée humaine est clairement indiquée par ces mots : « leur vie et leur sagesse sont réglées à l’origine par le cours des dieux circulaires, et se terminent en lui. » On peut trouver aussi des traces d’idées égyptiennes dans le Discours d’initiation, vulgairement désigné sous le nom d’Asclèpios. Cet ouvrage, dont il n’existe plus qu’une traduction latine faussement attribuée à Apulée, se rattache par les idées comme par la forme à la philosophie alexandrine, et n’a rien du ton hiératique du Livre sacré et du Discours sacré. J’en citerai un passage fort curieux dans lequel Hermès annonce sous forme d’une prophétie le triomphe du christianisme, l’apostasie de l’Égypte et la persécution exercée contre les derniers fidèles de la religion nationale. Ce morceau, dans lequel l’auteur s’élève à une véritable éloquence, est une suprême et douloureuse protestation du paganisme expirant contre l’inévitable destinée.
« Cependant, comme les sages doivent tout prévoir, il est une chose qu’il faut que vous sachiez : un temps viendra où il semblera que les Égyptiens ont en vain observé le culte des dieux avec tant de piété et que toutes leurs saintes invocations ont été stériles et inexaucées. La divinité quittera la terre et remontera au ciel, abandonnant l’Égypte, son antique séjour, et la laissant veuve de religion, privée de la présence des dieux. Des étrangers remplissant le pays et la terre, non-seulement on négligera les choses saintes, mais, ce qui est plus dur encore, la religion, la piété, le culte des dieux seront proscrits et punis par les lois. Alors cette terre sanctifiée par tant de chapelles et de temples sera couverte de tombeaux et de morts. O Égypte, Égypte, il ne restera de tes religions que de vagues récits que la postérité ne croira plus, des mots gravés sur la pierre et racontant ta piété ! Le Scythe ou l’indien ou quelque autre voisin barbare habitera l’Égypte. Le divin remontera au ciel, l’humanité abandonnée mourra tout entière, et l’Égypte sera déserte et veuve d’hommes et de dieux.
« Je m’adresse à toi, fleuve très saint, et je t’annonce l’avenir. Des flots de sang, souillant tes ondes divines, déborderont tes rives, le nombre des morts surpassera celui des vivans, et s’il reste quelques habitans, Égyptiens seulement par la langue, ils seront étrangers par les mœurs. Tu pleures, Asclèpios ? Il y aura des choses plus tristes encore : l’Égypte elle-même tombera dans l’apostasie, le pire des maux. Elle, autrefois la terre sainte, aimée des dieux pour sa dévotion à leur culte, elle sera la perversion des saints ; cette école de piété deviendra le modèle de toutes les violences.
« Alors, plein du dégoût des choses, l’homme n’aura plus pour le monde ni admiration ni amour. Il se détournera de cette œuvre parfaite, la meilleure qui soit dans le présent comme dans le passé et l’avenir. Dans l’ennui et la fatigue des âmes, il n’y aura plus que dédain pour ce vaste univers, cette œuvre immuable de Dieu, cette construction glorieuse et parfaite, ensemble multiple de formes et d’images, où la volonté divine, prodigue de merveilles, a tout rassemblé dans un spectacle unique, dans une synthèse harmonieuse, digne à jamais de vénération, de louange et d’amour. On préférera les ténèbres à la lumière, on trouvera la mort meilleure que la vie, personne ne regardera le ciel. L’homme religieux passera pour un fou, l’impie pour un sage, les furieux pour des braves, les plus mauvais pour les meilleurs. L’âme et toutes les questions qui s’y rattachent, — est-elle née mortelle ou peut-elle espérer conquérir l’immortalité ? — tout ce que je vous ai exposé ici, on ne fera qu’en rire, on n’y verra que vanité.
« Il y aura même, croyez-moi, danger de mort pour celui qui gardera la religion de l’intelligence. On établira des droits nouveaux, une loi nouvelle ; pas une parole, pas une croyance sainte, religieuse, digne du ciel et des choses célestes. Déplorable divorce des dieux et des hommes, il ne reste plus que les mauvais anges ; ils se mêlent à la misérable humanité, leur main est sur elle ; ils la poussent à toutes les audaces mauvaises, aux guerres, aux rapines, aux mensonges, à tout ce qui est contraire à la nature des âmes. La terre n’aura plus d’équilibre, la mer ne sera plus navigable, le cours régulier des astres sera troublé dans le ciel. Toute voix divine sera condamnée au silence, les fruits de la terre se corrompront, et elle cessera d’être féconde, l’air lui-même s’engourdira dans une lugubre torpeur. Telle sera la vieillesse du monde, irréligion et désordre, confusion de toute règle et de tout bien. »
Ce passage est significatif ; ce livre, qui peint sous des couleurs si vives l’angoisse des esprits cultivés devant la chute inévitable de la civilisation antique, a dû être composé sous un empereur chrétien, et comme Lactance, qui vivait sous Constantin, cite plusieurs fois le Discours d’initiation, on en doit conclure que c’est pendant le règne de cet empereur que l’ouvrage a été écrit. On pourrait se demander comment Lactance a pu prendre au sérieux l’authenticité d’un livre contenant des allusions si claires à des faits contemporains ; mais on sait que les auteurs ecclésiastiques de cette époque ne brillent guère par le sens critique. Lactance cite à chaque instant de prétendus oracles sibyllins où la main du faussaire se trahit à toutes les pages, et il s’imagine combattre ainsi le paganisme avec ses propres armes. Les livres hermétiques sont à ses yeux une autorité antique et très vénérable : « Hermès, dit-il, a découvert je ne sais comment presque toute la vérité. » Le livre qu’il invoque le plus souvent est précisément le Discours d’initiation, sans s’apercevoir qu’il a été composé de son temps. Dans les allusions si claires de l’auteur à la chute du paganisme, il ne voit qu’un tableau de la fin du monde, et il regarde Hermès comme une sorte de prophète inspiré.
La grande persécution du paganisme n’a eu lieu que sous les successeurs de Constantin, et il faut remarquer en effet qu’Hermès ne parle pas précisément d’une persécution sanglante. Il se plaint seulement des progrès de l’impiété, de l’oubli où est tombée la religion, des tombeaux qui remplacent les temples, allusion au culte des saints, et il ajoute, comme s’il exprimait la crainte d’un malheur probable et imminent, que la fidélité aux dieux deviendra un danger de mort. S’il avait écrit sous Théodose ou même sous Constance, ses expressions auraient été plus précises, et probablement l’ouvrage ne nous serait pas parvenu. Sous le premier empereur chrétien au contraire, il pouvait, en gardant le ton de la prophétie, annoncer des désastres prochains en termes si vagues et si généraux que les docteurs de l’église, et après eux les érudits de la renaissance, ont cru qu’il s’agissait de la catastrophe finale annoncée dans l’Évangile.
L’idée de la destruction et du renouvellement du monde, qui reparaît si souvent dans les livres sibyllins et dans les ouvrages des chrétiens, surtout des chrétiens millénaires comme Lactance, se retrouve également dans la philosophie stoïcienne et dans la religion de l’Égypte. Il ne devait pas être difficile à un Égyptien attaché à la religion nationale de faire coïncider l’avènement officiel du christianisme avec la fin de quelque grande période mythologique, ou astronomique. L’auteur du Discours d’initiation, qui croit à cette catastrophe, devait être un Égyptien. Il se lamente sur l’apostasie de l’Égypte, il ne parle même pas des autres peuples. C’est l’Égypte qui est la terre sainte, « le temple du monde, l’image du ciel, la projection ici-bas de toute l’ordonnance des choses célestes. » Quand le monde sera régénéré, c’est en Égypte que seront établis ceux qui doivent le gouverner. Ailleurs il rappelle à Asclèpios que son aïeul, l’inventeur de la médecine, est adoré près du rivage des crocodiles, à l’endroit où est enterré son corps, et il ajoute : « Mon aïeul Hermès a donné son nom à sa patrie. » Il est vrai que ces noms sont grecs, et que ces souvenirs mythologiques sont présentés sous une forme évhémériste, mais il faut se rappeler qu’à cette époque la confusion des dieux grecs et des dieux égyptiens était universellement admise. D’ailleurs il est question ensuite d’Isis et d’Osiris, divinités purement égyptiennes, et, ce qui est plus important encore, du culte que les Égyptiens rendaient aux animaux. Plus loin, il est fait mention d’un dieu que la traduction latine appelle Jupiter Plutonius, et qui est probablement Sarapis, le grand dieu d’Alexandrie. Ce sont là sans doute des vestiges bien effacés d’une religion qui a tenu tant de place dans le monde, mais on ne trouverait guère plus de traces de la mythologie hellénique dans tel ou tel philosophe grec, Aristote par exemple.
Le Discours d’initiation est peut-être le seul ouvrage de l’antiquité où il y ait, non pas seulement une excuse, mais une théorie formelle et avouée du culte des images. Jusque-là, les philosophes avaient considéré l’idolâtrie comme une conséquence dangereuse d’un abus de langage. « Ceux qui ne connaissent point le vrai sens des mots, dit Plutarque, arrivent à se tromper sur les choses ; ainsi les Grecs, au lieu d’appeler les statues d’airain ou de pierre, ou les peintures, des simulacres en l’honneur des dieux, ont l’habitude de les appeler des dieux, et par suite ils ne craignent pas de dire que Lacharès a dépouillé Athènè, que Denys a enlevé à Apollon sa chevelure d’or, que Jupiter Capitolin a été brûlé dans la guerre civile. Telles sont les erreurs qu’entraînent à leur suite des locutions vicieuses. » Maxime de Tyr justifie le culte des images et l’explique par la faiblesse de notre nature, qui a besoin d’attacher la pensée à un signe matériel. « Ceux dont la mémoire est robuste et qui n’ont qu’à lever les yeux au ciel pour se sentir en présence des dieux n’ont peut-être pas besoin de statues, mais ceux-là sont très rares, et à peine trouverait-on un homme dans une foule nombreuse qui pût se rappeler l’idée divine sans avoir besoin d’un pareil secours. »
Le culte des images a été le texte le plus ordinaire des reproches adressés aux Grecs par les Juifs et les chrétiens ; plus tard, les protestans ont porté les mêmes accusations d’idolâtrie contre les catholiques. Dans la lutte des partis, on cherche moins à persuader ses adversaires qu’à les convaincre, et en voulant les convaincre on les irrite. Alors ils dédaignent de répondre aux accusations, ils les acceptent et se parent des injures qu’on leur a lancées. C’est ainsi que les gueux des Pays-Bas, les sans-culottes de la révolution française se glorifiaient de titres que leurs adversaires leur donnaient par mépris. La même chose arriva aux païens accusés d’idolâtrie ; ils acceptèrent le reproche, ils tinrent à honneur de le mériter, et ils érigèrent le culte des images en système réfléchi. Hermès déclare à son disciple que le plus beau privilège de l’homme est de pouvoir créer des dieux : « De même que le Père et le Seigneur a fait les dieux éternels semblables à lui-même, ainsi l’humanité a fait ses dieux à sa propre ressemblance. — Veux-tu dire les statues, ô Trismégiste ? — Oui, les statues, Asclèpios ; vois comme tu manques de foi ! Les statues animées, pleines de sentiment et d’inspiration, qui font tant et de si grandes choses, les statues prophétiques, qui prédisent l’avenir par des songes et toute sorte d’autres voies, qui nous frappent de maladies ou guérissent nos douleurs selon nos mérites. » Ce n’est encore qu’une déclaration de principes : plus loin, il revient sur la même idée en l’expliquant clairement, et donne la théorie du culte des images. « Nos ancêtres trouvèrent l’art de faire des dieux, et, l’ayant trouvé, ils y mêlèrent une vertu convenable, tirée de la nature du monde. Comme ils ne pouvaient pas créer des âmes, ils évoquèrent celles des démons ou des anges, et les fixèrent dans les saintes images et les divins mystères, donnant ainsi aux idoles la puissance de faire du bien ou du mal. » Ces croyances étaient communes aux païens et aux chrétiens, mais les uns approuvaient ce que les autres condamnaient, le culte rendu aux démons qui habitaient les statues. Les chrétiens soutenaient que ces démons étaient dès puissances malfaisantes ; les païens avouaient que leur action était parfois mauvaise et qu’ils étaient sujets aux passions et à l’erreur. Cette concession rendait la victoire de leurs adversaires trop facile ; pourquoi l’homme n’aurait-il pas réservé son culte et ses prières pour ce Dieu suprême que tous reconnaissaient également ? Il y avait bien encore quelques pieux regrets pour ce magnifique passé dont le souvenir même allait disparaître ; quelques fidélités obstinées se tournaient encore vers le soleil couchant, mais l’humanité n’a pas de ces mélancolies. Elle marche devant elle, sans savoir si c’est vers la nuit ou vers la lumière, écrasant sans pitié les défenseurs attardés des causes vaincues.
Les livres hermétiques sont les derniers monumens du paganisme. Ils appartiennent à la fois à la philosophie grecque et à la religion égyptienne, et par l’exaltation mystique ils touchent déjà au moyen âge. Ils représentent bien l’opinion moyenne de cette population alexandrine si mêlée, sans cesse tiraillée en sens contraires par des religions de toute sorte, et faisant un mélange confus de dogmes hétérogènes. Entre un monde qui finit et un monde qui commence, ils ressemblent à ces êtres d’une nature indécise qui servent de passage entre les classes de la vie organisée, les zoophytes, sortes d’animaux-plantes, les amphibiens, demi-reptiles demi-poissons, les ornithodelphes, qui ne sont ni des oiseaux ni des mammifères. Ces créations mixtes sont toujours au-dessous de chacun des groupes qu’elles rattachent l’un à l’autre. Dans l’histoire des idées comme dans l’histoire naturelle, il y a non pas des séries linéaires, mais des échelles divergentes, qui se réunissent par leurs échelons inférieurs. Les livres d’Hermès Trismégiste ne peuvent soutenir la comparaison ni avec la religion d’Homère ni avec la religion chrétienne, mais ils font comprendre comment le monde a pu passer de l’une à l’autre. En eux, les croyances qui naissent et les croyances qui meurent se rencontrent et se donnent la main. Il était juste qu’ils fussent placés sous le patronage du dieu des transitions et des échanges, qui explique, apaise et réconcilie ; du conducteur des âmes, qui ouvre les portes de la naissance et de la mort ; du dieu crépusculaire, dont la baguette d’or brille le soir au couchant pour endormir dans l’éternel sommeil les races fatiguées, et le matin à l’orient pour faire entrer les générations nouvelles dans la sphère agitée de la vie.
Louis MÉNARD.
- ↑ Voyez sur Apollonius la Revue du 1er octobre 1865.
- ↑ Des livres attribués à Hermès Trismégiste (Mémoires de littérature ancienne), 1862.
- ↑ Hermetis Trismegisti Pœmander, Berlin, 1854. — Il faudrait conserver la forme grecque Poimandrès. Comme le fait remarquer M. Egger, Pœmander répond au grec Poimandros, et non à Poimandrès.
- ↑ Du moins une note placée en tête de cette réponse l’attribue à Jamblique d’après un témoignage de Proclus.
- ↑ De Rougé, étude sur le Rituel funéraire des Égyptiens.
- ↑ Mariette, Mémoire sur la mère d’Apis.
- ↑ Philon, de Agricultura.
- ↑ On lit dans l’Évangile de saint Jean :
« Dans le principe était le Verbe (λόγος, raison, parole), et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu.
« Il était dans le principe avec Dieu. — Toutes choses sont nées par lui, et rien de ce qui est fait n’a été fait sans lui… » - ↑ Une lettre de l’empereur Hadrien qui nous est restée fait bien comprendre l’activité mobile des habitans d’Alexandrie, activité qui se portait à la fois sur le commerce et sur la religion. « L’Égypte, dont tu me disais tant de bien, mon cher Servianus, je l’ai trouvée légère, mobile, changeant de mode à tout instant. Les adorateurs de Sarapis sont chrétiens, ceux qui s’appellent évêques du Christ sont dévots à Sarapis. Il n’y a pas un chef de synagogue juive, un samaritain, un prêtre chrétien qui ne soit astrologue, aruspice, fabricant de drogues. Le patriarche lui-même, quand il vient en Égypte, est forcé par les uns d’adorer Sarapis, par les autres d’adorer Christ. Quelle race séditieuse, vaine et impertinente ! La ville est riche, opulente, féconde, personne n’y vit sans rien faire. Les uns soufflent du verre, les autres font du papier, tous sont marchands de toile, et ils en ont bien l’air. Les goutteux ont de l’ouvrage, les boiteux travaillent, les aveugles aussi ; personne n’est oisif, pas même ceux qui ont la goutte aux mains… Pourquoi cette ville n’a-t-elle pas de meilleures mœurs. Elle mériterait par sa grandeur et son importance d’être à la tête de toute l’Égypte. Je lui ai tout accordé, je lui ai rendu ses anciens privilèges, et j’en ai ajouté tant de nouveaux qu’il y avait de quoi me remercier. J’étais à peine parti qu’ils tenaient mille propos contre mon fils Vérus ; quant à ce qu’ils ont dit d’Antinoüs, tu dois t’en douter. Je ne leur souhaite qu’une chose, c’est de manger ce qu’ils donnent à leurs poulets pour les faire éclore, je n’ose pas dire ce que c’est. Je t’envoie des vases irisés de diverses couleurs que m’a offerts le prêtre du temple ; ils sont spécialement destinés à toi et à ma sœur pour l’usage des repas, les jours de fête ; prends garde que notre Africanus ne les casse. »