Les Livres d'étrennes - 1892

Les Livres d'étrennes - 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 933-944).
LES
LIVRES D’ÉTRENNES

Si, parmi les livres d’étrennes, il y en a toujours quelques-uns dont on est bien aise de n’avoir point à parler longuement, — ou même dont on ne saurait mieux exprimer ce que l’on pense qu’en n’en parlant point du tout, — il y en a d’autres au contraire dont on est toujours fâché de ne pouvoir assez louer le solide mérite, et le Rembrandt[1] de M. Emile Michel est assurément de ceux-là. Livre d’érudition et de critique savante, où tant de travaux, dont Rembrandt a été l’objet, sont habilement résumés, jugés eux-mêmes, et fondus ensemble dans l’unité d’un seul récit ; biographie d’artiste, où l’histoire de l’homme et celle de son temps se mêlent, sans que jamais les droits du « milieu, » si je puis ainsi dire, nuisent à ceux de l’individualité ; chapitre enfin d’esthétique générale, où dans chaque jugement du critique on sent l’expérience du peintre, la possession des secrets du métier, l’amour passionné de l’art et de la vérité : M. Emile Michel était, je crois, le seul en France qui pût aujourd’hui l’écrire, et, certains de ne pas nous tromper en suivant un tel guide, si consciencieux et si sûr, si sincère et si bien informé, qui ne cache ni ne déguise rien, nous aimerions, si nous le pouvions, à parler après lui, non pas peut-être du plus grand, ni du plus noble, ni du plus facile à comprendre, mais du plus étonnant, du plus « prestigieux, » du plus réaliste, et du plus « surnaturel, » comme on l’a dit, ou du plus « symbolique » des grands peintres. « Assez formel pour nous suggérer ce qu’il veut, assez flottant pour nous abandonner ensuite à nous-mêmes, Rembrandt évoque chez nous cette part de collaboration active qui achève les plus hautes créations de la littérature et de l’art. » Ainsi s’exprime M. Emile Michel ; et on ne saurait sans doute mieux dire. Mais, de montrer comment son livre tout entier prépare cette conclusion, par quels moyens, par quelles considérations, alternativement tirées de ce que les conditions de l’art de peindre ont de plus particulier, de plus technique même, ou de ce que les lois de l’esthétique ont de plus général, et qui s’impose à tous les arts, comme à toutes les manières de penser les lois de la logique formelle, c’est ce qui serait intéressant ; et, par malheur, c’est aujourd’hui ce qu’il nous est interdit de faire. Heureux encore, en l’occasion, de n’avoir pas besoin de présenter M. Emile Michel à nos lecteurs, qui connaissent tous ses belles Études, et qui, pour les connaître, ayant souscrit par avance à tout ce que nous disons de son Rembrandt, y sauront ajouter |d’eux-mêmes tout ce que le manque de place et de temps nous empêche d’en dire.

Nous n’avons pas non plus à leur présenter Charles Blanc, feu Charles Blanc, ni même la nouvelle édition de la Grammaire des arts du dessin[2]. C’est un bon livre, qui a un peu vieilli ; et je ne sais comment en le rouvrant je suis tombé sur les lignes suivantes : « Winckelmann raconte, dans ses Remarques sur l’architecture des anciens, que les jeunes filles de Rome, lorsqu’elles ont été promises en mariage, se font voir à leur époux pour la première fois dans la rotonde du Panthéon, parce que le jour n’y pénètre que par une ouverture pratiquée au centre de la voûte, et que le jour d’en haut est le plus favorable à la beauté. Les femmes sont ici les meilleurs juges, et leur décision est sans appel. » Il ajoute à son tour que : « l’homme étant le seul parmi les êtres vivans, à qui l’attitude verticale soit naturelle, est ainsi destiné à recevoir la lumière qui tombe d’en haut ; » et je suis étonné qu’il ne cite pas le vers :


Os homini sublime dedit…


Ce mélange de galanterie surannée, d’esthétique, et de « cause-finalisme, » caractérise assez bien Charles Blanc, sa Grammaire des arts du dessin, et sa philosophie de l’art. Mais, après cela, comme on le sait assez, le livre n’en contient pas moins des observations excellentes ; et, seul ou presque seul qu’il est de son espèce, comme il a rendu de grands services, il en rendra certainement encore. Je lui sais gré surtout de maintenir fermement ce point : qu’il y a des principes ou, pour mieux dire, des lois ; que non-seulement on peut, mais qu’il faut disputer des goûts ; que, s’il y en a d’inoffensifs, dont la singularité n’est pour nuire à personne, il y en a de dangereux ; et jamais, sans doute, enseignement ne fut plus utile ni plus actuel. On n’apprend que de l’art même à en passer les limites, et il n’est permis de violer la Grammaire qu’en laissant voir encore en la violant qu’on saurait l’observer au besoin.

Voilà sans doute une belle transition pour passer de la Grammaire des arts du dessin à l’Art du rire et de la caricature[3], de M. Arsène Alexandre, si la caricature, ou, comme il la définit, « l’art de faire rire par le dessin » n’est un art, à vrai dire, qu’autant qu’il implique une connaissance approfondie du dessin. Quelques caricaturistes l’ignorent, je le sais bien, qui n’en sont pas moins en réputation ; mais aussi le rire qu’ils excitent est-il tout à fait analogue au rire inintelligent, que soulève le vaudeville ou la chanson de café-concert. Ce n’est pas le lieu d’insister. Bornons-nous donc à dire ici qu’après tant de livres ou d’essais récemment parus sur ce sujet de la caricature, on ne feuillettera celui de M. Arsène Alexandre ni sans plaisir, ni sans quelque profit. Puisqu’en effet on ne saurait esquisser l’histoire de la caricature, depuis le temps des Grecs, ou des Égyptiens même, jusqu’à ceux du Chat Noir et du Courrier français sans rencontrer l’occasion de toucher à beaucoup de choses, très diverses, et qui, pour n’être pas à l’usage des


… petites filles
Dont on coupe le pain en tartines…


n’en sont pas moins intéressantes, c’est un moyen de divertissement, et parfois d’instruction que l’auteur de l’Art du rire et de la caricature n’a eu garde de négliger. Les anecdotes, les traits de mœurs abondent dans son livre ; et si, de loin en loin, le tour ou le ton en paraissait un peu vif, il le fallait, — pour que le texte ne différât pas trop du caractère de l’illustration.

On demandait un jour à un acteur où il se procurait les chapeaux invraisemblables dont il aimait à coiffer les héros des vaudevilles de Labiche et de Gondinet, et il répondait : « Mais ce sont les anciens,.. que je conserve. » Cette réponse est pleine d’une philosophie qu’on ne peut s’empêcher d’admirer quand on passe du livre de M. Arsène Alexandre à celui de M. Henri Bouchot : le Luxe français[4] sous le premier empire. On l’admirera sans doute bien plus encore si M. Bouchot, comme nous l’espérons, ne s’en tient pas à ce premier volume ; et qu’après avoir retracé l’histoire du luxe sous le premier empire, il la poursuive à travers les temps de la restauration et du gouvernement de juillet. La fidèle reproduction d’un chapeau cabriolet ou d’une redingote à la propriétaire en sera la pire caricature, — je veux dire la meilleure, — et l’on comprendra que tant de caricaturistes aient commencé, comme Gavarni lui-même, par être des « modistes » ou fini, comme Grévin, par être des « costumiers. » Mais l’empire, lui, a eu vraiment un style, qu’on peut ne pas aimer, dont même on peut sourire, qui n’en a pas moins son originalité réelle ; et si la marque s’en reconnaît jusque dans les exagérations de la mode, c’est ce qui les sauve d’être grotesques. On se tromperait au surplus, nous tromperions le lecteur si nous lui laissions croire que M. Bouchot, dans son livre, s’est uniquement ou principalement occupé de la « mode. » Il ne lui a donné qu’un chapitre, ainsi qu’il convenait, et son vrai sujet, c’est l’histoire des mœurs ou de la vie sociale et de ses diverses manifestations sous le premier empire. Si maintenant, pour en bien faire sentir toute l’importance, il était nécessaire de mettre « Oberkampf au-dessus du premier maréchal de l’empire, » ou de sacrifier le vainqueur lui-même « d’Austerlitz et de Wagram, au très modeste Parmentier, » c’est ce que nous ne discuterons point, et il nous suffit de savoir que tous aujourd’hui, tant que nous sommes, c’est là, dans ces années de la révolution et de l’empire, que nous avons nos origines. M. Bouchot l’a bien vu, et il l’a bien montré. Son livre, admirablement illustré, l’un des mieux illustrés que nous ayons parcouru cette année, n’est pas moins instructif à lire qu’agréable à feuilleter, et, rempli qu’il est de faits peu connus ou de détails demeurés inédits, nous ne doutons pas qu’il serve beaucoup aux historiens de l’empire. La mode et le Chez-soi, les Réceptions et les Sorties, les Arts et les Artistes, tous ces chapitres sont à lire ou plutôt à retenir, et ce n’est pas seulement aux curieux ou aux amateurs, c’est à tout le monde un peu que nous les recommandons.

Le XIXe siècle[5] de M. John Grand-Carteret est encore un beau livre, heureusement conçu, très supérieur à ceux de Paul Lacroix sur le XVIIIe ou sur le XVIIe siècle, imprimé comme il convient au renom des Didot, et enrichi, lui aussi, de nombreuses illustrations. « Comparer le siècle finissant au siècle commençant, montrer ainsi pour chaque chose, pour chaque partie spéciale, non-seulement les phases diverses, mais aussi les accroissemens successifs : » tel est le vaste programme que s’est à lui-même proposé M. John Grand-Carteret. Il ne nous croirait pas si nous disions qu’il l’a rempli. Qui pourrait, en effet, le remplir, se bornât-il uniquement à la France, comme l’a fait M. Grand-Carteret ? Nous ne savons pas encore, nous ne pouvons pas dire avec exactitude quelle est l’œuvre du XVIIIe siècle. Comment, dans l’œuvre du nôtre, saurions-nous, même avant que d’avoir tout à fait achevé de le vivre, distinguer les parties durables d’avec les caduques ? Mais ce qui est encore plus évident, c’est qu’on ne les distinguera jamais, si quelqu’un ne commence, et il nous faut féliciter M. Grand-Carteret de l’avoir entrepris. C’est ce que je voulais dire en disant que son livre est très supérieur à ceux du bibliophile Jacob. Dans tel de ses chapitres, sur les Étapes et l’esprit du XIXe siècle, sur l’Émancipation de la femme, sur les Théâtres, sur les Forces modernes, — au premier rang desquelles il range la presse, et avec raison, — sur les Inventions nouvelles, quoi encore ? sur les Salons et les clubs ou sur le Goût littéraire et le goût intime, M. Grand-Carteret a mis en lumière, habilement et heureusement, quelques-uns des caractères qui distinguent profondément le XIXe siècle de tous ceux qui l’ont précédé. Il ne pouvait pas faire davantage ; et ceux-là s’en rendront compte qui voudront bien supputer ce qu’exigeait de recherches, de réflexions, et de talent aussi, pour le réduire à quelques pages, un seul des chapitres dont nous venons d’indiquer les sujets.

Le livre de M. Paul Strauss sur Paris ignoré<ref> Paris ignoré, par M. Paul Strauss, conseiller municipal de la ville de Paris ; ouvrage illustré de 550 dessins inédits d’après nature, 1 vol. grand in-4o ; ancienne maison Quantin. </<ref> peut en servir d’exemple, n’étant, pour ainsi dire, en 500 pages in-quarto, que le développement d’une page ou deux du livre de M. Grand-Carteret. Paris ignoré, c’est le Paris qui fait vivre l’autre, qui entretient la circulation de ses rues, qui veille à sa sécurité ; c’est encore le Paris souterrain, si l’on peut ainsi dire, ce Paris dont les dessous, quand on y jette un coup d’œil distrait, ont l’air d’être plus machinés qu’un théâtre ; c’est aussi le Paris souffrant, celui dont tant d’hôpitaux, tant d’hospices, tant d’institutions de bienfaisance et de charité ne suffisent pas à soulager les nombreuses, les douloureuses, les hideuses misères. On conçoit aisément qu’en sa qualité de conseiller municipal, personne mieux que M. Strauss ne pouvait décrire ce Paris ignoré, depuis les caves de Bercy et les sous-sols des Halles jusqu’aux pavillons d’isolement de la Salpêtrière et jusqu’à l’école des teigneux de l’hôpital Saint-Louis. Nous pardonnera-t-il cependant de lui rappeler ici que M. Maxime du Camp l’avait fait avant lui ; et que « les dessous administratifs, l’intimité des services publics, le fonctionnement de l’octroi, les mille détails de la toilette de Paris, la navigation de la Seine et des canaux, » tout cela, sans être assez connu, n’était pas non plus si difficile ou tellement impossible à connaître ? Il a d’ailleurs l’avantage de l’illustration, dont il nous faut louer la vivante et pittoresque exactitude. Nous savons aussi que, beaucoup de choses ont changé, depuis quinze ou vingt ans, pour quelques-unes qui demeurent, comme aussi plusieurs sont nées qu’on ne pouvait décrire avant qu’elles eussent commencé d’être. Après celui de M. Maxime du Camp, le livre de M. Paul Strauss contient donc assez de nouveautés pour qu’on le lise à son tour, et s’il a le même succès, ce sera, même avant nous, M. Maxime du Camp qui s’en réjouira le premier.

Quelques lecteurs s’étonneront peut-être que dans un livre sur Paris ignoré, M. Strauss ait cru devoir faire une part assez large encore aux « lycées et collèges » de la grande ville ; et, en effet, ils les connaissent, pour y avoir eux-mêmes passé jadis, ou, depuis, pour avoir contribué de leurs deniers à en faire comme des palais de la jeunesse. Mais c’est que rien n’a plus changé peut-être, depuis vingt-cinq ou trente ans, et ceux-là s’en convaincront promptement qui joindront à la lecture du chapitre de M. Strauss celle du beau volume de M. Léo Claretie, sur l’Université moderne[6]. Dans cette « brillante monographie, » comme l’appelle M. Gréard, le jeune et spirituel auteur n’a rien mis qu’il n’ait vu lui-même de ses yeux, ou qu’il ne connaisse d’une expérience personnelle et toute récente encore, « depuis l’école maternelle, où il semble qu’il a balbutié ses premières lettres, » dit encore M. Gréard, « jusqu’à la salle de doctorat de la Faculté où il conquérait naguère avec éclat son dernier grade. » À vivre ainsi lui-même de la vie de l’Université, qu’il ait appris à l’aimer, ceux-là seuls pourraient s’en étonner qui ne la connaissent pas, ou qui la connaissent mal. D’autres sont plus brillans, et d’autres aussi plus bruyans, mais je n’en vois guère qui fassent de meilleure besogne, avec plus de conscience ou plus de dévotement, ni qui s’en vantent moins. M. Léo Claretie, qui le sait bien, l’a montré dans son livre, avec un art très personnel aussi, déjà formé, déjà savant, de présenter les choses, de les faire vivre, et de tracer les physionomies des hommes. Il n’eût pas eu besoin, pour se faire lire, des très belles compositions dont M. J. Geoffroy a orné son livre. Mais un attrait de plus, et de cette nature, ne sera sans doute pas pour nuire au succès de l’Université moderne, et nous serions désolé, comme d’ailleurs M. Léo Claretie lui-même, si, pour le mieux louer, nous paraissions séparer sa fortune de celle de son collaborateur, le peintre des Infortunés et de la Visite à l’Hôpital.

Si les Parisiens ignorent leur Paris, je ne crois pas m’avancer en disant que sans doute ils ignorent davantage encore Pékin et Calcutta, Lisbonne et Copenhague, sinon Rome et Amsterdam, ou du moins, avant d’avoir lu les Capitales du monde[7], je ne l’aurais pas cru. Cependant, il s’en est rencontré plus de quatre, et de huit, et de douze pour collaborer à ce livre, — si toutefois M. François Coppée veut bien les reconnaître pour tels. Demander à M. Boissier de nous décrire Rome, à M. de Vogüé, Saint-Pétersbourg, Constantinople à Pierre Loti, Calcutta à M. James Darmesteter, Pékin à M. Maurice Paléologue, l’idée sans doute était ingénieuse, et l’exécution n’ayant pas déçu leur attente, nous espérons que le succès aussi ne trompera pas les heureux éditeurs de ce beau volume. Quelques étrangers n’ont pas dédaigné de concourir à cette œuvre plus qu’européenne et vraiment internationale. La reine de Roumanie a décrit sa capitale, M. Emilie Castelar s’est chargé de Madrid, sir Charles Dilke, de Londres, M. Harald Hansen, de Christiania, M. Camille Lemonnier, de Bruxelles. Si je ne mets pas ici le nom de M. Edouard Rod, c’est que je craindrais de lui faire des affaires avec son gouvernement. Mais pour les « illustrateurs, » je n’en finirais pas, si je voulais énumérer tous les peintres, de toutes les nations, eux aussi, dont les tableaux, dessins, ou croquis font de ce volume le plus divers, le plus cosmopolite, et le plus u suggestif » des albums. Ah ! ce n’était point dans de semblables albums que nous apprenions jadis la « géographie pittoresque, » mais en revanche ils coûtaient plus cher.

Toutes ces grandes villes sont trop civilisées, et vous verrez qu’un jour elles finiront par se ressembler toutes. Les Iles oubliées[8], — ce sont les Baléares, la Corse et la Sardaigne,— ont quelque chose de moins artificiel, ou de plus sauvage même, si nous en croyons les très sincères et très originales impressions qu’en a rapportées M. Gaston Vuillier. Le premier spectacle qu’il eut en arrivant à Palma, ce fut celui d’une gran corrida d’espèce assez rare, sans doute, où une jeune femme, la señora Mazantina, tenait l’emploi de toréador, et c’était en l’honneur de la canonisation du bienheureux Alonso Rodriguez ! La señora, blessée, roula dans la poussière, et la foule quitta la plaza de toros pour aller s’agenouiller sur le passage d’une procession dont l’effigie du saint, en cire, de grandeur naturelle, était le plus bel ornement. Mais d’autres spectacles attendaient M. Gaston Vuillier. Majorque est riche en monumens, dont on retrouvera la splendeur dans ses dessins ; riche en souvenirs, dont les plus littéraires sont ceux de Raymond Lulle et de George Sand, qui écrivit son Spiridion dans une cellule de la chartreuse de Valldemosa ; plus riche encore en beautés naturelles. Nous ne disons rien de la Corse, moins « oubliée » sans doute, ou plus connue que les Baléares. Mais il y aurait plaisir à suivre M. Vuillier en Sardaigne, de Porto-Torres à Sassari, de Sassari à Cagliari, de Cagliari à San-Mauro. Ici, ce ne sont plus les fidèles seulement, ce sont leurs bœufs avec eux qui suivent les processions, au nombre de parfois trois ou quatre cents «les cornes ornées d’oranges, de rubans, de petits miroirs ; des fleurs sur le front, et le cou agrémenté de foulards, de scapulaires, d’amulettes. » Mais il faut se borner ; et nous en avons dit assez pour inspirer à nos lecteurs la curiosité d’en savoir davantage, ou peut-être, à leur tour, le désir d’aller visiter ces Iles oubliées.

Les Souvenirs du capitaine Parquin[9] nous ramènent sur le continent, j’allais dire en Europe, et au temps des guerres de l’empire. On connaît l’histoire du capitaine ou du commandant Parquin, — car, après avoir été réformé en 1824, il fut fait en 1830 chef d’escadron de gendarmerie ; — Et l’on sait que la fin en a un peu gâté les beaux commencemens. Nous n’aimons pas à voir les commandans de gendarmerie prendre part à des « expéditions » comme celles de Strasbourg ou de Boulogne, et cette opinion personnelle est trop saine pour n’être pas généralement partagée. Après cela, comme il n’y est question ni de Boulogne ni de Strasbourg, mais d’Eylau et de Salamanque, nous louerons l’intérêt des Souvenirs du capitaine Parquin. Moins abondans que les Mémoires du général Marbot, moins « merveilleux, » si je l’ose dire, les Souvenirs de Parquin sont peut-être plus véridiques, d’une vérité moins ornée. Ce sont bien ceux aussi d’un officier de cavalerie, d’un chasseur ou d’un hussard de l’empire, dont la désinvolture même est une forme de l’héroïsme, quand elle est faite, comme la sienne, de mépris du danger, d’insouciance de la vie, et d’amour de la guerre. Les illustrateurs de ce beau volume l’ont bien compris, et ce sont de belles pages, bien militaires, bien françaises que celles où leur crayon a voulu rivaliser de vivacité avec le texte de Parquin. Il convient de les en remercier, comme aussi M. Frédéric Masson, qui s’est fait l’éditeur de ce livre. Mais quelle utilité de s’en prendre là-dessus, comme il fait, « à ce qu’on nomme la littérature ?» et depuis quand « les romans malsains |qui défigurent la face auguste de la Patrie « sont-ils toute « la littérature » ou seulement « de la littérature ? » Si l’épée a sa noblesse, — comme on eût dit au temps du capitaine Parquin, — la plume aussi peut avoir la sienne, et je consens que ses victoires aient parfois été désastreuses, mais l’épée n’a-t-elle toujours vaincu que pour la justice et pour l’humanité ?

On rapprochera tout naturellement des Souvenirs du capitaine Parquin le livre de M. L. Vallet : Croquis de cavalerie[10]. À la vérité, la forme en est un peu particulière, et le livre tout entier n’est guère qu’un état des cavaleries de l’Europe, précédé d’un court historique ou, pour mieux dire, d’une « caractéristique » de leur organisation et de leurs qualités. Allemagne, Angleterre, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, France, Hollande, Italie, Russie, Suède et Norvège, nous les voyons tour à tour défiler devant nous, officiers en tête. De nombreuses gravures, exécutées d’après les dessins de l’auteur, forment un heureux commentaire du texte ; et si celui-ci d’ailleurs est plutôt à consulter qu’à lire, c’est justement ce que M. Vallet a voulu.

Nous arrivons maintenant aux collections Hachette et Hetzel, dont on nous excusera, comme aussi bien tous les ans, de ne pouvoir donner qu’une idée très sommaire. M. Maxime du Camp n’a certes pas voulu dans Bons cœurs et Braves gens venger la « littérature » des duretés qu’on lui dit depuis quelque temps, mais, avec son art ordinaire de conter, de dramatiser et de composer, il a montré que la « littérature » pouvait, elle aussi, servir de quelque chose. Car on se trompe lorsque l’on dit que la vertu n’a pas d’histoire, et, pour intéresser les lecteurs « aux bonnes gens et aux bons cœurs, » il ne suffit que de savoir s’y prendre. On sera reconnaissant à M. Maxime du Camp d’avoir prouvé dans ces quelques récits qu’en fait de « documens humains » les exemples de bonté, de générosité, d’abnégation en valent d’autres, et que, comme les autres, étant du domaine de la vérité, ils sont donc aussi de celui de la « littérature. » L’ouvrage est illustré de cinquante gravures d’après MM. de Myrbach et Tofani. Pour le livre de M. Eugène Mouton, nous n’en pouvons que copier le titre, mais sans doute ses lecteurs habituels le trouveront assez significatif, et le voici tout au long : Aventures et mésaventures de Joël Kerbabu, Breton de Landerneau en Bretagne, dans ses voyages en Portugal, aux Indes orientales, en Arabie en Ethiopie, en Chine, au Japon, au Tonkin et en France. Vous m’en voyez moi-même fourbu. L’illustration du livre est de M. Alfred Paris. Signalons encore : Sauvons Madelon ! et le Dernier tour de l’enchanteur Merlin, par Mlle Jeanne Schultz, le délicat auteur de la Neuvaine de Colette ; un volume de Mme de Witt : Alsaciens et Alsaciennes ; un volume de Mme de Nanteuil : le Secret de la grève ; un volume de Mme Colomb : Hélène Corianis. Tous ces ouvrages, — à peine avons-nous besoin de le dire, — sont illustrés de nombreuses gravures, et tous ces noms sont assez connus de nos lecteurs. La Bibliothèque des merveilles, enfin, s’enrichit cette année de deux nouveaux volumes : la Guerre, par M. le lieutenant-colonel Hennebert, et Maisons d’hommes célèbres, par M. André Saglio. On pourrait dire de ce dernier volume que, si ce n’est pas de l’interview, c’est de l’indiscrétion rétrospective, de l’histoire anecdotique, de la description vraie. Les curieux du cabinet de travail de M. Emile Zola, — dont M. Grand-Carteret nous a donné la reproduction dans son XIXe siècle, — ne le seront-ils pas aussi de la « librairie » de Montaigne ou de la « chambre à coucher » de Voltaire ? Quant au petit livre du colonel Hennebert, s’il n’est pas gros, il est plein de choses, et dans un format maniable, en moins de 300 pages, on y trouvera, sur tout ce qui touche à la guerre, — forces militaires, fortifications, moyens de communication, mobilisation, stratégie, tactique, poliorcétique et défense des places, — De ces résumés ou de ces raccourcis dont ceux-là sont seuls capables qui sont les maîtres de leur sujet.

Voyages extraordinaires Voyages involontaires, la féconde imagination de M. Jules Verne ne se lasse pas d’en inventer, et le talent descriptif de M. Lucien Biart en trouve toujours de nouveaux à placer dans le cadre de ses souvenirs. Il y a toute une Amérique, si l’on peut ainsi dire, dont personne, en français du moins, ne nous a donné la sensation comme l’auteur des Clientes du docteur Bernagius. Il nous la donnait hier encore, ici même, et nos lecteurs ne l’ont pas oublié. Dirai-je qu’ils la retrouveront dans les quatre récits, — M. Pinson, la Frontière indienne, le Secret de José et Lucia Avila, — qui forment ce volume ? Ils y retrouveront aussi l’aimable invention de M. Lucien Biart, sa bonhomie doucement ironique, son art de soutenir et de renouveler l’intérêt. Mais s’ils préfèrent peut-être, comme étant plus inédites, en quelque manière, et d’un air plus nouveau, les descriptions de l’Asie centrale à celles de l’Amérique équinoxiale, alors c’est Claudius Bombarnac, le reporter du XXe siècle qu’ils suivront avec M. Jules Verne, de Tiflis à Pékin, par Merw, Boukhara, Samarcande, Kachgar et Lan-Tcheou. Si nous avons l’air nous-même de connaître ainsi le chemin, c’est que le roman de M. Jules Verne est accompagné de deux excellentes cartes. Il est illustré aussi de 6 grandes gravures en chromotypographie, qui nous ont paru d’un effet très heureux, et de 55 compositions de M. L. Bennett.

Sous le titre d’Epis et Bleuets, — pour exprimer le mélange des « idées sérieuses » et des « idées souriantes, » — M. Ernest Legouvé a rassemblé dans ce volume quelques « Souvenirs biographiques, » une demi-douzaine « d’Études littéraires ou dramatiques » et quelques « Scènes de famille. » N’avions-nous pas lu déjà quelques-unes de ces pages ? Peu importe, si nous n’avons pas trouvé pour cela moins de plaisir à les relire. M. Legouvé a beaucoup vu, beaucoup lu, et beaucoup retenu. On sait, d’ailleurs, qu’il conte ou qu’il cause à merveille, légèrement, avec cet air de négligence, ou de nonchalance même, qui était autrefois la coquetterie de la conversation. Point de grands mots, ni d’éclats de voix. mais la malice aimable de l’homme à qui la vie a été douce et qui lui en demeure reconnaissant. Aussi, dans ce volume, n’est-ce pas seulement un homme qui se peint, mais toute une époque avec lui, dont il aime à se souvenir et dont le souvenir l’inspire. Avec cela, dans les quelques pages qu’il a consacrées aux Domestiques au théâtre, aux Ficelles dramatiques, à la Transformation d’une légende, — c’est celle du Cid, — rien de très profond, sans doute, mais rien de pédant ; et des indications utiles, comme venant d’uû « homme de théâtre, » qui l’a toujours passionnément aimé.

Signalons encore, dans la même collection, la Petite Fée du village, de Jules Sandeau, qu’évidemment nous devrions connaître, mais que nous avons, en tout cas, tout à fait oubliée ; la Petite chanteuse, de M. Julien Berr de Turique, dont tout ce que nous pouvons dire, c’est que nous avons lu du jeune écrivain de très jolies Nouvelles ; le Rubis du Grand-Lama, par M. André Laurie, long roman d’aventures, où nous avons cru voir que de jeunes lecteurs trouveraient sur le bouddhisme thibétain plus d’un renseignement instructif. Et n’oublions pas, pour finir, les deux volumes annuels du Magasin d’Éducation et de Récréation. La « Récréation » n’y tient-elle pas beaucoup de place, peut-être ? plus qu’autrefois, à ce qu’il nous semble ? Nous avons cependant remarqué dans le second volume une jolie série : Comment on dessine les enfans, d’après Hunt Rimmer, traduction de M. Courtin.

Il ne nous reste plus qu’à parler de quelques rééditions, et d’abord du volume de Portraits littéraires[11] que MM. Garnier frères ont tiré des Causeries du Lundi. Déjà les mêmes éditeurs avaient ainsi formé une Galerie de Femmes célèbres, puis une autre, puis une Galerie des grands Écrivains français, puis un Cabinet, pour ainsi parler, d’Originaux et Beaux Esprits. Ce sont aujourd’hui les Écrivains politiques et philosophes, — Condorcet, Mallet du Pan, Bonald, Joseph de Maistre, Armand Carrel, Montalembert, Tocqueville, etc., — et il faut convenir qu’ainsi rapprochés les uns des autres, s’ils ne prennent certes pas une valeur nouvelle, tous ces portraits pourtant se font valoir, et la signification s’en précise. L’air de famille ou d’opposition s’accuse ; politiques et philosophes, s’ils ont entre eux quelques traits de communs, et, dans cette communauté de préoccupations, chacun son caractère, on le voit mieux ; leurs différences aident à les comprendre. La connaissance de leur physionomie n’y est pas inutile non plus, si du moins les portraits qu’on nous donne sont vraiment ressemblans. Maine de Biran, par exemple, a le front bien métaphysique, et l’on reconnaît la roideur de Bonald dans le port de sa tête. Ils « doivent » donc être ressemblans. En tout cas, ils sont presque tous fort beaux, et le volume d’une exécution très soignée.

Nous en dirons autant du Théâtre de M. François Coppée[12]. Mais, quand nous voudrons louer M. Coppée lui-même, ce qui nous sera toujours facile et toujours agréable, ce n’est pas de Madame de Maintenon, ni même des Jacobites, que nous prendrons occasion. Contentons-nous donc ici d’avoir annoncé la publication de ce second volume de ses Œuvres complètes, et venons à Pêcheur d’Islande.

Si l’on osait se hasarder à prédire l’avenir, et, parmi tant de romans qui ont paru depuis dix ou douze ans, si l’on essayait de prévoir quels sont ceux qui mourront et lesquels survivront, j’en nommerais que je préfère, pour des raisons à moi, mais je parierais pour Pêcheur d’Islande[13]. Je viens de le relire, et, — que les éditeurs et surtout les auteurs me pardonnent ! — C’est peut-être ce qui m’a empêché de savoir les Mésaventures de Joël Kerbabu. J’en aime tout, ou presque tout, et d’abord l’oubli que Loti y a fait de lui-même pour ne songer qu’à ses personnages. Aussi comme ils sont vivans, bien vivans, d’une vie qui ressemble à la nôtre, vraiment humaine, dont la monotonie de l’existence a régularisé les battemens, sans diminuer en eux la puissance de souffrir. Et puis, les autres étaient d’une autre race, Aziyadé, Rarahu, Fatou-gaye, des exotiques, presque d’une autre humanité, mais celle-ci, la petite Gaud, mademoiselle Marguerite, est vraiment de la nôtre, par l’ardeur cachée de son amour, la douceur infinie de sa résignation, l’innocence de sa coquetterie. C’est le « fils Gaos » qui me plaît moins, pour trop ressembler à « mon frère Yves. » Ai-je besoin de rappeler la simplicité des moyens, celle des sentimens, la profondeur des uns, l’intensité des autres ? Mais qui jamais a mieux peint la mer, le calme blanc des mers d’Islande, la brume opaque des régions polaires, ou encore la sourde menace qui roule perpétuellement dans les plis de ses vagues, ses révoltes haineuses, et la fatalité de son pouvoir ? Certes, il n’était pas facile à M. Emile Rudaux de rivaliser avec le texte de son auteur, et nous n’oserons dire qu’il y ait tout à fait réussi. Mais il n’y a pas échoué non plus, et les cent vingt-huit compositions dont il a illustré Pêcheur d’Islande lui font sans doute le plus grand honneur. Il n’y en a pas une qui ne soit dans l’esprit du texte, et il y en a plusieurs qui seraient presque capables, à elles seules, d’en raviver le souvenir. Que pourrions-nous en dire davantage ? et comment aussi pourrions-nous mieux finir ?


F. B.

  1. Rembrandt, sa vie, son œuvre et son temps, par M. Emile Michel, membre de l’Institut, ouvrage contenant 343 reproductions directes, 1 vol. grand in-8o ; Hachette.
  2. Grammaire des arts du dessin, par Charles Blanc, de l’Académie française et d« l’Académie des beaux-arts, ouvrage orné de 300 gravures, 1 vol. grand in-8o ; librairie Renouard.
  3. L’Art du rire et de la caricature, par Arsène Alexandre, avec 300 fac-similés en noir, et 12 planches en couleurs, d’après les originaux, 1 vol. in-8o ; ancienne maison Quantin.
  4. Le luxe français. L’empire, par M. Henri Bouchot. Illustration documentaire, d’après les originaux de l’époque, 1 vol. grand in-8o ; tiré à mille exemplaires numérotés. Librairie illustrée.
  5. XIXe siècle, en France, par M. John Grand-Carteret, ouvrage illustré de 16 planches coloriées et de 487 gravures, 1 vol. grand in-8o ; Firmin Didot.
  6. L’Université moderne, par M. Léo Claretie, avec une préface de M. O. Gréard, 1 vol. grand in-4o ; illustré de 65 compositions de Geoffroy. Ch. Delagrave.
  7. Les Capitales du monde, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  8. Les Iles oubliées, par M. Gaston Vuillier. Impressions de voyage, illustrées par l’auteur, 4 vol. grand in 4° ; Hachette.
  9. Souvenirs du capitaine Parquin avec une introduction de M. Frédéric Masson ; dessins de MM. de Myrbach, Dupray, Walker, Sergent et Marius Roy, 1 vol. in-4o ; Boussod et Valadon.
  10. A travers l’Europe, Croquis de cavalerie, par M. L. Vallet, préface de M. Roger de Beauvoir. Ouvrage illustré de 300 gravures dans le texte et de 50 en couleurs d’après les dessins de l’auteur, 1 vol. grand in-4o ; Firmin Didot.
  11. Galerie de portraits littéraires. Écrivains politiques et philosophes, par Sainte-Beuve ; illustré de portraits gravés à l’eau-forte par MM. Abot, Burney, Courboin, Jeannin, Manesse et Massard, 1 vol. in-8o ; Garnier frères.
  12. Théâtre de M. François Coppée, 1869-1889. Édition illustrée, 1 vol. in-8o ; A. Lemerre.
  13. Pêcheur d’Islande, par Pierre Loti, illustré de 128 compositions de M. Emile Rudaux, 1 vol. in-8o ; Calmann Lévy.