Les Lionnes pauvres/Préface

Les Lionnes pauvres
Théâtre completTome 4 (p. 5-12).
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PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION


Aujourd’hui que notre pièce a gagné son procès devant le public et la presse, je me sens fort à l’aise pour parler sans passion des obstacles qu’elle a eu à surmonter avant d’arriver à ses juges naturels.

La résistance obstinée qu’elle a rencontrée dans le sein de la commission de censure n’est pas un fait isolé qu’on puisse passer sous silence : c’est tout un système. Que MM.  les censeurs me permettent donc de leur présenter quelques observations sur leurs fonctions, dont ils ne me semblent comprendre ni toute la portée ni les limites exactes.

Pour formuler sur-le-champ les deux termes de ma pensée, la censure manquerait autant à son devoir en désarmant la comédie qu’en tolérant qu’elle tournât ses armes contre la société. Cependant de ces deux écueils, le dernier est le seul qui la préoccupe ; quant au premier, elle semble n’y pas attacher d’importance. Singulière contradiction que j’observe chez la plupart de ceux qui parlent de la comédie ! Ils lui concèdent pleinement la puissance de faire le mal ; ils lui refusent celle de faire le bien. Il faudrait choisir cependant et les lui reconnaître ou les lui dénier toutes deux. Ses adversaires disent qu’elle n’a jamais corrigé personne : soit ; mais, pour être logiques et justes, ils devraient ajouter qu’elle n’a jamais perverti personne non plus ; auquel cas elle serait simplement un jeu innocent, un divertissement puéril sur lequel l’État n’aurait pas de surveillance à exercer. Or, puisqu’il en exerce une, et très active, c’est qu’il ne voit pas les choses ainsi, et il a raison.

Je ne voudrais pas exagérer le rôle social de la littérature ; mais il y a dans la structure des sociétés une charpente intérieure aussi importante à l’économie générale que la charpente osseuse à celle de l’individu : ce sont les mœurs. C’est par là que les nations se maintiennent, plus encore que par leurs codes et leurs constitutions. Nous en avons eu la preuve au lendemain des révolutions, pendant l’interrègne des lois. Mais les mœurs semblent ne relever que d’elles-mêmes ; elles échappent à l’action gouvernementale ; il n’est décret ni ordonnance qui puisse les réformer ou les transformer. Quel moyen d’influence a-t-on sur elles ?

Vous souvenez-vous des belles expériences de M. Flourens sur la vie des os ? Il a démontré qu’ils se renouvelaient incessamment, en les colorant sous l’action d’une alimentation colorante. Ne pourrait-on pas appeler la littérature l’alimentation colorante de l’esprit public ? Et la partie la plus active, sinon la plus nutritive de la littérature, n’est-ce pas le théâtre ? Les ennemis de l’émancipation intellectuelle lui ont déclaré une guerre spéciale, et je ne veux pas d’autre preuve de son efficacité. N’est-il pas en effet la forme de la pensée la plus saisissable et la plus saisissante ? Il est en rapport immédiat avec la foule ; ses enseignements, bons ou mauvais, arrivent à leur adresse directement et violemment. Vous dites qu’il n’a corrigé personne ; je le veux bien ; mais la même objection pourrait s’opposer aux livres de morale et à l’éloquence de la chaire ; d’ailleurs le but n’est pas de corriger quelqu’un, c’est de corriger tout le monde ; le vice individuel n’est pas possible à supprimer, mais on peut en supprimer la contagion ; et de tous les engins de la pensée humaine, le théâtre est le plus puissant, voilà tout.

C’est donc un instrument précieux et dangereux tout à la fois qu’il importe au moins autant de ne pas émousser que de bien diriger. Souvent, j’en conviens, le milieu exact est difficile à tenir. Mais l’inconvénient d’empêcher le bien étant égal à l’avantage d’empêcher le mal, je voudrais que dans le doute la commission de censure s’abstînt, d’autant plus qu’il y a derrière elle une censure bien plus sûre que la sienne, celle du public.

Ce n’est pas ce que font ces messieurs ; et de bonne foi, sont-ils en position de le faire ? D’une part, ils sont tout puissants, grâce aux règles inflexibles de l’administration ; de l’autre, ils ont, et c’est justice, une responsabilité égale à leurs pouvoirs. En cas d’erreur, on leur applique l’axiome de droit : Imperitia pro culpa habetur. Aussi, comment voulez-vous qu’ils ne se décident pas pour la compression dans tous les cas ambigus ? À défaut d’autre certitude, ils ont au moins celle qu’une pièce supprimée ne fera pas de bruit. Quant à moi, je les plains de tout mon cœur : ces pauvres juges perplexes me font l’effet de sentinelles dans le brouillard : dès qu’une question un peu délicate les approche, ils crient au large, et il n’est amis ni ennemis qui tiennent ; ils tirent dessus avec l’intrépidité de la peur.

Mais, bien qu’excusable ou plutôt compréhensible jusqu’à un certain point, cette panique n’en va pas moins à supprimer complétement la comédie de mœurs. Je les entends qui se récrient : « Ouvrons leur catéchisme ! » en tête, je trouve écrit : « Il est dangereux de révéler à la société l’existence de ses plaies secrètes. »

D’abord qu’est-ce, à l’avis de ces messieurs, qu’une plaie secrète de la société, sinon une nouvelle forme des vices éternels, c’est-à-dire le domaine légitime de la comédie de mœurs ? De quoi veulent-ils donc qu’elle parle ? des formes banales et ressassées ? Autant la condamner franchement à se taire.

Ensuite qu’entendent-ils par cette révélation ?

Qu’on dise que la Gazette des Tribunaux, par son compte rendu des procès de cour d’assises, fait faire un grand pas à la science du vol en vulgarisant des procédés ingénieux à l’usage des adeptes, c’est possible ; encore pourrait-on objecter qu’elle met du même coup les honnêtes gens en garde ; mais que le théâtre apprenne quelque chose au public, non ! Sa force, au contraire, consiste à être l’écho retentissant des chuchotements de la société, à formuler le sentiment général encore vague, à diriger l’observation confuse du plus grand nombre. Le spectateur n’applaudit que les types et les situations qu’il reconnaît ; ceux qu’il ne reconnaît pas, il les nie et les siffle.

Par conséquent dans aucun cas il n’y a révélation.

Enfin quel danger voient-ils à ce que le théâtre condense les idées qui flottent dans l’air ? Une maladie n’est-elle pas à moitié guérie quand on en a précisé le siège, les causes et les résultats ? Écoutez ceci : Nicolas Gogol a écrit une comédie contre la vénalité de l’administration russe : la censure de Saint-Pétersbourg l’avait condamnée sous prétexte aussi qu’il est dangereux de révéler…, etc. L’empereur Nicolas en ordonna la représentation sur tous les théâtres de l’empire, estimant utile de signaler cet abus à l’animadversion des honnêtes gens.

Et, à ce propos, il est bon de noter que les empereurs ont l’esprit plus libéral que les censeurs. Sa Majesté Napoléon III apprenant, au sujet des Lionnes pauvres, qu’on faisait de la censure littéraire, a formellement condamné tout empiétement de ce genre. C’est un point acquis désormais ; en fait de littérature, les censeurs n’auront, selon le joli mot du roi Charles X, que leur place au parterre.

Mais il était temps de les y remettre ! Voyez comme tout s’enchaîne et à quelles aberrations peut conduire une première erreur ! Voilà une commission chargée d’empêcher le théâtre d’offenser la pudeur de l’auditoire et de parler des affaires politiques, en un mot de lui faire respecter la décence et l’ordre public : ce sont là des attributions simples et nettes. Pour avoir mis le pied hors de ce cercle étroit, ils ne savent plus où s’arrêter ; comme protecteurs de la décence, ils se sont immiscés dans les questions de morale et de philosophie ; comme protecteurs de l’ordre public, ils ne veulent plus qu’on siffle dans les rangs ; ils se croient responsables de la chute des pièces, et de cette responsabilité se font un droit de collaboration, revisant le style, rayant certains mots qui ont encouru leur disgrâce, donnant des conseils dans l’intérêt de l’ouvrage, imposant des dénouements de leur cru… et quels dénouements ! N’exigeaient-ils pas que, dans les Lionnes pauvres, Séraphine, entre le quatrième et le cinquième acte, fût victime de la petite vérole, châtiment naturel de sa perversité ! À cette condition ils amnistiaient la pièce ; c’est là ce qu’ils appellent la moralité du théâtre, — en sorte que les Lionnes pauvres auraient pu s’intituler : De l’utilité de la vaccine.

Cette bouffonnerie se rattache cependant à une théorie littéraire qui vaut la peine d’être discutée.

La morale au théâtre consiste-t-elle, comme le soutiennent quelques personnes, dans la récompense de la vertu et la punition du vice, ou seulement dans l’impression qu’emporte le spectateur ? Je laisse sur ce chapitre la parole au grand Corneille :

« L’utilité du poème dramatique se rencontre en la naïve peinture des vices et des vertus, qui ne manque jamais à faire son effet quand elle est bien achevée et que les traits en sont si reconnaissables, qu’on ne peut les confondre l’un dans l’autre, ni prendre le vice pour la vertu. Celle-ci se fait alors toujours aimer, quoique malheureuse ; et celui-là se fait toujours haïr, bien que triomphant. Les anciens se sont fort souvent contentés de cette peinture, sans se mettre en peine de faire récompenser les bonnes actions et punir les mauvaises[1]… »

Le système contraire « n’est pas un précepte de l’art, mais un usage que nous avons embrassé, dont chacun peut se départir à ses périls. Il était dès le temps d’Aristote, et peut-être qu’il ne plaisait pas trop à ce philosophe, puisqu’il dit qu’il n’a eu vogue que par l’imbécillité du jugement des spectateurs[2]… »

Corneille dit encore dans l’épître qui précède la Suite du Menteur :

« Comme le portrait d’une laide femme ne laisse pas d’être beau, et qu’il n’est besoin d’avertir que l’original n’en est pas aimable, pour empêcher qu’on l’aime ; il en est de même dans notre peinture parlante, quand le crime est bien peint de ses couleurs, quand les imperfections sont bien figurées, il n’est pas besoin d’en faire voir un mauvais succès à la fin pour avertir qu’il ne les faut pas imiter. »

Telle est, d’ailleurs, la doctrine de la critique tout entière. Elle a unanimement affirmé la moralité des Lionnes pauvres. Les objections n’ont porté que sur des détails d’exécution ; mais quelques-unes sont si considérables que nous nous croyons en demeure, par déférence même pour la presse, de lui rendre compte des motifs qui nous ont déterminés, sans prétendre par là faire notre apologie.

On nous a demandé pourquoi nous avons placé l’action dans un milieu de petite bourgeoisie et non dans le grand monde ; pourquoi nous avons fait de Pommeau un vieillard, et non un mari dans la force de l’âge ; pourquoi enfin, nous avons pris Séraphine après sa chute complète, au lieu de montrer par quelle pente on arrivait dans cet abîme. Toutes ces combinaisons se sont d’abord présentées à notre esprit et peut-être aurions-nous mieux fait de nous en tenir à la première idée, qui est souvent la meilleure ; quoiqu’il en soit, voici pour quelles raisons nous l’avons abandonnée :

La peinture de la dépravation graduelle de Séraphine nous a paru aussi dangereuse que tentante. Nous avons craint que le public ne se fâchât tout rouge à la transition de l’adultère simple à l’adultère payé. Cette peinture ne présentant, d’ailleurs, qu’un intérêt psychologique, il nous a semblé que ce côté de notre sujet pouvait être traité suffisamment en récit, et nous l’avons placé dans la bouche de Bordognon, le théoricien de la pièce. Une donnée aussi scabreuse ne pouvait passer que par l’émotion ; et l’émotion ne pouvait être obtenue que par la situation du mari ; c’est donc là, surtout, que nous avons cherché la pièce.

Dès lors, il s’agissait de choisir le milieu où cette situation serait le plus poignante. Pommeau, homme du grand monde, est évidemment moins dramatique que Pommeau petit bourgeois ; il n’y a plus entre lui et sa femme cette promiscuité de l’argent, qui le rend complice à son insu des hontes de son ménage, en l’abusant sur la provenance même du pain qu’il mange. En outre, il nous a semblé que si nous rétrécissions par là notre cadre, nous élargissions notre idée en montrant cette plaie du luxe, dans les régions où le luxe n’était pas encore descendu avant nos jours.

Enfin, l’ulcère que nous nous proposions de révéler n’étant pas l’adultère, mais la prostitution dans l’adultère, il importait d’éviter toute confusion entre les deux sujets, ce qui n’eût pas manqué d’avoir lieu par un conflit entre la jalousie d’un jeune mari et sa probité. Un Pommeau de trente ans n’eût pas été vrai, disant : « J’en suis réduit à ne plus compter avec la chute, tant la faute disparaît devant l’énormité de la honte. » Si la vieillesse du mari excuse en quelque sorte l’infidélité de la femme, elle n’excuse nullement sa vénalité, et notre sujet nous reste ainsi isolé et entier.

Voilà, bonnes ou mauvaises, les explications que nous pensions devoir à la critique ; je voudrais, pour ma part, que l’usage de ce cordial échange de réflexions s’établît entre elle et les auteurs, convaincu que l’art n’aurait qu’à y gagner.

Qu’on me permette maintenant de prendre la parole pour un fait personnel, et j’aurai tout dit.

C’est encore une explication, que je dois — celle-là — à l’Académie Française.

Quand elle m’a fait l’honneur de m’admettre dans ses rangs, elle m’a très spirituellement et très paternellement tancé de mes collaborations, quoique rares et bien choisies ; et voilà qu’à peine entré dans son giron, je retourne à mon péché !

Je suis volontiers de l’avis de M. Le Brun à l’endroit de la collaboration ; mais on n’est pas toujours maître de sa destinée. Voyez en ce cas, par exemple : j’ai pour ami intime un de mes confrères, qui n’a pas plus que moi l’habitude de collaborer. Mais nous ne sommes très mondains ni l’un ni l’autre et passons aisément notre soirée au coin du feu. Là on cause de choses et d’autres, comme le Fantasio de notre cher de Musset, en attrapant tous les hannetons qui passent autour de la chandelle ; et si parmi ces hannetons il voltige une idée de comédie, auquel des deux appartient-elle ? à aucun et à tous deux. Il faut donc lui rendre la volée ou la garder par indivis.

Il est bien vrai, comme l’observe M. Le Brun, que le public, trouvant devant lui deux auteurs, ne sait à qui s’adresser, s’embarrasse et dit : « Lequel des deux ? » Nous serions bien embarrassés nous-mêmes de lui répondre, tant notre pièce a été écrite dans une parfaite cohabitation d’esprits. Pour être sûrs de ne pas nous tromper, nous ferons comme ces époux qui se disent l’un à l’autre : « Ton fils ! »

Voilà le grand inconvénient de la collaboration ; mais est-ce à dire pour cela qu’il faille renoncer au plaisir de causer, comme d’honnêtes gens, les pieds sur les chenets ? Je suis certain que M. Le Brun, ce charmant causeur, hésiterait à me le conseiller.

ÉMILE AUGIER.



  1. Premier discours du Poème dramatique.
  2. Ibid.