Les Livres d’étrennes, 1890

Anonyme
Les Livres d’étrennes, 1890
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 934-944).

LES LIVRES D’ÉTRENNES

Il y a toujours beaucoup de livres d’étrennes, mais il n’y en a pourtant jamais que de deux sortes : ceux dont on se dispenserait volontiers de rien dire, s’ils ne paraissaient dans le temps des étrennes, où il est convenu que la critique fait trêve, comme la politique ; et ceux dont on regrette, faute d’un peu de place, de ne pouvoir dire en quelques mots tout le bien qu’on en pense. Nous ne parlerons que des seconds, cette année.

Mettons d’abord au premier rang d’entre eux le nouveau roman de M. Ferdinand Fabre, Xavière, illustré par M. M. Boutet de Monvel de vingt-huit grandes compositions, quatre « en-têtes, » et quatre « culs-de-lampe[1]. » Si quelques-unes de ces compositions, cinq ou six, pas davantage, ont quelque chose d’un peu mièvre et de trop élégant dans leur affectation ou leur parti-pris de simplicité, nous ne saurions trop louer toutes celles que ne touche pas cette légère critique ; et il y en a bien dix ou douze qui sont de vrais petits chefs-d’œuvre de réalisme et de sentiment. C’est dommage que nous ne puissions les décrire ni même en donner une idée : il faut nous contenter ici d’en féliciter M. Boutet de Monvel et ses heureux éditeurs. Pour le roman de M. Ferdinand Fabre, c’est un de ces récits de mœurs cévenoles où, depuis déjà longtemps, nous savons qu’il excelle ; une idylle un peu triste, presque tragique ; et, avec beaucoup d’art, entremêlée de quelques-unes de ces « scènes de la vie cléricale, » que nul, je crois, n’a su peindre chez nous comme l’auteur de l’abbé Tigrane et de Mon oncle Célestin. Le talent de M. Ferdinand Fabre est-il bien apprécié à sa juste valeur ? et, nous-même, pour notre humble part, si nous ne l’avons certes jamais méconnu, l’avons-nous assez loué ? C’est une question sur laquelle il nous faudra quelque jour revenir ; et montrer dans ses romans ce vrai « curé de village, » dont Balzac lui-même ne nous a donné jadis que la très imparfaite esquisse.

Nous rapprocherons de Xavière le roman de M. André Theuriet : L’oncle Scipion[2], illustré par M. S. Rejchan. Ce n’est pas sans doute ici que nous avons besoin de recommander un récit nouveau de M. André Theuriet. Nous n’en pourrions rien dire que nos lecteurs ne sachent comme nous. Ils retrouveront dans L’oncle Scipion les qualités habituelles de l’un de nos rares romanciers qui connaisse encore la province ; qui se souvienne en prose d’avoir été poète, qui le soit toujours ; et dont je ne vois pas qu’aucun « naturaliste » ait passé l’exactitude et la fidélité d’observation.

La librairie des bibliophiles nous donne cette année le troisième volume du Théâtre d’Alfred de Musset, illustré de dessins de M. Ch. Delort, gravés par M. Boilvin[3]. Mais nous avons déjà dit, l’an dernier, ce que nous pensions de cette belle publication ; et nous réserverons pour la nouvelle édition des Mémoires de Mme de Staal Delaunay[4], illustrés par M. Lalauze, le peu de place dont nous disposons.

C’est que l’illustration nous en a paru singulièrement heureuse, et que, parmi tant de « suites » que nous devons à M. Lalauze, il y en a quelques-unes sans doute, mais il n’y en a pas beaucoup qui soient une traduction plus fidèle du texte, ni surtout plus spirituelle. On connaît les Mémoires de Mme de Staal ; on sait quel en est le prix. La langue, assez irrégulière, ce qui n’est jamais un défaut chez une femme, et cependant un peu précieuse, ce qui est presque une qualité, n’en est pas moins exquise, pour ne pas dire unique de transparence et de limpidité. Lisons donc les Mémoires de Mme de Staal, si nous voulons savoir ce que l’on peut avoir d’esprit en le cachant, et lisons-les si nous voulons savoir ce que c’était que le bon ton au temps de la Régence. La pointe de M. Lalauze a rivalisé d’aisance, d’agrément, d’élégance, avec le texte qu’elle interprétait ; et si la louange est brève, nous osons dire qu’elle n’est pas médiocre.

Nous goûtons beaucoup encore, dans un tout autre genre, les illustrations de M. Adrien Moreau, pour le Peveril du Pic[5], de Walter Scott, traduit par M. P. Louisy. Nous avons déjà dit plusieurs fois avec quel intérêt nous suivions la louable entreprise de cette « traduction illustrée » de Walter Scott. Si Walter Scott écrit mal, nous l’ignorons ; nous n’en sommes pas au moins les juges, au travers d’une traduction ; et, après tout, quelques incorrections ou quelques longueurs ne seraient pas pour nous émouvoir. Il nous suffit que peu d’historiens aient eu, au même degré que lui, le sentiment de la diversité des époques ; et que peu de romanciers aient trouvé, comme lui, la juste mesure de ce que l’on peut concilier de fiction légitime avec la vérité de l’histoire.

Les livres d’histoire illustrés ne sont pas nombreux cette année. Nous n’en trouvons guère en tout que deux ou trois qui méritent vraiment qu’on les signale. Tel est : la Vie d’Ignace de Loyola[6], par le père Charles Clair, de la Société de Jésus. On parle beaucoup et fréquemment d’Ignace de Loyola : je ne sais pourquoi j’imagine qu’on le connaît peu. La faute, au moins, n’en sera pas au père Clair. Il a pris, pour base de son travail, le travail presque classique de Ribadeneira, mais il n’a pas cru devoir le reproduire exactement ; et, au contraire, il a voulu le faire lui-même profiter de tous les travaux dont l’histoire d’Ignace de Loyola a été l’objet depuis trois siècles. L’illustration achève d’éclairer le texte, étant, comme elle est, tout historique, ou, comme on dit encore, uniquement documentaire.

Un autre bon livre, moins beau que bon, c’est celui de M. Charles Seignobos : Scènes et Épisodes de l’histoire nationale[7]. À la vérité, la confection matérielle en laisse peut-être encore quelque chose à désirer, mais nous avons presque tort de le dire, et l’intérêt du texte, joint à celui de l’illustration, suffit largement à recommander ce volume. C’est, en effet, à nos meilleurs artistes que l’éditeur s’est adressé. M. Cormon s’est chargé de nous montrer les Troglodytes de la Vézère ; M. Luminais, le Supplice de Brunehaut ; M. Luc-Olivier Merson, la Vocation de Jeanne d’Arc ; M. Rochegrosse, l’Entrevue du Camp du drap d’or ; M. Moreau de Tours, l’Assassinat d’Henri IV ; M. François Flameng, la Prise de la Bastille ; M. Édouard Détaille, l’Armée française après la bataille des Pyramides… J’en passe, et des meilleurs ; c’est le cas, ou jamais, de le dire. Quant au texte de M. Seignobos, il a toute la clarté, toute la brièveté qu’on pouvait désirer dans un ouvrage de cette nature, où, si je l’ai bien compris, il s’agissait surtout d’imprimer fortement dans les esprits ce que l’on pourrait appeler les épisodes essentiels de l’histoire nationale, ceux qu’il suffirait d’en connaître, à la rigueur, pour connaître cette histoire elle-même.

Avec la nouvelle édition de l’Enfer de Dante, illustré par Gustave Doré[8], nous arrivons aux livres d’art, qui ne sont guère plus nombreux cette année que les livres d’histoire. Au reste, nous ne saurions rien dire de cette « interprétation pittoresque de Dante » qu’ici même, il y a bien longtemps, M. Émile Montégut n’en ait dit, et nous pouvons nous contenter d’y renvoyer le lecteur. Ajoutons seulement qu’avec l’illustration des Contes drolatiques de Balzac l’illustration de l’Enfer, par un rapport bizarre, est celle où peut-être le fécond dessinateur a mis le plus d’invention et d’heureuse audace.

Mais ce sont, en revanche, les livres relatifs à l’histoire de l’art qui sont nombreux, qui sont beaux, et qui sont intéressans cette année. Il n’y en a, en effet, ni de plus luxueusement illustrés, ni qui soient de nature à faire songer davantage, ayant tous ceci de commun qu’ils tournent en quelque manière autour d’une seule question, l’une des plus importantes qu’on puisse aujourd’hui discuter. Ce n’est rien de moins que celle de savoir ce qu’il faut penser du mouvement de la Renaissance, et non pas, sans doute, si nous le condamnerons ou si nous l’absoudrons, — ce qui serait parfaitement oiseux, — mais si nous continuerons longtemps encore, ou s’il nous faut cesser enfin de suivre, en matière d’art comme de littérature, et aussi d’éducation, les erremens des « Grecs » et des « Romains. »

C’est ce dernier conseil que nous donne M. Louis Gonse, dans le magnifique volume qu’il vient de consacrer à l’Art gothique[9]. Architecture, sculpture et peinture, l’imitation des Italiens, si nous l’en voulions croire, en détournant l’art français national des voies qu’il avait pratiquées pendant plus de cinq cents ans, l’aurait trompé lui-même, et comme aveuglé, non-seulement sur sa propre originalité, mais encore sur les vraies conditions, pour ne pas dire sur l’objet de l’art. En nous mettant à l’école de Brunelleschi et de Bramante, de Donatello et de Michel-Ange, de Léonard et de Raphaël, nous aurions, selon son expression, « lâché la proie pour l’ombre, » et travaillé, avec une conscience plus malheureuse que méritoire, à substituer en nous des qualités d’emprunt aux qualités indigènes, si je puis ainsi dire, dont nos vieilles cathédrales portent encore et toujours l’indestructible témoignage. Nous voudrions pouvoir ici, non pas certes résumer, mais indiquer au moins quelques-unes des nombreuses raisons, — parmi lesquelles il y en a de très fortes, — que M. Louis Gonse fait valoir à l’appui de son paradoxe, car nous craignons un peu que ce n’en soit un. Disons en tout cas qu’on ne saurait tirer plus habilement parti de tout ce que l’érudition, dans le siècle où nous sommes, a entassé de travaux de tout genre sur l’art, sur la littérature, sur l’histoire du moyen âge. On ne saurait non plus dominer de plus haut une plus vaste matière, mieux concilier ni mieux réduire à l’unité de ses propres vues, toujours originales et souvent ingénieuses, tout ce qu’il subsiste encore d’opposition entre les apologistes les plus ardens du moyen âge. Et je ne vois pas enfin comment, dans un ouvrage de cette nature, on aurait pu plus adroitement, avec une science plus sûre et un goût plus heureux, unir, lier ou fondre ensemble le texte et l’illustration. La thèse précisément contraire à celle de M. Gonse n’est pas moins brillamment « illustrée, » si je puis ainsi dire, ni moins habilement soutenue dans le beau livre de M. Gruyer : Voyage autour du salon carré[10]. Non pas qu’il la discute, à proprement parler ; ce n’était pas son dessein ; et il n’y fait qu’une brève allusion, quand, dans son Voyage, après avoir successivement parcouru les écoles italienne, espagnole, flamande et hollandaise, il arrive, pour finir, à l’école française. Mais les magnifiques héliogravures de la maison Braun sont un argument, à elles toutes seules, dans la question. En y voyant effectivement revivre la Joconde, ou la Belle Jardinière, ou 'l’ Ensevelissement du Christ, ou le Mariage mystique de sainte Catherine, on se demande comment de semblables exemples auraient pu corrompre personne ; et si plutôt, au-dessus de ce qu’un art purement national a toujours d’un peu étroit, d’un peu spécial, ils n’auraient pas, comme autrefois la sculpture grecque, en dirigeant l’idéal de l’art vers la réalisation de la beauté absolue, rendu plus de services à l’esprit humain qu’ils n’ont fait de mal à l’art gothique. C’est ce que semble également insinuer, et démontrer au besoin le texte de M. Gruyer. Ni les Raphaël, ni les Léonard, ne peuvent être rendus responsables de ce qu’on les a mal imités, parce qu’on les comprenait mal ; et il n’eût dépendu que de leurs successeurs, s’ils avaient su seulement entendre leurs leçons, celles qui sont contenues dans leurs chefs-d’œuvre, dirai-je de les surpasser ? mais de les égaler, comme l’ont fait, dans l’histoire de notre littérature, un Racine, un Bossuet, les plus originaux de nos grands écrivains, et l’un, cependant, le plus Grec, et l’autre le plus Romain que nous ayons connu.

M. Eugène Müntz n’est pas plus décisif, mais il est plus net, en raison de la nature même de l’ouvrage, dans le second volume de son Histoire de l’Art pendant la Renaissance[11]. Il croit, lui, et nous inclinons volontiers à croire avec lui, qu’on peut admirer l’art gothique sans être obligé pour cela de médire de la Renaissance ; et, quoi que l’on pense du moyen âge, il estime qu’en art, comme en bien d’autres choses, la fin du XVe siècle et le commencement du XVIe ont émancipé l’homme de plus d’une servitude. C’est ce qu’il avait indiqué déjà dans le premier volume de cette belle Histoire, et c’est ce qu’il s’est efforcé, dans le second, d’établir sur des preuves nouvelles et encore plus solides. En fait, et quoique peut-être toutes les parties de la civilisation se tiennent moins étroitement entre elles qu’on ne l’a dit quelquefois, s’il est certain que l’esprit de la renaissance a renouvelé la science et la littérature modernes, il serait bien difficile, ou plutôt impossible, qu’il n’eût, au contraire, engendré dans le domaine de l’art que de fâcheuses conséquences. Il faut voir, dans l’Introduction et dans le Livre premier de ce second volume, le parti que M. Müntz a tiré de cet argument. On ne trouverait, en effet, nulle part une « théorie de la renaissance » plus complète, ni mieux liée dans toutes ses parties, et, à cet égard, nous ne craindrons pas d’opposer le livre de M. Müntz aux livres classiques, en Angleterre et en Allemagne de MM. John Addington Symonds et Jacob Burckhardt. Le reste du présent volume, consacré à « l’âge d’or de la peinture italienne, » n’est que le développement, l’application, et la démonstration historique des principes posés dans l’Introduction.

Pour le livre de M. Bredius, les Chefs-d’œuvre du Musée royal d’Amsterdam[12], illustré, comme le Voyage autour du salon carré, de magnifiques photogravures, et traduit en français par M. Emile Michel, s’il ne touche pas lui-même à la question, on voit pourtant comment il s’y rattache. N’est-ce pas, en effet, le développement de la peinture hollandaise ? ne sont-ce pas les chefs-d’œuvre de Rembrandt et de Ruysdaël, de Paul Potter et de Gérard Dow, qui ont substitué dans l’école à l’idéal de la Renaissance un nouvel idéal dont le premier caractère est d’avoir sacrifié, non pas le charme, mais la beauté de la forme à l’expression du caractère ? S’il y eut jamais un art national, n’est-ce pas l’art hollandais ? et s’il a pris conscience de lui-même, n’est-ce pas précisément du jour qu’il s’est émancipé des traditions de l’italianisme ? C’est ce que l’on verra bien dans le livre de M. Bredius, quoique, à la vérité, si l’on en excepte cinq ou six, les plus belles toiles de Rembrandt et de Ruysdaël ne soient pas au Musée d’Amsterdam, ni même en Hollande. Mais ce qu’on y respire, c’est l’atmosphère du pays ; ce qu’on y trouve en abondance, ce sont des renseignemens sur ces maîtres moins connus et moins grands dont le génie n’a pas excédé les bornes de celui de leur race ou de leur temps ; c’est l’histoire enfin d’une école dont on pourrait dire que Rembrandt ou Ruysdaël n’ont écrit dans leurs œuvres que le roman ou l’épopée. On entend par là le genre d’intérêt que peut offrir la belle publication de M. Bredius. L’exécution matérielle en est de tous points remarquable. Et quant à la valeur du texte, nous ne l’apprendrons à personne de ceux qui connaissent les travaux du savant conservateur du Musée d’Amsterdam.

C’est ce goût enfin de réalisme, introduit par les Hollandais dans la notion de l’art, qui a modifié, depuis quelques années, jusques aux jugemens que nous portions naguère encore sur nos propres artistes. On en trouverait la preuve, au besoin, dans le livre très intéressant, aussi lui, sous ce rapport, de M. André Michel sur l’École française, de David à Delacroix[13]. En effet, s’il y a une idée générale qui relie entre eux les chapitres de cette histoire d’un demi-siècle de peinture, c’est celle-ci, que, — du peintre des Sabines, mais aussi du Sacre de Napoléon, en passant par le peintre de la Bataille d’Eylau, qui est celui de trop d’Hercule et Diomède, jusqu’au peintre du Massacre de Scio et de la Barricade, — l’école française a travaillé, sans y réussir toujours, à se débarrasser de l’idéal académique pour s’en créer un nouveau, de nouvelles règles, de nouvelles traditions et un nouvel objet. M. Michel l’a bien montré, dans une exposition rapide, mais complète, où le bon goût l’a toujours empêché de tomber dans l’énumération pure et simple des noms, des œuvres, des dates. Agréable et facile à lire, plein de ces anecdotes qui caractérisent les hommes et les époques, abondamment illustré, son livre sera sans doute plus que favorablement accueilli par tous les amateurs d’art.

Quant au point de savoir, si, comme le disait Sainte-Beuve il y a déjà longtemps, les anciens perdront la bataille, il y aurait à nous plus que de l’imprudence à le vouloir décider. Il y faudrait tout un livre, et surtout il y faudrait une compétence que nous ne saurions nous flatter d’avoir. Nous exprimerons seulement un vœu ! C’est qu’on devrait faire attention de ne pas mêler indiscrètement, dans une question d’art et de civilisation générale, une question de patriotisme. On sera toujours trop sûr, en opposant l’art national, « l’art français » à « l’art italien, » d’entraîner à sa suite tous ceux qui vivent dans cette illusion que leur pays est le premier du monde. C’est une illusion qui coûte cher. Sans y insister, je me contenterai de faire observer à ceux qui se servent de cet argument qu’ils s’indigneraient, sans doute, et à bon droit, si nous leur disions qu’en plaidant la cause de l’art gothique, ils plaident celle du « cléricalisme. » Le procédé serait déloyal. Il introduirait dans le problème un élément fâcheux de polémique. Mais comment donc ne voit-on pas qu’il en est de même quand on abuse contre les partisans de la renaissance de ce que Michel-Ange était de Florence, et Raphaël d’Urbin ? La seule question est de savoir si « nous nous sommes converti en sang et en nourriture, » selon l’expression de du Bellay, ce que nous leur avons primitivement emprunté. Et s’ils sont encore bons à suivre, il y aurait quelque naïveté à nous détourner d’eux parce qu’ils sont Italiens ; mais s’ils sont au contraire dangereux, est-ce d’être Français, comme les architectes de nos cathédrales gothiques, ou comme les trouvères de nos Chansons de geste, qui devrait les recommander à notre imitation ?

De ces considérations aux récits de voyages et aux atlas ou aux livres de géographie, la transition serait si facile qu’elle en paraîtrait un peu ridicule ; et on nous pardonnera de nous en dispenser. Voici donc d’abord la Nouvelle géographie moderne[14] de M. de Varigny, qui ne prétend point du tout à remplacer la Géographie universelle de M. Elisée Reclus, qui la résumerait plutôt, si d’ailleurs la disposition n’en était quelque peu différente, et, pour ainsi parler, historique plutôt que descriptive. C’est par l’Asie, en effet, que M. de Varigny commence, — Asie mahométane, Asie anglaise, Asie russe, Asie bouddhiste, — et, dès le début, c’est comme s’il disait qu’il se montrera plus curieux de l’homme que du sol, de l’histoire que de l’altitude des chaînes de montagnes, et de la religion, au besoin, que de la ligne de partage des eaux. Appliquée d’une main moins prudente, par un esprit moins sage ou moins précis, cette méthode pouvait avoir de grands inconvéniens. Si nous disons qu’il nous semble que M. de Varigny les a fort habilement évités, nos lecteurs, qui le connaissent et qui l’apprécient depuis déjà si longtemps, n’en seront pas étonnés.

Nous pouvons maintenant rapprocher l’un de l’autre deux atlas qui ne se nuisent pas, qui se complètent : l’Atlas historique et géographique[15] de M. Vidal-Lablache, et l’Atlas de la géographie moderne[16], de MM. Schrader, Anthoine et Prudent. A la vérité, nous ne pouvons encore juger du premier que sur sa première livraison, mais elle peut suffire, et nous ne l’aurions pas sous les yeux que ce serait assez du nom de M. Vidal-Lablache. Les études géographiques lui doivent déjà beaucoup en France, où l’on peut dire que depuis longues années, d’autres ont fait plus de bruit, mais nul n’a aidé davantage à en constituer l’organisation scientifique. Si nous n’ajoutons pas qu’elles lui rendront en autorité ce qu’il leur a donné de temps, de peine, et de dévoûment, c’est que nous aurions l’air de croire que la chose n’est pas déjà faite. Pour l’atlas de MM. Schrader, Anthoine et Prudent, qu’en pourrions-nous dire de mieux que de rappeler les services que nous lui devons déjà, depuis un mois seulement qu’il a paru ? Beaucoup plus clair, et surtout plus facile à manier que les atlas allemands, illustré de nombreuses notices, dont il y en a quelques-unes qui sont des chefs-d’œuvre de brièveté, d’exactitude, et de précision, il n’a eu qu’à se montrer pour prendre la place des Kiepert et des Stieler, dont Dieu nous garde de médire ! mais qu’enfin nous sommes bien aises de pouvoir consulter moins souvent. Nous l’avons d’ailleurs signalé dans le temps même de son apparition. Et aujourd’hui comme alors, notre unique regret est de n’en pouvoir parler plus longuement.

Nous rattacherons à la géographie la Garonne, de M. Louis Barron[17], quoique en réalité, comme nous l’avons dit il y a deux ans, et l’année dernière encore, en parlant de la Seine, et de la Loire, du même auteur, l’histoire y tienne presque autant de place que la description des lieux. On peut en dire autant du Littoral de la France[18], de Mme Vattier d’Ambroyse, dont nous avons plus d’une fois entretenu nos lecteurs. De semblables ouvrages, qui nous rappellent à chaque page tant de glorieux ou de touchans souvenirs, sont aussi bien de ceux que l’on ne saurait trop recommander. Ai-je besoin de faire observer qu’ils sont l’un et l’autre abondamment illustrés ? L’illustration fait partie de la définition même du livre d’étrennes.

Deux autres ouvrages nous transportent dans l’Amérique du Sud : Trois ans aux Pays argentins[19], de M. Romain d’Aurignac, et les États unis du Brésil[20], de M. de Santa-Anna Néry. Bien qu’ici même les récits colorés de M. Alfred Ebelot et de M. Emile Daireaux nous aient fait depuis longtemps connaître les pays argentins, on ne lira cependant ni sans plaisir ni sans profit le livre de M. Romain d’Aurignac. Le style en est vif et allègre ; c’est un témoin qui parle ; et d’ailleurs les récits de voyage ne sont-ils pas toujours un peu, comme les Mémoires, l’image ou le portrait de l’esprit du conteur ? On lira donc le récit de M. Romain d’Aurignac ; et, quand on l’aura lu, si quelque autre voyageur, l’année prochaine, nous arrive des pays argentins, nous écouterons encore ce qu’il voudra bien nous en dire. Le Brésil est moins connu peut-être, et c’est ce qui chagrinait M. de Santa-Anna Néry. « La fièvre jaune » et « dom Pedro, » nous dit-il dans sa préface, voilà tout ce qu’on en sait en France, et moi-même, continue-t-il, c’est en vain que j’ai publié mémoires sur mémoires ; on fait des affaires avec le Brésil, mais on ne le connaît pas. Là-dessus, pour le moyen qu’il a pris de nous le faire connaître, et qui est d’envelopper d’une fiction romanesque les renseignemens qu’il nous donne sur la question de l’esclavage ou sur la culture du café, nous n’oserions répondre que ce soit le meilleur. Mais nous le souhaitons pour lui, pour le Brésil, et encore plus pour nous.

N’est-ce pas, après tout, le procédé de M. Jules Verne dans ses Voyages extraordinaires, ou celui de M. André Laurie encore dans le Secret du mage ? Ces deux noms, presque aussi populaires aujourd’hui l’un que l’autre parmi la jeunesse, nous avertissent que nous avons franchi le seuil de la librairie Hetzel, ou, si l’on préférait cette autre métaphore, que nous venons d’ouvrir les vitrines de la Bibliothèque d’éducation et de récréation. Les Jeunes aventuriers de la Floride, de M. J. -F. Brunet, y figurent aussi en bonne place, à côté du Secret du mage et de César Cascabel. César Cascabel est un brave homme de saltimbanque qui exerçait à Sacramento, en compagnie de sa femme et de ses trois enfans, lorsqu’une fâcheuse aventure, dont je ne veux point vous dire le secret, comme il était sur le point de rentrer en Europe, l’obligea d’y rentrer par le chemin le plus long, c’est-à-dire à rebours, à travers la Colombie, l’Alaska, le détroit de Behring, la Sibérie, etc. On devine aisément de quelles péripéties de toute sorte l’imagination toujours féconde et toujours aventureuse de M. Jules Verne a pour ainsi dire semé ce long voyage. Et la vraisemblance en est souvent plus que douteuse, comme encore les plaisanteries dont il aime à égayer son récit sont parfois un peu grosses ; mais il faut pourtant en convenir, cela se lit, quoi qu’on en ait, tout d’une haleine et jusqu’au bout. Que faut-il davantage ?

M. Ernest Legouvé a pourtant des visées plus hautes : « Je voudrais, dans ce volume, nous dit-il dans la Préface d’une Élève de seize ans, présenter sous une forme vivante une question importante et délicate de l’éducation des femmes ; » et cette question est de savoir si, la femme devant être élevée aussi bien que l’homme, mais autrement, « cet autrement est suffisamment marqué dans les lycées de jeunes filles ? » M. Legouvê ne le pense pas, et son livre a pour objet de « marquer cet autrement. « Il nous raconte donc ses relations avec M. Samson, « le plus grand professeur de diction qu’il ait vu ; » et il fait observer que Bossuet, sans les femmes, n’aurait pas laissé derrière lui, quoique d’ailleurs « immense, » une seule œuvre qui subsistât tout entière. « Jeunes ou vieux, petits ou grands, riches ou pauvres, dit-il encore ailleurs, voulez-vous apprendre à honorer Dieu, à aimer votre prochain, à vous respecter vous-mêmes, à être dévoués en amitié, fidèles en amour,

Pour maître de morale, adoptez La Fontaine ;


et, un peu plus loin, il nous présente Molière comme « le poète des jeunes filles au XVIIe siècle. » Ce qu’il y a d’ailleurs de plus bizarre que tout le reste, c’est le plaisir qu’on trouve à lire les petits paradoxes de M. Ernest Legouvé. Car, du peu que nous en avons dit, on se tromperait fort si l’on voulait tirer cette conclusion qu’une Élève de seize ans est un livre ennuyeux. Tout au contraire ! s’il n’instruit pas, il amuse, et pour être plein d’idées fausses, il n’en est que plus charmant. Mais où est « cet autrement » qu’on nous avait promis ? et la « question, » qu’est-elle devenue ?

Nous dirions encore volontiers quelques mots de l’Histoire de deux Bébés, par M. J. Lermont ; du Petit Gosse, de M. William Busnach, dont aussi bien nous croyons avoir déjà parlé jadis ; du Théâtre à la maison, de Mlle Berthe Vadier ; enfin du Magasin d’éducation et de récréation, mais il faut nous borner, et surtout, puisque nous touchons à ce genre de livres, il nous faut faire, aux publications de la maison Hachette, la place à laquelle elles ont droit.

Nous avons déjà signalé, pour leur agrément et pour la moralité qui s’en dégage, — nullement banale, toujours élevée, — les récits de Mme P. de Nanteuil. Aussi ne doutons-nous pas que les jeunes lecteurs de Capitaine et de l’Épave mystérieuse ne s’empressent de lire : En esclavage. Nous leur garantissons au moins qu’ils y retrouveront les mêmes qualités, le même plaisir par conséquent, et aussi le même profit. Si cependant, comme il est possible, ils préféraient le rire à l’émotion, c’est alors à M. Eugène Mouton que nous les adresserions. Connaîtraient-ils déjà peut-être les Voyages et aventures du capitaine Marius Cougourdan ? Ils les reliront donc et je m’assure qu’ils ne le regretteront point. Que si, d’ailleurs, il y a quelque mélancolie ou quelque amertume dans la plaisanterie de M. Eugène Mouton, ils ne s’en apercevront pas. Combien de fois, avant d’en sentir la tristesse, n’avons-nous pas lu jadis en riant les Voyages de Gulliver ? Je sais des gens aussi qui s’amusent de Candide lui-même.

Les Contes mythologiques, de M. de La Ville de Mirmont, sont d’un autre ordre encore. « Destinés aux jeunes filles, qui ignorent le grec, et aux jeunes garçons, qui d’ordinaire l’aiment peu, rédigés d’après les auteurs de la Grèce antique ; » et, dirons-nous à notre tour, habilement rédigés, nous les recommandons à tous ceux qui ne voudraient pas que l’enfance perdît entièrement le goût de la légende et de la poésie. Depuis trois ou quatre mille ans, les hommes n’ont rien inventé qui rivalisât avec ces fictions, d’un sens quelquefois si profond, sous la grâce de leur ingénieuse enveloppe ; et ni les Mille et une nuits n’en approchent, avec leur merveilleux oriental, ni nos Contes de fées eux-mêmes. Sachons donc gré à M. de La Ville de Mirmont de la peine qu’il a prise de les mettre à la portée de la jeunesse, ou plutôt envions-lui le plaisir qu’il n’a pas manqué d’y trouver. Car il n’a pas tort, quand il nous présente son livre comme « animé de l’esprit hellénique ; » et c’est bien pourquoi nous espérons avec lui qu’il pourra contribuer à répandre le goût de ces études que nous croyons comme lui si nécessaires à la culture de l’esprit français.

Il ne nous reste plus qu’à nommer, dans la Bibliothèque des merveilles, quatre nouveaux volumes dont elle s’enrichit cette année. Ce sont : les Statuettes en terre cuite dans l’antiquité, par M. F. Pottier ; l’Age de la pierre, par M. le docteur Verneau ; la Production de l’électricité, par M. J. Baille ; et enfin l’Hypnotisme, par M. le docteur Foveau de Courmelles. Il serait difficile d’imaginer un meilleur choix, des questions plus « actuelles, » et, pour les exposer, des écrivains plus compétens.

  1. 1 vol. in-4o ; Boussod et Valadon.
  2. 1 vol. in-8 » ; Alphonse Lemerre.
  3. 1 vol. in-8o ; Librairie des Bibliophiles.
  4. 2 vol. in-18 ; Librairie des Bibliophiles.
  5. 1 vol. in-in ; Firmin-Dido
  6. 1 vol. in-4o ; Plon.
  7. 1 vol. in-4o ; Armand Colin.
  8. 1 vol. in-fo ; Librairie Hachette.
  9. I vol. in-f° ancienne maison Quantin.
  10. 1 vol. in-4o ; Firmin-Didot.
  11. 1 vol. in-4o ; Librairie illustrée.
  12. 1 vol. in-folio ; Librairie de l’Art.
  13. 1 vol. in-4o ; Librairie illustrée.
  14. 1 vol. in-4o ; Librairie illustrée.
  15. 1 vol. in-folio ; Armand Colin.
  16. 1 vol. in-folio ; Librairie Hachette.
  17. 1 vol. in-8o ; Laurens.
  18. 1 vol. in-8o ; Victor Palmé.
  19. 1 vol. in-8o ; Plon.
  20. 1 vol. in-8o ; Ch. Delagrave.