Les Littératures de l’Inde/Préface

Les Littératures de l’Inde : sanscrit, pâli, prâcrit
Hachette (p. 9-16).

PRÉFACE


C’est dans la vallée du grand fleuve Sindhu que s’établirent tout d’abord, aux temps préhistoriques, les Âryas descendus vers le sud-est du plateau éranien. C’est là qu’ils demeurèrent immédiatement voisins de leurs frères de Perse, chez qui l’s initiale se changeait en une h. Quand, plus tard, les Grecs s’enquirent auprès des Perses du nom de cette contrée lointaine, ce fut avec une h initiale qu’ils l’entendirent prononcer ; et, comme eux-mêmes ne la prononçaient plus, ils enseignèrent à l’Occident les termes Indus et India. Plus tard, au moyen âge, l’Europe apprit à orthographier correctement ces mêmes noms : de là, le contraste que présentent, dans la plupart de ses langues, des mots tels que Inde et hindou, appliqués au même ensemble géographique et, tout au plus, à divers moments d’une seule et même nationalité.


Indienne ou hindoue, comme on voudra, la littérature de cette vaste contrée est assez intéressante pour ne pas faire encourir à ceux qui s’en laissent séduire le soupçon de vain engouement, et assez, connue pour que l’entreprise d’en faire tenir en 300 pages l’histoire sommaire ne paraisse point trop hasardée. La masse en est énorme ; mais les œuvres-types s’y comptent, et celles-là seules appellent un examen quelque peu détaillé. Pour les autres, il ressortira, je l’espère, de l’index final, que je n’en ai omis aucune qui méritât mention parmi celles qui rentraient dans mon cadre étroitement délimité. Littérature pure, c’est tout ce que l’on trouvera dans mon livre : si la religion et la philosophie y tiennent une place assez ample, c’est qu’elles étaient indispensables pour éclairer l’esprit de la littérature à toutes ses époques ; quant à la science et à la technique, aux traités de médecine, d’astrologie, même de grammaire, de rhétorique et de poétique, je les ai résolument tenus à l’écart. Sacrifice peu pénible, en vérité, et dont le lecteur me saura gré ; car, si les Homère et les Théocrite de l’Inde font encore bonne figure en face de leurs grands rivaux d’Occident, tous ses Sainte-Beuve additionnés ne feraient pas même un Quintilien.


On sait que leur langue ordinaire, à tous prosateurs et poètes, est le sanscrit ; ce qu’on sait moins, c’est qu’il n’est point leur langue exclusive. Le sanscrit, parlé dans l’Inde au temps des Védas et peut-être encore au début de la composition des grandes épopées, y a fait place de bonne heure, et dès avant le premier siècle de notre ère, à nombre de dialectes issus de même souche que lui, les prâcrits, dont quelques-uns se sont élevés à la dignité littéraire. Même après leur avènement, on a continué et l’on persiste encore à écrire en sanscrit ; mais le privilège reconnu à l’idiome savant et sacré a depuis longtemps cessé d’être un monopole.


Le plus connu des prâcrits est le pâli. L’organe de l’immense littérature du bouddhisme de Ceylan. C’est aussi celui qui ressemble le plus au sanscrit : il n’en diffère guère plus que l’italien du latin, et dans les mêmes conditions, c’est-à-dire qu’il réduit par suppression ou assimilation les groupes de consonnes ; açva « cheval », par exemple, y devient assa, et prâpta « obtenu » patta. Mort depuis 2000 ans, il se survit en tant que langue religieuse des bouddhistes singhalais et indochinois.

Au contraire, le prâcrit le mieux attesté après le pâli s’éloigne considérablement du type sanscrit : c’est la mahârâstrî, langue du pays dit des Mahrattes. Là, non seulement les groupes se simplifient, mais les consonnes isolées s’adoucissent ou tombent jusqu’à rendre tout à fait méconnaissable la physionomie d’un mot, et un simple dissyllabe vaa représente à volonté le sanscrit vacas « parole », vayas « âge », vrata « vœu », ou même -pada « pied » en composition. Une langue aussi radicalement désossée serait sans doute peu propre à l’exposition scientifique, car les mots s’y confondraient trop ; mais elle s’adapte à merveille aux convenances de la mélodie. Aussi la maharâstrî est-elle par excellence le prâcrit des stances, des couplets à chanter, soit réunis en corps d’ouvrage, soit insérés dans les intervalles du dialogue dramatique.

La çaurasénî, que parlent dans les drames les personnages de condition moyenne, la jaina - mahârâstrî, et la jaina - çaurasénî, langues de propagande des sectes jaïnistes, la mâgadhî, la paiçâci et les jargons désignés sous le nom général d’apabhramça, pères des idiomes modernes, ce sont là autant de pràcrits divers, plus ou moins préservés, mais dont les trois premiers seuls ont encore quelque importance en littérature.

Et toutefois, malgré la diversité de ses organes, l’Inde littéraire, sous peine de n’être pas comprise, doit être envisagée d’ensemble : en étudiant à part chacune des littératures, — sanscrite, pâlie, pràerite, — non seulement on commettrait une grave faute de méthode historique, puisqu’elles sont à peu près contemporaines, mais on s’acculerait même à une complète impossibilité. On les fera donc marcher de pair, en donnant naturellement le pas au sanscrit ; et en conséquence le lecteur voudra bien retenir que, sauf dans le chapitre du Bouddhisme, tout ouvrage mentionné dans nos pages est écrit en sanscrit, si le contraire n’est expressément indiqué.

M’excuserai je maintenant auprès de lui des très légères difficultés que lui apprètent mes rares transcriptions de ces langues ? Il m’a paru que le moment était venu de placer sous ses yeux la vraie figure des mots hindous, que déguisent et déforment à plaisir les mille expédients arbitraires et confus imaginés pour la traduire. Une lettre de notre alphabet pour une de l’alphabet sanscrit : tel est le principe, depuis longtemps suivi par les sanscritistes, que je voudrais voir adopté de tous les lettrés, et j’ose croire qu’ils n’y verront que l’inconvénient fort passager de s’assimiler quelques conventions fort simples de prononciation.

Les voyelles se prononcent comme en français, sauf l’u, qui vaut ou. Les diphtongues ai et au font entendre nettement leur deux éléments, le second très bref. De plus, l’r (pointé !) est une voyelle, une courte vibration de la langue, qu’on peut, si on le trouve commode, faire précéder d’un e muet[1].

On observera qu’une consonne quelconque se prononce toujours de même en toute position, que, par exemple, l’s n’a jamais le son du z, ni le g celui du j[2]. Cela posé, on n’aura point de peine à assigner toujours au c la prononciation qu’il n’a en italien que devant e et i, soit à peu près tch. Le j est la douce correspondante (dj). L’h qui suit l’une de ces consonnes marque une légère aspiration, que d’ordinaire on néglige. Le ç et l' (pointée !) correspondent respectivement à deux nuances assez peu différentes du ch français.

Sanscrit et prâcrits possèdent un assez grand luxe de nasales, que la transcription différencie par divers signes : m, , , ñ, , n. Mais ces variétés d’orthographe n’intéressent absolument que les indianistes. Tout ce qu’il importe d’en retenir, c’est qu’aucune de ces nasales, sauf l’, ne donne un timbre nasal à une voyelle précédente : on prononcera donc Jambudvipa comme djammbou- et Indra comme inndra.

Enfin, l’y est une vraie consonne, qui ne fait avec la voyelle suivante qu’une seule syllabe, comme dans le français yeux.

Et l’on pardonnera ces minuties à un auteur qui aurait l’ambition, non seulement d’initier aux beautés d’une littérature plus célèbre que sainement appréciée, mais, s’il était possible, de faire gouter le charme mélodique de la langue forte et suave qui a servi d’interprète à ses chefs-d’œuvre.

V. H.

Sceaux (Seine), le 24 février 1904.


  1. On peut aussi — mais cela est moins correct — le faire suivre d’un i. C’est en vertu de cet artifice phonétique que des mots tels que samskrta et Krsna ont abouti en européen à « sanscrit » et à « Krichna ».
  2. Soit donc : Vasantasênâ, comme s’il y avait chaque fois ss, et Bhagavad-Gitâ, avec le g comme dans guitare.