(alias Georges Moinaux)
Editions Littéraires de France (p. 61-77).

V

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin, vers cinq heures du matin, Cozal, qui pouvait sans se gêner courir deux lièvres à la fois et qu’avait tenu éveillé toute la nuit le chagrin d’avoir perdu Marthe, mêlé à l’agacement de ne pouvoir trouver le clou ingénieux et hardi, le je-ne-sais-quoi qu’il sentait nécessaire à l’éclat de son 1er acte, perdit brusquement patience. Il cria : « Zut ! », sauta de son lit, las de s’y retourner d’un flanc sur l’autre ; et, passant son pantalon de toile, il s’en fut au jardin voir le réveil des fleurs.

L’aube naissait, en impressionnismes délicatement roses et verts ; et l’énorme bouquet de feuillages qu’était la Villa Bon-Abri, ses massifs indécis encore, ses hauts ormeaux aux cimes touffues, — villes légères et balancées, où vivent, aiment, chantent et meurent les petits oiseaux par milliers, — était un cadre tout indiqué aux rêveries mélancoliques de ce jeune homme sentimental. Il ne manqua en aucune façon de les y loger, et elles furent là comme dans leurs meubles.

Le front baissé, la cigarette aux lèvres, les pieds nus dans des espadrilles :

— Combien il est dur, songeait-il, de n’avoir plus de maîtresse

quand on en a eu une, et que l’homme est une sotte bête, qui passe sa vie à la gâcher !… Avoir employé sa jeunesse à chercher des mains où la mettre ; s’être dit : « J’ai une âme en or, je la garde pour la plus digne » ; avoir eu la chance fabuleuse de mettre le doigt sur la perle et n’avoir eu de cesse qu’on ne l’ait laissé perdre !… Ah ! misère !… Ah ! si j’avais su !… Ah ! si j’avais pu supposer !… Bien sûr, non, je n’aurais pas couché avec l’apprentie blanchisseuse !… Mais voilà : je croyais n’être jamais pincé ; j’espérais pouvoir jouir de voluptés qui m’étaient agréables, sans qu’eussent à les payer de leurs larmes les yeux qui me sont plus chers que tout !… L’âme humaine est abjecte, vue de près ; elle est pareille à ces ruisselets glissant en puretés de cristal sur des lits de vase pestiférée où grouillent d’immondes animaux ! Marthe, mon cœur et mon seul bien ! Ce petit jardin est, comme moi-même, plein de votre souvenir embaumé ! Voici la pelouse où tant de fois nous nous aimâmes au grand soleil, pour la plus grande confusion des pâquerettes et des boutons d’or ! Voici le rosier où, un jour, je cueillis une rose entr’ouverte que je baisai sur votre bouche, en vain attardé à chercher laquelle des deux parfumait l’autre !… Hélas ! que mon cœur a de peine ! et ne nous reverrons-nous jamais ?

Ainsi parlait Robert Cozal, l’âme martelée de repentirs, quand l’idée lui vint tout à coup que l’entrée de Mme Brimborion, au premier acte de sa pièce, était complètement ratée, et que le mal venait de là.

Une vision l’illumina : l’aperçu de son héroïne débarquant du coche de Poitiers, dans la cour d’arrivée de la rue du Bouloi.

La scène se présentait à son esprit, toute faite.


Décor : la cour des Messageries. Au fond, le large porche

ouvert sur le grouillement animé du dehors. À gauche, des portes peintes, laissant voir des intérieurs d’écuries.

La pièce marche. Rien n’est changé. Soudain, à la cantonade, éclate une fanfare joyeuse !… C’est le coche de Poitiers qui arrive. Tumulte. La foule envahit le théâtre. « C’est le coche de Poitiers… », et cætera, et cætera. Entrée (à droite) des portefaix ; (à gauche) des parents empressés à revoir ceux qui leur sont chers. À l’oreille de Robert Cozal chantent, en chœurs tout improvisés, les parents et les portefaix.


Les Portefaix

C’est nous les portefaix, qui, sur nos dos puissants,
Supportons des poids de cinq cents.


Les Parents

Bonheur de revoir ceux qu’on aime !
Le coche arrive à l’instant même ;
Et nous pourrons dans un instant
Embrasser ceux que nos cœurs aiment tant.

Sous le porche, brusquement, la malle ! La foule se précipite : « C’est elle ! » Sons de trompe, coups de fouet, grelots ! La lourde voiture descend en scène, tourne et fait halte devant la boîte du souffleur ; après quoi – chose délicieuse !… – apparaît Mme Brimborion dans le cadre étroit de la portière ! Le bout de sa petite patte hors la jupe et reposé au marchepied de la guimbarde, sa frimousse à peine devinée sous l’avancement du capuchon dont elle enveloppe son escapade, elle dit son émotion de petite provinciale échouée dans une ville immense, puis elle s’exclame, épouvantée :


          Sarpejeu !

Corbleu ! Qu’est ceci ?
          Mon amoureux n’est pas ici !…

La foule, étonnée, reprend :


          Sarpejeu ! Corbleu ! Qu’est ceci ?
          Son amoureux n’est pas ici !…


tandis que le postillon claque du fouet, que le conducteur sonne de la trompe et que le rideau tombe lentement sur une de ces fins de premier acte qui suffisent à assurer pour trois cents représentations le succès d’un opéra bouffe.

Cozal, quand il était satisfait de lui, s’appelait carrément : « Mon vieux ».

Du coup :

— Eh bien ! mon vieux !… se dit-il.

Dans la muette éloquence d’un hochement de tête, le complément de sa pensée se synthétisa à merveille. Il regagna sa maisonnette, s’assit à sa table de travail et écrivit tout d’une traite le premier couplet de son final, ceci sans lampe, à la lueur du jour levant filtré entre les clématites de sa fenêtre. Le premier couplet en appelait un second ; le second en voulut un troisième, lequel exigea logiquement tout un chambardement du final primitif ; si bien que la lointaine horloge de Clignancourt égrenait les dix coups de dix heures dans l’air bleu de cette belle matinée à l’instant même où il achevait de remettre au net son manuscrit. Il avait travaillé cinq heures, dans l’emballement de l’inspiration !… Très fier de lui, avide de cueillir des lauriers, il résolut d’aller sans délai secouer les puces à ce gros paresseux de Hour et, ayant grimpé au pas de course l’allée commune de la Villa, il pénétra chez le musicien.

Là, une surprise l’attendait.

Contrairement à l’habitude, la clé n’était pas à la porte.

— Tiens ! pensa-t-il.

Il toqua :

Rien.

— Eh ! Hour !

Pas de réponse. De la main il écarta le rideau de verdure masquant la fenêtre du pavillon. Il regarda. Son front se glaçait à la fraîcheur sèche de la vitre.

— Hour !… Eh ! Hour ! Eh ! ouvrez donc, c’est moi !… J’ai quelque chose à vous faire voir.

Il dit, et tel fut son émoi, qu’il pensa choir sur son derrière. Chassée d’un coup de bélier, la porte du sanctuaire venait de jaillir hors de son cadre, et Stéphen Hour était apparu sur le seuil, formidable, nu ou à peu près, habillé de sa seule culotte d’où s’échappaient en multiples sillons les graisses ballonnées de son ventre.

— Je travaille ! hurla l’auteur de la Main chaude, de la même voix dont il eût proclamé : « Je remanie la face du globe. »

— Eh bien ! fit Cozal effaré. Qui est-ce qui vous dit le contraire ?

— Je vous dis que je travaille ! reprit Hour. Et, nom de Dieu, quand je travaille, j’entends qu’on me foute la paix !

Ainsi s’exprima le dieu, qui ramena la porte sur lui.

— Quel charmant être ! se dit le jeune homme resté seul ! Quelle exquise et souple nature !

Tout de même, il avait remporté une veste, en sa soif de gloire immédiate. Nous ajouterons qu’il aurait bu jusqu’à la lie le fiel amer des déceptions, si, affirmant une fois de plus sa présence, le mouvement perpétuel dont sa tête d’oiseau avait résolu le problème ne l’eût fait aiguiller sur la supposition, puis sur l’espoir, puis sur l’absolue certitude d’une lettre de Marthe Hamiet l’attendant là-bas, à la poste.

Ça ne traîna pas. En cinq minutes il fut prêt ; ses chaussures aux pieds, son chapeau sur la tête.

En route !…

Rue Jean-Jacques-Rousseau, devant le guichet encombré de la poste restante, il faillit crever d’un coup de coude le sein gonflé de lait d’une nourrice et se colleter avec un frotteur dont il avait chahuté la musette de velours grenat en jouant de l’épaule pour arriver premier et être servi avant tout le monde. Du reste, il n’y avait rien pour lui, circonstance dont il se refusa énergiquement à accepter la cruauté.

— Comment rien ?

— Non.

— Vous n’avez pas une lettre aux initiales M. H. 31 ?

— Non, je vous dis !

— Ce n’est pas possible, voyons ! Vous avez mal cherché. Regardez encore un peu voir.

L’employé, qu’il agaçait, l’envoya purement et simplement coucher. Il se retira en déclarant que le ministre des postes était un de ses amis et qu’il se plaindrait à lui.

Il vivait un peu en jeune roi, dans son jardinet de Montmartre, ayant accoutumé de plier à ses caprices les petits riens de l’existence devenue ainsi sa servante très humble. Le fait qu’il avait cru à une lettre de Marthe lui avait acquis le droit de l’attendre ; le fait qu’il ne la reçut pas le jeta tour à tour à la fureur hargneuse d’une personne frustrée dans son dû, puis à l’inquiétude angoissée de quelqu’un qui se sent sous le coup d’un péril.

Une deuxième visite à la poste, que couronna un deuxième insuccès, l’emplit de mélancolie ; à une troisième, dont le résultat fut précisément le même que celui des deux précédentes, il désespéra tout à fait, et il se retira sans un mot, comprenant quel horrible vide creusent sous le pied des pauvres hommes les deuils cruellement ressentis.

À vrai dire, il n’avait pas cru que les choses tourneraient au tragique ; sa faute, envisagée à travers l’indulgence que ses petites faiblesses lui inspiraient toujours, ne lui était pas apparue indigne de miséricorde.

Car il était plein de bonne foi dans sa manière de se flétrir avec le sourire sur les lèvres ! Bien des fois, à cette heure qui suit le départ de la bien-aimée, quand l’appartement au pillage fleure encore le subtil parfum des jeunes seins qui s’y sont mis nus, des beaux cheveux qui s’y sont dénoués, des lèvres qui s’y sont tendues, il avait senti le remords se glisser traîtreusement comme un ver, en son âme débordante de gratitude émue. Bien des fois, au songer de l’apprentie blanchisseuse, il avait eu le hochement de tête qui émet un doute secret et dit : « Ton nez remue, conscience ! » Bah ! toujours il avait chassé de la main l’essaim de ses scrupules superflus, prêt à la rigueur à se blâmer, mais comme on blâme et gracie à la fois les petites fredaines du prochain, contées gaiement, entre le fromage et la poire, dans la chaleur communicative d’un banquet de vieux labadens. Jamais l’idée n’avait pu germer en sa tête que ses trahisons de chaque jour ne fussent pas de simples enfantillages, et même, à la réflexion, jamais le soupçon ne lui fût venu que Marthe pût pousser la susceptibilité jusqu’à en juger autrement.

Et tout à coup, à propos de rien, tout changea. Sa faute lui apparut en crime, au point qu’il resta bouleversé, immobilisé sur l’asphalte, à se demander de quel limon le diable avait pétri son cœur.

Le repentir entré dans son âme s’y conduisit comme un cochon : cassant tout, criant à tue-tête, et faisant les quatre cents coups ; et, dans l’exclamation de stupeur que lui arracha le révélé de ses aveuglements anciens, tint tout entier, en ses douze pieds, le cri de Pauline convertie :

Je sens, je vois, je crois, je suis désabusée.

Il passa une journée atroce, à errer par les rues au hasard de ses pas ; la brune, le soir, puis la nuit, tombèrent sans qu’il s’en aperçût, et seulement à minuit et demie, le hasard de la marche l’ayant amené à passer devant l’horloge éclairée du Sénat, il se souvint qu’il n’avait pas dîné.

Un café se trouvait là.

Il en poussa la porte, échoua au hasard d’une banquette, demanda un sandwich, un bock et de quoi écrire, puis, étalé sur son papier :

« Marthe ! est-ce que tout cela n’est pas qu’un abominable cauchemar ? Est-ce bien ainsi que j’ai su reconnaître tant d’amour et tant de tendresse, et puis-je croire qu’un jour viendra où se cicatrisera la blessure ouverte au plus sensible de ton cœur ?…

Oiseau blessé ! fleur meurtrie ! pauvre et chère idole profanée ! Sera-ce assez de toute une vie exclusivement consacrée à pleurer une minute d’erreur ?…

Une fureur poussait sa main ; sur la feuille les mots tombaient comme des grêlons, dans la fièvre de cet insensé à faire rendre gorge à ses torts. On voit ainsi de ces fanatiques, au tribunal de la pénitence, qui baisent le sol et se frappent du poing la poitrine en braillant : « C’est ma très grande faute ! », assoiffés de dire leurs égarements et de se créer des titres à la clémence du Seigneur. Cozal puisa dans ses remords des accents tout à fait touchants, des images d’une tenue littéraire très soignée. C’est ainsi qu’il compara Marthe se collant le nez dans la blanchisseuse Anita, à un oiseau qui se casse les ailes au moment où il rentre au nid, – figure singulièrement poétique dans sa justesse absolue – et que suivirent diverses allusions discrètes à ces phénomènes de suggestion qui poussent les gens à accomplir les actes les plus monstrueux sans qu’ils en soient responsables. Exemples : les hystériques de la Salpêtrière et les pauvres petits amoureux, qui se font pincer avec de jeunes apprenties, en flagrant délit d’infidélité. Malheureusement, avec sa rage de ne dire les choses comme personne et de donner une idée saisissante de l’émotion qui l’agitait, il finissait, gagné à sa propre éloquence, par ne plus distinguer les phrases tombées de sa plume qu’à travers un voile larmoyant, quand :

— Vous ne m’offrez rien ? fit une voix.

Il leva le nez.

Devant lui, une blonde superbe souriait, les doigts plongés en les pochettes d’un petit tablier moiré où tremblait le vert changeant d’une sacoche de peluche.

Un peu surpris :

— Tiens, fit-il, c’est une brasserie de femmes, ici ?

— Vous ne vous en étiez pas aperçu ? reprit la vierge à la sacoche. Vrai, ce que vos amours vous absorbent ! Hein, c’est à Elle que vous êtes en train d’écrire ? J’espère que vous lui en dites !

Le jeune homme gardait le silence. Enfin, posant lentement sa plume :

— Savez-vous que vous êtes belle fille, vous ?

Elle se mit à rire.

— Je fais ce que je peux. Alors, oui, vous m’offrez un bock ?

Fidèle aux traditions de la vieille galanterie française, il répondit : « Avec mon cœur » ; parole de paix, que l’aimable enfant se tint pour dite. Elle s’éloigna. Les lourdes chopes mousseuses, dont bientôt elle butait les culs au marbre sonore de la table, suaient ainsi que des bicyclistes sous le coup de soleil de la route.

— Eh bien ! à la vôtre !

— À la vôtre !

Ils trinquèrent et burent.

— Moi, je m’appelle Victoria, dit la belle pour rompre la glace.

Mais l’ayant vu les yeux humides, sa curiosité s’éveilla et aussi son apitoiement, – car la femme est meilleure qu’on ne dit : elle ne blague les larmes des hommes que si elle les a elle-même fait couler. Une amertume aux lèvres, le front lentement balancé d’une personne qui connaît la vie et en salue les petites lâchetés au passage :

— Hein, ça pèse lourd, la douleur ! dit cette oie tintée de belles-lettres.

Cozal, qui mordait dans son pain, laissa tomber ses paupières sur la noire détresse de ses yeux. À son tour il inclina le front, et pendant un instant, l’un en face de l’autre, ils furent pareils à ces petits Chinois de porcelaine que l’on voit s’approuver gravement aux deux bouts d’une frêle étagère.

Elle vous a plaqué, au moins ? fit l’intéressante Victoria qui ajouta, histoire de payer son écot : « Une de perdue, dix de retrouvées. Faut pas se faire de bile pour ça. »

— Celle que j’ai perdue, et perdue par ma faute, répondit Cozal la bouche pleine, est de celles qui ne se retrouvent jamais !

— Ah !

— Oui.

— Parions que vous avez fait des blagues, dit-elle alors, et que vous vous êtes fait pincer ?

Si gravement et avec un accent de si sincère douleur, il dit ce simple mot : « Tu parles ! » qu’ils ne purent s’empêcher de rire. Pourtant l’entendant ajouter : « Je ris, je n’en ai guère envie ! » :

— Voyons, continua-t-elle, causons. Il ne faut pas se frapper, non plus. Qui est-ce, cette dame ?

— Une femme mariée.

— Quel âge a-t-elle ?

— Trente-deux ans.

— Petite ?

— Grande.

— Grasse ?

— Mince.

— Blonde ?

— Très brune.

— La route est belle ! Les brunes, je m’en vais vous dire, ça vaut mieux que les blondes, – qui sont teignes comme tout !… – et surtout que ces sales rouquines, avec lesquelles il n’y a pas de milieu : tout bon ou tout mauvais, et mauvais onze fois sur dix ! Moi, je crois que ça s’arrangera, cette affaire-là.

— Sans blague ?

— Ma parole d’honneur !… Et puis d’ailleurs c’est bien simple ! nous allons le savoir tout de suite.

Un tapis de jeu flânait à portée de sa main. Habilement, du bout de son doigt, elle en manœuvra les angles, réussit à l’amener devant elle. L’autre, intrigué, la regardait faire, fouiller à sa sacoche, en tirer un jeu de cartes qu’elle battait avec une lenteur savante.

— Ce sont les miennes, expliqua-t-elle ; elles ne m’ont jamais trompée.

— Non ?

— Jamais !

— Ça, c’est beau !

— Coupez !

— De la main gauche, fit Cozal en souriant.

Il raillait, sceptique sans doute, pourtant non inintéressé, ayant le fond de superstition propre aux esprits un peu frivoles. Il fut heureux d’entendre la pythonisse annoncer gravement : « Bon signe » en tournant le huit de carreau. Celle-ci, c ependant, disposait le jeu par la molesquine du tapis, l’arrondissait en l’élégante courbe d’un plein cintre triomphal. Quand ce fut fait, elle s’absorba, le menton au creux de la main et l’œil promené en éventail, sybille[1] sur le point d’écumer, qui va lever le voile redoutable et livrer au monde haletant la clé du problème de demain.

— Ça ne vaut rien, hein ? demanda Cozal inquiété de son long mutisme.

Elle répondit, les yeux aux cartes :

— Au contraire !

Alors :

— Bonne fille ! pensa-t-il.

Et attentif, il inclina le buste vers elle, tandis qu’elle, le doigt renversé, dans un geste de cuisinière qui s’apprête à goûter une sauce, prophétisait :

— Un, deux, trois ; une femme brune !

— Un, deux, trois ; un homme blond !

— Un, deux, trois ; un homme de loi ! — Un, deux, trois ; une lettre ! — Un, deux, trois ; une route ! — Un, deux, trois ; à la nuit ! — Un, deux, trois ; une bonne nouvelle !

— C’est bien ce que je pensais, conclut-elle. Vous serez sûrement pardonné.

À ces mots, avide d’espérance, Cozal sentit bondir son cœur.

— Vous êtes gentille de me dire cela, cria-t-il. Vous le faites pour me consoler, parce que vous voyez que j’ai de la peine ! Ah ! femmes, on dira ce qu’on voudra, on ne vous empêchera jamais d’être des êtres de douceur, de tendresse et de charité !

Victoria, dans un pâle sourire, reconnut qu’elle était un être de sentiment. D’instinct, ils se prirent les doig ts. Il y eut une minute de silence, pendant laquelle allèrent l’un à l’autre et se confondirent en un seul les cœurs de ces deux putains.

— Tenez, venez vous asseoir là ! cria Cozal. Je vais vous lire ce que je lui écris.

D’un bout de buvard où s’abattait son poing fermé, il avait épongé les feuilles éparses autour de ses coudes. Il en prit une, l’éleva jusqu’à ses yeux, commença à déclamer : « Marthe ! est-ce que tout cela n’est pas qu’un abominable cauchemar ?… »

De même vibre l’âme des gamins au vide ronflant des tambours, de même vibre l’âme des femmes au vide des paroles qui ne signifient rien. Le genou haut calé à la table, les yeux clignés derrière le nuage bleuâtre de la cigarette qu’elle suçait, Victoria buvait en silence le flot de pompeux lieux communs qui coulait des lèvres de Cozal. Et de la tête elle approuvait : grue gavée, enfin contentée en ses appétits de phrases creuses, de sentiments noblement exprimés, de puretés à six liards la botte. Par moments, aux beaux endroits, elle n’avait plus d’yeux du tout ; ses paupières hermétiquement closes tiraient le rideau sur l’extatique jouissance d’un connaisseur qui goûte un solo de violoncelle.

À la phrase : « Est-ce bien ainsi que j’ai su reconnaître tant d’amour ?… »

— Très bien ! fit-elle à mi-voix.

À la période : « Oiseau blessé, fleur meurtrie !… » elle déclara :

— Très poétique !

Lui, cependant, allait de l’avant, s’ébattait comme un jeune poulain, parmi l’éloquence déchirante de son dése spoir sans bornes. Désarmant d’impudeur naïve, il ouvrait à deux battants les portes sacrées de l’alcôve, célébrait les intimités, jetait froidement aux pourceaux du chemin le cher bouquet cueilli au corsage de l’aimée.

La lecture achevée :

— Voilà, prononça Victoria, après une longue rêverie, ce qui peut s’appeler une lettre.

— Oui, hein ?

— Mon petit, c’est épatant !… Moi, je ne connais pas une femme qui pourrait résister à ça !

Du coup, il passa la mesure.

— Ah ! bon cœur, faut que je vous embrasse ! cria-t-il.

Nous devons dire que, depuis un instant, le gaillard n’avait plus qu’un bras, l’autre ayant plongé, le poing d’abord, en le bâillement encombré d’une fente de jupon où fourgonnaient négligemment ses doigts, à la recherche de l’inconnu. Et maintenant, petit à petit, il sentait sa virile jeunesse filtrer par les mille fêlures de son repentir ; son ardeur, mal calmée hier, se réveillait aujourd’hui au contact de ces coudes roses émergeant à nu d’un bouillonnement de guipures, à la douceur de ces beaux yeux où riait le bleu sombre des pervenches, au souffle de cette bouche gaie et fraîche qui, à la fois, rappelait à l’ordre et pardonnait, murmurait : « Voulez-vous vous tenir ? Vous me faites des chatouilles, c’est bête. En voilà un petit effronté ! » Le pis est qu’il était sorti avec de l’argent sur lui et qu’il était de ceux chez lesquels la certitude de les pouvoir satisfaire fait naître des besoins spontanés. Or, s’étant aperçu que l’horloge indiquait deux heures moins cinq, il précipita le mouvement, si bien que ça devint très gentil. Vers le visage de Victoria, qu’il avait doucement renversée dans le dossier de la banquette, il avançait son fin visage où s’agitaient, sur un chuchotement de pénitente à confesse, deux lèvres demandant l’aumône. Ce qu’il disait, elle seule le pouvait entendre, et elle l’entendait, il faut le croire, car elle l’en châtiait sans rudesse, de petites tapes qu’accueillait et renvoyait aussitôt, comme des volants, le « pff » goulu de la coupable bouche. Dans le silence du petit café, où le gaz enchifrené sifflait, elle prononça à voix basse : « Ce serait mal… Cette dame, voyons ! Songez donc !… » ; mais il se récria de la belle manière, protestant, non sans bonne foi, de la pureté de ses intentions, disant seulement combien de soulagement il goûterait à reposer sur une épaule amie son front, hélas, martelé !… à sentir, dans l’indéfini d’un demi et mauvais sommeil, la pression douce et consolante d’une main refermée sur la sienne… Touchant appel à la pitié !… La noble fille n’avait qu’à se rendre. Elle se rendit sans un mot, d’un sourire qui parla pour elle, amusée, certes !… troublée aussi, au point de n’oser regarder en face, à travers la glace azurée des iris qui la fixaient, l’âme perverse et sentimentale de l’éternel Chérubin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cozal disait volontiers :

— Le clair de lune va aux grands arbres comme le bleu va aux blondes et le vermillon aux brunes.

Cette nuit-là, il fit un clair de lune superbe, qui baigna d’argent et de silence les grands arbres peuplés d’oiseaux de la Villa Bon-Abri ; mais Cozal n’y retrempa point son âme sensible de poète : ceci par la raison qu’il coucha rue Saint-Jacques, aux côtés de la blonde Victoria, sous les lambris d’une mansarde haut perchée que décoraient des photographies d’inconnus fixées aux lambeaux du papier avec des épingles de nourrice.

  1. Orthographe erronée, mais qui se retrouve sous la plume des plus grands écrivains, Anatole France, Stendhal, Huysmans, pour n’en citer que quelques-uns. (Note du correcteur – ELG.)