Les Livres d’étrennes, 1889

Anonyme
Les Livres d’étrennes, 1889
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 931-943).
LES LIVRES D'ETRENNES

La faute en est-elle à l’Exposition ? Mais il semble que nos éditeurs de livres d’étrennes soient un peu en retard cette année, et nous lisons aux catalogues le titre de plus d’un ouvrage dont nous aurons le regret de ne pouvoir parler. Tel est, chez Quantin, le volume de M. Roger Ballu sur l’Œuvre de Barye, avec préface de M. Eugène Guillaume ; tel, à la librairie Renouard, celui de M. Henry Jouin sur Charles Le Brun et les Arts sous Louis XIV ; tel, à la librairie Plon, celui de M. Henri Bouchot sur la Franche-Comté ; tel encore, chez Rothschild, les Portraits dessinés par Ingres, avec texte de M. George Duplessis ; ou tel enfin, chez Jouaust, dans un tout autre genre, l’Orestie d’Eschyle, avec dessins de M. Rochegrosse… Mais on va voir que, sans les compter, il en reste encore assez, beaucoup plus assurément que l’on ne saurait en lire en huit jours ; — et que nous sommes bien imprudens de souhaiter qu’il y en eût davantage.

Il est vrai que, pour parler des Œuvres poétiques de Boileau-Despréaux, nous aurions la mémoire bien courte si nous avions besoin de les relire dans la magnifique édition que nous en donne la maison Hachette ; et ce ne serait pas la peine, un an durant, d’en avoir page à page suivi l’impression et rédigé l’introduction. N’ayant eu d’ailleurs à nous occuper ni du choix du papier, ni de celui des caractères, et bien moins encore de leur arrangement, le peu de part que nous avons prise à la confection de ce beau volume ne saurait nous embarrasser pour y louer un chef-d’œuvre de typographie. Quant à la valeur et à l’originalité de l’illustration, nos lecteurs en ont pu juger à l’Exposition universelle, où les dessins originaux et les aquarelles de Mme Madeleine Lemaire, de MM. Bida, Bonnat, Chapu, Delort, Flameng, Français, Gérôme, J. -P. Laurens, Le Blant, Lhermitte, L. -O. Merson, Vibert, etc., faisaient d’un coin de l’exposition de la librairie comme un prolongement de la galerie des Beaux-Arts.

Non loin de ce Boileau, nous avions admiré, mais sans y pouvoir toucher, le Polyeucte de la maison Marne ; — et nous l’avons revu avec plaisir. C’est un magnifique volume aussi, dont l’arrangement et la composition font le plus grand honneur à ses éditeurs. Et à ce propos, il est fort heureux que, tandis que l’Imprimerie nationale se Rome à publier, dans un format d’ailleurs peu maniable, les œuvres de son directeur, ou l’Histoire de la Révolution française, de Michelet, — car pourquoi pas celle de Thiers, ou celle de Louis Blanc ? — les grandes maisons d’édition rivalisent au contraire d’ardeur et de dépenses pour entretenir ou renouveler le culte des classiques. Le Polyeucte de la maison Marne, illustré d’un portrait de Corneille, par M. F. Burney, dont le talent rappelle celui de son maître, F. Gaillard ; de cinq grandes compositions gravées d’après les dessins de M. Albert Maignan, et de nombreuses gravures sur bois ; précédé d’une introduction de M. Léon Gautier ; et enrichi de curieux ou savans éclaircissemens de MM. Paul Allard, sur les Procès des Martyrs, Edouard Garnier, sur Polyeucte au théâtre, et L. Legrand, sur Polyeucte devant la critique, sera certainement mis, d’un accord unanime, au nombre des plus beaux livres que nous ayons vus depuis quelque temps. Ajoutons qu’on a eu le bon goût de ne pas reproduire ici l’orthographe de Corneille, ce qui n’est qu’une manière, en le respectant trop, de lui prêter des rides qu’heureusement il n’a point. Les amateurs n’apprendront pas sans quelque satisfaction que ce Polyeucte n’a été imprimé qu’à huit cents exemplaires seulement.

Comme Corneille et comme Boileau, quoique sans doute d’une autre sorte et d’un moins franc aloi, Rousseau aussi est un classique ; et sa Nouvelle Héloïse l’un de ces livres que l’on relit presque aussi souvent qu’il en paraît une édition nouvelle. Celle que publie la Librairie des bibliophiles, et qui fait partie de la Petite Bibliothèque artistique, ne passera pas pour la moins attrayante. Le texte en est digne des presses de l’imprimerie Jouaust. M. John Grand-Carteret y a mis une préface où je ne trouverais à reprendre qu’un peu d’emphase, si je ne savais d’ailleurs qu’on ne vit pas impunément dans la compagnie de Jean-Jacques et que l’on se monte aisément à son ton. Enfin, l’élégance, la finesse et l’esprit de l’illustration en font l’un des chefs-d’œuvre du regretté Edmond Hédouin. Je ne dis rien du roman ou du livre lui-même, — car j’en aurais jusqu’à demain.

Et Musset, puisque nous y sommes, dirons-nous qu’il soit un classique ? En vérité, il l’était presque plus il y a quinze ou vingt ans qu’aujourd’hui ; mais ce n’est pas aujourd’hui, c’est il y a quinze ou vingt ans que l’on avait raison ; — et M. Jules Lemaître ne nous en démentira point. Pour cette nouvelle édition du Théâtre de Musset, également publiée par la librairie des bibliophiles, M. Jules Lemaître a écrit, en effet, une Préface, où, en parlant d’Alfred de Musset, il a mêlé son habituelle, spirituelle, et parfois grimaçante ironie, d’un peu plus de sérieux ou de gravité même qu’il ne fait trop souvent. On n’a nulle part, je crois, mieux caractérisé, d’une manière plus expressive et plus heureuse, l’originalité rare et singulière du Théâtre d’Alfred de Musset ; ni nulle part on n’a mieux marqué, d’un trait plus rapide et plus net, la limite qui sépare, au théâtre, — et ailleurs aussi, — le « poétique » du « romanesque. » Les illustrations de M. Ch. Delort, gravées par M. Boilvin, ne sont que suffisantes. Comment se fait-il, en passant, que la Bibliothèque artistique moderne, dont les quatre volumes du Théâtre de Musset font partie, soit presque constamment moins heureuse en illustrations que la Petite Bibliothèque artistique ?

Finissons-en avec les morts illustres en mentionnant ici la nouvelle traduction, agréablement illustrée par M. Toudouze, des Aventures de Nigel, de Walter Scott, chez Firmin Didot ; la nouvelle édition, dans la Bibliothèque des chefs-d’œuvre du Roman contemporain, du Cinq-Mars, d’Alfred de Vigny, que la Revue, d’ailleurs, a déjà signalée ; et enfin, chez Hachette, le premier roman d’Edmond About, Tolla, superbement imprimé, dans le format in-8o, et illustré de 10 grandes planches gravées sur bois d’après les aquarelles de M. F. de Myrbach. Il y a bien de l’esprit dans les compositions de M. de Myrbach ; il y en a presque autant que dans le texte d’About lui-même ; et si dans Tolla le tour de force est d’avoir pu constamment maintenir le ton du récit entre le rire et les larmes, on peut dire de M. de Myrbach qu’en reproduisant dans ses aquarelles les modes de 1840, il a su, comme le romancier, se tenir à égale distance de la caricature et du mélodrame. Cette édition n’est imprimée qu’à neuf cents exemplaires.

Les ouvrages relatifs à l’histoire de l’art sont toujours nombreux parmi les livres d’étrennes, et on en voit aisément les raisons. Il y en a une aussi pour qu’ils soient toujours, ou longtemps encore, bien accueillis du public : c’est qu’il y a quinze ou vingt ans, chez un peuple qui se pique de porter aux choses de l’art un intérêt passionné, tout était encore, en fait d’histoire de l’art, ou à récrire ou à écrire. Mais bien loin de nous en plaindre aujourd’hui, nous nous féliciterions au contraire d’avoir tant attendu, puisque la longueur de l’attente, compensée par les découvertes que l’on a faites, que l’on fait encore tous les jours, nous a valu des ouvrages comme celui de MM. George Perrot et Charles Chipiez, dont le cinquième volume vient de paraître : l’Histoire de l’art dans l’antiquité. Ne l’avons-nous pas peut-être déjà dit ? Nous le répéterons donc en ce cas : ni en Allemagne ni en Angleterre, pour les proportions de l’ouvrage ou du monument, dont cinq gros volumes déjà parus nous ont exposé, sans les épuiser, les richesses de l’art oriental, égyptien, assyrien, phénicien, persan ; — pour la sûreté de l’érudition et de cette connaissance de l’histoire générale, de l’histoire des mœurs, qui seule vivifie l’érudition ; — pour l’habile distribution des matières, pour la clarté, pour la précision, pour l’agrément du style ; — enfin pour le choix des illustrations, qui fait sans doute une partie considérable d’une Histoire de l’art, il n’y a rien de comparable. On remarquera surtout, dans ce cinquième volume, — Phrygie, — Lydie et Carie, — Lycie, — Perse, — les chapitres consacrés à la Perse, et dont la nouveauté suffirait à prouver ce que nous disions tout à l’heure : que nous avons sans doute attendu, mais que nous sommes largement dédommagés de l’attente.

L’ouvrage de MM. T. de Wyzewa et Perreau, les Grands peintres des Flandres, de l’Italie, de la Hollande et de la France, n’a sans doute pas la même importance que l’Histoire de l’art dans l’antiquité ; et aussi n’en faisons-nous point de comparaison. Il ne s’adresse point, en effet, au même public, et le texte y sert plutôt de commentaire à l’illustration que l’illustration de preuve ou d’éclaircissement au texte. Tel qu’il est cependant, nous ne craignons point de le recommander. La disposition en est claire ; les renseignemens y sont sûrs et précis ; les jugemens très personnels, et dans leur brièveté, d’une remarquable justesse ; la forme enfin, quoique cursive, pour ainsi dire, en est élégante dans sa rapidité même. Nous souhaiterions que cette esquisse, dans la pensée de ses auteurs, et des Didot, leurs éditeurs, ne fût que l’avant-projet d’une Histoire de la peinture, qui nous manque toujours, — l’Histoire des peintres, de Charles Blanc, n’en est à vrai dire que l’album, ou le portefeuille ; — et nous aimons à croire que notre souhait se réalisera.

L’histoire de la Porcelaine tendre de Sèvres, de M. Édouard Garnier, publiée par la maison Quantin, est d’un intérêt moins général. Nous n’en avons d’ailleurs encore vu que quelques livraisons, mais nous en avons admiré l’exécution matérielle :


On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux ;


et depuis quelques années les différens procédés d’impression en couleurs, — que nous ne sommes point si habiles que de vouloir distinguer ou définir, — atteignent à des effets dont on trouvera dans ce beau volume de nouveaux et séduisans témoignages.

Il me semble bien que c’est ici que je devrais dire quelques mots du livre de M. Henri Bouchot, également publié par la maison Quantin, puisque la reproduction des « crayons » de Clouet, et de nombreuses gravures du XVIe siècle, n’en est pas le moindre attrait. Mais, les Femmes de Brantôme, je doute, en vérité, que ce soit un « livre d’étrennes ; » et d’autant que M. Bouchot n’a certes point recherché ce qu’un tel sujet pouvait avoir de scabreux, mais il ne l’a pas non plus évité. Peut-être, en une autre occasion, reparlerons-nous de ce livre, qui est intéressant, qui le serait encore davantage, s’il était moins anecdotique. Il soulève en effet plus d’une question délicate ou subtile que M. Bouchot n’a qu’à peine effleurée, comme celle de savoir dans quelle mesure l’italianisme du XVIe siècle est venu modifier l’ancien fonds de la race, et plusieurs autres, qui s’y lient. Mais, dans une revue des « livres d’étrennes, » contentons-nous de l’avoir signalé : il représenterait, lui tout seul cette année, parmi eux, le livre d’histoire, si nous n’en devions deux ou trois à la maison Firmin-Didot.

C’est encore un assez beau volume que celui du comte Paul Vasili : la Sainte Russie, publié par la maison Didot, et l’illustration, qui paraît authentique, en est assez bien entendue. Si je baisse un peu la voix, c’est que depuis quelque temps la maison Didot sommeille, et je voudrais bien l’éveiller, mais que ce ne fût pourtant pas trop brusquement. Quant à la Sainte Russie, j’avoue que je n’aime pas beaucoup l’affectation de ce titre ; et, sans doute, on y trouvera sur l’empire des tsars, sur l’aristocratie russe, sur l’armée, sur l’administration, enfin sur tout ce qui constitue la vie normale d’une grande nation, de nombreux renseignemens, mais dont je ne sais si je puis garantir l’entière exactitude. Elle est trop belle, la Sainte Russie du comte Vasili, et je la crois plus humaine, je veux dire tout simplement moins belle qu’il ne nous la présente. Quelques assertions de l’auteur donnent aussi beaucoup à penser ; et on est étonné d’apprendre que, tandis que toutes les monarchies d’Europe auraient la force pour origine, — c’est lui qui souligne, — la monarchie russe seule aurait le droit pour fondement. Après cela, son livre est intéressant, et il est très bien imprimé.

Les extrêmes se touchent, dit le proverbe, et, en effet, l’Afrique a beaucoup « donné » cette année. Voici d’abord Tunis et ses environs, publié par la maison Quantin, « texte et dessins d’après nature, « par M. Charles Lallemand. Si, d’ailleurs, ce petit coin de terre « grand comme un petit arrondissement de France, « est, selon l’expression de M. Lallemand, « la terre historique par excellence, » je ne le querellerai point là-dessus : il sied à un auteur de croire que son sujet est le sujet par excellence, et il le traite alors avec un peu de cette passion sans laquelle on ne fait rien que de médiocre. Pour nous, il nous suffit que nous ayons aujourd’hui toute sorte de raisons de nous intéresser à Tunis et à la Tunisie ; et que le livre de M. Lallemand, vivement écrit, heureusement illustré de cent soixante aquarelles imprimées en couleurs, soit plus abondant encore en renseignemens précis, pour ne pas dire intimes, qu’en récréations pour les yeux. C’est un vrai voyage que nous faisons à la suite de M. Lallemand, un voyage facile, un voyage amusant, un voyage instructif. C’est en même temps une galerie dont les moindres scènes, surprises et rendues par l’artiste avec cette rapidité qui fait sans doute une partie de la justesse de l’impression, offrent un aspect saisissant de réalité et de vie.

L’ouvrage du colonel Frey : la Côte occidentale d’Afrique, scènes, vues et croquis, publié par les éditeurs Marpon et Flammarion, est d’un autre genre. Les gravures y abondent aussi, et les « croquis d’après nature » et les « aquarelles inédites, » — imprimées en noir, il est vrai, — et les indications utiles. Mais évidemment, quoi qu’il en dise lui-même, avec un excès de modestie, dans un court Avant-propos, le colonel Frey s’est proposé quelque chose de plus qu’une description pittoresque de cette côte d’Afrique, et en particulier de cette Sénégambie, où il a fait lui-même presque toute sa carrière militaire. Évidemment, il a voulu nous faire profiter de sa longue expérience, en nous aidant à nous former une opinion raisonnée sur des questions dont l’intérêt n’est égalé ou surpassé que par la pauvreté des ressources dont nous disposons ordinairement pour les résoudre. Il ne s’est même pas contenté pour cela de nous dire ce qu’il avait vu de ses yeux ; mais tous les voyageurs qui, depuis un demi-siècle, l’ont précédé ou suivi sur cette partie de la terre d’Afrique, il les a comme appelés en témoignage de ses impressions et de son enquête. Là est l’intérêt particulier de son livre, sur lequel nous insisterions davantage, si c’en était le temps ou le lieu. Mais, pour le mieux recommander, nous craindrions d’aller contre notre dessein en dissertant, à l’occasion de la Côte occidentale d’Afrique, sur la politique coloniale ; — ce qui n’est pas, au surplus, de notre compétence.

Nous enfonçons dans l’intérieur et jusqu’au cœur du continent noir, avec le livre de M. Victor Giraud : les Lacs de l’Afrique Équatoriale, publié par la maison Hachette, et orné de 160 gravures d’après les dessins de M. Riou. C’est par la côte orientale que M. Giraud a abordé l’Afrique, et c’est la région du Nyassa, des lacs Tanganika, Moéro, Bangouéolo, qu’il a explorée de 1883 à 1885. On trouvera dans ce récit, dont le ton de simplicité ne laisse pas de faire un heureux contraste avec l’emphase de quelques voyageurs, des renseignemens de toute sorte, géographiques, ethnographiques, économiques, entremêlés d’amusantes anecdotes et de dramatiques aventures de chasse. Peut-être aussi semblera-t-il, en le lisant, qu’on doive un peu rabattre des « descriptions enthousiastes, » que les Livingstone, les Burton, les Stanley, les Cameron nous ont données autrefois des « richesses de l’Afrique équatoriale. » Omne ignotum pro magnifico est, disait déjà l’historien latin, et le récit de M. Giraud le prouve, à sa manière. « Beaucoup de mes illusions se sont envolées, » nous déclare-t-il lui-même. On remarquera que, depuis quelques années, c’est un peu ce que disent tous ceux qui reviennent d’Afrique. Ceci soit dit sans vouloir décourager personne, ni rien prétendre diminuer surtout de l’admiration que doivent nous inspirer l’énergie, le courage, l’heureuse audace, le dévouaient enfin de tant de voyageurs à la cause de la science et de l’humanité.

Ne quittons pas la maison Hachette sans mentionner le volume annuel du Tour du Monde. Nous y avons plus particulièrement remarqué Trente mois au Tonkin, du docteur Hocquard, et le curieux voyage de M. Carl Lumholz : Chez les Cannibales du nord-est de l’Australie.

Touchons maintenant la terre d’Europe, et avec la Seine, de M. Louis Barron, rentrons non seulement en Europe, mais en France. Déjà, l’année dernière, à la même librairie Renouard, dans un agréable volume, du même format, M. Louis Barron nous avait décrit le cours de la Loire ; et, naturellement, dans ses descriptions et dans ses narrations, comme il convient pour les fleuves « historiques, » il avait fait la part aussi large à l’histoire nationale qu’à la géographie. Il nous promet, pour l’an prochain, la Garonne et le Rhône, et nous l’y attendons. Rien de plus agréable, en effet, que de revivre ainsi le passé, — c’est le cas de le dire, — en se laissant aller soi-même au fil de l’eau ; et le passé, dans notre pays, est toujours, on le sait, tellement mêlé au présent qu’entre tous les moyens de nous le rappeler et de nous le faire un peu mieux connaître, il n’y en a pas qu’on ne doive encourager, dès qu’il est différent des autres.

Nous pouvons dire à peu près la même chose du Paris, de M. Auguste Vitu, illustré de 500 dessins d’après nature, et publié par la maison Quantin. Si nous ne manquons pas de descriptions de Paris, nous savons aussi comme elles vieillissent vite ; et si l’Histoire de France est à refaire tous les vingt-cinq ans, on peut tous les dix ans refaire un livre comme celui de M. Vitu. Ce qu’il faut d’ailleurs ajouter, c’est qu’en vieillissant, je n’oserais certes pas prétendre qu’un Paris s’améliore, mais enfin il devient lui-même un monument, ou un document, dont il n’est pas douteux que le prix ou l’intérêt augmente avec les années. Tel est le Paris et ses organes, de M. Maxime du Camp ; telle est l’Histoire de Paris, de Dufaure ; tel encore le Tableau de Paris, de Mercier ; tel le gros livre de Sauvai sur les Antiquités de Paris, et tant d’autres dont l’énumération serait interminable. Si le Paris de M. Vitu n’a peut-être pas la même importance, il a son intérêt, et sans rien dire de l’illustration, il a, lui aussi, sa valeur. M. Vitu sait beaucoup de choses et il connaît son Paris à fond. L’histoire des rues, surtout, lui est familière ; et si l’on doit dire de quelqu’un qu’il ne saurait voir une maison de Paris sans la « reconnaître, » comme on fait un visage humain, ou poser le pied sur un pavé de la grande ville sans en faire lever les souvenirs en foule, ce n’est de personne, sans doute, — ou bien c’est de M. Vitu.

Quant à ceux qu’effraieraient peut-être le poids et le format du Paris de M. Vitu, nous leur recommandons le volume que M. Alexis Martin publie sous le même titre chez l’éditeur Hennuyer : Paris, promenades dans les vingt arrondissemens, avec 44 gravures hors texte et 21 plans coloriés. L’aspect en est moins luxueux ; l’impression en est un peu compacte ; et, sans en être absens, les souvenirs historiques y tiennent moins de place peut-être. Mais la lecture n’en est pas déplaisante, et plus d’un Parisien y apprendra sans doute plus d’une chose qu’il ignore, comme il y trouvera plus d’un renseignement utile et précis. C’est plus et mieux qu’un « guide ; » mais c’est un « guide » aussi ; et en le disant nous ne croyons pas déplaire à l’auteur ni à l’éditeur, mais répondre au contraire à ce qu’ils voudraient qu’on pensât de leur livre.

Si l’histoire des rues est familière à M. Vitu, c’en est la physionomie journalière que peu de caricaturistes ou d’artistes ont connue, saisie, et rendue comme J.-F. Raffaëlli, dans ses Types de Paris, publiés par la maison Plon. Vous rappelez-vous, peut-être, un roman de M. Huysmans, dont le héros employait une part de son temps à observer sa rue de sa fenêtre, pour essayer d’en dégager ce qu’il en appelait le « caractère ? » On pourrait comparer le dessein de M. Raffaëlli à celui de M. Huysmans. Seulement, c’est ici la différence de l’art d’écrire et de l’art de peindre ; et ce que le romancier ne parvenait à exprimer que lentement, péniblement, et imparfaitement, quatre coups de crayon suffisent à M. Raffaëlli pour nous en procurer la vivante impression. On pourra d’ailleurs n’aimer point les « types » qu’il a choisis ; on pourra surtout dire, si la collection en doit demeurer là, qu’il y en a d’autres à Paris que celui du Bohème en villégiature ou des Habitués de café, comme aussi d’autres ouvriers que les Forgerons ou les Terrassiers ; on pourra reprocher enfin à M. Raffaëlli de confondre souvent « le caractère » avec la caricature, qui en est l’exagération ; on ne niera ni le talent du peintre, ni celui des collaborateurs dont le texte sert de commentaire ou d’encadrement à ses dessins. Qui le croira ? Nous avons trouvé dans les Types de Paris jusqu’à des vers presque intelligibles de M. Stéphane Mallarmé ;

LA FEMME DU CABRIER
La femme, l’enfant, la soupe,
En chemin pour Ier carrier,
Le complimentent qu’il coupe
Dans l’us de se marier…

Il y a aussi :

LA MARCHANDE D’HABITS
Le vif œil dont tu regardes
Jusques à leur contenu ;
Me sépare de mes hardes,
Et comme un Dieu, je vais nu.

C’est un monde plus spécial encore, et moins connu, que nous décrit M. Hugues Le Roux dans son volume sur les Jeux du cirque et la Vie foraine, illustré par M. Jules Garnier, et publié, comme le livre de M. Raffaëlli, par la librairie Plon. A la vérité, la dédicace en est un peu bizarre : — Au fondateur de la Ligue de l’Éducation physique ; — et l’on se demande si M. Le Roux croirait peut-être à la régénération de la race par la dislocation et par l’acrobatie. Mais, ceci dit, et puisqu’il y a décidément une poésie du paillon et du clinquant, des « jeux du cirque » et de « la vie foraine, » nous signalerons ce volume parmi les plus amusans qu’on puisse lire. Amusant, au meilleur sens du mot, il l’est par le sujet lui-même ; par le plaisir très vif que nous éprouvons toujours à être exactement renseignés, comme nous le sommes, par M. Le Roux, sur une manière de vivre qui nous est étrangère ou plutôt excentrique ; par la qualité de l’illustration, dont les couleurs ont l’air, si je puis dire, d’être fardées. Il l’est aussi par, le sérieux avec lequel M. Le Roux nous parle des Dompteurs et des Équilibristes, des Gymnasiarques et des Clowns. Je ne dis rien de la profondeur ou de la hauteur des considérations que lui suggère « le travail symétrique des barres fixes » ou celui de « la voltige en porteurs… »

Que si d’ailleurs vous préférez l’exercice du cheval à celui du trapèze et le bois de Boulogne aux Folies-Bergère, l’homme d’esprit qui se cache sous le pseudonyme de Crafty vous y servira de guide, et son Paris au Bois, également, publié par la librairie Pion, vous montrera la vie parisienne sous un autre aspect encore. Vous y apprécierez surtout ce qui manquait le plus aux Jeux du cirque : une difficulté de s’étonner, une ironie légère et souriante, un art de dire sans surfaire et d’indiquer sans appuyer, qui deviennent de jour en jour plus rares. Nous avons d’ailleurs assez souvent parlé des albums de Crafty pour qu’il soit inutile ici d’en parler plus longuement, et il suffit de dire de Paris au Bois qu’on y reconnaîtra toutes les qualités qui ont fait le légitime succès de la Chasse à courre et de Paris à cheval.

Si l’on avait pu craindre un seul instant que la disparition de son fondateur ne compromit l’avenir de la Collection Hetzel, on est sans doute rassuré maintenant. Les auteurs aimés des lecteurs du Magasin d’Éducation et de Récréation lui sont demeurés fidèles ; et, en passant des mains de P. -J. Stahl à celles de M. Jules Hetzel la direction de la Bibliothèque n’a pas périclité. Seize ouvrages nouveaux s’y viennent ajouter cette année. La Famille sans nom, de M. Jules verne, est un véritable roman, un roman historique, dont l’action, presque contemporaine, puisqu’elle ne date que de quarante ou cinquante ans encore, se déroule au Canada. Quoique le volume fasse partie de la collection des Voyages extraordinaires, on n’y trouve heureusement rien qui passe les bornes de la vraisemblance. M. Jules verne, cette année, n’a pas eu besoin, pour nous intéresser, d’appeler les chimères de la science, — car la science a ses chimères, — au secours de sa féconde, inépuisable, et toujours jeune imagination. Il a seulement profité du choix qu’il avait fait du Canada, comme cadre ou comme théâtre de son drame, pour insinuer à ses jeunes lecteurs de nombreux renseignemens sur la géographie et sur l’histoire d’une ancienne colonie française.

Dirai-je qu’il a passé la main à M. André Laurie ? C’est ce que nous pouvons croire en voyant l’un des deux volumes annuels de M. Laurie, De New-York à Brest en sept heures, succéder aux Naufragés de l’espace et au Nain de Rhadameh. Comment d’ailleurs on va de New-York à Brest en sept heures, ou plutôt comment on y pourrait aller, par quels chemins et par quels moyens encore plus merveilleux que rapides, il nous faudrait ici parler longtemps pour le dire ; et puis, si nous le disions, ce serait enlever sans doute au livre de M. André Laurie cet air de mystère, d’énigme, ou de problème qui n’en est pas le moindre attrait. L’autre volume de M. André Laurie est intitulé : Mémoires d’un collégien russe : il continue cette série de la Vie de collège dans tous les pays, qui peut bien, depuis une dizaine d’années, avoir quelque peu dévié de son caractère primitif, mais dont je ne sache pas un volume qui ne soit facile, agréable et instructif à lire.

Nous parlerions volontiers encore du livre de Mme Dupin de Saint-André : Ce qu’on dit à la maison, dont le titre est un peu obscur, mais dont l’idée est assez ingénieuse. « Que de révélations le langage familier des enfans peut fournir à un observateur attentif ! » dit l’auteur, dans une courte Préface ; et ces mots qui leur échappent, où ils se trahissent involontairement eux-mêmes, avec les qualités et les défauts qu’ils auront un jour, Mme Dupin de Saint-André s’est proposé d’en « démêler la véritable signification, le sens intime et souvent caché ; » sans oublier la « petite leçon de morale pratique » dont ils peuvent être l’occasion naturelle. Stahl, à la mémoire de qui Mme Dupin de Saint-André a dédié son livre, en eût approuvé le dessein.

Mentionnons aussi le Marchand d’allumettes, que le nom d’A. Gennevraye suffit sans doute à recommander ; l’Aînée, récit traduit ou adapté, dirons-nous de l’anglais ou de l’américain de Suzan Coolidge ; et l’Histoire d’un casse-noisette, de M. Alexandre Dumas. M. Dumas nous pardonnera si, dans cette confusion de livres, n’ayant avisé le sien qu’un peu tard, nous sommes obligés d’avouer que nous ne l’avons pas encore lu. Tous ces volumes, à peine avons-nous besoin de le rappeler en terminant, sont illustrés de dessins de MM. Bertall, George Roux, Riou, Geoffroy et Tiret Bognet.

Il nous faut passer rapidement sur la collection Hachette, n’ayant à peine eu le temps que d’en parcourir deux ou trois volumes. L’Épave mystérieuse, de Mme de Nanteuil, en est un, et nous pouvons dire que les jeunes lecteurs auxquels il s’adresse n’en tireront pas moins de profit que d’agrément. Scènes de la vie de bord et scènes de la vie militaire, souvenirs glorieux de la guerre de Crimée, dans le cadre d’un récit agréablement romanesque et parfois émouvant, Mme de Nanteuil a trouvé le moyen de les faire entrer sans effort, comme aussi, sans aucune déclamation, d’y faire sentir ce que la menace ou le voisinage du danger peut inspirer à l’homme de nobles sentimens. Ni la gaîté, d’ailleurs, ni le sourire ne manquent dans son livre ; et nous n’aurons pas l’imprudence de dire que nous augurerions mal d’eux, mais nous plaindrions les lecteurs du Journal de la Jeunesse, si depuis deux ou trois ans seulement qu’elle veut bien écrire pour eux, ils n’avaient pas appris à aimer Mme de Nanteuil.

Nous nous reprocherions de ne pas signaler dans la Bibliothèque blanche, à côté de l’Épave mystérieuse, le Commis de M. Bouvat. C’est le dernier ouvrage d’un galant homme, M. J. Girardin, dont nous avons ici même et plus d’une fois loué les amusans récits. Ajoutons-y Tout droit, du mystérieux auteur de la Neuvaine de Colette ; Mon oncle d’Amérique, de Mme Colomb ; une traduction un peu abrégée des Fiancés, de Manzoni, illustrée de nombreuses gravures ; et dans la Bibliothèque Rose (car il en faut pour tous les goûts, ou plutôt pour tous les âges) : Souffre-Douleur, de Mlle Colomb ; l’Oncle Philibert, de Mme Jeanne Marcel ; la Dame Bleue, de Mme Carpentier, et les Protèges d’Isabelle, de Mme Fresneau.

Est-ce là peut-être ce que la « maison A. Lemerre, » en nous présentant ses livres d’étrennes, appelle un peu bien dédaigneusement « le vulgaire volume de jour de l’an, grossièrement écrit, cartonné et illustré ? » J’oserais alors l’assurer qu’elle se trompe ; et, en même temps, que, pour faire valoir ses livres, à elle, il était bien inutile de déprécier ainsi ceux des autres. Les Marins de Franc, de M. Gaston de Raimes, édition illustrée de 150 dessins de M. Eugène Le Mouël, c’est le récit de quelques-unes des actions héroïques dont l’histoire de notre marine est pleine, depuis Jean-Bart jusqu’à Bisson, depuis Duquesne jusqu’à l’amiral Courbet, depuis « le Renard de la Mer » jusqu’à Henri Lecroisez, le sauveteur havrais. Dire de M, Gaston de Raimes, qu’il les a tirées de l’ombre, ce serait beaucoup, ce serait trop dire et non-seulement les noms de Tourville ou de Suflren, mais ceux aussi de Bisson ou de la Clocheterie nous sont assez connus. On ne lui en saura pas moins gré d’en avoir ranimé le glorieux souvenir et de l’avoir fait, comme il le fallait, sans emphase, mais non pas sans chaleur de cœur. L’oubli reprend si vite les noms de ceux qui ne sont plus ! et leurs exemples sont si nécessaires à ceux qui les ont remplacés dans la vie !

Nous ne pouvons que signaler l’Auberge des saules, de Mlle Jeanne Loiseau, dont il nous souvient seulement d’avoir lu, sous un autre nom, plus d’un agréable et attachant récit ; les Contes pour les soirs d’hiver, de M. André Theuriet, dont le nom suffira sans doute auprès de nos lecteurs ; et le Nain Goémon, texte et dessins de M. Eugène Le Mouël ; mais nous dirons quelques mots de plus de ces Héros légendaires dont M. Ernest d’Hervilly a eu l’ingénieuse idée de nous conter « la véritable histoire. »

Si vous connaissez en effet le roi Dagobert, et l’invincible Malbrouck, peut-être connaissez-vous moins M. Dumollet et Colin Tampon, ou Nicodème et Lustucru. Savez-vous seulement s’ils ont existé ? Pour éclaircir cette question, et bien d’autres encore, également abstruses, M. d’Hervilly s’est donc livré à de savantes recherches qui ne font guère moins d’honneur, qui en font même peut-être davantage à la fécondité de son imagination, ou à la singularité de son humour qu’à la longueur de sa patience. Aussi ne doutons-nous pas que les Héros légendaires ne soient accueillis du public avec autant de plaisir que l’auteur en a pris lui-même à reconstituer leur histoire, et à l’inventer au besoin. 160 dessins de M. Henri Pille, commentaire spirituel du texte de M. d’Hervilly, ajoutent beaucoup à l’attrait de ce livre un peu bizarre, mais amusant, et contribueront assurément pour leur part au succès que nous lui souhaitons.

Que reste-t-il encore à signaler ? Chez l’éditeur Calmann Lévy, de jolis vers de M. Pailleron : la Poupée, agréablement illustrés par M. Adrien Marie ; et un conte de fées, Zerbeline et Zerbelin, de M. Lucien Perey ? Chez Lecène et Oudin, Dix Contes, par M. Jules Lemaître, spirituellement contés, mais que nous louerions bien davantage encore si les éditeurs nous en avaient laissé quelque chose à dire. Ils ont promu d’eux-mêmes M. Jules Lemaître au premier rang de nos conteurs, — c’est ainsi qu’ils s’expriment ; — et, sans doute, l’année prochaine ils le mettront au premier rang de nos épistoliers. Mais, en attendant, ses Contes ne manquent, à notre avis, que d’un peu d’imagination et d’un peu d’originalité. Voltaire se reconnaîtrait-il dans l’histoire de Touriri, prince de Bagdad ? Il se souviendrait tout au moins d’en avoir donné le modèle. Flaubert se retrouverait dans Hellè, Gautier dans Myrrha, M. Anatole France dans la Princesse Lilith, M. Alphonse Daudet dans Mélie, dans Képis et Cornettes, dans la Chapelle Blanche. Et, à la vérité, M. Lemaître s’y retrouve aussi ; et, il a bien choisi ses modèles, en habile homme qu’il est ; et, pour être imités de Flaubert ou de Voltaire, ses Contes n’en sont pas moins agréables à lire ; — mais cela ne laisse pas d’en diminuer un peu le mérite.

Nous aurions fini, s’il ne convenait en terminant de dire deux mots de quelques ouvrages qui, sans doute, ne sont pas des « livres d’étrennes » à proprement parler, ou dont le caractère serait scientifique plutôt que littéraire. Tels sont, dans la Bibliothèque des Merveilles, le livre de M. Maxime Hélène sur le Bronze, ou celui de M. Guignet sur les Couleurs : le second plus savant, plus instructif, plus utile aux critiques d’art et peut-être aux artistes eux-mêmes ; le premier, plus facile à lire et moins spécial. Tel est encore, chez Firmin-Didot, le beau volume de M. Gabriel Dallet : le Soleil et les Étoiles, dont nous craignons seulement de n’avoir pas très bien vu ce qui le distingue de tant de traités d’astronomie et de descriptions du ciel. Tel est enfin, chez l’éditeur Hennuyer, le très bel ouvrage de M. de Quatrefages : Introduction à l’étude des races humaines, orné de 441 gravures dans le texte, de 6 planches et de 6 cartes. Celui-ci est assurément le meilleur livre que l’on puisse aujourd’hui consulter sur l’anthropologie générale et sur la difficile question de la Classification des races humaines. C’est en même temps, comme son titre l’indique, le premier volume d’une série d’ouvrages que MM. de Quatrefages et Hamy se proposent de consacrer à la description détaillée des grandes races de l’humanité : blanche, noire, jaune, puisqu’aussi bien, et quoique la couleur ne soit qu’un caractère extérieur et superficiel, on n’en a pas trouvé qui différenciât plus nettement les hommes, il est d’ailleurs assez curieux que cette Histoire générale des races humaines commence de paraître dans le temps même où l’on se demande si la science, depuis une quarantaine d’années, n’aurait pas peut-être attribué dans l’histoire, à la race, beaucoup plus d’importance qu’elle n’en paraît décidément avoir.