Les Livres d'étrennes, 1888

Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 934-945).
LES
LIVRES D’ÉTRENNES

Ce qui est difficile, ce n’est pas de louer les livres d’étrennes, et, quoique peut-être on les fasse aujourd’hui moins beaux, moins « luxueux » qu’il y a quelques années, la matière ne laisserait pas d’être encore assez abondante. Mais ce qui est plus délicat, c’est, en quelques pages, de donner des meilleurs une idée suffisamment exacte, attendu qu’à peine les éditeurs nous laissent-ils le loisir de les lire; et, ce qui est pénible, c’est de ne pouvoir pas s’étendre plus longuement sur quelques-uns d’entre eux qui mériteraient une véritable étude.

Tel est, par exemple, l’ouvrage de M. Gustave Le Bon, sur les Premières Civilisations[1]. Grand partisan et propagateur infatigable de la moderne théorie de l’évolution, — qu’il a seulement le tort, à notre avis, de regarder dès à présent comme une certitude, quoiqu’elle ne soit encore qu’une hypothèse, — M. Gustave Le Bon s’est proposé de refaire, au point de vue de l’évolution, l’histoire ancienne tout entière; et, en les résumant, de discuter les conclusions de l’érudition moderne sur les antiques civilisations de l’Egypte, de la Chaldée, de la Palestine et de la Phénicie. Sur la persuasion où il est que personne avant lui dans l’histoire n’avait rien tenté de semblable, il y aurait beaucoup à dire, comme aussi sur plus d’un détail, et notamment sur le dédain peu scientifique, encore moins philosophique, qu’il affecte pour « la civilisation juive. » On pourrait aussi lui disputer le droit, dans l’illustration même de son livre, de nous présenter comme des «restitutions» de l’antique des scènes de mœurs dont l’authenticité de chaque détail ne fait pas du tout que l’ensemble ne soit purement imaginaire. Mais, après cela, le livre, intéressant, amusant, instructif à feuilleter, ne l’est guère moins à lire, et, si même il fait penser, que lui demanderons-nous davantage? D’être mieux imprimé peut-être, mieux illustré surtout, par d’autres procédés, qui S3ntent moins la hâte, la publication « populaire », et plus dignes enfin de la majesté des monumens, de la grandeur des scènes, et de l’étrangeté des mœurs qu’ils doivent représenter.

Ce luxe simple et sévère de l’illustration et de l’impression, qui fait l’une des beautés de l’Histoire des Grecs[2] de M. Victor Duray, en est sans doute le moindre mérite; et s’il est un livre pour lequel nous regrettions que la place nous soit mesurée, c’est celui-là. Car, maintenant qu’elle est terminée, cette Histoire des Grecs et qu’avec l’Histoire des Romains, qui la continue, elle forme le plus beau corps d’histoire ancienne qu’il y ait, le plus complet surtout, il y aurait plaisir à en dire ce qu’en pensent tous ceux qui l’ont lue, et qui savent ce qu’ils doivent à M. Victor Duruy. Mais, selon le mot de l’historien, il vaut mieux ne rien dire de Carthage que d’en parler faiblement; et, plutôt que de louer insuffisamment l’œuvre historique de M. Victor Duruy, nous aimons mieux nous en taire. C’est aussi bien à des juges plus autorisés, et dans une autre occasion, moins incidente, pour ainsi parler, qu’il appartiendrait de louer l’Histoire des Romains et l’Histoire des Grecs, la simplicité du plan, la sévérité de l’ordonnance, la fermeté du style, combien d’autres qualités encore? Nous ne pouvons, pour nous, que les signaler une fois de plus, et, une fois de plus aussi, nous excuser auprès de l’auteur, comme auprès du public, de ne consacrer à ces deux beaux livres qu’à peine autant de lignes et beaucoup moins de pages qu’ils ne contiennent de volumes.

Nous serons plus bref encore, mais avec peut-être un peu moins de regret, sur l’ouvrage de M. L’abbé Vidieu, chanoine honoraire et docteur en théologie : Saint Denis l’Aréopagite, patron de la France[3]. C’est qu’en effet nos éditeurs ont abusé de a genre de livres, dont le texte en vérité n’est guère qu’un prétexte à gravures, et, d’ailleurs, dont il faut bien dire que l’ancien intérêt va tous les jours décroissant. Même en accordant à l’abbé Vidieu que saint Denys l’Aréopagite soit le même que saint Denys, patron de la France, — Et il le dit bien, mais il ne le prouve point, — ni l’un ni l’autre n’ont tenu dans l’histoire du christianisme ou dans celle de notre pays une place tellement considérable que d’exiger de nous une attention de plus de cinq cents pages. Contentons-nous donc de noter, pour les lecteurs qui penseraient autrement que nous sur ce point, que d’ailleurs le livre de M. L’abbé Vidieu est d’une lecture facile, et que l’illustration, comme aussi l’impression, en est digne de la maison Didot.

Au contraire, ce n’est pas seulement de feuilleter, mais de lire le livre de MM. J. et Edmond de Goncourt sur la Société française pendant la Révolution[4], que nous donnerions le conseil, si le livre ne datait déjà de plus d’un quart de siècle, et si, depuis longtemps, quiconque s’intéresse à l’histoire des mœurs sous la révolution ne savait ce qu’il doit à MM. de Goncourt. Avec la Femme au XVIIIe siècle, celui-ci est assurément l’un des meilleurs livres des deux frères, pour l’abondance et la précision des détails, pour l’intérêt historique et psychologique à la fois du sujet, pour l’habileté tout à fait « artiste » de l’exécution ; — et nous le répétons d’autant plus volontiers que nous aimons moins la Faustin ou les Frères Zemganno. On ne pouvait donc choisir, pour l’illustrer d’une façon piquante et instructive à la fois, un texte qui lui-même rivalisât mieux avec l’image de précision et de netteté, d’animation et dévie. Rigoureusement authentique, empruntée tout entière aux tableaux, gravures, aquarelles du temps, l’illustration de la Société française pendant la Révolution, en faisant revivre aux yeux ces mœurs encore si voisines de nous et pourtant déjà si lointaines, prouve surtout avec quelle justesse MM. de Goncourt les avaient autrefois décrites et rendues. Mais comment les éditeurs de ce beau livre, l’un des plus beaux que l’on nous ait donnés cette année, ont-ils eu l’idée de l’envelopper d’une si laide couverture ? et comment M. de Goncourt a-t-il pu l’en laisser affubler ?

On raconte que le vénérable M. de Sacy, — je l’appelle vénérable pour les beaux livres qu’il a possédés, — quand il voulait relire un sermon de Massillon ou de Bourdaloue, raffinait sur son plaisir, et attendait que le retour de la Sexagésime, ou de l’Assomption, par exemple, lui permît de faire en même temps les affaires de son salut et celles de son goût littéraire. C’est un plaisir du même genre que pourront se donner l’année prochaine les lecteurs du très beau volume de M. Hippolyte Gautier : l’An 1789[5]. Aidés du texte et de l’illustration, sans bouger de chez eux, ils se rendront donc, le 4 mai 1889, en procession solennelle à Saint-Louis de Versailles ; le 14 juillet, ils prendront la Bastille ; le 4 août, ils se réveilleront, entre une heure et deux du matin, pour voter l’abolition des privilèges ; le 9 novembre, ils s’installeront, avec l’Assemblée nationale, dans la salle du Manège. J’aime seulement à croire qu’ils ne pousseront pas la fureur des anniversaires jusqu’à célébrer celui des 5 et 6 octobre. Si d’ailleurs, à un autre point de vue, celui de la composition, nous aurions souhaité que le livre de M. Hippolyte Gautier fût allégé de quelques pages, au moins dans sa première partie, c’est une opinion personnelle, et qui pourra n’être pas celle de la plupart de ses lecteurs. On y remarquera surtout, et les amateurs y apprécieront, la fidèle reproduction d’un grand nombre de caricatures, devenues historiques, et qu’il était presque aussi difficile de se procurer que les. innombrables brochures qui ont précédé, accompagné ou immédiatement suivi la convocation des états-généraux.

Ceux qui seront curieux d’achever leur cours d’histoire en auront cette année les moyens. S’ils veulent se renseigner sur l’ancienne France, ils liront dans la collection Didot deux excellens volumes, l’un Sur la Justice et les Tribunaux, l’autre sur la Marine et les Colonies sous l’ancien régime, tous les deux heureusement et même presque luxueusement illustrés. Ils y pourront joindre une curieuse Histoire de l’École navale et des Institutions qui l’ont précédée[6], dont l’auteur n’a point dit son nom, et c’est dommage, parce que la partie purement historique du livre est aussi savamment traitée, que la partie actuelle, si l’on peut ainsi dire, en est spirituellement présentée. Et s’ils veulent enfin venir jusqu’à nos jours, voici les Deux France[7], de M. de Lescure, où, sous le couvert d’une fiction facile et légère, ils verront se dérouler ce que Voltaire appelait les « anecdotes et particularités » de l’histoire contemporaine, depuis les premiers jours de la révolution jusqu’à l’année 1888 elle-même. On sait le charme habituel des livres de M. de Lescure, ce qu’ils mêlent ensemble d’agrément et de solidité, le profit qu’on y fait toujours, avec le plaisir qu’on y prend. Qui sait plus de choses que M. de Lescure? et, non sans un peu de préciosité quelquefois, qui les raconte plus ingénieusement? Tous les mérites qui sont les siens, on les retrouvera dans les Deux France; et parmi les livres d’étrennes de cette année, nous serons bien trompé, et le public aura tort, si celui de M. de Lescure n’est pas l’un des mieux accueillis.

Nommons encore, au nombre des livres d’histoire, et avec l’ennui de n’en pouvoir ici mentionner que le titre : la Guerre de Crimée[8], par M. Gustave Marchal, et la Retraite infernale[9], par M. Emond Deschaumes, tous les deux illustrés par M. Quesnay de Beaurepaire. Est-ce que ce dernier titre n’est pas un peu déclamatoire? Mais l’espace que nous prendrions pour justifier ou expliquer ce point d’interrogation, donnons-le plutôt au livre de Mme de Witt : les Femmes dans l’histoire[10]. Comme le titre l’indique assez clairement, c’est une série de biographies ou de portraits de femmes, depuis Sainte Geneviève et Sainte Clotilde jusqu’à Mademoiselle de Sombreuil et jusqu’à la Marquise de Lafayette. Plus encore que la connaissance ou la science de l’histoire dont elles témoignent, plus encore que le talent d’écrivain et de peintre qui ne s’y montre point, mais qu’on y reconnaît bien tout de même, j’aime surtout l’intention et l’inspiration dont ce livre procède. « Les femmes qui ont besoin de réclamer leurs droits, n’ont pas su se servir des moyens d’action qui leur appartenaient en propre, elles n’ont pas su se faire une force des devoirs qu’elles devaient naturellement et nécessairement accomplir. » On ne saurait mieux penser ni mieux dire.

Il n’y a point de « moralité » au beau livre de M. Germain Bapst sur l’Histoire des joyaux de la couronne de France[11], ou du moins, si l’on en voulait tirer une, il faudrait parler beaucoup. Mais c’est une étude historique du plus rare intérêt, et qu’il faut avoir lue pour en apprécier, je dirais la richesse ou la valeur, si je n’avais l’air de vouloir jouer sur les mots. « N’y a-t-il pas lieu, en effet, d’être étonné d’apprendre qu’au XVIe siècle l’un des joyaux de la couronne a été estimé à la valeur de la possession de Calais ? que l’histoire de ces joyaux constitue à elle seule, vers la même époque, l’histoire financière de la France ? que si Henri IV parvint à pacifier le pays et à en chasser les étrangers, il dut en partie le succès de son œuvre aux ressources que lui procurèrent les pierreries de la couronne ? et que ces pierres enfin furent pour quelque chose dans les victoires d’Arcole et de Marengo. » M. Bapst a raison, et son livre le prouve. Nous ajouterons seulement pour notre part que cette histoire des joyaux de la couronne, si singulièrement et si étroitement liée à notre histoire générale, nul ne pouvait mieux l’écrire, pour vingt bonnes raisons que l’on sait, si ce n’est M. Germain Bapst; et qu’il s’est plus qu’habilement tiré d’un sujet difficile à traiter.

Les ouvrages relatifs à l’histoire de l’art ne sont pas nombreux cette année, mais ils sont excellens, ce qui ne veut pas dire qu’ils fussent mauvais ou médiocres l’an dernier. Bien au contraire, et depuis déjà longtemps, sans compter qu’il n’y en a guère à qui l’illustration convienne mieux, puisqu’elle fait partie de leur définition même et que l’on ne les conçoit pas sans n images, » le concours de quelques grands éditeurs et de quelques écrivains d’une valeur singulière en a fait, parmi les livres d’étrennes, les plus solides et les plus intéressans qu’on puisse lire. A la vérité, ce n’est pas à un Français que nous devrons encore cette année ce Manuel d’histoire de l’art[12], qui continue de nous manquer toujours; mais, en l’attendant, nous sommes heureux du moins que l’on ait eu l’idée de traduire celui de M. Wilhelm Lübke. C’est, en effet, l’un des meilleurs qu’il y ait en Allemagne, où nous en connaissons plusieurs, et, en remerciant le traducteur, il faut le féliciter de son choix. En revanche, et pour nous consoler, nous dirons que l’Allemagne n’a rien de comparable à cette Bibliothèque de l’enseignement des beaux-arts[13] publiée sous la direction de M. Jules Comte, et dans laquelle paraissaient tout récemment encore le Manuel d’archéologie orientale de M. Ernest Babelon, et l’Architecture grecque, par M. Victor Laloux. Ils en forment déjà, si nous avons bien compté, le trente et unième et le trente-deuxième volumes.

C’est dans cette même Bibliothèque, pour en faire un ouvrage tout nouveau, que M. Jules Martha a repris une esquisse qu’il avait autrefois donnée de l’histoire de l’Art étrusque[14], et le beau volume qu’il publie cette année sous ce titre nous semble être de ceux qui épuisent pour quelque temps une matière. L’Académie des Inscriptions, qui l’a couronné, en a jugé de même, et nous espérons bien que son suffrage ne détournera personne de lire le livre de M. Jules Martha. Car, enfin, que l’on soit à la fois très érudit et très intéressant, si cela n’est pas commun, cela toutefois n’a rien d’impossible, et nous ne craignons pas de dire que M. Jules Martha a résolu le problème. Autant qu’il est savant, son livre sur l’Art étrusque est facile à lire, non-seulement facile, mais agréable, et nous avons à peine besoin d’ajouter, vu le moment où il paraît, qu’il est abondamment et magnifiquement illustré.

Mais, de tous ces ouvrages, s’il en est un que nous préférions, et qu’aussi bien, pour son importance, il ne soit qu’équitable de placer au-dessus des autres, c’est celui dont M. Eugène Müntz nous donne cette année le premier volume: l’Histoire de l’art pendant la Renaissance[15]. Consacré aux Primitifs, ce qu’il contient de renseignemens précieux et d’idées fécondes, nous ne saurions, en effet, le dire, et c’en serait presque le défaut, mais un défaut vraiment trop rare, pour que personne ait l’idée d’en faire un reproche à l’auteur. N’omettons point, d’ailleurs, de remarquer que, du milieu même de cette abondance d’idées et de renseignemens, les grandes lignes de l’ouvrage ne laissent pas de se dégager nettement. Considérant l’histoire de l’art dans son rapport avec les idées, dont les œuvres ne sont, si l’on peut ainsi dire, que les manifestations plastiques, et ne séparant jamais l’histoire de la peinture ou de la sculpture de celle des moyens techniques qui en sont le support nécessaire, M. Eugène Müntz a posé dans ce premier volume les assises d’un véritable monument, dont il y a plaisir à entrevoir par avance les vastes proportions, et dans lequel nous ne lui demanderons que d’introduire un peu plus d’air et de lumière. Au surplus, à mesure qu’il avancera dans son œuvre et qu’il sortira de cette période obscure et confuse des origines, où l’art lui-même, entre plusieurs directions qu’il pouvait prendre, tâtonne et cherche encore la plus conforme à son génie, cette clarté supérieure se fera d’elle-même dans le livre de M. Eugène Müntz. Et si nous nous permettons de formuler cette légère critique, ou plutôt d’exprimer ce souhait, quand il nous était si facile de nous en tenir à un éloge banal, M. Müntz, et nos lecteurs surtout, n’y verront qu’une preuve de notre admiration, en même temps que de notre intérêt pour cette Histoire de l’art pendant la Renaissance.

Passons rapidement sur quelques autres ouvrages, qui sont utiles sans doute et instructifs, mais qui perdraient trop au voisinage de celui de M. Müntz, et qui, d’ailleurs, n’ont pas précisément le mérite de la nouveauté. Tel un petit volume sur la Sculpture[16], tiré de la Grammaire des arts du dessin, de défunt Charles Blanc, bien défunt. Tels encore deux volumes de la collection Didot: Architectes et Sculpteurs et Peintres et Graveurs. Il est vrai que, ne s’adressant pas tout à fait aux mêmes lecteurs, on ne peut pas exiger d’eux les mêmes qualités. A ceux qui ne les connaissent point, ils pourront donc servir de préparation ou d’introduction à des ouvrages plus étendus, plus détaillés, plus savans ; et si, comme nous le pensons, c’est bien là tout ce que leurs éditeurs ont voulu, ils ont attrapé le but.

N’est-ce pas encore presque un ouvrage d’art que le Journal des fouilles de Suse[17], de Mme Jane Dieulafoy? je veux dire : le principal intérêt n’en est-il pas fait du profit que l’histoire de l’art a déjà tiré, tirera sans doute encore du résultat de ces fouilles elles-mêmes? Car, pour les aventures de route ou de séjour que l’on nous y raconte, nous avons pour notre part l’imagination tellement paresseuse, ou peut-être si exigeante, que nous avons beau faire, nous ne réussissons pas à nous y intéresser. Il nous semble du moins que ce sont toujours un peu les mêmes aventures qui arrivent à différens voyageurs, et nous admirons sans doute leur courage, leur patience, leur audace, leur endurance du froid, du chaud et de la pluie; nous prenons notre part de leurs dangers, de leurs fatigues, de leurs déceptions, mais, vraiment, nous ne les leur envions point, et dans les récits qu’ils nous en font, nous trouvons décidément les hommes bien ressemblans à eux-mêmes, le tour du monde bien monotone, et les voyages bien fatigans.

C’est la réflexion que nous faisions en feuilletant un fort beau volume, intitulé : les Grands Voyageurs[18]. Soyons effectivement de bon compte. J’ai là, sous les yeux, combien? dix, quinze, vingt volumes sur l’Afrique centrale, — on abuse aujourd’hui de l’Afrique centrale, — ou encore sur la Chine, qu’il semble en vérité que l’on connaisse moins à mesure qu’il en revient plus de voyageurs. Mais quiconque a lu la moitié de ces volumes, je vous demande ce que lui apprennent les autres? le profit qu’il en retire? ou le plaisir qu’il y peut prendre? Faites-en plutôt l’expérience. Grand ou petit, rien ne ressemble à un voyageur comme un autre voyageur, si ce n’est un voyage dans l’Afrique centrale à un autre voyage dans l’Afrique centrale. De dire maintenant comment cela se fait, je le pourrais ; mais ce n’en est pas aujourd’hui le temps, et, puisqu’il y a de nos jours mêmes quelques voyageurs plus originaux que d’autres, c’est de ceux-là seulement que je parlerai.

Tel est, par exemple, M. Charles Grad, dont le magnifique volume sur l’Alsace[19] ne saurait manquer d’être accueilli comme l’un des plus beaux qu’il y ait cette année. C’est que d’abord il y a de douloureuses raisons qui nous intéressent toujours passionnément à l’Alsace. C’est qu’en nous décrivant l’Alsace, en nous racontant son histoire, en nous promenant à travers ses villes et ses campagnes, en nous peignant ses mœurs, M. Charles Grad nous parle de ce qu’il connaît, de ce qu’il aime, de cette patrie plus étroite que chacun de nous a dans la grande. C’est encore qu’une vieille province ou une vieille ville, comme l’Alsace et comme Strasbourg, sont presque des personnes, de longues existences, continuées d’âge en âge, un monde entier de souvenirs et de traditions accumulés. C’est enfin que le voyageur ou le peintre s’efface, ne nous fait pas, à propos de l’Alsace, les honneurs de son amour-propre, nous parle enfin de nous et non pas de lui. Mais ai-je besoin d’en dire davantage? et ce livre n’est-il pas de ceux que peuvent suffire à recommander leur titre, le nom de leur auteur, et, nous ajouterons : celui de leur éditeur?

Je trouve un autre genre d’intérêt, très différent, mais à peine moins vif, dans le voyage de M. Gabriel Bonvalot : Du Caucase aux Indes à travers le Pamir[20], illustré de dessins et croquis originaux, par M. Albert Pépin. On sait que, partis de Marseille, ou plutôt de Tiflis, MM. Pépin, Capus et Bonvalot, après avoir traversé la Perse et l’Afghanistan, ont réussi presque pour la première fois, en plein hiver, à joindre l’Inde à travers le Pamir. Il serait d’ailleurs inutile d’insister sur ce qu’il leur a fallu, pour accomplir cette laborieuse entreprise, d’énergie, de courage, de sang-froid, de persévérance. Mais ce qu’il faut signaler, comme ajoutant beaucoup à l’intérêt même du voyage, c’est le ton de simplicité, on pourrait dire de bonhomie, avec lequel M. Bonvalot l’a raconté dans son livre, et dont, au surplus, nos lecteurs ont déjà pu juger. Le goût de l’aventure et la passion de l’inconnu ont seuls entraîné MM, Pépin, Capus et Bonvalot, nullement le désir de nous étonner un jour du récit de leurs exploits; et, avec son accent de sincérité, c’est précisément ce qui donne à leur livre un caractère d’intérêt trop rare, dans un temps où il semble que l’on n’écrive plus son voyage parce qu’on l’a fait, mais en vérité que ce soit pour l’écrire qu’on fasse le voyage.

Nous ne disons pas au moins cela pour un ouvrage dont nous avons loué les précédens volumes, et dont nous annonçons aujourd’hui le dernier : le Littoral de la France[21], par M. V. Vattier d’Ambroyse. Aussi bien n’est-ce pas, à proprement parler, un récit de voyage, mais plutôt un vrai livre de géographie descriptive, pittoresque, historique, riche de renseignemens qu’on chercherait vainement ailleurs, et, nous l’avons déjà dit, abondamment et ingénieusement illustré. C’est de Marseille à la frontière d’Italie que M. Vattier d’Ambroyse nous promène. Ceux qui voudront continuer agréablement la promenade n’auront qu’à prendre pour guide M. de Léris, et parcourir avec lui l’Italie du Nord[22]. Voilà, en effet, de ces voyages que l’on ne se lasse pas de refaire, dont l’intérêt se renouvelle avec les impressions du voyageur. lui-même; qui sont ainsi toujours, dans des contrées connues, devrais voyages de découvertes; et qui peut-être enfin, s’ils nous en apprennent moins sur la nature, nous en apprennent beaucoup plus sur l’homme qu’un voyage au pôle nord. Combien de Français ont aujourd’hui des idées plus nettes sur la région des grands lacs de l’Afrique centrale que sur les îles Borromées, par exemple, ou que sur Cassis, La Ciotat et La Seyne ?

C’est encore pourquoi nous recommanderons vivement le livre de M. Louis Barron : la Loire[23], et, par avance, la collection dont il forme le premier volume, sur : les Fleuves de France. Après tant de voyageurs et d’historiens, il pouvait paraître hardi de parler encore de la Loire, des châteaux qui s’y mirent, et des sou7enirs qu’ils rappellent. Nous ne pensons point que M. Barron ait lieu de regretter son audace, et ce que nous disions des livres de M. de Léris et de M. Vattier d’Ambroyse, nous le répéterons volontiers du sien : « qu’on ne descend jamais deux fois le cours du même fleuve, » et que, pour nous intéresser au récit d’un voyage en Touraine, en Provence, ou en Italie, c’est assez qu’avant de l’écrire on ait vraiment connu et senti le plaisir de le faire.

Voici enfin les romans, anciens et modernes, anglais et français, le Vicaire de Wakefield, avec eaux-fortes de M. Lalauze, dans cette Petite Bibliothèque artistique[24] où le choix des ouvrages le dispute à l’élégance de l’impression, et, en général, à l’intérêt de l’illustration ; le Pirate[25], avec dessios aussi du même M. Lalauze; les Filles du feu[26], de Gérard de Nerval, avec dessins de M. Emile Adan, gravés à l’eau-forte par M. Le Rat, et précédées d’une préface de M. Jules Levallois ; l’Abbé Constantin[27], avec les aquarelles de Mme Madeleine Lemaire; les Contes juifs[28], de M. Sacher-Masoch, illustrés de compositions de MM. A. Lévy, Vogel, Worms, Schlesinger, etc. En écrivant ce recueil de nouvelles, dont il a mis la scène en Alsace, en Allemagne, en Autriche, en Pologne, en Angleterre, en Espagne, M. Sacher-Masoch s’est proposé de retracer un tableau des vieilles mœurs juives « avec leur caractère biblique, leurs naïves superstitions, avec. leurs poétiques légendes, et leur sentiment si vif de la vie patriarcale ; » et, pour y réussir, il n’a eu qu’à puiser dans son livre d’esquisses, le même d’où nos lecteurs se souviennent sans doute qu’il a tiré jadis tant de vivans et poétiques récits. Assurément, par le choix des sujets, comme par la manière fine, sobre et forte en même temps dont ils sont traités, ces Contes juifs sont un recueil unique en son genre, et l’un des livres les plus intéressans de cette année.

Nous ne saurions omettre, dans cette revue rapide, quelques-uns au moins de ces ouvrages qui, pour être plus particulièrement destinés à la jeunesse, ne laissent pas d’être parfois plus agréables que de plus prétentieux. Ce seront ceux qui, cette année comme les précédentes, après avoir égayé, instruit ou passionné les lecteurs du Magasin d’éducation et de récréation, viennent s’ajouter à cette collection Hetzel, dont l’auteur de Maroussia et des Quatre peurs de notre général était plus heureux et plus fier que de tant de petits chefs-d’œuvre échappés de sa plume. Si nous regrettons de n’avoir pas pu lire le dernier volume de M. Jules Verne, Deux Ans de vacances, nous le recommandons cependant sans scrupules. Mais nous avons lu les Exilés de la terre de M. André Laurie, et quelques préjugés que nous entretenions contre le roman scientifique, nous serions ingrat de ne pas confesser le plaisir que nous avons pris au Nain de Rhadameh et aux Naufragés de l’espace. Lui-même, M. Jules Verne, a rarement entremêlé des données scientifiques plus instructives, des hypothèses plus surprenantes, quoique toujours parfaitement vraisemblables, à un récit romanesque d’un plus vif intérêt, et plus habilement conduit. Dans cet autre voyage de la terre à la lune, l’ingénieux auteur des scènes de la Vie de collège dans tous les pays, s’il n’a pas fait preuve de qualités nouvelles, s’est montré du moins supérieur à lui-même, et nous serions bien trompé si le succès de son livre ne le lui apprenait pas. Nous avons également lu les Contes de tous les pays, réunis et adaptés par M. Th. Bentzon, imitations ou réductions de l’anglais et de l’allemand, parmi lesquelles nous reprocherons seulement au trop modeste adaptateur de n’avoir glissé qu’une nouvelle de sa façon. Est-ce à nos lecteurs que nous avons besoin d’apprendre que ce n’est pas la moins agréable de toutes? Et nous avons encore lu la Découverte des mines de Salomon de M. Rider Haggard, où le merveilleux, la detcripti n géographique et je ne sais quel humour, font ensemble un mélange original et curieux... Mais il faut nous borner, et nous contenter de joindre à ces titres ceux du Parrain de Cendrillon, de M. Louis Ulbach, de Fils de veuve par Mme Blandy, et les Scènes de la vie des champs aux États-Unis, de M. E. van Bruyssel. Tous ces ouvrages, nous n’avons qu’à le rappeler, sont illustrés de nombreux dessins de MM. Benett, Roux, Geoffroy, Riou, Bayard, Geoffroy et Schuler.

La collection Hachette rivalise d’intérêt avec la précédente; et ceux qui doivent choisir entre les romans scientifiques de M. André Laurie ou les romans historiques de M. Frédéric Dillaye : la Filleule de saint Louis; entre les aimables récits de Mme Blandy ou de Mme Colomb: les Révoltes de Sylvie, nous ne les plaignons pas, mais ils doivent être assez embarrassés. S’il était pourtant deux ou trois ouvrages dont nous oserions faire une recommandation plus particulière, ce serait le Fils Valansé de M. J. Girardin, et le Général du Maine, de Mme P. de Nanteuil. Dans ce dernier récit, très dramatique, fait pour aller au cœur des enfans et des mères, il y a en effet des qualités de composition, de forme et d’émotion d’autant plus dignes d’être signalées, que, si ce n’est pas le premier roman de Mme de Nanteuil, ce n’en est cependant encore que le second. Nous en dirions davantage si le succès du premier livre de Mme de Nanteuil ne garantissait au Général du Maine tous les lecteurs de Capitaine, — et, nous l’espérons bien, quelques autres encore. Quant au Fils Valansé de M. J. Girardin, nous devions cette année à la mémoire d’un homme de talent, que les abonnés du Journal de la Jeunesse regretteront longtemps, ce dernier hommage d’une mention toute personnelle. Nous nous souvenons aussi qu’il fut de nos collaborateurs, et que la Revue a jadis inséré de lui quelques charmantes nouvelles. Si les livres que l’on écrit aujourd’hui pour la jeunesse sont encore d’une lecture intéressante et instructive pour un âge plus mûr, les albums sont presque trop beaux, en vérité, qu’on lui dédie, pour les abîmer. Les plus originaux, cette année, sont peut-être ceux de la librairie Plon et de la maison Quantin. Il ne manquerait à ces derniers : Images enfantines, Vingt Fables de La Fontaine, la Comédie chez Bébé, par M. Firmin Bouisset, que d’être un peu moins chargés en couleur. Mais, sans doute, on l’a fait exprès, auquel cas il n’y a rien à dire. Des yeux plus délicats, ou moins naïfs, apprécieront toutefois davantage la Chasse à courre, texte et dessins de Crafty, dont nous ne louerons le spirituel talent que par acquit de conscience, l’ayant loué déjà combien de fois! les Fables choisies de La Fontaine, illustrées par M. Boutet de Monvel avec son goût ordinaire; et surtout les Plus jolies Chansons de France, choisies par M. Catulle Mendès, notées par MM. Emmanuel Chabrier et Armand Gouzien, et illustrées par M. Lucien Métivet.

Ce ne serait pas tout, mais c’est déjà beaucoup, et nous pourrions nous en tenir là, s’il ne nous fallait dire quelques mots d’un très beau livre qu’on s’étonnera peut être de trouver à cette place, mais qui nous est parvenu trop tard, et que nous nous reprocherions cependant d’oublier. L’Armée française[29], dont la publication est aujourd’hui achevée, a tenu ce qu’elle promettait, dès les premières livraisons, sous le double rapport de l’information historique et de l’exécution des dessins. C’est là une étude aussi instructive qu’intéressante sur notre armée depuis 1789, sur ses différentes armes, les glorieuses annales de nos régimens, leur création et leurs transformations successives, et où tous les renseignemens sont d’une rigoureuse exactitude et d’un prix inestimable, puisqu’on ne les trouverait nulle part ailleurs aussi précis et aussi complets. Il n’est pas jusqu’aux changemens apportés dans les cadres depuis les lois du 25 juillet 1887 et dans ces derniers temps qui n’y soient l’objet de chapitres spéciaux. Quant aux dessins et aquarelles de M. Edouard Détaille, l’exécution n’en a jamais été plus parfaite dans sa simplicité élégante que dans ces belles compositions où le peintre militaire a si bien montré la vieille et la jeune armées sous les aspects les plus variés et dans leur vérité saisissante. De cette œuvre nouvelle et unique en son genre, il suffira d’ailleurs de dire qu’elle n’a pas peu contribué à grandir encore une réputation consacrée, cette année même, par le jury du Salon, qui a décerné à l’auteur du Rêve, sa plus haute récompense.



  1. Marpon et Flammarion, 1 vol. in-8o.
  2. Hachette, 1 vol. in-8o.
  3. Firmin Didot, 1 vol. in-8o.
  4. Quantin, 1 vol. in-4o.
  5. Delagrave, 1 vol. in-4o
  6. Quantin, 1 vol. in-8o.
  7. Ducrocq, 1 vol. in-8o.
  8. Firmin-Didot, 1 vol. in-8o.
  9. Firmin-Didot, 1 vol. in-8o.
  10. Hachette, 1 vol. in-8o.
  11. Firmin-Didot, 1 vol. in-8o.
  12. Firmin-Didot, 2 vol. in-8o.
  13. Quantin, éditeur.
  14. Firmin-Didot, 1 vol. in-8o.
  15. Hachette, 1 vol. in-8o.
  16. Laurens, 1 vol. in-8o.
  17. Hachette, 1 vol. in-8o.
  18. Hachette, 1 vol. in-4o.
  19. Hachette, v vol. in-4o.
  20. Plon, 1 vol. in-8o.
  21. Palmé, 1 vol. in-8o.
  22. Quantin, 1 vol. in-8o.
  23. Laurens, 1 vol. in-8o.
  24. Jouaust, 2 vol. in-12.
  25. Firmin-Didot, 1 vol. in-8o.
  26. Calmann Lévy, 1 vol. in-8o.
  27. Jouaust, 1 vol. in-8o.
  28. Quantin, 1 vol. in-8o.
  29. Boussod et Valadon.