(alias Georges Moinaux)
Editions Littéraires de France (p. 96-112).

VII


— Évidemment, j’aurai de lui ce que je voudrai, dit Hamiet à Cozal après le départ de Gütlight qu’un poker à jour fixe mobilisait une fois la semaine et qui s’était défilé la dernière bouchée dans le bec ; mais je n’ai dit que la vérité ; je ferais suer de l’or à l’asphalte, avec ça ! Pourquoi riez-vous ?

— Vous ne vous fâcherez pas ?

— Marchez donc !

— Eh bien, avec votre imagination que du matin au soir traverse le vol des rêves, vous me faites penser… au pont d’Asnières, où passent huit cents trains par jour.

— Le pont, non ! fit gaîment Hamiet ; à la rigueur, la gare, car des trains s’y arrêtent.

Et, changeant de ton :

— Vous avez tort de me blaguer, reprit-il ; vous me croyez un écervelé ; j’en suis précisément le contraire. En fait, mon imagination n’est ni un pont ni une gare. Elle est comparable, plutôt, à un grand magasin bien approvisionné, où mon caprice va, vient, erre, flâne, tombe en arrêt devant un article qui le tente, l’examine, le remet en place, et fixe enfin, sur tel ou tel objet, son choix mûrement réfléchi. Depuis longtemps, j’ai la hantise d’une direction de théâtre. C’est là un domaine mal connu, par conséquent mal exploité, où il y a à faire bien des choses – que je suis prêt à faire avec vous, si la combinaison vous plaît.

Cozal, auquel plaisait plus que nous ne saurions dire une combinaison consistant notamment dans la représentation de sa pièce, s’inclina pour toute réponse.

Hamiet poursuivit :

— En somme, qu’est-ce que c’est au juste, votre affaire ?

— Je vous l’ai dit : une opérette.

— Le titre ?

Madame Brimborion.

— Charmant !… Quelle époque ?

— Louis XV.

— Moins bien.

— Ah ?

— Oui, j’ai sur ce point des idées assez arrêtées, que je vous dirai en temps utile. Passons. Trois actes ?

— Trois actes.

— Achevés ?

— Deux seulement sont au point ; mais je me ferais fort, le cas échéant, d’enlever le troisième en huit jours.

— All right ! La musique maintenant ?

— Elle est d’un bohème de Montmartre qui me gratifie de son amitié : un certain Hour, Stéphen, Prix de Rome, déjà joué deux fois à Paris, sans aucun succès du reste. Et du talent avec ça ! comme disait je ne sais plus quel peintre en se regardant dans la glace. Particularités : une vanité de paon, un caractère de dogue, une propreté de goret… plus une petite amie grosse comme deux liards de beurre et rigolote… comme chausson, qui a vraiment le diable au corps pour détailler la chansonnette. Leurs amours ne sont guère, hélas ! qu’un pugilat de tous les instants !…

— Vous me mettez l’eau à la bouche, dit Hamiet : il faut que je fasse au plus vite la connaissance de ces deux vertébrés ! D’autant que l’été touche à sa fin, et que nous n’avons pas une minute à perdre si nous tenons à arriver pour l’ouverture de la saison.

Le don de sécréter les idées, que le ciel lui avait dévolu, se doublait de celui d’en voir par la pensée l’immédiate réalisation ; pareillement ces mères ambitieuses qui voient déjà coiffée du shako bleu de Saint-Cyr la larve informe balancée en leur flanc. Il accueillit avec empressement l’offre à lui faite par Cozal de le conduire – puisque l’absence de Madame lui rendait momentanément son indépendance de garçon – à la Pie-Borgne où Stéphen Hour fonctionnait certainement depuis une grande heure déjà. Dix minutes plus tard, une auto découverte les charriait aux côtés l’un de l’autre, par la grimpade de la rue des Martyrs ; tous deux silencieux et rêveurs, Cozal n’osant croire à sa chance, Hamiet baignant au vent de la nuit son front que cerclaient d’une auréole les bords du chapeau de paille échoué sur sa nuque, et derrière lequel des armées de pensées se battaient confusément avec des régiments de chiffres.

Le cabaret de la Pie-Borgne était situé au bas de la rue des Trois-Frères dont il trouait l’ombre, la nuit, des feux ardents de ses deux lanternes écarlates, et dont il insultait, le jour, la modestie silencieuse et discrète, par le cri strident de sa façade badigeonnée en jaune serin. Des étagements de culs de bouteilles, verdâtres comme des noyés et renflés comme des pustules, flanquaient étroitement sa porte : une porte de monastère où couraient des lacets de ferrures à l’entour d’un guichet grillé, et dominée d’une pie borgne au bec d’éternelle bavarde ouvert en angle de quarante-cinq degrés avec l’air de jeter au quartier :

— Toi, tu n’auras jamais la paix.

Et le fait est que le quartier avait longtemps désespéré de l’avoir, exaspéré et impuissant devant ce nid de turbulente bohème d’où, chaque nuit, jusqu’à deux et trois heures du matin, s’évaporait en rires énormes, en ululements de peupliers, en tonnerres d’applaudissements, en rythmes de valses lointaines, la joie immense des jeunes hommes à être hommes et à être jeunes ; sans parler des querelles vidées sur le trottoir et des chœurs bramés à la lune après la pose des volets. De boutiques en boutiques, de paliers en paliers, des pétitions avaient vingt fois passé, des feuilles de papier ministre revêtues d’imposants paraphes, faites pour appeler l’attention des pouvoirs publics sur un état de choses déplorable, dont pâtissaient le repos et le sommeil des gens de bien. Il en était résulté :

Une enquête ;

Des visites domiciliaires ;

Et le maintien du statu quo.

En sorte que les gens de bien allaient prendre leurs clics et leurs clacs avec un touchant unisson et transporter leurs pénates sous des cieux plus hospitaliers, lorsque Hour, enfin, était venu, tranchant la question dans le vif et mettant les braillards de la Pie-Borgne en fuite, à coups de marches funèbres et de sonates en mineur. Invité à faire chanter aux touches de son instrument les allégresses du Père la Victoire et du Régiment de Sambre-et-Meuse, le musicien, avec ce sens de l’à-propos qui le signalait de si longue date à l’admiration des foules, n’avait pas hésité une minute à taper dans l’oratorio, et dame ! ça n’avait pas traîné : la clientèle s’était levée et avait pris son vol comme une bande de moineaux. Prrrr !… Jamais plus on n’avait entendu parler d’elle. Quel homme !…

Dans le sous-sol du petit café où désormais il faisait de la musique pour le salpêtre des murailles, – ainsi Saint Jean, autrefois, se mit en frais d’éloquence pour les sables du désert, – Cozal et Hamiet le surprirent en train de s’expliquer avec la jeune Hélène qu’il traitait de salope et d’ordure, pour changer, et qu’il menaçait d’écraser à l’égal d’une simple punaise. Leur apparition imprévue sous le plein-cintre de l’escalier ne le détourna pas de la question ; au contraire, il ne s’y enfonça que davantage, les entraînant avec lui l’un et l’autre en les dédales mystérieux de ses rancunes sans qu’ils sussent au juste de quoi il s’agissait. Cozal, seul, à certaines allusions visant clairement les « sales gadoues » qui se trottent par la fenêtre quand on les croit au « pieu », devina que la jeune Hélène avait encore fait des siennes. Il resta bouche close, toutefois. Il avait promis à Hamiet le réjouissant révélé d’un client pas ordinaire, et, à recueillir ainsi le bénéfice des circonstances, il goûtait une joie de provincial fier de faire à un Parisien les honneurs de sa petite ville. Le malheur fut que cela finit mal : d’un aller et retour de soufflet lancé à toute volée par le vide des espaces et qui vint retentir, comme aux flancs d’une potiche, au visage soudainement empourpré de la fillette.

— Oh ! fit Hamiet.

— Hour ! fit Cozal.

— Ça, ce n’est pas fort, fit Hélène.

En général, tombant sur ses joues aguerries, les calottes la laissaient froide ; avouons-le : nous ne sommes pas éloigné de penser qu’elles la mettaient en belle humeur. Seulement, tout de même, Hour, cette fois, avait eu la main un peu lourde. Elle en resta suffoquée, l’air nigaud et gauche d’un enfant qui se retient de pleurer devant le monde, et constatant : « Non, ce n’est pas fort », sans se risquer à en dire davantage, crainte que les larmes ne forçassent la consigne à la faveur d’une émotion. Elles vinrent, pourtant, – discrètes, deux par œil, pas plus ! – car Cozal, apitoyé, l’avait attirée dans son bras et consolait, d’une caresse, le pauvre visage humilié.

— Là !… C’est fini !… On ne pleure plus !… Faites risette à votre ami. Vraiment, Hour, je ne vous comprends pas de frapper ainsi cette enfant !

— Pauvre petite ! murmura Hamiet.

Mais, enchanté de son action d’éclat :

— Hein ? Hein ? raillait le goguenard Stéphen Hour ; tu n’as pas passé au travers, sale bête, sale volaille, sale vadrouille !

Malin, il clignait de l’œil. Cette brute se jugeait fort plaisante, ayant d’ailleurs, il n’en doutait pas une minute, usé avec une grande réserve du droit que concède le génie de passer outre aux traditions en usage dans le vulgum pecus : le même qui permit aux uns de tuer Clytus après boire, aux autres de coucher avec leur sœur Pauline. Il était temps que l’entretien changeât. Hamiet, sa naturelle douceur révoltée, allait prendre parti dans la discussion quand, rallié, pour avoir la paix, aux affirmations du musicien qui répétait sans se lasser : « Chameau ! Chameau ! Chameau ! Chameau ! » :

— Oui, oui, parfaitement, dit Cozal ; c’est une affaire entendue ; mais, pour Dieu, finissons-en ! Nous avons à parler de choses plus sérieuses. Hour, mon ami, s’il vous plaît. Hamiet, mon vieux, que je vous présente.

Et la formalité eut lieu. Stéphen Hour, toujours homme du monde, témoigna de la satisfaction que lui cachait cette mise en rapport : il ravala bruyamment des crachats. Hamiet, lui, salua froidement et commanda des Tarragone, car le patron de la Pie-Borgne venait personnellement et précipitamment prendre les ordres de ces messieurs avec le souriant empressement d’un pauvre homme qui ne désespère pas de repêcher sa maison noyée.

Enfin, les petits verres emplis et le patron restitué à sa caisse, Cozal put initier son collaborateur au motif de sa visite.

— Préparez-vous, mon bon, dit-il, à une grande et joyeuse nouvelle. Voici Monsieur qui veut acheter un théâtre et ouvrir… Devinez avec quoi ? Devinez un peu, pour voir ?… Avec Madame Brimborion !

Il se tut, attendant l’effet : mais l’effet ne se produisit pas. Stéphen Hour n’avait pas bronché. La fortune venant enfin à lui, il l’accueillait sans aucune surprise, simplement, du « Ah ! » strictement dû aux choses strictement dues.

— Eh bien ! reprit Cozal un peu décontenancé ; ça ne vous dit rien, cette affaire-là ?

— Ça dépend, répondit Stéphen Hour ; il faut voir.

— Voir quoi ?

— Voir quoi !

Hour sursauta.

— Pensez-vous que je vais confier au premier venu les destinées de ma partition ?

Il dit « ma partition », rien de plus, et il sembla à Cozal
que ces deux mots, pourtant bien simples, prenaient dans la

bouche de celui qui les avait prononcés on ne sait quelle acception spéciale, évoquaient dans l’esprit de celui qui les avait entendus on ne sait quelle idée de colossal, de gigantesque et d’inouï.




— Mais… hasarda-t-il.

— Jamais de la vie ! reprit Stéphen Hour. Pas si bête ! Qui veut ma musique la paye ! Je fais mes conditions d’abord.

Et il les fit, ses conditions ; et le projet, à l’instant même, sombra dans l’irréalisable, échoué aux prétentions insensées de l’artiste qui exigeait froidement une prime de 10.000 francs payable dans les vingt-quatre heures, un minimum garanti de cent cinquante représentations, l’insertion dans vingt grands journaux de son portrait avec biographie détaillée, étude critique, tout le diable et son train ; – plus, bien entendu, l’engagement de divers chanteurs et chanteuses qu’il se réservait de désigner.

— Caruso et Delna, par exemple, fit Hamiet.

Il avait prononcé ces mots avec le sérieux le mieux joué : il demeura estomaqué à entendre Hour déclarer avec la bonne foi la moins feinte que Caruso manquait de fantaisie et que Delna était trop marquée pour le rôle. Pas un instant la supposition d’une raillerie n’eût pu visiter ce cerveau où la folie de l’orgueil trônait, aveugle et saoule de toute-puissance, comme une impératrice d’Orient. Cozal avait refréné un léger mouvement d’impatience.

— Eh ! laissons cette question ! fit-il, je sais les intentions de mon ami et son désir de bien faire ; donc, sur ce point, aucune difficulté à craindre. Hour, à vous d’y mettre du vôtre ! Comment, je déniche l’oiseau rare, le directeur de nos rêves, et voilà que vous commencez par lui mettre le pied sur la gorge ! Croyez-vous que ce soit raisonnable ?… Tenez, si vous étiez gentil, savez-vous ce que vous feriez ?… (Il souriait ; le peloteur câlin qu’il savait être appliqua une tape amicale sur l’épaule du compositeur). Vous vous mettriez au piano et vous donneriez à Monsieur une idée de votre partition. Il est amateur de musique et ce qu’il a ouï dire de la vôtre excite sa curiosité à un point que vous ne sauriez croire ! Un aperçu de Madame Brimborion, s’il vous plaît !… la gavotte du deuxième acte, par exemple ; ou, mieux encore, l’ouverture !… que vous m’avez jouée l’autre soir, et qui est un pur délice. Soyez bon ! Faites-nous ce plaisir, cher ami.

Hour se tut. Il avait abaissé sur Hamiet ce regard alourdi de dédain, qui creuse un fossé, met un monde, entre l’Artiste et le mufle indigne. Deux ennemis se disputaient son cœur : la religion de sa personnalité surhumaine, et ce chatouillement d’amour-propre, non sans charme, qui fait éclore le sourire sur les lèvres d’une duchesse dont le « Gironde, la môme ; je me l’enverrais bien ! » d’un ramasseur de bouts de cigares a flatté l’oreille au passage. Un instant, il balança. Enfin, pourtant, ayant sous son ample fessier attiré la chaise de cuisine qui formait tabouret de piano, il déposa sur le clavier ses mains qui aussitôt prirent congé l’une de l’autre et filèrent chacune dans un sens, à l’image de deux personnes pressées de se rendre à leurs affaires.

Il daignait !…

— Hum ! fit Cozal.

D’un clignement d’œil il appelait l’attention d’Hamiet, lui recommandait de ne rien perdre du spectacle qu’il allait voir.

C’était l’accès, en effet ; c’était l’accès aigu lui-même, au cours duquel l’Onan de la fugue, le Narcisse du contrepoint, assouvissait enfin, et jusqu’à épuisement, sa passion effrénée de soi-même, hennissant, gloussant, jouissant, dans l’exaltation démente où l’envisagé de son génie avait pour effet de le jeter.

Insatiable de s’écouter, plein de rancune contre l’imbécile nature qui ne l’avait pourvu que d’un tympan par oreille, il tenait le piano impuissant à exprimer aussi pleinement qu’il eût été de rigueur le nonpareil de ses inspirations, si bien qu’il se donnait l’ivresse de les vociférer à tue-tête en même temps qu’il les arrachait aux sonorités de l’instrument. Il estimait que ses mélodies détenaient toujours au fond d’elles quelques splendeurs insoupçonnées, et il les pressurait comme des citrons pour en faire sortir le jus. Elles lui étaient ce que sont aux gamins ces chandelles romaines éteintes qu’ils s’entêtent à taper au pavé de la rue, avec l’espoir d’en voir jaillir tout à coup une dernière boule enflammée. Non content d’en avoir à la fois plein la bouche et plein les mains, il s’obstinait à en rendre la quintessence par des mimiques compliquées, exprimant tour à tour la crainte, la colère, la haine, la joie, la douleur. Aux forte, il plissait le front, ses sourcils descendaient lentement sur ses paupières ; ainsi, aux jours d’émeute, lentement, descendent devant les étalages les lourds rideaux de fer des boutiques. Aux con animato, son visage s’éclairait, ruisselait en mutineries de petit écolier dissipé qui va se faire mettre en retenue ; il se rembrunissait aux con furore, arborait les férocités des masques de guerriers japonais, narquoises et inexorables. Mais c’était surtout aux dolce, c’était aux con amoroso, que Stéphen Hour valait l’argent ! Ah ! il les fallait voir, alors, ses yeux d’exhibitionniste, chavirés, noyés de volupté ! il les fallait entendre, ses soupirs ! des soupirs longs comme des angoisses et profonds comme des tombeaux, où s’évoquaient avec un égal bonheur, tantôt le tendre émoi de la vierge au contact du premier baiser, tantôt, en rauquements farouches, les accouplements formidables des Césatosaurus, Diplodocus, Tricératops, Iguanodons et autres mastodontes antédiluviens au fond des obscures cavernes !…

— Très bien ! Bravo ! cria Hamiet tandis que le compositeur achevait d’exhaler sa grande âme dans un trémolo prolongé secouant ses mains d’une crise de delirium tremens. Vous aviez raison, Cozal ; voilà un homme extraordinaire.

Il s’amusait bien un peu ; pas tant, toutefois, que le jeune homme l’eût pu croire, car il voyait des atouts dans son jeu à force de les y souhaiter, et à travers la charge énorme que Hour dessinait de soi-même, il apercevait le musicien, le personnage de qui la verve pouvait – devait ! – contribuer dans une proportion x à l’heureuse issue de son projet. Et soudain le souvenir lui revint à l’esprit des talents de la jeune Hélène. Alors, s’étant tourné vers elle :

— À propos, mademoiselle ; et vous ?

— Moi ? questionna Hélène surprise.

— Oui, vous, la belle étonnée ! Nous savons aussi de vos histoires.

— Quelles histoires ?

— C’est bon, reprit Hamiet ; inutile de vous faire les yeux plus grands que le bon Dieu ne l’a voulu. Grimpez-moi plutôt sur cette table et montrez-nous un peu à quoi vous êtes bonne, que je voie si l’ami Cozal n’a pas abusé de ma candeur.

Il riait. De la main, en même temps, il apaisait Stéphen Hour qui, littéralement, aboyait aux jupes de sa douce maîtresse, émettait des sons imprécis d’où il paraissait résulter que cette traînée, pourvue de certains dons naturels, en aurait pu tirer parti si elle n’avait pas eu « que le… derrière dans la tête », – métaphore dont la hardiesse jeta à un délire de joie la principale intéressée. Celle-ci, au reste, ayant compris ce que l’on désirait d’elle, s’exécuta à l’instant même, de la meilleure grâce du monde : elle prit d’assaut la table désignée, en bonne enfant ennemie des stupides chichis, qui ne demande qu’à faire plaisir. La façon dont elle dit à Hour : « En si bémol, Stèph, s’il te plaît », la joue encore zébrée des cinq doigts de ce butor, la révéla si petite fille que Cozal et Hamiet, émus, échangèrent d’instinct un coup d’œil. Un tyrolien coiffait Cozal : elle le lui emprunta, l’aplatit d’une tape, le transforma en un boléro imprévu qu’elle se posa de biais sur l’oreille ; après quoi, la main gauche chassée derrière la jupe et la droite plus haut que la tête, crispée sur d’imaginaires castagnettes :

La Manola ! annonça-t-elle.

Ah ! la chose exquise que ce fut !… Elle n’avait pas dit un couplet, qu’Hamiet, déjà, criait au miracle :

— Mais c’est inouï !… Mais c’est fou !… Mais où diable avez-vous appris ?

Où elle avait appris ?

La belle question !

À la grande école communale où les galopins de la rue apprennent à tirer de leurs doigts des coups de sifflet assourdissants, à imiter le chien écrasé, la trompe des pompiers et la chatte amoureuse. Ce fut merveille de l’entendre, préludant au deuxième couplet, faire retentir à son palais le clair roulement des castagnettes, sonner au vide de sa bouche la peau d’âne du tambour de basque.

Alza ! Ola !

Voilà

La véritable manola !

À la ritournelle, elle dansa ; le poing à la hanche, maintenant, le torse écroulé en arrière, tel un arbre qu’a entamé le coup de cognée du bûcheron. À travers la fumée d’une moitié de cigarette cueillie au vol à la lèvre d’Hamiet, elle clignait sur une intention de couleur locale la double ligne, réduite à une seule, de ses cils.


Olle !

Elle dit ensuite avec une telle gentillesse que c’était, véritablement, à la croquer comme un bonbon, le Voyage à Robinson et la Lettre de la Pigeonne :


                Et moi j’ai répondu : je dois rester fidèle,
                Aucun autre pigeon ne saurait me charmer.
                Si mon ami revient brisé, tirant de l’aile,
                Plus il aura souffert, plus je devrai l’aimer.

Mais où elle se montra étonnante tout à fait, appelée au rendez-vous des plus sûres destinées, ce fut dans la Marchande de tout, une ineptie dont elle tira un monde, tellement elle apporta d’observation et d’art à en relever la platitude par la drôlerie de son dire, par la netteté, surtout, d’un geste juste, sobre, extraordinaire de vérité, qui l’affirmait maîtresse mime. Successivement, ayant allégé son épaule du ballot qui était supposé l’écraser, et en ayant défait, du bout de ses petites pattes, les nœuds qui n’existaient pas, elle y puisa, en marchande de tout qu’elle était : un collier feint dont elle cercla son jeune cou ; une bague simulée dont elle para son doigt ; un bracelet pas vrai dont elle fit, sur son pouls, claquer le soi-disant fermoir ; puis apparurent deux petits anneaux illusoires qu’elle suspendit, de chaque côté de son éclat de rire, aux lobes rosés de ses oreilles ; une houppette chimérique, laquelle, secouée par le vide, y laissait censément pleuvoir son trop plein de poudre de riz ; un faux rouge pour les lèvres qui

dessina aux siennes deux frêles arbalètes contrariées ; enfin, un vaporisateur prodigieusement évoqué, dont elle dirigea vers Hamiet le bec qui n’avait pas lieu, en même temps que, de sa dextre, elle en pressurait, pétrissait la poire à air, absente et visible à la fois. Et ce fut si joli, si complet, d’un rendu de la vie si exact, qu’Hamiet, transporté, n’y tint plus criant : « Hop là ! » les bras tendus à la gamine qui s’y jeta riante et essoufflée.

— Allez, déclara-t-il ; c’est fait ! J’hésitais encore un peu ! à cette heure, le notaire lui-même y aurait passé, que ça n’y serait pas davantage ! Les Gaîtés-Modernes sont à vendre ; leur situation en plein cœur de Paris, à deux pas du passage Jouffroy, n’est comparable qu’à celle des Variétés ; je les achète !… J’engage Gaubray qui a résilié hier avec le Palais-Royal ; j’engage Lucy Thoralba, qui est charmante dans les rôles à côté ; j’engage Maudruc, qui est une ganache impayable ; j’engage…

Il engagea ainsi tout un imposant dessus de panier ; mais quand il en vint à Hélène « visiblement créée et mise au monde pour incarner la mignonne Madame Brimborion » et à laquelle il proposa cent francs par représentation, plus un traité de trois années, Stéphen Hour entra dans la danse avec sa grâce coutumière :

— Hein ? Quoi ? Vous dites ? Le rôle principal à cette grue ?… Jamais de la vie !

— Pourquoi donc ça ?

— Parce qu’elle y serait au-dessous de tout, d’abord ; puis, parce que le rôle étant conçu, compris, écrit pour soprano aigu, sera interprété par soprano aigu ou pas interprété du tout. C’est clair ?

Hamiet que, depuis son entrée, Hour exaspérait sourdement et qui, plus d’une fois, s’était mordu au sang pour se contraindre à rester calme, sentit s’évanouir au fond de soi l’espérance d’en pouvoir entendre davantage.

Il eut un petit sourire, et dit :

— J’adore qu’on me donne des ordres ; cela me met tout de suite à mon aise. Maintenant, à moi la parole. Vous venez de déclarer sur un ton qui ne supporte pas la riposte, que Mademoiselle ne chanterait pas votre musique. Or, c’est précisément le contraire qui arrivera, et c’est votre musique qui ne sera pas chantée, elle, si Mademoiselle ne la chante pas !

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que j’ai projeté d’ouvrir un théâtre d’opérette dans l’intention de faire fortune ; que j’ai reçu de Monsieur une pièce qui me convient ; que je professe sur la façon dont Mademoiselle en interpréterait l’héroïne une opinion diamétralement opposée à la vôtre, et que, niant à vos exigences le droit qu’elles s’arrogent tranquillement de paralyser nos efforts, à Mademoiselle, à Monsieur et à moi, je me passerai de vos mélodies avec calme et sérénité si vous me contraignez à ces moyens extrêmes, et ferai faire la musique de Madame Brimborion par Claude Terrasse ou par Hirchmann qui ont autant de talent que vous ! J’ajoute qu’il est inutile de faire fonctionner vos moustaches comme si on en avait monté chacun des poils sur un petit boudin de laiton : vous ne m’inspirez aucune crainte ! Si une seule minute vous avez pu me prendre pour un monsieur auquel on flanque des calottes et qui pousse ensuite une romance, en fa dièse, en mi naturel ou en n’importe quel autre ton, vous vous êtes grossièrement mépris ! Est-ce, aussi, suffisamment clair ? Vous m’embêtez, à la fin !

Il y eut un temps.

— Bien fait ! fit Hélène à mi-voix.

— Attention ! songea Cozal.

Il se tenait prêt, sentant ces deux hommes ennemis nés, et résolus à empêcher coûte que coûte le coup de torchon imminent, le colletage qui était dans l’air. Mais sa surprise fut sans borne. Hour, en effet, se transfigurait à sa vue, au point de devenir méconnaissable ; les coins de sa bouche amenés comme avec des crocs jusque par delà les oreilles, ses yeux – ces yeux qu’assombrissait la sépia d’une rogne de tous les instants, – devenus soudain pareils aux fenêtres d’une pièce où l’on vient d’allumer les lampes, et la boucle de sa ceinture éclatée, ainsi qu’un pétard, sur le trémoussement libéré et précipité de ses tripes.

— Ah ! ça, mais, se dit le jeune homme abasourdi, il rit !

Il riait ! parfaitement ; il riait !… Le seul prononcé de deux noms, « Claude Terrasse et Hirchmann », avait déterminé ce miracle ! à la seule pensée que le talent de ces messieurs pouvait être opposé au sien, ce fou, ce maniaque, ce malade, cet halluciné, ce pauvre homme, pour la première fois de sa vie, goûtait la douceur de rire !… Et l’imprévu de ce dénouement entre-bâilla sur l’apaisement une porte que se hâta de pousser l’humeur conciliante d’Hamiet, sa tendance naturelle à déposer les armes et à triompher sans rudesse, pour peu que l’adversaire eût le bon goût de ne pas y mettre d’entêtement. L’attitude du compositeur lui demeurant inexpliquée, il l’interpréta aussitôt comme une capitulation, et, vainqueur bon enfant, il promit au vaincu toutes les satisfactions du monde, lui roua à son tour les épaules de tapes bourrues et amicales, disant que la route était belle, qu’il aurait le lendemain matin les capitaux nécessaires à l’exploitation de son théâtre, qu’ils seraient millionnaires tous les quatre, Hour, Cozal, Hélène et lui, avant seulement deux ou trois ans, et qu’on allait voir un petit peu s’il était, ou non, le pont d’Asnières !