Les Livres d'étrennes, 1882

Les Livres d'étrennes, 1882
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 933-944).
LES
LIVRES D’ÉTRENNES

Si les livres d’étrennes sont un peu moins nombreux cette année que d’ordinaire, on nous permettra de ne pas trop nous en plaindre, puisque aussi bien depuis trois ou quatre ans il y avait excès, et qu’au surplus, d’une manière générale, pour être moins nombreux, ils ne sont pas moins beaux. Il y a même un progrès à signaler dans la manière ou, pour mieux dire, dans l’art de les habiller. On fait aujourd’hui des cartonnages moins solides assurément, moins durables que les reliures, et d’un goût moins sévère, mais d’une grande élégance et d’une remarquable légèreté, Puisque l’on a perdu cette habitude antique de mettre en vente les livres tout reliés, nous souhaiterions qu’au moins, comme en Angleterre, l’usage de les vêtir d’un cartonnage s’étendît des livres d’étrennes à tous les autres indistinctement. Il nous a fallu quelque temps pour égaler les Anglais dans cette partie de l’industrie du livre. Si j’en juge toutefois par quelques-uns des échantillons que j’ai là sous les yeux, — ce sont surtout des Albums, — nous pourrions désormais, sans trop de désavantage, rivaliser avec eux. On nous pardonnera cette apologie du cartonnage ; mais rien de ce qui touche la confection du livre ne saurait nous être indifférent, et s’il est un temps qui convienne à ces menus détails, n’est-ce pas le temps des étrennes ?

En fait de publications d’art proprement dites, si nous omettons, pour laisser à quelqu’un de nos collaborateurs plus compétent le soin de les apprécier selon leur mérite, le Benvenuto Cellini de M. Eugène Plon, et le Jean de Bologne, de M. Abel Desjardins, nous ne voyons guère à mentionner cette année que le Troisième Récit des temps mérovingiens [1], illustré de six grandes compositions de M. J.-P. Laurens. Nous l’avons déjà dit : le grand historien, dont le nom depuis déjà longtemps est devenu celui de l’un de nos classiques, n’aurait sans doute pu souhaiter une interprétation de ses récits plus fidèle, plus profondément pénétrée de son esprit, plus mérovingienne enfin, si je puis ainsi dire, que celle de M. J.-P. Laurens. Il y a bien, sans contredit, une part d’artifice dans les compositions du peintre, mais il ne faut pas oublier qu’il y en a une aussi dans les récits de l’historien. Ce qui du moins n’est pas douteux, c’est que la convenance est étroite entre l’impression que l’on reçoit du texte et celle que le caractère très marqué de l’illustration nous procure ; et, en fait de couleur locale, que peut-on demander davantage ? Maintenant je ne répondrais pas que, parmi les scènes dont il avait le choix, M. J.-P. Laurens, dans ce Troisième Récit, ait toujours choisi celles que l’on attendait. Peut-être a-t-il aussi un peu abusé des chevaux, cette fois. La quatrième composition est bien noire ; la cinquième nous a paru maigre et dure. Il y aurait, dans les quatre autres, de ci de là, quelque détail à reprendre, mais l’ensemble emporte le détail, et l’accent y est. S’il existe un artiste aujourd’hui qui ait le sens de ces époques barbares, c’est M. J.-P. Laurens ; et tout récemment encore, il me semblait que cela éclate quand on compare ses vigoureuses et hardies peintures de l’église Sainte-Geneviève aux décorations plus poétiques peut-être et surtout plus architecturales, mais un peu trop sommaires aussi et d’une naïveté trop voulue, de M. Puvis de Chavannes.

Je devrais placer ici le Livre de fortune[2] que publie M. Ludovic Lalanne, s’il n’était, à la vérité, d’un intérêt un peu bien spécial. Il fait partie de cette Bibliothèque internationale de l’art brillamment inaugurée l’an dernier par le livre de M. Eugène Müntz sur les Précurseurs de la renaissance. Nous exprimions alors la crainte, en parcourant la liste des ouvrages que l’on nous promettait, qu’un trop grand nombre d’entre eux ne répondît pas à l’ampleur du titre de la collection. Faut-il avouer aujourd’hui que ni le Livre de fortune ni les Origines de la porcelaine en Europe n’ont donné tout à fait tort à ces prévisions ? Non pas certes, après cela, que la publication de M. Ludovic Lalanne n’ait son genre d’intérêt. Deux cents dessins inédits de Jean Cousin, — c’est-à-dire d’un artiste dont nous ne sommes peut-être pas assez fiers, comme d’ailleurs de la plupart de nos artistes de la renaissance, — assurément sont quelque chose, et même quelque chose que les amateurs apprécieront. Nous nous plaignons seulement qu’il n’y en ait que pour les amateurs, et faisant bon marché, comme profane ou barbare que nous sommes, de tel ou tel autre ouvrage de la collection, nous attendons avec impatience les études que nous voyons annoncées sur Claude Lorrain, par exemple, ou sur Ghiberti et son École.

Je reviens aux livres d’étrennes : les livres d’histoire d’abord, et particulièrement le cinquième volume de l’Histoire des Romains de M. Victor Duruy[3]. Je dirais volontiers, s’il ne fallait toujours craindre d’affliger un auteur en laissant paraître une préférence trop décidée pour une partie de son œuvre, que, de toute cette grande histoire, ce cinquième volume est le plus remarquable. Le vaste tableau de la société romaine au IIe siècle de notre ère y est tracé, dans l’ensemble comme dans le détail, avec une sûreté de main, une netteté de contours, une vivacité de relief admirables. C’est que l’ensemble et le détail s’y rapportent à une idée maîtresse, que l’on sent partout présente, et sous l’unité de qui tous les infiniment petits de l’érudition viennent se classer et s’ordonner. Cette idée, c’est qu’il y a comme une double histoire de l’empire, une histoire apparente en quelque sorte, pour ne pas dire convenue, l’histoire telle que les écrivains, les historiens comme Tacite et les satiriques comme Juvénal l’ont faite, l’histoire de la ville impériale et de cour des Césars ; et d’un autre côté l’histoire vraie, l’histoire du monde civilisé, l’histoire de ces soixante-dix ou soixante-quinze millions d’hommes vivant pour la première fois en repos sous la protection de la paix romaine, éprouvant aussi peu dans le fond de leur province les effets de la folie furieuse d’un Caligula que de l’austère sagesse d’un Marc Aurèle, et régis par des lois, des coutumes, des usages administratifs qui nous servent encore, après dix-huit cents ans bientôt, de modèles et de guides. Ainsi réduite à ses traits essentiels, et mutilée plutôt que résumée, l’idée prend une apparence de système qu’il faut nous empresser de dire qu’elle n’a pas dans le livre de M. Duruy. Mais elle en vivifie toutes les parties, et c’est ce qui fait de ce volume une véritable œuvre d’histoire, je veux dire une œuvre d’art qui n’est pas moins à l’honneur du talent que de la science et de la conscience de M. Victor Duruy,

C’est toute une histoire de France « écrite de siècle en siècle par les contemporains » que Mme de Witt s’est proposé de nous donner dans ses Chroniqueurs[4]. L’ouvrage entier formera trois volumes. Le premier commence avec Grégoire de Tours et finit avec Guillaume de Tyr : il s’étend donc des premiers Mérovingiens à la première croisade. Le format, l’exécution typographique, le caractère de l’illustration, sont les mêmes que, l’an dernier, ceux du Loyal serviteur, rajeuni par M. Lorédan Larchey, et l’année précédente ceux du Froissart, traduit par Mme de Witt. C’est ainsi comme un commencement qui n’en sera pas moins bien accueilli pour venir après sa suite. Je l’espère du moins, et pour plusieurs raisons, dont la principale est que l’on ne saurait trop travailler, dans le temps où nous vivons, à ranimer chez les générations nouvelles la piété pour l’ancienne France. C’est à quoi pourra servir aussi le volume dont M. Auguste Maquet vient d’écrire le texte : Paris sous Louis XIV[5]. Il n’est pas établi, je dois commencer par le dire, dans les mêmes conditions de luxe que les Chroniqueurs de l’Histoire de France, mais ce n’en est pas moins un fort beau livre, bien imprimé, convenablement illustré, et dont le texte a son intérêt. Paris y est décrit quartier par quartier, chaque description par quartier y étant précédée d’un plan de l’époque, chaque monument y ayant sa notice particulière comme suspendue au-dessus de la planche qui le représente sous son aspect du temps, enfin chaque description suivie de la brève énumération des maisons, boutiques, fontaines, couvens, prisons et lanternes que contenait le quartier. De bons portraits des artistes d’alors s’intercalent dans cette rapide revue de leurs œuvres.

Est-ce bien le moment, à propos de livres d’étrennes, de s’expliquer sur la révolution ? Je ne le pense pas, et, quoique je partage en plus d’un point, sur les hommes et les choses de 1793, ou même de 1789, l’opinion de M. d’Héricault[6] ; quoique je fasse, avec lui, remonter la responsabilité des violences et des crimes de la révolution jusqu’aux philosophes du XVIIIe siècle, et j’entends par là Rousseau, Diderot, Voltaire ; quoique j’admette enfin comme lui que la France de 1883 est mal remise des convulsions qui, depuis cette mémorable date, n’ont pas cessé de la secouer périodiquement, j’estime néanmoins que ce n’était pas le temps de la trêve des étrennes qu’il fallait choisir pour le dire. Car enfin ce livre appelle de nombreuses restrictions, comme tout livre de polémique ; et le moyen de les faire, entre des considérations sur le progrès de l’industrie du cartonnage, et des réflexions sur l’envahissement de la chromolithographie ? Ceci dit, nous n’en louerons pas moins la pensée, sinon l’exécution du livre de M. d’Héricault, qui n’est pas toujours heureuse. Il s’agit, bien entendu, de l’exécution littéraire ; car, pour l’exécution matérielle et pour le caractère de l’illustration surtout, la Révolution est l’un des plus beaux livres et des plus habilement faits que nos éditeurs aient produits cette année. Les curieux retrouveront là des pièces qu’en vain chercheraient-ils ailleurs, quelques-unes même uniques peut-être, — portraits, scènes populaires, autographes, caricatures, — qui donnent aux yeux la sensation immédiate de ces temps troublés. Et c’est pourquoi ceux mêmes qui n’approuveraient pas les opinions de M. d’Héricault, s’ils ne lisent pas son livre, — ce qui serait pourtant le premier de leurs devoirs, — voudront le feuilleter au moins, et quand ils l’auront feuilleté, ne manqueront pas de lui donner une place dans leur bibliothèque.

Mentionnons enfin pour mémoire un volume intitulé Galerie de portraits historiques[7]. C’est un choix de figures politiques et militaires tiré de l’œuvre, ou d’une partie de l’œuvre de Sainte-Beuve, — des Portraits littéraires et des Causeries du lundi, — depuis Henri IV et son fidèle Sully jusqu’à Napoléon Ier. Les mêmes éditeurs, il y a déjà quelques années, avaient ainsi formé successivement une Galerie des grands écrivains français et une Galerie des hommes célèbres. Sans compter de fort beaux portraits, gravés au burin selon le vieil usage, qui était le bon, on trouve un intérêt particulier, pour ne pas dire tout neuf, à parcourir ces volumes : c’est d’y voir, grâce à la différence du groupement, la pensée de Sainte-Beuve, si diverse et si ondoyante, prendre sous une lumière nouvelle des nuances nouvelles et des aspects nouveaux.

Avec l’Algérie[8] de M. Paul Gaffarel, nous ne sortons pas des livres d’histoire, mais déjà nous arrivons aux livres de géographie. Le livre se divise en trois parties. L’Introduction résume brièvement l’histoire de l’Algérie et de ses rapports avec la France jusqu’en 1830. La première partie est intitulée la Conquête : elle se subdivise en trois sections : la Résistance turque, la Résistance arabe, la Résistance nationale ou kabyle. La deuxième partie est intitulée : Géographie de l’Algérie, et se subdivise en quatre sections : Géographie physique, Géographie économique, Géographie politique, Géographie descriptive. Cette espèce de table des matières donnera, je crois, une meilleure idée du livre qu’une analyse que nous serions forcément obligé d’écourter. Un excellent Index bibliographique, où sont classés les documens de toute sorte dont l’auteur a pu se servir, termine très utilement l’ouvrage. L’exécution typographique est digne de la maison Didot. Pour l’illustration, nous serions tenté de faire quelques réserves, comme de trouver qu’elle n’est pas assez étroitement incorporée au texte, que la composition des chromolithographies, — le Gourbi du Kabyle, ou la Tente de l’Arabe, — n’est pas toujours ce que l’on voudrait, et autres menues chicanes, mais comme ce sont observations que nous ne songerions seulement pas à faire s’il ne s’agissait pas de la maison Didot, le lecteur voudra bien n’y attribuer qu’une importance toute relative.

Les livres de voyages sont les seuls qui soient presque aussi nombreux cette année que d’habitude. En première ligne : le récit des quatre voyages du docteur Crevaux dans l’Amérique du Sud. Dans ce quadrilatère que dessinent sur les cartes l’Atlantique, d’une part, et les Andes, de l’autre, le cours de l’Orénoque au nord, et le cours de l’Amazone au sud, il existait encore, il y a quelques années, de vastes régions qui n’étaient guère moins inconnues des géographes que l’Afrique centrale elle-même. Ce sont ces régions que le docteur Crevaux s’était proposé d’explorer ; qu’il avait successivement attaquées par trois points différens, en trois voyages, entrepris coup sûr coup, de 1876 à 1881 ; et c’est le récit fidèle de ces voyages, écrit au jour le jour, encore tout animé de la fièvre de la découverte, que l’on nous donne aujourd’hui. Le compagnon du docteur Crevaux dans le dernier de ces voyages, médecin de la marine comme lui, M. le docteur Lejanne, y a joint quelques notes sur une Excursion chez les Guaranos (ce sont des Indiens de l’Orénoque)[9]

; et, en tête du livre, avec les dernières lettres du malheureux voyageur, une courte notice biographique. Il est à peine utile 

de rappeler qu’en 1880, la Société de géographie décernait sa médaille d’or au docteur Crevaux pour sa laborieuse traversée, de rapides en rapides, depuis Cayenne jusqu’aux Andes. C’est du moins un souvenir qui pourra faire juger aux plus indifférens de la difficulté de l’entreprise, de l’importance du succès et de l’intérêt auquel l’explorateur a droit.

Du livre du docteur Crevaux au livre de M. de Nadaillac sur l’Amérique préhistorique[10] la transition est facile. En effet, c’est peut-être à l’ethnographie du Nouveau-Monde que profiteront surtout les voyages du docteur Crevaux, et c’est la difficile question de l’origine de l’homme américain que M. de Nadaillac a traitée dans son livre. L’homme américain est-il ce qu’on appelle autochtone, et, sinon, d’où vient-il ? Tel est le problème réduit en quatre mots à ses termes essentiels. La place nous manquerait si nous voulions discuter, ou seulement énumérer les nombreuses solutions, plus ou moins probables, que l’on en a données. Bornons-nous à résumer la réponse de M. de Nadaillac. Les races très diverses qui successivement ont peuplé le continent américain, — exception faite, comme aussi bien pour l’Europe, de celles qui ont vécu contemporaines des grands pachydermes et des grands édentés, — sont venues d’Asie, selon toute vraisemblance. C’est du moins ce que semble prouver le très curieux parallélisme que l’on observe entre le développement des civilisations du vieux monde et celui des grandes nations du nouveau. C’est ce que confirment les analogies que l’on retrouve « entre les monumens, les inscriptions, les armes, les outils, les coutumes elles-mêmes des anciens Égyptiens, des Assyriens, des Étrusques, des Ibères » et ceux des peuples les plus anciens de l’Amérique, C’est ce qu’achève de démontrer l’étroite conformité du type de l’homme américain avec le type de l’homme de l’ancien continent. Nous avons d’ailleurs assez dit, il y a deux ans, à l’occasion de son excellent livre sur les Premiers Hommes et les Temps préhistoriques, quelle était la rigueur de méthode de M. de Nadaillac, et sa prudence, pour que l’on enveloppe de toutes les restrictions que l’état de la science commande ce qu’il peut y avoir, non pas précisément dans ses conclusions, mais au moins dans le sec résumé que nous en donnons, de trop affirmatif et de trop absolu.

Le voyage de M. Blunt et de lady Blunt[11] au « berceau de la race arabe » est aussi bien curieux à lire, et je ne doute pas qu’il ne profite en ce moment du surcroît d’intérêt qui s’attache aux choses d’Orient. Comme le fait remarquer le traducteur, M. Derôme, dans la savante préface qu’il a mise en tête de l’ouvrage, il y a un Orient que nous connaissons, que nous croyons du moins connaître, l’Orient turc, et un Orient que nous ignorons, l’Orient nomade, l’Orient proprement arabe, l’Orient sémitique. Or c’est cet Orient que nos deux voyageurs ont visité sinon pour la première fois, du moins dans des conditions telles qu’aucun Européen ne l’avait encore visité, non pas même Palgrave. Aussi est-ce avec le récit de Palgrave sous les yeux, — une Année de voyage dans l’Arabie centrale, — qu’il conviendra de lire le récit de lady Blunt. L’auteur lui-même, au surplus, tout en rendant hommage à l’œuvre de Palgrave, a pris la peine de marquer ce que son récit y ajoutait de véritablement nouveau.

Les quatre volumes que voici maintenant nous ramènent en Europe, ce qui ne veut pas toujours dire, — et deux au moins d’entre eux eu sont la preuve, — en pays plus connu.

M. Victor Tissot[12] est un guide toujours agréable, qui sait voir, qui sait faire voir, étonnant pour la quantité d’anecdotes qu’il glane chemin faisant et dont le tort n’est que d’être quelquefois trop caractéristiques, d’ailleurs depuis longtemps passé maître dans l’art de soutenir jusqu’au bout une attention qu’il sait éveiller dès les premières pages. Une bonne carte permet de suivre pas à pas l’itinéraire du voyageur. De fort belles héliogravures et de nombreuses gravures sur bois, — au bas d’un bon nombre desquelles nous avons retrouvé le nom de M. Poirson, que peut-être nos lecteurs se rappelleront-ils que nous leur avions l’an dernier signalé tout particulièrement, — ajoutent encore à l’intérêt du livre. Ce voyage, ou plutôt cette promenade en Hongrie, est assurément un des beaux et bons volumes d’étrennes de cette année. Nous en dirons presque autant du récit d’un autre voyageur, M. Paul du Chaillu : le Pays du soleil de minuit[13]. Le pays du soleil de minuit, c’est cette partie de la péninsule scandinave comprise en dedans du cercle arctique, et d’où l’observateur, projeté pour ainsi dire en dehors du globe, et littéralement n’y tenant plus que par les pieds, peut voir à certains jours de l’année le « crépuscule du matin et celui du soir se fondre l’un dans l’autre » et le lever du soleil, à quelques minutes d’intervalle, succédant à son coucher, ou réciproquement. Quant au livre lui-même, ce ne sont pas seulement des impressions de voyage notées au courant de la plume, c’est un livre composé, où les résultats scientifiques et les observations morales d’un séjour d’environ cinq années dans le pays, ont été rassemblés pour en former un tout. On y retrouvera la question des âges préhistoriques, et ceux que peut-être cette perspective ne suffirait pas à séduire, des descriptions et détails de mœurs abondans, curieux et nouveaux.

Je passerai plus rapidement sur le livre de M. Edmondo de Amicis : Constantinople[14], ayant eu prématurément l’occasion l’an dernier d’en dire quatre mots. La réputation de M. de Amicis n’est plus à faire parmi nous, et d’ailleurs ce n’est que l’illustration du livre qui nous est nouvelle. Je dois pourtant ajouter que je ne sais si de tous les récits de M. de Amicis que l’on a traduits en français, Constantinople ne serait pas celui qui par l’agrément de la narration, et peut-être aussi la singularité du fond, mérite la préférence. Pour M. Victor Fournel[15], dans ce journal de voyage, ou plus exactement d’un passage aux pays du soleil, — Espagne, Italie, et un petit coin d’Egypte, — c’est un tour de force que d’avoir réussi à se faire lire jusqu’au bout. Madrid, Séville et Grenade ; Venise, Rome et Naples ; Alexandrie même et le Caire, est-ce qu’on ne nous en a pas assez décrit le ciel, et les monumens, et les habitans ? Eh ! bien non, pas encore, et la preuve c’est que vous lirez le livre de M. Victor Fournel, et que vous y trouverez du plaisir, parce qu’il est écrit de bonne humeur d’abord ; — par un homme qui sait beaucoup, ensuite ; — et enfin, parce que les choses eussent-elles été vingt et six vingts fois décrites, ce qui importe décidément, ce n’est pas les choses qui sont vues, mais c’est bien l’œil qui les voit.


Il faut qu’en les comptant j’aie eu l’esprit distrait,


car plus j’avance dans cette énumération des livres d’étrennes et plus j’en découvre dont je n’ai point encore parlé. Tels sont quelques récits d’imagination que l’on appellerait tout bonnement romans s’ils n’étaient illustrés. Ainsi le Roman d’un brave homme, de M. Edmond About[16], roman honnête s’il en fut, composé tout exprès, si j’ai bonne mémoire, pour faire pièce au pontife du naturalisme, et qui reparaît en beau format, agréablement illustré par M. Adrien Marie. Si c’est un roman, ce n’est pas le meilleur des romans de M. About ; mais si ce n’est pas un roman, il contient assez de roman pour insinuer, sans qu’on s’en aperçoive, les excellentes leçons dont il est tout farci. Ainsi encore, le Vœu de Nadia[17], d’Henry Gréville, illustré par le même M. Adrien Marie, et dont l’auteur me permettra de dire que je l’aime mieux quand il nous peint, comme ici, la vie russe que quand il veut faire, comme quelquefois, du roman parisien. Ainsi encore, l’Histoire d’un mauvais garçon, de M. T. Bailey AIdrich, traduite ou réduite, sous le titre d’un Écolier américain[18], par M. Th. Bentzon : l’un et l’autre, auteur et traducteur, assez connus des lecteurs de la Revue. J’ajouterai, pour ceux que le titre seul de cet humoristique récit n’attirerait pas, que cette histoire d’un écolier n’est rien de moins que l’autobiographie du célèbre poète et romancier américain. Mais je ne l’ajoute qu’avec une sorte de remords, car le livre est bien de ceux qui doivent être lus pour eux-mêmes, et non pas pour aucune raison tirée des circonstances. On en appréciera surtout l’accent de justesse et de franchise.

Il eût peut-être été curieux de comparer au livre de M. T. Bailey Aldrich le livre de M. André Laurie : Mémoires d’un collégien[19]. Rencontre bizarre ! on se fût aperçu au cours de la comparaison qu’un écolier français ne ressemble pas mal à un écolier d’Amérique, et que l’homme est sensiblement le même à Rivermouth et à Châtillon. Mais il y a dans les Mémoires d’un collégien une intention pédagogique visible qui ne permet pas la comparaison. M. André Laurie se propose de nous retracer ainsi les Scènes de la vie de collège dans tous les pays, en y mêlant de fort sages conseils à nos écoliers. Il me paraît surtout enthousiaste de la gymnastique. Le récit se lit aisément, couramment, mais il se termine d’une façon un peu bien tragique. Je ferai de plus remarquer à l’auteur que ses héros parlent d’ordinaire un langage d’un ou deux ans plus âgé qu’ils ne sont eux-mêmes. — Si M. André Laurie semble voir parfois dans la gymnastique le fonds même de l’éducation, c’est dans la lecture à voix haute que M. Legouvé en a posé la base[20]. J’admire ce que M. Legouvé a su découvrir de choses dans l’art de la lecture ! Non pas sans doute que de bien lire soit une chose à mépriser, mais je crains que M. Legouvé ne prenne trop souvent l’effet pour la cause, et réciproquement. Il suppose ce qui est en question, et il raisonne d’un art de la lecture qui conduirait à l’intelligence des textes, tandis que c’est l’intelligence des textes qu’il faut avoir d’abord et l’art de la lecture qui vient ensuite. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas moins dans ce volume de fort bonnes pages de critiqua littéraire, habilement mises en scène ; et que d’ailleurs on en retire ou non pour apprendre à lire le profit que croit M. Legouvé, le fait est qu’elles y sont. Tous ces livres sont des publications de la librairie Hetzel. Ne nous sera-t-il permis de regretter en deux mots que Stahl n’y soit point représenté cette année ?

Il ne me reste plus qu’à dire quelques mots de ces nombreuses publications, — livres, albums, journaux même, — à l’adresse de la jeunesse, mais auparavant je voudrais signaler dans un rang à part et hors cadre un ouvrage qu’aussi bien je n’ai pu placer nulle part : c’est le Paris à cheval[21], signé du pseudonyme de Crafty. M. Gustave Droz y a mis une courte préface dont nous ne saurions mieux faire que d’emprunter les termes. S’il lui semble que les croquis du dessinateur ont parfois à la sûreté d’un Carle Vernet, » c’est un éloge où nous ne pouvons que souscrire, et quand il ajoute que le texte de l’humoriste « sent la causerie délicate d’un homme bien élevé, » c’est un juste compliment que nous avons plaisir à transcrire. Quiconque a seulement feuilleté quelquefois la Vie parisienne y avait depuis longtemps remarqué ces croquis élégans, malicieux et vivans, voisins de la caricature et cependant n’y tombant jamais, comme ce texte dont l’allure était aussi fringante que celle des dessins qu’il soulignait. Texte et dessins, réunis en un beau volume, si je n’avais peur, vu l’emploi que l’on a fait du mot, d’effaroucher l’artiste et l’écrivain, je m’engagerais qu’ils demeureront comme un document précieux pour les historiens à venir du Paris contemporain.

Si j’avais reçu le don de rimer, c’est en triolets que j’essaierais de compter les mérites ou défauts respectifs des trois journaux qui se disputent la faveur de la jeunesse : le Journal de la jeunesse, que publie la maison Hachette ; le Magasin d’éducation et de récréation, que publie la librairie Hetzel ; et le Saint-Nicolas, que publie la librairie Delagrave. Mais, en simple prose, et justice une fois rendue sommairement au soin dont chacune de ces publications porte le témoignage, — quoiqu’il y en ait deux qu’on imprime peut-être un peu fin, — je dirai qu’il en est une (c’est le Saint-Nicolas) dont je désapprouve tout à fait l’usage d’entretenir correspondance avec ses abonnés pour l’échange entre enfans de dix ou douze ans, je suppose, de métagrammes, charades, acrostiches, et autres semblables jeux, fort impertinemment appelés jeux d’esprit. Pourquoi pas des combles aussi ?

Les éditeurs de ces trois journaux en extraient chaque année un certain nombre de volumes d’étrennes. Citons sans autres commentaires, à la librairie Hachette : le Roman d’un cancre, par M. J. Girardin ; le Tambour de Royal-Auvergne, par M. Louis Rousselet, illustré par M. Poirson ; les Aventures de trois fugitifs en Sibérie, par MM. V. Tissot etc. Améro ; à la librairie Hetzel : 'l’École des Robinsons et le Rayon vert de l’infatigable M. Jules Verne ; le Théâtre de famille de M. A. Gennevraye, et Lucia Avila, de M. Lucien Biart, — deux écrivains dont nos lecteurs n’ont certainement pas perdu le souvenir et depuis longtemps savent les qualités ; à la librairie Delagrave : Sans souci, de Mme Adrienne Piazzi ; enfin, à la librairie Hennuyer, un autre volume de M. Lucien Biart, Entre deux océans[22], d’actualité, comme on dit, s’il en fut, puisque l’auteur y raconte, avec sa verve accoutumée d’invention, les premières tentatives que l’on ait faites pour mettre l’Atlantique et le Pacifique en communication. Deux autres ouvrages, encore, doivent être nommés à part pour ce qu’ils contiennent, sous la fable, d’enseignemens utiles. L’un est intitulé : les Épreuves de Norbert ; il a pour auteur Mme S. Blandy. Nous souhaitons qu’il inspire à ses lecteurs un vif désir de faire plus ample connaissance avec le curieux monde chinois où le récit les aura introduits[23]. L’autre est intitulé : les Mercenaires[24] et il a pour auteur M. Léon Cahun. C’est un récit de la seconde guerre punique, d’une érudition sûre, d’un intérêt réel, et qu’en vérité, n’était sa forme, renouvelée du Jeune-Anacharsis, nous aurions pu classer parmi les livres d’histoire.

Que si maintenant, par une rencontre heureuse, il se trouvait quelque lecteur encore, dans ce siècle trop scientifique, pour le conte de fées, nous recommanderions le recueil de M. de Lescure[25]. C’est un choix de douze contes, depuis Charles Perrault, l’immortel conteur de Cendrillon et du Petit Poucet, jusqu’à Mme Leprince de Beaumont, l’auteur de la Belle et la Bête. En tête du recueil, M. de Lescure a mis un morceau considérable sur l’Histoire des fées et de la Littérature féerique en France. Et si peut-être encore on aimait mieux un conte écrit d’original, par un véritable écrivain, un conte d’une naïveté plus étudiée, mais plus gracieux aussi, plus délicat, plus poétique, et qui fût un charmant album en même temps qu’un joli récit, c’est à M. Anatole France qu’il faudrait le demander ; et lire Abeille[26].

Et les albums ? Il y en a tant cette année qu’on ne sait ni lesquels citer, ni lesquels omettre. Voici les Scènes humouristiques de M. Caldecott, genre anglais, et voilà la Diligence de Ploërmel[27], de MM. Quatrelles et Courboin. Je n’en aime guère les planches, et pour le texte, c’est l’erreur d’un homme d’esprit, mais l’erreur est complète. La bizarre invention et la froide plaisanterie ! Voici l’Affaire Arlequin, illustrée par M. Robert Tinant, et racontée par M. Léon Valade en petits triolets insignifians, et voilà Deux contre un, ou les Suites d’une consultation, du même dessinateur, avec un texte en vers, par M. Ernest d’Hervilly. Ni le dessinateur ni le poète ne manquent de verve [28]. Voici les Cinq Sous d’Isaac Laquedem[29], texte de M. Aimé Giron, et dessins de M. Henri Pille, et voilà les Vieux Proverbes sur de nouveaux airs, de Mme Eudoxie Dupuis, illustrés par Mme Lizzie Lawson, — un des plus jolis albums de cette année. Voici l’Alphabet musical de Mlle Lili, une invention épouvantablement compliquée, et voilà une Chasse extraordinaire[30]. Je voudrais bien savoir, en passant, pourquoi c’est dans les ateliers de Harlem ou d’Amsterdam que bon nombre de ces albums s’impriment…

Mais d’album en album l’énumération tourne au catalogue. Arrêtons-nous, il en est temps, et je m’en aperçois peut-être un peu tard. Le lecteur, que nous avons prévenu que les livres d’étrennes étaient peu nombreux cette année, doit en effet se demander ce que ce serait donc s’ils étaient plus nombreux. Il comprend sans doute aussi que nous ne le souhaitions pas et qu’au contraire nous prenions très aisément notre parti de voir un peu baisser de temps en temps la production du livre d’étrennes.


F. B.

  1. Troisième Récit des temps mérovingiens, par Augustin Thierry, avec six dessins de M. J.-P. Laurens, 1 vol. in-folio ; Hachette.
  2. Le Livre de fortune, recueil de deux cents dessins inédits de Jean Cousin, publié par M. Ludovic Lalanne, 1 vol. in-4o ; librairie de l’Art.
  3. Histoire des Romains, par M. Victor Duruy, t. V, Hadrien, Antonio, Marc Aurèle et la société romaine dans le haut empire, contenant 442 gravures, 3 cartes, 1 plan et 4 chromolithographies, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  4. Les Chroniqueurs de l’Histoire de France, texte abrégé, coordonné et traduit par Mme de Witt. Première série. Ouvrage contenant 11 planches en chromolithographie, 47 grandes compositions tirées en noir et 267 gravures, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  5. Paris sous Louis XIV. Monumens et vues. Texte par M. Auguste Maquet, 1 vol. in-8o ; Laplace et Sanchez.
  6. La Révolution, 1789-1882, par M. Ch. d’Héricault. Appendices par MM. de Saint-Albin, Victor Pierre et Arthur Loth, 1 vol. in-8o ; Dumoulin.
  7. Galerie de Portraits historiques, souverains, hommes d’état, militaires, par Sainte-Beuve, 1 vol. in-8o ; Garnier frères.
  8. L’Algérie, par M. Paul Gaffarel, ouvrage illustré de quatre chromolithographies, 3 cartes en couleur et 220 gravures, 1 vol. in-8o ; Firmin-Didot.
  9. Voyages dans l’Amérique du Sud, par le docteur J. Crevaux, avec 252 gravures sur bois, 1 vol. in-4o ; Hachette.
  10. L’Amérique préhistorique, par M. le marquis de Nadaillac, avec 219 figures dans le texte, 1 vol. in-8o ; G. Masson.
  11. Voyage en Arabie, pèlerinage au Nedjed, traduit de l’anglais par M. Derôme, contenant une carte et soixante gravures sur bois, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  12. La Hongrie. De l’Adriatique au Danube, par M. Victor Tissot, 1 vol. in-8o, ouvrage illustré de 10 héliogravures et de 160 gravures dans le texte ; Plon.
  13. Le Pays du soleil de minuit. Voyages d’été en Suède, Norvège, Laponie et dans la Finlande septentrionale, par M. Paul du Chaillu, ouvrage illustré de nombreuses vignettes, 1 vol. in-8o ; Calmann Lévy.
  14. Constantinople, traduit par Mme Colomb, et illustré de 183 reproductions de dessins pris sur nature, par M. Biseo, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  15. Voyage aux pays du soleil. Un été en Espagne. À travers l’Italie, Alexandrie et le Caire, par M. Victor Fournel, 1 vol. in-8o ; Alfred Mame.
  16. Le Roman d’un brave homme, par M. Edmond About, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  17. Le Vœu de Nadia, par M. Henry Gréville, 1 vol. in-8o ; Ch. Delagrave.
  18. Un Écolier américain, par T. Bailey Aldrich, traduit de l’anglais par Th. Bentzon, 1 vol. in-8o ; Hetzel.
  19. Mémoires d’un collégien, par André Laurie, 1 vol. in-8o ; Hetzel.
  20. La Lecture en famille, par M. Ernest Legouvé, de l’Académie française, 1 vol. in-8o ; Hetzel.
  21. Paris à cheval. Texte et dessins par Crafty, 1 vol. in-8o ; E. Plon.
  22. Les Explorations inconnues. Entre deux océans, par M. Lucien Biart, avec de nombreuses gravures, 1 vol. in-8o ; Hennuyer.
  23. Les Épreuves de Norbert, par Mme S. Blandy, 1 vol. in-8o ; Hetzel.
  24. Les Mercenaires, par M. Léon Cahun, 1 vol. in-8o ; Hachette. L’ouvrage, comme tous ceux que nous avons cités, est illustré de gravures. Ici, les gravures dans le texte sont d’après l’antique.
  25. Le Monde enchanté, choix de douze contes de fées, par M. de Lescure. Ouvrage orné de 37 gravures, 1 vol in-8o ; Firmin-Didot.
  26. Abeille, conte, par M. Anatole France, 1 vol. in-4* ; Charavay frères.
  27. Chez Hachette.
  28. Chez Delagrave.
  29. Chez Didot.
  30. Chez Hetzel.