Les Livres d’étrennes, 1891

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Anonyme
Les Livres d’étrennes, 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 929-940).
LES
LIVRES D'ETRENNES

Lorsque l’on a douze ou quinze fois émis des considérations générales sur les Livres d’étrennes, il devient assez difficile d’en dire quelque chose de neuf… La faute en est un peu sans doute aux éditeurs eux-mêmes, et nous pourrions leur reprocher qu’ils manquent d’imagination, qu’ils font toujours les mêmes livres, fabriqués à la grosse, comme les « fondans » et les « marrons glacés, » comme les « jouets mécaniques » et les « bébés Jumeau… » Mais le fait est qu’ils seraient encore plus embarrassés que nous de faire du nouveau ; qu’au reste, il ne semble pas que leur clientèle en demande ; et qu’enfin ils auraient beau en vouloir chercher, ils n’en trouveraient pas. Que si là-dessus nous leur donnions le conseil de ne faire chaque année qu’un livre, un beau livre, à la perfection duquel ils mettraient chacun tout son effort, assurément ils se riraient de nous. Aussi nous garderons-nous de le leur dire ou de vouloir le leur insinuer seulement ; et n’imputant aujourd’hui notre stérilité qu’à nous-mêmes, nous demanderons au lecteur de se contenter des renseignemens un peu sommaires qu’il trouvera dans les notes qui suivent.

Livres d’étrennes, en effet, — ou de quelque autre nom qu’on les nomme, — nos lecteurs savent qu’il y en a toujours plus d’un dont nous aimerions à parler plus librement, avec plus d’abondance, plus à loisir surtout, non-seulement pour l’esprit, ou l’intérêt, ou la beauté de l’illustration, mais encore pour la valeur et, si je puis ainsi dire, pour la solidité du texte. Telle est en premier lieu l’Histoire de France[1] de M. Victor Duruy, revue, augmentée, et illustrée de six cent vingt-cinq gravures et de huit cartes. C’est dans ce livre que tous les hommes d’environ quarante à cinquante ans ont jadis commencé d’apprendre l’histoire de la patrie commune ; et ils ont lu bien des Histoires de France depuis lors ; ils en ont lu de sommaires et de développées, ils en ont lu qui flattaient leurs passions, ils en ont lu qui les choquaient : je ne crois pas qu’ils en aient lu de plus rapides, ni de plus lucides, ni de plus impartiales. Historien d’instinct, si M. Victor Duruy n’a jamais caché ses opinions particulières et ses préférences individuelles, il n’en a pas moins toujours su mettre la justice au-dessus d’elles ; et quand elle n’aurait que ce seul mérite, c’en serait assez pour maintenir son Histoire de France en un rang éminent, pour ne pas dire unique. Mais on sait qu’elle en a d’autres, beaucoup d’autres, qu’il nous serait agréable d’énumérer et de louer ici, si nous en avions la place et que, d’ailleurs, ils fussent moins connus. Faute de le pouvoir, bornons-nous donc à féliciter, ou plutôt à remercier la maison Hachette, de l’heureuse idée qu’elle a eue de nous donner de ce beau livre une édition nouvelle, revue, nous le disions, augmentée et ornée de ces illustrations qui sont devenues de nos jours presque indispensables à l’intelligence de l’histoire. N’était-ce pas jadis aussi M. Victor Duruy lui-même qui s’était avisé le premier de faire servir ainsi l’image, — l’image authentique et documentaire, — à vivifier le texte ? son Histoire des Romains, son Histoire de la Grèce, ne sont-elles pas des modèles de ce genre d’illustration ? et n’était-il pas naturel que son Histoire de France, illustrée enfin de la même manière, publiée dans le même format, vînt prendre place dans les bibliothèques à côté de ses aînées ?

Nous aimerions encore à parler des Poésies complètes[2] de M. François Coppée, réunies en un seul volume par l’éditeur Lemerre, et illustrées de trois cents dessins de M. F. de Myrbach. Mais, en vérité, ne serait-ce pas une dérision ? Et si nous avons quelque chose à dire de M. Coppée, de son œuvre en vers, — que nous ne voulons pas croire encore « complète, » — si nous aimerions à en louer l’originalité tout à fait singulière, le caractère d’exactitude et « d’intimité, » et si même nous voulions, comme c’est notre habitude, parmi tous ces éloges, mêler quelques critiques aussi, ne nous permettra-t-on pas d’attendre une occasion meilleure ? Disons donc seulement quelques mots des dessins de M. de Myrbach, et que nous serions étonnés si M. Coppée ne les préférait pas à ceux que l’on a faits, il y a quelques années, pour une autre édition de ses Œuvres. Car il serait difficile de mieux entrer dans l’esprit du poète, et de mieux traduire avec le crayon, d’une manière plus fidèle, mais en même temps plus personnelle, ce que ses vers ont de plus original, — et j’ajouterai, sans la moindre intention d’ironie, de plus parisien, s’il est vrai que quelques salons, quelques cafés, et quelques boulevards ne soient pas tout Paris. Voyez plutôt la série des Humbles.

C’est aussi de l’illustration qu’il nous faudrait nous réduire à parler dans la nouvelle édition de l’Invasion[3], magnifiquement ornée par MM. Marchetti et Paris d’un dessin à chaque page, de vingt-huit planches en couleurs, et de dix-sept planches en noir. Le moyen cependant de ne pas dire un mot en passant de ces Récits de guerre ? M. Ludovic Halévy n’a rien écrit que nous préférions, pour notre part, à ces pages dont nous admirions hier encore, après bien des années, en les relisant une fois de plus, l’air de vérité, la simplicité, l’émotion toujours aussi vive et aussi poignante. C’est aux jeunes gens que nous recommandons ce livre. Nulle part ailleurs, dans aucun autre, ils ne trouveront l’impression plus fidèle de temps qu’ils n’ont point vus, qu’ils ne connaissent que par ouï-dire, et dont au surplus il ne nous siérait pas de parler plus longtemps dans ces notes sur les Livres d’étrennes. L’illustration, souvent heureuse, n’a-t-elle pas quelquefois, de loin en loin, je ne sais quoi de plus déclamatoire ou de plus théâtral que le texte ? C’est un scrupule que je ne puis m’empêcher de soumettre à MM. Marchetti et Paris.

Le fort beau livre de M. Arsène Alexandre, Histoire des arts décoratifs depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours[4], illustré de quarante-huit planches en couleurs, de douze eaux-fortes et de cinq cents vignettes dans le texte, appellerait des observations d’un autre genre. L’auteur y traite successivement, en effet, des « Arts du bois, » des « Arts du métal, » des « Arts de la terre et du verre, » et des « Arts du tissu, » avec clarté, avec agrément, avec méthode, avec compétence, et au nom d’un principe que nous approuverions encore davantage, si l’application qu’il en fait n’avait trop souvent quelque chose d’inutilement agressif. Il a voulu venger les arts décoratifs, — dentelle et faïence, ébénisterie, serrurerie, — du dédain assurément très injuste, pour ne pas dire un peu ridicule, où les tiennent encore quelques théoriciens intransigeans du grand art, et prouver qu’un meuble de Boulle ou un plat de Bernard Palissy sont des chefs-d’œuvre au même titre que le Jugement dernier ou la Vénus de Milo ? On pensera que c’est beaucoup dire, et qu’en vérité trop est trop. « Votre profession ? » demandait jadis un président d’assises au vieux Dumas, témoin dans un procès qui se plaidait à Rouen. « Je dirais auteur dramatique, si je n’étais dans la patrie de Corneille, » répondait-il ; mais le président, à son tour : « Il y a des degrés en tout. » C’est ce que M. Arsène Alexandre, et son préfacier, M. Roger Marx, semblent avoir un peu oublié. Quand on leur accorderait que tous les arts « sont sortis du besoin que l’homme éprouvait d’orner sa demeure, » — ce qu’il ne resterait d’ailleurs qu’à établir, — il ne s’ensuivrait pas que pour être conforme à son véritable objet, l’art ne dût jamais ni s’élever au-dessus de son origine, ni au besoin s’en séparer. Ils nous disent encore : « L’art est un, seules ses manifestations sont multiples ; » ce qui n’est qu’une naïveté, si l’on entend par là qu’un musicien et qu’un peintre sont également des artistes, mais ce qui n’est qu’un sophisme, si l’on veut dire qu’il y ait autant d’invention dans un service de porcelaine de Sèvres, et de style, et de « pensée, » que dans le Tombeau des Médicis ou dans l’École d’Athènes. Je n’aurais pas de peine à montrer à M. Arsène Alexandre et à M. Roger Marx, si j’en avais ici la place, que leurs exagérations de plume vont tout droit contre leur intention, qui est de lier le renouvellement et la prospérité du « grand art » à la prospérité même des arts décoratifs, » en quoi je crois qu’ils ont absolument raison… Mais puisqu’enfin l’intention est bonne et louable même, puisque d’ailleurs le livre est bien fait, puisque les partis-pris de l’auteur ne sont qu’une forme de sa compétence et les garans de sa sincérité, nous n’insisterons pas autrement, et en recommandant à nos lecteurs l’Histoire de l’art décoratif, il nous suffira d’ajouter que nous leur recommandons l’un des beaux livres qu’on nous ait donnés cette année. Nous ne leur recommanderons pas moins vivement le très beau livre aussi de M. Henry René d’Allemagne : Histoire du luminaire depuis l’époque romaine jusqu’au XIXe siècle[5], ouvrage illustré de quatre-vingts planches hors texte et d’un grand nombre de vignettes qui joignent toutes à leur valeur d’art une valeur ou une signification historique précise. Le livre de M. d’Allemagne est quelque chose en effet, sinon de plus, mais au moins d’autre qu’un livre d’art : c’est un livre d’érudition, et, à de certains égards, presqu’un livre de science. La distribution, qui ne pouvait manquer (t’en être claire, en est strictement chronologique. En vérité, c’est un de ces livres où l’on sent tout le pouvoir de l’histoire, et que, pour intéresser les moins curieux d’entre nous, il suffit de les inviter à suivre d’âge en âge l’évolution de la chandelle ou des chandeliers. La lecture du livre de M. d’Allemagne éclairera beaucoup le grand public, et, en raison du nombre et de la nature des documens qu’il y a patiemment rassemblés, les historiens eux-mêmes y trouveront des lumières.

Ils en trouveront moins, mais ils en trouveront peut-être quelques-unes encore, et les dames en trouveront beaucoup dans la lecture du livre de Mme de Villermont : Histoire de la coiffure féminine, ouvrage orné d’une chromolithographie, de nombreuses planches hors texte et de cinq cent soixante-dix gravures dans le texte[6]. « Il y a, nous dit l’auteur, une philosophie dans l’histoire du costume et la coiffure en est le résumé. » Nous le voulons bien, quoique sans doute si l’auteur eût écrit une Histoire de la chaussure, il n’y aurait qu’un mot à changer dans sa phrase, et elle serait également vraie, ce qui veut dire également fausse. M. Arsène Alexandre nous avait parlé, lui, de la Physiologie du meuble ! Sans appuyer autrement sur cette inoffensive critique, le livre de Mme de Villermont, avec les nombreuses gravures dont nous avons dit qu’il était illustré, curieux à feuilleter, ne l’est pas moins à lire, étant riche d’anecdotes et de renseignemens de toute sorte. On ne croirait certainement pas avant de l’avoir lu que les femmes eussent inventé tant de façons d’arranger leurs cheveux ni de se mettre sur la tête tant et de si singulières coiffures : bonnet à la candeur, pouf à la saporité, turbans à la Péruvienne et chapeaux à l’Ipsiboë. C’est dommage, en vérité, que le livre s’arrête à la date de 1830 ; et un ou deux chapitres de plus, qui ne l’auraient pas beaucoup grossi, ne l’auraient pas non plus déparé.

Étudier ou raconter le passé selon l’ordre des temps, c’est de l’histoire : le raconter ou le décrire au hasard des lieux que l’on traverse, c’est déjà de la géographie. Dans son beau livre : Autour de Paris[7], illustré de cinq cents dessins d’après nature par M. G. Fraipont, M. Louis Barron a fait œuvre à la fois d’historien, de géographe, — et de paysagiste. Rien qu’en le feuilletant, plus d’un Parisien se répétera que, décidément, ce que nous connaissons le moins, c’est ce qui nous touche de plus près, et, s’il veut s’en rendre tout à fait convaincu, il lira le texte de M. Louis Barron. Nous avions déjà plusieurs fois signalé, dans les Fleuves de France[8], du même auteur, un art très personnel de renouveler des descriptions tant de fois faites, et, pour ainsi parler, de faire lui-même dans le connu de véritables découvertes. Dans ce voyage d’exploration de la grande banlieue de Paris, il n’a pas été moins heureux. Le Valois, le « Tour de Marne, » Fontainebleau, la forêt de Fontainebleau, les « Vallées agrestes, » celle de l’Orge, celle de l’Yvette, celle de la Bièvre, Versailles et ses environs, Rambouillet, Saint-Germain, Saint-Denis et la vallée de l’Oise, l’Ile-de-France, en un mot, pour faire à votre tour les mêmes excursions, vous ne sauriez choisir de guide mieux informé ni plus sûr que M. Louis Barron, ou plutôt, non, vous n’avez même pas à vous déranger, et du fond d’un fauteuil, tout ce qui vous échapperait, si vous ne prétendiez vous en fier qu’à vos yeux, vous le verrez dans son livre.

De dire que nous connaîtrons prochainement l’Afrique centrale aussi bien que l’Ile-de-France, assurément ce serait exagérer : il n’en est pas moins vrai que depuis déjà quelques années les renseignemens abondent sur « les Indes noires, » plus circonstanciés, plus précis peut-être, et plus certains, à ce qu’il semble, qu’aucun de ceux que nous ayons sur le continent jaune. On en trouvera de nouveaux encore dans les deux volumes du capitaine Binger : Du Niger au golfe de Guinée[9], illustrés d’une carte d’ensemble, de nombreux croquis, et de cent soixante-seize gravures, comme dans le livre de M. Gaetano Casati, traduit par M. Louis de Hessem : Dix années en Equatoria[10], illustré de cent quarante gravures et de plusieurs planches en couleur.

Nous n’avons point, sans doute, à présenter à nos lecteurs le capitaine Binger, non plus qu’à exposer ici des « vues » sur l’expansion coloniale de la France. Il faudrait d’abord que nous en eussions ; et en vérité celles des autres nous ont paru jusqu’à présent si troubles, pour ne pas dire si contradictoires, que nous n’en avons encore pu rien dégager d’assez net. Mais cela ne saurait, comme on l’entend bien, nous empêcher de rendre à tant de courageux explorateurs l’hommage de sincère admiration qu’ils méritent pour leur courage, pour leur ténacité, pour leur confiance, pour les services qu’ils ont déjà rendus, pour les espérances, enfin, qu’ils ont fait naître et qu’ils entretiennent. Le capitaine Binger ne sera certainement compté ni parmi les moins hardis, ni parmi les moins heureux. Bien moins encore méconnaîtrons-nous l’intérêt scientifique ou même vraiment philosophique de ces grandes, patientes, et pénibles explorations. Quand elles n’habitueraient l’esprit qu’à sortir un peu des frontières où le renferme trop souvent une éducation trop étroite, et de loin en loin à songer que nous ne sommes pas les seuls hommes, ce serait déjà quelque chose. Mais on sait assez ce que la science proprement dite, et notamment l’histoire naturelle, ce que l’ethnographie surtout, ce que la linguistique, ce que l’histoire des religions, — toutes choses liées étroitement entre elles, — ont tiré déjà de profit, ce qu’elles doivent aux explorateurs du continent noir. Dans les deux volumes du capitaine Binger, les détails de cette nature abondent. Nous voudrions que quelqu’un les y reprît, les joignît à tant d’autres, épars un peu partout, les ordonnât, les discutât et se proposât enfin la tâche, qui serait laborieuse, mais qui ne serait pas sans gloire, d’en former un ensemble et un tout. N’est-ce pas, dira-t-on, ce que M. Elisée Reclus a fait dans sa belle Géographie de l’Afrique ? Assurément, mais nous voudrions quelque chose d’autre, où la description des lieux occupât moins de place, où l’on mît surtout en lumière ce que la connaissance des races de l’Afrique nous apprend sur les origines de la civilisation, sur l’évolution des langues et des religions, sur la psychologie enfin de l’humanité primitive.

Le livre de M. Gaetano Casati n’y serait pas d’un médiocre secours, si l’on fait attention que l’auteur, ancien officier de l’armée italienne, parti de Gênes au mois de septembre 1879, et de Souakim au mois de janvier 1880, était encore à Bagamoyo au mois de décembre 1889. Cela fait bien dix ans de séjour et d’aventures en Équatoria, pendant lesquels il s’est trouvé presque constamment mêlé de sa personne, selon l’expression de son traducteur, à « de tragiques et retentissans événemens. » Gordon, Stanley, Emin-Pacha, tiennent en effet, dans ce livre une place considérable. Mais que veut dire M. de Hessem quand il ajoute qu’on n’y trouvera point les « émotions multiples des relations habituelles de voyages, » et comment l’entend-il en nous parlant de son importance « au point de vue de l’histoire, de la géographie et de l’ethnographie ? » La psychologie du lecteur de relations de voyages a changé, elle aussi, depuis tantôt vingt-cinq ans, et ce que nous attendons des explorateurs, c’est justement ce qu’il y a dans le livre de M. Gaetano Casati. Il ne s’agit plus aujourd’hui de chasses à l’éléphant, ni des danses de l’Ounioro : on demande quelque chose de plus vu, si je puis ainsi dire, de moins superficiel, de moins pittoresque si l’on veut, en un sens, mais de plus instructif.

C’est le mérite encore du livre de M. Paul de Rousiers sur la Vie américaine, ouvrage illustré d’une héliogravure, de dix-sept cartes ou plans, et de trois cent vingt gravures[11]. Nous n’avons pu que le parcourir, mais nous serions bien trompés si ceux qui le liront moins rapidement n’y trouvaient pas, —dirons-nous une Amérique nouvelle ? — mais à coup sûr une Amérique assez différente de celles qu’ils croient connaître. La disposition y est de quelque chose, et tel est en tout le pouvoir de l’ordre, qu’au lieu de nous promener d’abord à sa suite par les rues de New-York et de Boston, il a suffi à M. de Rousiers de nous conduire au milieu des réserves indiennes, en plein Oklahoma, pour nous donner, avec celle de la civilisation naissante, la sensation d’une Amérique à peu près inconnue. « La meilleure façon de mettre en lumière la vie américaine, nous dit M. Paul de Rousiers, c’est de décrire d’abord ce Far-west, où elle se montre aux prises avec toutes les difficultés d’une nature inculte, où elle profite aussi de toutes les ressources d’une nature vierge… C’est dans les contrées de l’ouest que se manifestent avec le plus d’énergie les qualités et les défauts de ce peuple extraordinaire ; c’est là qu’on peut mieux prendre sur le fait les causes qui ont produit son développement rapide ; c’est là qu’on voit agir les élémens qui ont fait l’Amérique ce qu’elle est ; c’est là, par conséquent, que se trouve la clef de tout le système social. » Conformément à ce plan, M. de Rousiers nous raconte « comment on ouvre un territoire ; » il nous décrit les « ranches du Nebraska ; » les grandes « villes de viande, » Chicago et Kansas-City ; les grandes fermes, la petite culture, les petites villes, les grandes villes de l’ouest ; les villes de blé, comme on les appelle encore là-bas, Saint-Louis, Saint-Paul, Minneapolis ; et c’est alors, mais alors seulement qu’ayant ainsi montré la base physique de la vie américaine, si l’on peut ainsi dire, il traite successivement la question industrielle, la question ouvrière, la question politique, pour terminer par un chapitre du plus grand intérêt sur la « situation religieuse aux États-Unis. » Et, pour notre part, nous n’éprouvons pas, nous ne saurions éprouver pour la vie américaine l’évidente admiration qu’elle inspire à M. Paul de Rousiers. Nous ne saurions surtout avec lui voir la « morale » naître du milieu même de cet effort fiévreux et continu vers l’argent, qui semble être celui de tous les Américains ; — ou du moins il faudrait s’expliquer sur le sens que l’on entend donner à ce mot de morale. Mais ce n’est pas là le point, et dans ces quelques lignes, il nous suffira qu’on ait entrevu l’intérêt et, comme nous disions, la nouveauté du livre de M. de Rousiers.

L’histoire de la Charité en France, telle que nous la retrace Mme de Witt dans un beau livre, illustré de quatre-vingt-une gravures[12], en nous apprenant ce qui manque à la « vie américaine, » pourrait nous servir ici de transition, si nous cherchions du moins à en mettre quelqu’une dans ces notes. Mais il faudrait expliquer ce mot de « charité » comme celui de « morale ; » il faudrait montrer que les « institutions de bienfaisance » n’en épuisent pas la notion ; il faudrait faire voir que ces mêmes institutions, en tendant à la rendre collective et impersonnelle, ne vont peut-être à rien moins qu’à la détruire dans les cœurs… et nous serions entraînés trop loin. Contentons-nous donc de louer l’intention de Mme de Witt. Elle a bien mis en lumière ce je ne sais quoi d’inspiré qui est le propre de la charité, sans lequel elle n’est plus elle, mais la philanthropie, autant dire une espèce d’assurance que nous prenons contre les revendications de la misère… et les dangers de la contagion. Saint Louis et saint François de Sales, saint Vincent de Paul et la sœur Rosalie, voilà les héros de la charité, dont la religion même a bien pu diriger les élans, mais ne suffit pas à les expliquer. C’est leur histoire, ce sont leurs fondations, c’est l’impulsion qu’ils ont donnée jadis à leurs œuvres que Mme de Witt nous rappelle une fois de plus dans son livre ; — et que les lecteurs penseront avec nous qu’on ne saurait trop nous rappeler.

Ce n’est point de charité, mais de justice, et de justice étroite qu’il s’agit dans le Palais de Justice à Paris, son monde et ses mœurs[13], par la « presse judiciaire parisienne, » ouvrage illustré de cent cinquante dessins inédits, et précédé d’une Préface de M. Alexandre Dumas fils. La Préface, nos lecteurs la connaissent sans doute. Pour le livre, nous n’en pouvons donner qu’une idée sommaire. On y trouvera de nombreux renseignemens, précis, quoique anecdotiques, et intéressans, quoique d’ailleurs connus, sur le Palais ancien et actuel, sur la Vie judiciaire, sur la Justice criminelle, sur les Coulisses du Palais, etc. Mais ce n’en est pas l’unique objet, et mêlés qu’ils sont à la vie de presse autant qu’à celle du Palais, les auteurs « associés » de ce livre ne se cachent pas d’avoir voulu, en l’écrivant, provoquer ou hâter plus d’une réforme utile. Nous ne leur souhaitons que d’y réussir. Oserons-nous ajouter qu’au surplus, si la toque et la robe ne préservent point de tous les défauts, avocats même et magistrats trouveront dans ce livre de nombreux et d’excellens conseils ?

Arrivons maintenant aux livres qui s’adressent plus particulièrement à la jeunesse, mais non pas sans dire auparavant deux mots des deux volumes dont s’enrichit cette année la Bibliothèque des merveilles. Quand nous disons deux, il y en a trois : le Forum, de M. Auge de Lassus, le Journalisme, par M. Eugène Dubief, et les Manuscrits, par M. Auguste Molinier[14], mais nous n’avons pu parcourir que les deux derniers. Ils nous ont paru, comme aussi bien d’une manière générale tous les volumes de cette Bibliothèque, riche aujourd’hui d’à peu près cent cinquante ouvrages, pleins de choses curieuses, toujours précises et souvent neuves. Le volume de M. Dubief intéressera tous les journalistes, et pour nous parler des manuscrits, à qui se fût-on mieux adressé qu’à M. Auguste Molinier ? N’oublions pas de dire qu’en même temps que des manuscrits, il y est traité des miniatures aussi. Mistress Branican, de M. Jules Verne ; huit des meilleurs récits du capitaine Mayne-Reid, rassemblés en un seul volume sous le titre d’Aventures de terre et de mer ; le Gradué d’Upsala, — que nous appelons communément Upsal, — par M. André Laurie, pour continuer son intéressante et instructive série de la Vie de collège dans tous les pays ; les Contes de l’oncle Jacques, par P.-J. Stahl ; les Adoptés du Boisvallon, par M. H. Fauquez, tels sont les principaux ouvrages dont s’augmente cette année la Bibliothèque d’éducation et de récréation[15].

Il n’est jamais facile de résumer un roman de M. Jules Verne, et il faut avouer que l’éditeur n’a pas surfait Mistress Branican en nous disant que « jamais le célèbre conteur n’entassa plus de situations palpitantes que dans ce récit, qui contient tous les élémens du drame et du sentiment. » Les situations « palpitantes, » ce sont celles que traverse Mrs Branican elle-même à la recherche de John Branican, son mari, prisonnier d’une tribu d’Australiens nomades « qui parcourt les déserts de la terre de Tasman. » L’occasion est toute naturelle de faire à ce propos la géographie de l’Australie, que Mrs Branican, suivie d’une escorte nombreuse, traverse à peu près de part en part. La note comique est donnée par un collectionneur de chapeaux, Anglais de Liverpool, suivi d’un domestique chinois, qui cherche aux antipodes le chapeau que portait la reine Victoria, quand elle fit visite au roi Louis-Philippe, en 1845… et tout cela, mêlé par l’imagination inépuisable du conteur, forme ensemble un long récit qui ne se lit ni sans intérêt ni sans plaisir. Deux cartes, et quatre-vingt-trois illustrations de M. Benett, dont douze planches en couleur, animeraient encore le texte, si la verve de M. Jules Verne n’était assez capable de se suffire à elle-même. Les planches en couleur valent qu’on les signale pour leur sobriété même de coloration, leur netteté d’exécution, et leur bonheur d’effet.

Si nous faisons encore mention des Adoptés du Boisvallon, ce n’est pas précisément que le récit de M. H. Fauquez, parfaitement honnête et parfaitement moral, ait rien de très original dans la forme ou de très neuf au fond. Il n’est qu’intéressant, et sans doute, c’est déjà quelque chose. Mais nous avons ici même si souvent parlé des contes ou des romans de Stahl, dont la réputation n’est plus à faire, et dont nous voyons tous les jours la popularité se continuer ou grandir ; si souvent aussi nous avons parlé des Scènes de la vie de collège de M. André Laurie, que, rencontrant un nom nouveau, c’est lui qu’il convenait de signaler aux lecteurs. Quatre autres volumes, un Heureux malheur, de M. J. Lermont, Blanchette et Capitaine, de M. Anceau, les Esprits de Mario, de M. P. Perrault, et les Joujoux parlans, de M. C. Lemonnier, complètent cette année la collection Hetzel, sans rien dire des quatre Albums d’usage, — et des deux volumes du Magasin d’éducation et de récréation.

Mais on ne peut parler du Magasin d’éducation sans aussitôt songer au Journal de la jeunesse, non plus que de la collection ou des collections Hetzel sans songer à la Bibliothèque blanche. Et il faut bien croire que plus il se publie de journaux, plus il se trouve de lecteurs pour les lire, et au besoin pour y collaborer, puisqu’il n’y aura pas bientôt une maison d’édition qui n’ait le sien : le Saint-Nicolas, chez l’éditeur Delagrave, le Petit Français illustré chez l’éditeur Armand Colin, la Bibliothèque de ma fille et de mon petit garçon, chez Firmin-Didot, que sais-je encore ? Mais ce qui est le plus surprenant, c’est que l’on n’ouvre pas un de ces journaux sans y apprendre quelque chose ni même, assez souvent, sans y trouver un intérêt dont on ne se croyait plus capable aux aventures d’Yves Kerhélo ou à l’histoire de la Famille Hamelin.

Nous eussions donc été bien inspirés, quand nous en avions le loisir, de lire les Jumeaux de la Bouzaraque, de M. Henri Meyer, ou les Conquêtes d’Hermine, de Mme J. Colomb, ou encore une Poursuite, de Mme de Nanteuil, car nous pourrions en dire aujourd’hui quelques mots… Mais le moyen de tout lire en huit jours ? Qu’éditeurs et auteurs nous pardonnent donc et qu’ils n’imputent qu’au manque de temps nos oublis apparens ! J’aurais aimé, sans doute, à lire le Premier shampoing d’Absalon, de M. Charles Normand, dans le recueil de ses Six nouvelles[16], et j’aurais dû trouver le temps de parcourir Ennemis d’enfance, de M. David-Sauvageot, pour voir les débuts dans le roman de l’auteur d’un très bon livre sur le naturalisme.

Au moins, quelques livres dont il nous reste à parler, n’avons-nous eu qu’à les feuilleter, comme ce joli récit de la Neuvaine de Colette[17], dont l’auteur, Mlle Jeanne Schulz, un peu impatientée sans doute, comme il arrive fréquemment, de voir des personnes, trop amies de la gloire, se faire honneur de sa trouvaille, s’est enfin révélée. M. Emile Bayard l’a illustré de fort jolis dessins. Très jolis aussi, trop jolis peut-être, pas assez « romantiques, » ni, si je l’ose dire, assez déclamatoires, ceux dont M. Jazet a orné la Confession d’un enfant du siècle[18]. Je n’y retrouve pas Néron, ni « le cri de la mouette, l’oiseau funèbre des tempêtes, » ni « l’affreuse désespérance, pareille à la peste asiatique exhalée des vapeurs du Gange, » quoique d’ailleurs moins dangereuse. C’est pourquoi j’aime mieux les illustrations de M. Toudouze pour la Chronique du règne de Charles IX[19], de Prosper Mérimée, et si l’on disait qu’elles rappellent un peu l’opéra comique ou le grand opéra, je répondrais que c’est ce qu’il fallait pour l’ouvrage dont on a tiré le livret du Pré-aux-Clercs et celui des Huguenots : l’impression de l’un et de l’autre volume suffirait, d’ailleurs, à en faire ce que l’on appelle des publications de luxe.

Le Richard en Palestine[20] de Walter Scott, illustré par MM. de Richemont et Parys, est encore un beau livre, dont nous parlerions plus longuement si nous n’avions peut-être assez souvent signalé cette belle édition de Walter Scott dont Richard est déjà le vingtième volume. L’illustre baronnet, — dont les bons romans n’ont pas peut-être autant vieilli qu’on le veut bien dire quelquefois, — a-t-il été jamais mieux imprimé dans sa propre patrie et plus agréablement « illustré ? » Je ne le pense pas.

Nous avons gardé pour la fin un dernier livre : c’est celui du duc d’Orléans : Récits de campagne : Anvers, Mascara, les Portes-de-Fer[21], publié par ses fils, le Comte de Paris et le duc de Chartres, et illustré de deux cent cinquante gravures. Selon l’expression du duc de Chartres, dans la courte préface qu’il a voulu mettre en tête de ce livre, c’est bien « le journal d’un soldat, » mais d’un soldat qui se préparait jusque sur les champs de bataille à des destinées plus hautes ; et ce mélange en lui de raison politique et d’enthousiasme militaire est sans doute le grand intérêt de ces récits rétrospectifs, écrits de verve, sans apprêt, pour la reine ou pour la duchesse d’Orléans. On raconte que l’empereur Auguste disait un jour à l’un de ses petits-fils, en lui rendant un volume de Cicéron, qu’il avait surpris entre les mains de l’enfant : « C’était un honnête homme, — et qui aimait bien sa patrie ! » Quelles que soient les opinions de ceux qui liront ces pages du duc d’Orléans, c’est une justice qu’ils seront unanimes à lui rendre. Lui aussi fut « un honnête homme » et « qui aima bien sa patrie… » On s’est fait un scrupule de n’illustrer le présent volume qu’au moyen de documens du temps puisés dans l’œuvre des Raffet, des Dauzats, des Decamps, des Vernet, des Scheffer.


  1. 1 vol. in-8o ; Hachette.
  2. 1 vol. in-8o ; A. Lemerre.
  3. 1 vol. in-4o ; Boussod et Valadon.
  4. 1 vol. gr. in-4o ; H. Laurens.
  5. 1 vol. in-4o ; Alphonse Picard.
  6. 1 vol. in-4o H. Laurens.
  7. 1 vol. in-4o ; May et Motteroz.
  8. 4 vol. in-8o ; H. Laurens.
  9. 2 vol. in-4o ; Hachette.
  10. 1 vol. in-4o ; Firmin-Didot.
  11. 1 vol. in-4o ; Firmin-Didot.
  12. 1 vol. in-4o ; Hachette.
  13. 1 vol. in-8o ; May et Motteroz.
  14. 3 vol. in-18 ; Hachette.
  15. Hetzel.
  16. Armand Colin.
  17. 1 vol. in-8o ; Plon et Nourrit.
  18. 1 vol. in-8o ; May et Motteroz.
  19. 1 vol. in-8o ; Calmann Lévy.
  20. 1 vol. in-8o ; Firmin-Didot.
  21. 1 vol. in-4o ; Calmann Lévy.