Les Tristesses/Les Lions

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Les TristessesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 82-83).




 

À Albert Delpit.





Les vieux lions sont là, dans leur cage de fer,
Rois vaincus, méditant leurs sombres infortunes,
Au milieu d’un jardin morne et vide, où l’hiver
Fait neiger sur le sol les feuilles déjà brunes.

Ils ont l’abattement qu’on a dans les exils
Et d’un air douloureux, s’allongeant sur les pattes,
Referment à demi leurs yeux voilés de cils
Où brillent par moments des lueurs écarlates.

Jadis ils bondissaient sur les sables ardents
Et, fiers au grand soleil qui dorait leurs crinières,
Dans leur proie enfonçaient les griffes et les dents
Et l’emportaient, sanglante, au fond de leurs tanières.
 

A présent, ils sont là !… maigres et grelottants :
Dans l’abreuvoir l’eau gèle, et le gardien leur donne
Quelques morceaux de chair et des os dégouttants
Où s’épuisent leurs dents que la faim abandonne.

Ils sont couchés sur leurs ventres comme des chats :
Les passants — courageux qu’ils gisent sans défense —
Couvrent leurs poils soyeux de boue et de crachats,
S’égayant à les voir tressaillir sous l’offense !

Les nobles insultés dédaignent leurs bourreaux ;
Mais quelquefois le soir, après ces jours d’alarmes,
Passant leur gueule fauve à travers les barreaux,
Ils semblent se parler et confondre leurs larmes.

Ces fiers lions, c’est nous, les poètes captifs,
Qui rêvons du pays idéal où naguère
Notre âme s’est ouverte aux bonheurs primitifs,
Et qui sommes comme eux en risée au vulgaire !…

Nous aussi, nous avons de superbes mépris
Pour la foule raillant nos royautés tombées ;
Mais quand nous rencontrons d’autres frères meurtris,
Nous confondons nos pleurs et nos têtes courbées !