Les Linottes/IX
IX
Octobre a des mélancolies.
Le front posé à ses mains, que glacent les vitres de sa chambre à coucher, Marthe, qui regarde les passants aller et venir par les trottoirs, pense, épouvantée :
— Qui donc suis-je ? et d’où vient que je n’aie plus de rancune contre lui ?
Prête à partir, elle est habillée de sa jupe noire, de sa jupe noire à pois blancs, d’où déborde insensiblement la pointe d’un petit soulier jaune. Un mantelet couvre ses épaules, et son chapeau, fleuri comme un champ en juillet, de bleuets et de coquelicots, est là, à portée de sa main, que retient une pudeur dernière.
— Lâche, songe-t-elle, tu finiras bien par y aller !
Lâche ?
Sans doute !
Et le ciel en soit loué ! Allons, Marthe, point de fausse honte ; mets ton chapeau et pique en tes cheveux ta voilette. Ah ! la folle qui boude son cœur !… la folle qui voudrait que la vie donnât plus qu’elle ne peut donner !… la folle, qui n’ose pas aller à ses amours quand elle meurt d’envie d’y courir ! Mets ton chapeau. Aux noires épaisseurs de ta nuque, épingle le tulle léger… Est-ce ta faute, si l’amour est comme ces enfants, un peu rageurs, un peu querelleurs, dont on dit que le fond est bon, qui crient comme de petits putois parce qu’on leur a tiré l’oreille et qui, le dos tourné, n’y pensent plus ? Tout l’amour, pauvre et tendre cœur, ne tient-il pas dans le souvenir de s’être embrassés à la bouche ? et ne faut-il pas tout ramener aux vers charmants du chansonnier :
Qu’importe les trahisons
Des lèvres que nous baisons,
Si ces lèvres sont jolies ?
Brusquement, Marthe se résout.
— Louise !
Dans l’entre-bâillement de la porte, Louise passe sa tête de souris.
— Madame.
— Je sors. Si Monsieur est ici avant moi : je serai de retour à midi.
— Il fait un temps abominable. Madame va être trempée.
— Je vais à deux pas : au Printemps.
Marthe dit et s’en va.
— Lâche !… Lâche !
Dehors, la pluie tombe : une pluie d’automne, fine, pénétrante, qui raye d’insensibles hachures les trous noirs des portes cochères ; des fiacres passent qui éclaboussent ; et du haut de son siège, un cocher de l’Urbaine regarde, résigné, couler devant son nez le fil d’eau échappé à la glissante pente de son chapeau de cuir bouilli. Par la rue de la Chaussée-d’Antin, elle s’achemine vers la Trinité dont fuse le maigre clocher vers la galopade des nuages. Dans une main, son parapluie ; dans l’autre, saisi à pleins doigts, un pli de sa jupe qu’elle retrousse, soulevant comme un rideau d’alcôve sur son bas parsemé de fleurettes minuscules. Elle file au ras des boutiques ; ses petits pieds, qu’elle avance avec précaution, délicatement, la pointe en bas, suivent l’étroit sentier dont la saillie des hauts balcons de pierre surgis du ventre des maisons sauvegarde et protège la sécheresse.
La place de la Trinité n’est qu’une mare couleur de vin doux, d’où, çà et là, émergent les chauves têtes des pavés ; mais qui craindrait de glorifier en termes trop dithyrambiques l’art des femmes à ne pas crotter leurs chaussures ? Marthe se dirige sur le bout du pied, dans un balancement de ballerine qui s’étudie à faire des pointes. Victoire ! Les petits souliers de cuir jaune ont triomphé de cette redoutable épreuve ; ils ont abordé sains et saufs ; à cela près d’une piqûre de boue sur le gonflement de l’orteil : un rien du tout, ce qu’est une mouche à la tempe d’une jeune femme déguisée en marquise Louise XV. Maintenant, c’est la dure montée de la rue Pigalle ; et Marthe, courageuse, s’élance… Seulement, au fur et à mesure qu’elle sent le but rapproché, elle modère, – pourquoi donc ? – son pas.
— C’est l’essoufflement, se dit-elle.
L’essoufflement ?…
Menteuse ! Menteuse !
Des pudeurs, oui !… de sottes hontes !… l’imbécile respect humain !… – Ah ! certes, voilà une grande sotte, qui cherche midi à quatorze heures, discute le baiser dont le désir la tourmente, demande avis à sa raison quand son cœur de femme amoureuse lui donne de si bons conseils !… Vous verrez qu’elle n’entrera pas ! Vous verrez qu’elle s’en retournera comme elle est venue, après avoir, dix minutes, sous le dôme de son parapluie, monté la garde devant la porte, qui l’invite, de la Villa Bon-Abri ! Vous verrez qu’au lieu de courir aux bras empressés à la reprendre, elle s’éternisera à se demander : « Que penserait-il ? » sans se dire cette chose bien simple qu’il ne pensera à rien du tout, si ce n’est à s’écrier : « Toi !… », à lui sauter, fou de joie, aux lèvres, et à flétrir ses erreurs, – quitte à y retomber le lendemain…
Enfin, pourtant, elle se décide.
C’est heureux ! Que de temps perdu !
Elle pénètre ; elle descend la pente rapide du petit chemin, dont elle entend sous sa semelle crier le fin sable gorgé d’eau. Octobre est là ; tout le proclame. Les grands cèdres et les ormeaux, que courbe la poussée brutale des bourrasques, ont l’air de saluer l’automne pour lui mieux rendre leurs devoirs ; l’agonie des dernières verdures pourrit et sombre sous l’averse, et par les haies, veuves de liserons, les araignées tendent leurs toiles où s’attarde la pluie, en perles.
Elle est rendue.
Sans bruit, elle écarte la barrière du jardinet de son ami, ouvre ensuite et pousse devant soi la porte de la maisonnette.
Cozal, qui s’est endormi tard, dort encore. Sur l’oreiller, qu’encadre une discrète dentelle, repose la tête de ce perfide ; hors du drap, dans l’écartement béant de la chemise, le calme dormir des enfants soulève la poitrine nue de ce traître. Marthe hésite ; elle peut fuir encore !… et tout de bon, elle y songe un peu. Mais brusquement, son cœur l’emporte. Sur la bouche longuement convoitée de celui qui, seul, lui est cher, elle s’abat, sanglotante et folle. Et elle pleure, et elle rit, et elle perd la tête, et elle est trop heureuse d’y pouvoir boire encore pour en vouloir à ces jeunes lèvres de ce qu’elles ont souri à une autre, et elle a cent mille fois raison !
Ivresse de se donner corps et âme ! Extases de sentir sur ses dents le baiser vivant et jeune de l’être aimé qu’on croyait mort ! Bonheurs infinis d’être lâche ! Joies de s’abandonner, joies de s’aimer !… vous serez donc toujours les mêmes ?
Mais Robert Cozal, éperdu, a pris entre ses mains le visage de Marthe, qu’il ne se lasse pas d’adorer.
— C’est toi, mon Dieu !… Tu es revenue !
Il veut parler, haïr ses torts ; elle l’interrompt.
— Non, tais-toi ! Nous ne reparlerons jamais de ça.
Alors, d’un saut brusque, il s’écarte.
— Viens !
Elle obéit. La voici près de lui, assise, d’une cuisse, au bord du petit lit, qui plie un peu sous son poids. Et ce sont des confidences d’amoureux, des papotages puérils, le trop-plein qui enfin déborde, des câlineries et des tendresses, tandis qu’au dehors la pluie tombe, et que du parapluie de Marthe Hamiet, posé ouvert sur ses baleines, coule et s’étend une mare noire, sur le plancher de bois blanc du nid.