Les Littératures de décadence

Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 446-457).
REVUE LITTÉRAIRE

LES LITTÉRATURES DE DÉCADENCE

Y a-t-il en littérature et en art des périodes de décadence ? Quand on parle de décadences littéraires, veut-on dire quelque chose et sait-on ce qu’on veut dire ? Quelques critiques l’ont contesté, auxquels il faut joindre la plupart des écrivains décadens. Ils n’admettent pas qu’on distingue dans l’histoire d’une littérature des époques, jeunesse, maturité, vieillesse, reliées elles-mêmes par des périodes de transition pareilles aux « âges critiques » de la vie des êtres humains. Cette exacte symétrie les fait sourire et ils protestent contre cette duperie des mots qui nous fait prendre pour des divisions fondées en nature des artifices de classification, et pour des réalités des métaphores. D’après eux, une littérature n’est qu’une entité sans existence réelle ; seuls les écrivains existent, et le génie souffle où il veut et quand il veut. Un Polybe, un Plutarque, un Sénèque, un Tacite, un Marc-Aurèle sont-ils des écrivains de décadence ? Vivent donc les décadences, à qui nous devons quelques-uns des beaux livres dont l’humanité aime à se souvenir, tandis qu’elle a oublié tant d’ouvrages des « bonnes époques ! » Il n’y a pas de périodes de transition, ou, ce qui revient au même, tout n’est que transition, chaque moment de la durée n’existant que par rapport à celui qui le précède et à celui qui suit. Et enfin il est absurde de juger les livres d’une époque par comparaison avec ceux d’une autre époque, arbitrairement choisie, au lieu de les apprécier en eux-mêmes. Il est faux qu’une littérature s’élève jusqu’à un certain point précis pour ne faire ensuite que redescendre la pente. En fait, une littérature se transforme sans cesse, et toutes ses transformations, étant déterminées par un ensemble de conditions et de circonstances, sont pareillement légitimer… Cette opinion est réconfortante. Le malheur est qu’elle soit insoutenable. Dans le dernier volume de leur grande Histoire de la littérature grecque[1], MM. Alfred et Maurice Croiset viennent d’étudier comment l’hellénisme s’épuise, agonise et meurt pendant les périodes alexandrine et romaine. Les conclusions qui se dégagent de leur travail sont d’une netteté frappante. Elles établissent, non sur des raisonnemens ou sur des considérations de sentiment, mais, ce qui vaut mieux, sur des faits, la réalité des symptômes par lesquels se traduit la décadence en littérature. Toutes les œuvres qui viennent alors à se produire sont marquées par avance de certains signes qui en révèlent la date. Parmi les écrivains de ces époques peuvent sans doute apparaître de très grands esprits, mais qui n’échappent pas à la contagion générale. Et, à coup sûr, le laps de temps n’est pas fixé après lequel une littérature est condamnée à l’épuisement ; mais on peut discerner sûrement le fait décisif à la suite duquel se produisent, comme dans un organisme attaqué aux sources de la vie, les phénomènes morbides et les troubles précurseurs de la fin.

Pour une telle étude, aucun exemple ne saurait être plus significatif et d’une portée plus générale que celui de la littérature grecque. Outre que cette littérature, qui embrasse un peu plus de quinze siècles, est jusqu’aujourd’hui la plus riche que l’on connaisse, elle offre par son développement régulier quelque chose comme le type et le « canon » de l’évolution littéraire. Aucun brusque accident ne vient déranger le cours normal de cette évolution ; ici, rien de semblable à ce qu’a été, pour la littérature latine ou pour nos littératures modernes, l’importation en bloc d’une littérature étrangère. La pensée grecque ne s’est pas enfermée dans des cadres tout faits et qui lui venaient d’ailleurs. Elle s’est créé à elle-même des genres littéraires où ses facultés prenaient forme peu à peu et à mesure, au gré de leur épanouissement. Ces genres se sont développés en liberté, allant jusqu’au bout de leur principe et jusqu’à l’épuisement de leur sève. Toute Jeune, dans le premier éveil de l’imagination, la Grèce s’enchante des récits merveilleux de l’épopée, s’exalte aux transports enthousiastes des poètes lyriques, et prête une oreille charmée aux beaux contes du crédule Hérodote. Plus mûre, devenue capable d’observer et de réfléchir, avide de savoir et de comprendre, elle invente le drame qui imite la vie, l’éloquence qui influe sur elle, l’histoire qui la raconte, la philosophie qui l’interprète. Alors même que le déclin a commencé, telle est la vitalité de cet esprit grec, qu’il peut encore donner avec une abondance extraordinaire des œuvres curieuses, fortes même, et destinées à susciter toute une série d’imitations ; mis en contact avec le christianisme il essaie de se renouveler en lui empruntant son principe, et ne s’éclipse enfin sous l’invasion de la barbarie que pour attendre le moment de reparaître et l’heure d’envahir notre monde moderne.

Ajoutons que nous avons en MM. Alfred et Maurice Croiset les guides les plus sûrs en même temps que les plus attrayans, en sorte qu’on ne sait si on a plus de profit ou plus de plaisir à les suivre. Au moment où ils viennent de terminer une œuvre dent la seule publication ne leur a pas coûté moins de douze années, et pour laquelle ils ont uni leurs efforts fraternels, il n’est que juste de signaler le résultat de leur patient et savant labeur. C’est vraiment une « histoire » qu’ont écrite MM. Croiset. Ils y ont fait circuler les idées à travers les faits, et le soin d’une information scrupuleusement exacte ne leur a fait négliger aucun des mérites proprement littéraires : le souci d’une composition équilibrée, d’une exposition claire, d’une forme élégante, aisée, harmonieuse. Par toutes ces qualités, leur livre se distingue des simples ouvrages d’érudition et fait honneur à la science française.

C’est déjà avec Aristote que s’annonce la prochaine apparition de l’alexandrinisme. « Son érudition même est un trait alexandrin. Son esprit plus scientifique que littéraire, plus tourné vers la classification méthodique des faits que vers la création, porte la marque de l’âge nouveau. Il en est de même de sa langue, moins attique que grecque, et de ce cosmopolitisme scientifique qui fait qu’au lieu de s’enfermer dans la contemplation de sa petite patrie, c’est tout le monde grec qu’il embrasse dans ses études politiques et toute la nature dans ses études physiques. » Désormais les genres qui exigent le déploiement de l’imagination sont stérilisés. Partout le jaillissement des facultés spontanées est remplacé par les recherches de l’esprit savant. L’éloquence desséchée et mise en préceptes devient la rhétorique. La philosophie, négligeant la spéculation, qui avec un Platon confinait à la poésie la plus audacieuse, se restreint dans le domaine pratique et se borne à formuler des règles de vie, à moins qu’elle ne s’amuse à entre-choquer les idées pour en remuer la vaine et brillante poussière. Devenu surtout curieux et chercheur, l’esprit grec se complaît dans l’histoire, dans les provinces de l’histoire, et dans ses annexes : histoire générale, biographie, géographie, histoire de la civilisation, histoire des sciences, histoire du langage, critique, philologie, grammaire, technologie, musique, rythmique et leurs dépendances. L’érudition envahit la littérature proprement dite et la poésie elle-même. Callimaque, Philétas, Apollonius, Théocrite sont des érudits ; leur poésie est faite ou de souvenirs et d’emprunts, ou de combinaisons ingénieuses. Les défauts de l’esprit grec s’exagèrent. De tout temps, il avait été doué d’une agilité dangereuse qui lui permettait de passer en se jouant d’une idée à une autre et de regarder la vie comme un spectacle auquel on assiste en témoin amusé ; maintenant la sophistique, qui jadis était restée à l’état d’exception et sous le coup de la défaveur, se répand universellement dans un monde de disputeurs subtils accoutumés à envisager toutes choses du point de vue de l’art. D’autre part, certains traits apparaissent qui sont en contradiction avec l’essence même du génie de la race. Ce génie exactement approprié à la mesure humaine était fait de naturel et de souplesse ; les stoïciens y introduisent la raideur. Docile au pouvoir de la raison, il avait toujours répudié les excès du sentiment ; le mysticisme vient rompre cet équilibre. Les Grecs n’avaient jamais séparé l’idée de la forme, et ce qu’on n’avait pas encore vu chez eux, c’était un penseur vigoureux qui ne fût pas en même temps un artiste. Le cas va être fréquent et on trouvera de grands savans, historiens ou philosophes, qui seront à peine des écrivains. Le sentiment de l’art se perd chez ceux mêmes qui y ont le plus de prétentions. On ne sait plus composer ; l’œuvre faite de morceaux rapportés n’a plus cette unité intérieure qu’on pouvait comparer à celle d’un être vivant. La langue elle-même se gâte : les mots simples cèdent la place à des composés plus lourds et qui n’enferment pas plus de sens : la phrase se charge de termes incolores, inexpressifs, abstraits, se hérisse d’une terminologie technique inintelligible à ceux qui ne sont pas initiés. Les œuvres abondent et la plupart du temps cette abondance donne l’impression de la stérilité. Encore les meilleures de ces œuvres n’ont-elles pas ce caractère de plénitude et de perfection aisée auquel on reconnaît celles qui sont nées aux époques de robuste et heureuse fécondité.

Tous ces caractères qui donnent à la littérature grecque des derniers siècles sa physionomie de décadence ne sauraient s’expliquer par l’épuisement qui suit une longue période de production. Il s’en fallait que le génie grec fût épuisé. Pour rendre compte d’un changement si radical, n’faut une cause plus profonde. En fait, nous voyons qu’il coïncide avec un événement considérable : c’est la rupture de toute communication entre la littérature et la vie nationale, entre l’écrivain et le public auquel il s’était longtemps adresse.

La littérature grecque, depuis ses origines jusqu’à la fin de la période attique, est par essence une littérature populaire. Elle s’adresse à la nation tout entière. Née de ses rêves, de ses aspirations, des besoins de son âme collective, elle se transforme avec elle et lui renvoie à mesure sa propre image. Croyances religieuses, créations mythiques, légendes répandues à travers le monde grec, telle est la matière des chants que l’aède primitif répète sur la place publique, devant les mêmes flots, sous le même ciel où elles ont pris naissance. Le lyrisme célèbre dans la cité en fête, au milieu de l’allégresse commune, l’athlète vainqueur aux grands jeux, et fait remonter l’honneur de la victoire jusqu’aux héros qui ont fondé la cité, jusqu’aux dieux qui la protègent. Le drame puise aux mêmes légendes, faisant’ agir et parler devant la Grèce assemblée des héros qui sont pour elle des ancêtres. A Athènes, l’éloquence politique vit des passions de la foule, l’éloquence d’apparat sert au panégyrique de la cité, l’histoire enregistre ses succès et ses revers. Socrate, dialoguant avec ses disciples, suit le cours de l’Ilissus ; ou bien se promenant par la ville où sa figure est familière et sa laideur proverbiale, tantôt il entre dans l’échoppe de l’artisan, et tantôt, de son bâton mis en travers, il barre la route au passant qu’il va presser de ses questions. Poète, historien, philosophe, l’écrivain n’a pas une vie différente de celle des autres citoyens ; il a mêmes devoirs et prend sa part de toutes les charges publiques ; juge, soldat, homme d’État, il ne conçoit pas que son intérêt individuel puisse se séparer de l’intérêt général. L’habitude de l’action, le commerce de la vie pratique, les exigences de la réalité à laquelle il est sans cesse ramené, font contre-poids aux tendances trop spéculatives de sa pensée et l’empêchent de s’échapper vers les rêveries sans objet et les purs jeux d’esprit. S’adressant à tout le monde, il parle, pour être compris de tout le monde, une langue simple, concrète, constamment renouvelée et rajeunie par le travail de création instinctive. Les idées et les mots lui viennent du peuple et pour ainsi dire montent du sol jusqu’à lui. En communion étroite avec son public, il y puise ses inspirations, lui emprunte les pensées et les sentimens qui s’y sont peu à peu élaborés et qu’il se contente de lui rendre en les marquant de son empreinte personnelle. Associée à la vie nationale dans ses manifestations multiples, vie religieuse, politique, militaire, commerciale, venue du peuple et retournant à lui, la littérature exprime l’âme de la cité.

Rien de semblable à partir du IIIe siècle. Depuis la victoire d’Alexandre, Athènes, soumise à la domination macédonienne, n’est plus qu’une ville déchue où se vérifie la loi d’après laquelle l’influence littéraire ne survit pas à la ruine de la puissance militaire et de l’importance politique. On la visite encore, parce qu’elle a de plus beaux souvenirs qu’aucune autre, et parce que l’esprit y est plus aiguisé qu’ailleurs. Mais le mouvement l’a désertée ; il s’est transporté dans les cités nouvelles, à Alexandrie, à Antioche, à Pergame. C’est dans ces patries étrangères que va essayer de refleurir l’hellénisme déraciné et transplanté. Ici, plus de tradition, plus de souvenirs ni d’intérêts communs. Le peuple est une foule bariolée, cosmopolite, uniquement attachée à des préoccupations matérielles. Il ne comprend même pas la langue que parlent les écrivains et qui n’est pas la sienne. La séparation est aussi complète que possible : séparation de gens qui se coudoient dans les rues d’une même ville et qui s’ignorent. A qui donc s’adressera désormais l’écrivain obligé de laisser en dehors de son action la grande majorité du public ? Force lui est bien de se tourner vers le petit groupe de ceux qui s’intéressent encore à la littérature. Ce public restreint se compose de deux sortes de lecteurs : d’abord la cour, grecque d’éducation, cultivée, mais qui goûte surtout les formes littéraires brillantes ou mondaines, ensuite les lettrés de profession, qui vivent à l’ombre des bibliothèques et des écoles, passant leur temps à lire, écrire, disputer ; nous dirions aujourd’hui les gens du monde et les gens de métier. L’écrivain se console d’avoir si peu de lecteurs, en songeant que ce sont des lecteurs de choix, et il se flatte que leur qualité est une ample compensation à leur petit nombre. Il est fier de s’adresser à une élite. Or voilà justement la source de sa faiblesse ; voilà le mal initial d’où va découler pour lui une série de fâcheuses conséquences.

La première est que, chez l’écrivain, l’homme lui-même vaut moins. M. A. Croiset le remarque et expose avec force la leçon qui se dégage de ce fait. « Ce n’est pas à dire que chaque homme soit moins intelligent, moins laborieux, moins savant que ses prédécesseurs : mais, au milieu de ses livres, dans son école ou dans son cénacle, dans les plaisirs de la cour, il vit en somme d’une vie moins complète et moins noble que dans les vieilles cités grecques. L’air qu’il respire est moins fortifiant. L’individu s’isole et s’amoindrit ; sa vie particulière, détachée du sol où elle s’attachait autrefois, ballottée dans l’immensité de l’espace et du temps, va à la dérive ; ou bien elle se replie sur elle-même et s’absorbe dans un égoïsme plus ou moins intelligent, mais qui atrophie ses plus hautes facultés. L’homme n’éprouve plus guère, en dehors de l’intérêt pratique, que l’attrait du plaisir ou la curiosité du dilettante. La religion, qui remplissait les cœurs d’enthousiasme dans les panégyries d’autrefois, n’est plus pour l’élite qui seule s’occupe encore de littérature qu’une mythologie. Le patriotisme est mort avec les patries. Les choses de la guerre n’intéressent que les soldats de profession. La politique se concentre dans le cabinet de quelques princes. La cour, les érudits, les lettrés, les poètes ne cherchent au fond que leur propre amusement sous des formes différentes. Une sorte d’épicurisme pratique envahit toute cette société. Les hautes sources d’inspiration sont taries et ainsi l’abaissement moral a pour conséquence directe l’abaissement littéraire et artistique. » Pour tout dire en un mot, l’écrivain jusqu’alors avait été un homme ; il devient un homme de lettres ; c’est une déchéance.

Aussi toute cette littérature sera-t-elle une littérature livresque. Au lieu de sortir des entrailles de la cité, elle sort des retraites du Musée. Presque tous les poètes d’alors sont des bibliothécaires. L’inspiration leur est venue tandis qu’ils secouaient la poussière des vieux manuscrits. Ils n’ont pas écouté dans leur cœur l’impression que produisaient sur eux la nature, la divinité, les spectacles du monde ; mais ils ont recherché dans les livres l’impression que d’autres en avaient reçue. Ils se sont efforcés de les restituer en eux artificiellement. Ils ont fait de la poésie comme on fait de l’archéologie. Aussi ont-ils pu à leur gré s’exercer dans tel genre qu’il leur a plu de choisir. Ce n’est plus le large courant de l’imagination et de la sensibilité répandue partout à une même époque qui leur impose une forme d’art en harmonie avec le besoin des esprits. Ils écriront des odes ou des épopées dans un âge qui n’est ni lyrique ni épique ; ils écriront sur la guerre de Troie et sur l’expédition des Argonautes. Ils célébreront des dieux auxquels ils ont cessé de croire et des exploits qui n’éveillent plus chez eux ni émotion ni fierté. Entre les œuvres qu’ils imitent et les copies qu’ils en donnent il y aura précisément cette différence, que les premières étaient surabondantes de vie, et que les secondes sont des œuvres mortes où rien d’humain ne palpite, véritables travaux de marqueterie, faits avec art et sans âme et qui ne valent que par le travail de l’ouvrier. Il en est de même de l’histoire. Le temps n’est plus où un Hérodote recevait la tradition directe de la bouche même du peuple, où un Thucydide racontait avec une âpre tristesse et une émotion virile les événemens dont il avait été instruit au jour le jour et dont saignait son patriotisme. C’est à travers les textes que les historiens de maintenant cherchent la matière de leurs récits. Ils compulsent, ils comparent, ils compilent. Ils n’ont d’ailleurs pour se diriger dans la recherche de la vérité que des principes rationnels, des méthodes et des idées qu’ils n’ont pu soumettre à l’épreuve du réel. Le sens du réel, c’est ce qui leur fait le plus complètement défaut. Ni soldats, ni politiques, ni diplomates, ils ne savent rien des affaires, rien des intérêts d’une grande cité, rien du maniement des hommes. Leur histoire est froide, faute d’un sentiment profond qui la pénètre : à un Grec qui raconte l’histoire de Rome, irez-vous demander de l’écrire avec toute son âme ? Elle est stérile, car elle n’a pas l’action pour objet. Il en est de même encore de la rhétorique, de la critique, de la grammaire. Au temps où, suivant le mot de Fénelon, « tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole, » l’orateur de la place publique se formait à la parole en parlant ; depuis que les affaires ont cessé de se décider sur l’agora, c’est alors que les maîtres du bien dire ont trouvé toutes sortes de recettes infaillibles pour former leurs disciples à une éloquence qui n’a plus d’occasion de se produire. Au temps où les œuvres jaillissaient de l’imagination toute neuve, on ne songe ait guère à les cataloguer ; maintenant on les examine, on les commente, on y étudie l’agencement des pensées, les formes du langage et les secrets du rythme. Partout la théorie au lieu de la pratique, l’idée abstraite au lieu de la chose vivante, l’étude rétrospective au lieu de la création. Ce n’est pas en vain que le Musée, avec ses rayons chargés de livres, ses salles de lecture et ses chaires de professeurs, est devenu l’unique centre intellectuel. Tous les élémens de la défunte vie grecque sont désormais des curiosités de musée que rangent, qu’étiquètent et qu’époussètent des conservateurs attentifs et mornes.

Les sentimens individuels sont les seuls que l’écrivain puisse connaître, qu’il soit disposé à exalter et qui aient chance d’intéresser son public ; mais surtout le plus individuel d’entre tous : l’amour. La peinture de l’amour n’avait tenu que peu de place dans l’ancienne littérature grecque. Ce n’est rien que le lyrisme amoureux de Sapho et d’Anacréon à côté du lyrisme d’Alcée, de Simonide et de Pindare. Dans l’amour, l’antiquité n’avait guère vu que l’ardeur des sens ; et, l’amour ainsi compris ne se prêtant guère à l’analyse, elle avait surtout étudié les conséquences tragiques de l’amour et les drames dont il peut être l’occasion. Dès le temps de la littérature alexandrine, les proportions sont renversées ; l’amour envahit tous les genres, l’épopée, l’ode, l’idylle, le roman, l’épigramme ; par un exemple significatif, dans l’épopée d’Apollonius, la partie amoureuse rejette toutes les autres dans l’ombre. C’est déjà cette optique mensongère qui fait apercevoir l’amour comme la grande affaire de la vie et concentre sur ce sujet unique tous les efforts de l’écrivain comme toute la curiosité des lecteurs. Pour entretenir cette curiosité, il est clair qu’il ne suffit plus de présenter dans son paroxysme l’amour, folie des sens, fléau des hommes et des dieux. L’étude des complications sentimentales peut seule prêter à des découvertes et tenter l’écrivain en quête de nouveautés. On distingue des nuances, on agite des problèmes, on invente des cas. L’amour se raffine, se subtilise, et incline peu à peu à la galanterie. Et, comme il est beaucoup plus facile de parler de l’amour que d’être amoureux, mais à peu près impossible d’en bien parler sans en avoir éprouvé l’émotion, cette galanterie s’exprime avec la fadeur des amours de tête et d’imagination. C’est l’amour tel qu’il doit être pour défrayer les conversations mondaines. Aussi bien la galanterie innocente ne saurait longtemps suffire à une société blasée. Et de son ennui, de sa lassitude, de la perversion de son goût, l’odieux libertinage a bientôt fait de naître.

Retenir l’attention de lecteurs blasés pour qui la littérature n’est qu’un passe-temps, voilà en effet l’unique souci de l’écrivain, celui qui aiguillonne son esprit et l’excite à chercher du nouveau, n’en trouvât-il que dans le bizarre et l’extravagant. La simplicité et le naturel sont de toute évidence hors de cause. Il n’y a de salut que dans l’extraordinaire ; on s’y jette à corps perdu. Les rhéteurs inventaient déjà des sujets où le défi est outrageusement jeté à la vraisemblance et au bon sens : les faiseurs de roman recueilleront ce legs des complications à outrance, des intrigues absurdes, des rencontres imprévues, des enlèvemens, des reconnaissances et des coups de théâtre. Mais ce sont encore les artifices de style qui offrent à un littérateur de décadence le plus de ressources. A quelles tortures ne va-t-on pas soumettre les mots, et à quels usages ne va-t-on pas les faire servir ? Ils n’avaient encore été employés que pour exprimer des pensées, traduire des sentimens, exposer des faits ; ils vont maintenant, excédant leur destination naturelle, rivaliser avec les arts plastiques ; on les emploiera pour peindre et pour sculpter, et la description deviendra le refuge des écrivains sans idées et sans émotion. On reprendra de vieux mots qui n’ont plus cours et on les enchâssera comme autant de pierres précieuses. On rapprochera par des alliances hardies les mots qui jurent d’être ensemble ; on relèvera par des épithètes rares ceux qui par eux-mêmes risqueraient de passer inaperçus. La phrase classique était un organisme où chaque partie n’avait de valeur que par rapport à l’ensemble auquel elle se subordonnait : dans la phrase comme ailleurs, l’individualisme va détruire l’harmonie générale ; chaque détail est traité pour lui-même et on fait un sort à chaque mot. La phrase se contourne, le mot s’alambique ; c’est tout le travail de la préciosité. Ici encore, par le jeu des contrastes, en même temps que le goût se raffine, il s’éprend des effets violens et se complaît dans un réalisme grossier que n’éclaire plus aucun rayon d’idéal, que ne légitime aucune préoccupation de morale.

L’écrivain devient un virtuose qui, n’attachant plus aucune importance aux choses qu’il dit, ne s’occupe que de la façon de les dire, et met sa coquetterie à pouvoir parler de tout agréablement sans avoir rien à dire qui en vaille la peine. L’exemple de Lucien nous offrirait de ce type le spécimen le plus complet et d’ailleurs le plus séduisant. Celui-ci a d’éminentes qualités, de l’esprit, de la souplesse, du bon sens, une grande variété de connaissances. Il possède toutes les ressources de son métier et les met en œuvre avec une incomparable habileté. Né dans une autre époque, engagé au service d’une cause généreuse, obligé d’aller jusqu’au bout de ses idées et d’envisager la vie avec sérieux, il aurait pu être l’égal des hommes de génie. Sa destinée ne le lui a pas permis et elle lui a imposé tous les défauts de son temps. Donc il se joue à travers tous les sujets, les effleure l’un après l’autre, et s’amuse au spectacle de ses propres contradictions. Un parti pris de continuelle raillerie l’empêche d’être vraiment intelligent. Il ignore ce qu’il y a de meilleur dans l’âme de ses contemporains, il méconnaît ce qu’il y a de plus noble dans l’âme humaine. Ambitions, déceptions, espérances confuses, erreurs douloureuses, efforts sans cesse trompés, jamais découragés, tout ce qui rend respectable, et pitoyable la vieille humanité souffrante, ce n’est pour lui que le thème des jeux d’esprit les plus impertinens. Sa gaieté mesquine manque aussi bien de la franchise des grands rieurs et de l’âpreté des satiriques pour qui le rire est une arme de combat. Son ironie mobile et paresseuse lui semble un gage incontestable de sa propre supériorité ; elle n’atteste que le dessèchement de son cœur, la faiblesse de sa volonté, l’incapacité où il est de prendre parti ; elle n’est signe que d’impuissance.

Autour de cette vaine littérature l’air va chaque jour se raréfiant. Car un public d’oisifs, dont aucun intérêt commun ne maintient la cohésion, en vient nécessairement à se désagréger, et à s’éparpiller. De petits groupes se forment, des cénacles étrangers l’un à l’autre, rivaux ou hostiles, et dont le caractère est justement d’être impénétrables et inaccessibles. On a commencé par écrire pour les lettrés ; puis on a fait un choix parmi les délicats ; de sélection en sélection, on en arrive à ne plus écrire que pour les initiés. Finalement on écrit pour soi tout seul. Lycophron dit « l’obscur » doit toute sa célébrité aux ténèbres dont il s’est enveloppé. Il a eu ce courage d’écrire un poème en quatorze cents vers auxquels personne n’a jamais rien compris. C’est pourquoi l’armée des commentateurs et le bataillon des snobs lui ont fait une réputation. Il est devenu chef d’école pour avoir été inintelligible à tous et probablement à lui-même. Cependant que les poètes décadens agencent des mots qui ne veulent rien dire, des hommes graves s’enferment en des recherches érudites dont toute la valeur vient de leur érudition et qui sont leur objet à elles-mêmes. Spécialistes qui ont rompu toute communication avec l’ensemble du savoir humain, ils se confinent jalousement dans leur spécialité. Poètes de cénacle, érudits de séminaires, ils font une œuvre pareille et pareillement frivole. Sous une forme plus prétentieuse ou plus pédantesque, ils appliquent une même théorie, qui est celle de l’art pour l’art. Et tandis que le vide se fait autour d’eux, fiers de l’inutilité de leur labeur et dupes du gonflement de leur vanité, ils s’admirent dans leur solitude.

Lorsque nous lisons aujourd’hui les écrivains de l’hellénisme finissant, nous n’avons pas de peine à constater que nous avons avec eux plus d’analogies qu’avec les écrivains des belles époques. Donc nous les félicitons d’avoir été déjà si modernes, car nous nous aimons nous-mêmes. Au lieu de nous réjouir, cette constatation devrait bien plutôt nous inquiéter. Il est exact que plusieurs des caractères de l’alexandrinisme se retrouvent dans notre littérature contemporaine ; seulement l’expérience est faite, et elle est instructive : ces caractères étaient ceux d’une littérature en voie de disparaître. Raffinemens d’une littérature savante et artificielle, spécialité des recherches érudites, invasion du cosmopolitisme, étalage de l’individu, subtilités de l’analyse amoureuse, grossièreté du réalisme, indécence du libertinage, alternatives de scepticisme et de mysticisme, jeux d’une ironie superficielle et improductive, obscurité de la pensée, perversion du sentiment, déformation de la langue par l’abus de la description, par l’introduction des termes techniques et abstraits, par les bizarreries de l’écriture artiste, on peut bien trouver pour désigner toutes ces tares de flatteuses appellations ; mais c’est comme on trouve pour signifier les pires maladies des vocables séduisans. On peut bien les célébrer comme autant de mérites et comme les conquêtes d’un modernisme hardi ; mais c’est à la manière du malade qui se vanterait de la belle pleurésie qui va remporter. Connaître la cause d’un mal, ce n’est pas toujours le moyen d’arriver à la guérison ; c’en est du moins la condition. Or, ce même isolement dont est morte la littérature grecque, nous le voyons se produire sous nos yeux, et nous assistons à la même rupture entre l’écrivain et le public. Certes, depuis qu’il y a en France une littérature digne de ce nom, elle n’a jamais été populaire ; l’écrivain, chez nous, n’a jamais pu s’adresser qu’aux lecteurs préparés par une certaine culture. Mais, à l’époque classique, l’écrivain n’établit pas de catégories entre ces lecteurs ; il écrit pour tous les honnêtes gens, s’efforce d’être compris de tout le monde, et considère comme le plus beau triomphe du talent d’avoir recueilli approbation unanime. L’écrivain d’aujourd’hui commence par excommunier tous ceux qu’il juge indignes de le comprendre, et tire vanité de ne plaire qu’à un petit nombre. Au lieu de se plier aux préoccupations d’ordre général qui sont celles de tous les hommes, il ne fait état que de ceux qui partagent ses préoccupations d’art. Romancier, il ne traite que des sujets d’exception ; savant, il s’enferme dans son laboratoire ; et poète, il monte dans sa tour d’ivoire. C’est le contraire qu’il devrait faire. Sous peine que la littérature aille de plus en plus en s’anémiant jusqu’au jour où elle mourra par impossibilité de vivre, il faut la retremper à ses sources, la rattacher à la vie nationale, la faire rentrer dans le courant de l’activité commune. Et, parce que c’est déjà avoir fait quelque profit que d’appeler les choses par leur nom et de mettre les gens à leur rang, il n’est sans doute pas indifférent de renvoyer parmi les beaux esprits de décadence tels de nos écrivains d’aujourd’hui qui, dédaigneux de la foule, réservent les productions de leur talent à une élite, — comme disent ceux qui en font partie, — ou, — comme disent les autres, — à une coterie.


RENE DOUMIC.

  1. Histoire de la Littérature grecque, par MM. Alfred et Maurice Croiset, 5 vol. in-8o 1887-1899. t. V, période alexandrine par Alfred Croiset, période romaine par Maurice Croiset (Albert Fontemoine, éditeur).