(alias Georges Moinaux)
Editions Littéraires de France (p. 23-37).

II


Depuis que la clémence céleste, sous la forme d’une rencontre chez une connaissance commune, l’avait jeté aux bras de Marthe Hamiet (ceci remontait à un mois), Robert Cozal vivait comme en un rêve. Parvenu jusqu’à vingt-cinq ans sans avoir eu d’autres amours que les maigres amours bohèmes à base de coups de caprice et de camaraderies complaisantes, il était de ces êtres tout jets auxquels rien ne saurait apparaître qu’avec le grossissement outré et fugitif d’une projection lumineuse.

La tombée, dans son existence, d’une maîtresse qui en était une réellement, ayant à ses yeux adultes le charme ineffable de l’aînesse et le prestige de la femme mariée, avait déterminé chez lui une floraison de sentimentalité spontanée dont rien, jusqu’alors, n’eût fait soupçonner le germe.

Elle !… Tout, pour lui, se résumait là, maintenant. Volontiers il eût déjeuné de ses sourires, dîné du parfum de ses gants, de ses cheveux ou de sa voilette. Il avait, à la contempler, des regards où riaient les puériles convoitises d’un bébé qui reçoit ses étrennes ; à l’effleurer, des mains craintives d’antiquaire pour le bibelot précieux et rare dont la perte serait un deuil irréparable. Et ses câlineries cent fois douces, ses grâces délicates et mignardes, qu’autorisaient son air d’extrême jeunesse et sa joliesse distinguée, ses façons de s’aller nicher entre les bras et de feindre des sommeils ravis parmi la nappe d’encre des cheveux répandus, faisaient de lui un amant exquis, flattaient en Marthe ce fond de tendresse maternelle qui complique et qui purifie l’ardeur passionnée des femmes déjà mûres.

Il la trompait d’ailleurs autant de fois que l’occasion s’en présentait, mais régulièrement le mardi, avec une apprentie blanchisseuse du quartier, apportant à l’accomplissement de ce devoir la ponctualité zélée d’un employé avide d’avoir de l’avancement. Il avait, en effet, cette petite faiblesse de ne pouvoir rencontrer un jupon sans éprouver, à l’instant même, l’envie de le soulever pour voir ce qu’il y avait dessous. C’était un être délicieux, qui tenait que les femmes sont des fleurs, et qui, s’il avait pour la rose une préférence non douteuse, ne méprisait pourtant ni l’humble violette, ni l’œillet odoriférant, ni la pervenche comparable aux sombres yeux des petits chats, ni l’anthémis, qui porte collerette comme Catherine de Médicis. De même, il aimait fort le lys, à cause de sa forme élancée ; le coquelicot, à cause de sa forme épanouie ; le lilas mauve, à cause de sa couleur mauve, et le lilas blanc, à cause de sa couleur blanche. Sans doute, à la réflexion, il ne pensait pas qu’il fît bien de tromper ainsi son amie, mais non pas non plus qu’il fît mal, car le cœur n’y était pour rien, et il considérait la chose comme une façon de platonisme à rebours, qui laissait en paix ses scrupules. Point jaloux, il eût été pleinement heureux. Le malheur est qu’il l’était, justement, et au delà de toute expression, d’une jalousie de vieux tyran, qui lui portait le sang aux yeux pour une niaiserie. Il avait pour les autres l’intolérance hargneuse des gens qui ont la conscience large pour eux-mêmes, et si ses propres trahisons lui semblaient d’anodins flirtages, en revanche il traquait de criminels mystères en toute heure de la vie de Marthe, dont celle-ci n’eût pu établir l’emploi aussitôt que questionnée. Le spectre du mari – un mari de fantaisie, toujours par monts et par vaux, et que l’installation d’une entreprise gigantesque promenait depuis deux mois à travers la province – mettait une bande d’orage à l’horizon de son ciel.

Or, comme il poussait la barrière qui fermait son petit jardin, son étonnement fut extrême de voir Marthe qui l’attendait.

Marthe ?

On était mardi, pourtant.

Tout de suite il flaira une tuile. Marthe, de son côté, s’était levée, et ils marchèrent l’un à l’autre.

— Comment, c’est toi ?

Marthe répondit :

— Oui, mon chat, et avec une mauvaise nouvelle. Frédéric arrive aujourd’hui.

Ceci l’abasourdit au point qu’il en demeura pétrifié.

— Qui ça, donc ? Qui ça, Frédéric ?

Il comprit, enfin.

Le mari !…

— Oh ! fit-il.

C’est tout ce qu’il trouva. Le bleu du ciel, le vert des feuilles, la pourpre d’un cordon de géraniums qui flambaient ardents au soleil, dansaient devant ses yeux hagards. Marthe gardait un demi-sourire embarrassé. Elle risquait : « Voyons, calme-toi », quand il lui ferma la bouche durement, d’un seul mot :

— Assez !

Et elle n’insista pas, ayant prévu ce dénouement, la crise de rage aveugle et folle qui suivrait la première stupeur.

Toujours il fallait qu’elle payât la casse, si une anicroche survenait ; la responsabilité de l’imprévu rentrait dans ses attributions. Il était avec elle d’un despotisme outré d’enfant gâté et volontaire : elle le savait et le lui pardonnait comme elle lui eût tout pardonné, car elle le connaissait sans l’ombre de méchanceté, et, pourvu seulement qu’il l’aimât, elle le tenait quitte du reste.

— Arrive ! Nous avons à causer, fit Robert après un silence.

— Je te suis, dit Marthe doucement.

Des deux pièces dont se composait l’habitation de Robert Cozal et qui se montraient l’une à l’autre, par le soulèvement d’une draperie, les treilles d’un même papier rustique, l’une servait de chambre à coucher, l’autre de cabinet de travail.

C’est en celle-ci que les deux amants pénétrèrent, Marthe la première, puis Cozal qui ramena violemment la porte et donna deux tours de clé.

— Tu ne vas pas m’assassiner, au moins ? fit, en affectant de plaisanter, Marthe qui l’avait regardé faire.

Tragique, il répondit :

— Peut-être !…

Mais comme par quelque point, toujours, perçait le non sérieux de ses exaltations, il songea soudain que sa casquette jetait dans le paysage une note fâcheuse, qu’elle jurait avec la gravité des circonstances. Il eut la vision d’Othello demandant : « Avez-vous prié Dieu, Desdémone ? » avec un chou-fleur sous le bras. Il empoigna la coiffure à pleine main, la lança sur le couronnement d’une bibliothèque xvie siècle, dont les battants entr’ouverts laissaient voir une armée dépenaillée d’in-18.

Ceci fait :

— Misérable ! prononça-t-il en marchant les poings clos sur Marthe.

Elle demanda :

— Pourquoi me parles-tu ainsi ? Tu sais bien que je n’ai rien fait. Est-ce ma faute si mon mari revient ?

Il répondit :

— Oui, c’est ta faute !

C’était tellement exorbitant qu’elle ne put se défendre d’un haussement d’épaules.

— Tu l’as assez souhaité, ce retour ! poursuivit Robert Cozal lâché toutes voiles dehors dans les mauvaises défaites, en homme que mettent hors de lui les petites vexations de la vie, et qui n’hésite pas, faute de mieux, à demander des consolations aux douceurs âpres de l’injustice.

— Ce n’est pas vrai, dit Marthe doucement.

— Ce n’est pas vrai ?…

— Non, ce n’est pas vrai. Il faut que tu aies perdu la tête pour me poser une telle question. Moi ? Moi ? J’aurais souhaité ce retour ? alors que, le sentant obligé, imminent, voilà quinze jours que je ne vis plus ?

— Tu mens ! cria Cozal.

Elle sourit.

— Je mens !…

— Oui, tu mens ! affirma de nouveau le jeune homme, qu’énervait, sans qu’il sût pourquoi, l’extrême douceur résignée de sa maîtresse. Tu mens aujourd’hui comme tu as menti hier, comme tu as menti toute la vie ! Car elle est là tout entière ta vie : mentir et mentir encore ! Crois-tu que je ne te connaisse pas et que je me méprenne à tes airs d’ingénue ?

Elle tenta de placer un mot ; il le lui cloua sur les lèvres :

— Tais-toi ! Le son seul de ta voix suffit à m’exaspérer.

— Très bien.

Elle se tut.

Il dit :

— Ne me regarde pas ainsi !… je t’étranglerais !

Elle baissa les yeux.

— Prends garde ! fit Cozal. N’aie pas l’air de te fiche de moi.

Du coup elle eut un geste las ; elle fit un pas vers la porte.

Lui, bondit :

— Ah! ne bouge pas !… Je te défends de faire un mouvement.

Et, d’une voix qui sonna au creux des vieilles faïences constellant le fond tendre du papier :

— Je sais parfaitement ce que tu cherches. Tu voudrais filer à l’anglaise, ce qui couperait court à toute explication. Trop commode !… J’en veux une, moi, d’explication !

— N’ayant eu d’autre tort que celui de t’aimer avec une tendresse aveugle, je n’ai aucune explication à te fournir, répondit alors Marthe Hamiet. Tu es extraordinaire aussi, et tu me ferais sortir de mes gonds.

— Marthe !

— Oh ! tu peux faire les gros yeux. Tu t’abuses, si tu crois me faire peur. Je n’ai peur que d’une chose, c’est de reconnaître en toi l’égoïste et le mauvais cœur que depuis quelque temps je te soupçonne d’être.

— Moi un égoïste ? fit Cozal.

— C’est fort possible, dit Marthe Hamiet.

— Moi un mauvais cœur ?

— Je le crois.

Ils se regardèrent dans les yeux, et tout à coup Marthe jeta un cri l’ayant vu qui fondait sur elle.

— Mon Dieu !…

Les mains de Robert Cozal venaient de s’abattre sur ses épaules, d’un choc tel qu’il la renversa. Ses genoux plièrent ; elle tomba toute assise en les mollesses d’un sopha qui se trouvait là fort à propos pour la recevoir, et elle y demeura sans voix, ahurie de se sentir vivante, muette de la peur qu’elle avait eue, et trempée des larmes du jeune homme qui lui pleurait dessus comme un veau sanglotant :

— Tu as raison. Je suis le plus méprisable des hommes.


Ce jeune premier, à vrai dire, manquait parfois de suite dans les idées. Il voyait volontiers la vie comme en un de ces stéréoscopes automatiques, où, sous l’action d’un mouvement d’horlogerie ingénieusement combiné, se déroulent des vues diverses : Venise la Rouge, la Mer de glace, l’Heureuse famille d’après Greuze, et le portrait de Léopold, qui régna sur le peuple belge. En sorte qu’à la même minute où, les yeux à l’appareil, il regardait avec horreur une Marthe perfide et traîtresse en train de se gorger d’impostures, la mécanique avait joué, abattant sur la première Marthe une Marthe deuxième manière, qui ressemblait à sa devancière à peu près comme le roi des Belges ressemblait à la Mer de glace ; une Marthe aux puretés immaculées, aux patiences inaltérables, aux doux sourires de grande sœur ; enfin une façon de sainte Marthe, à laquelle manquait seulement une auréole derrière la tête pour être une sainte très dans le train. Bien entendu, son cœur sensible en avait eu un saut de cabri ; et, instantanément, avait monté en lui tout un flot de sentiments louables. Que dis-je, un flot ?… Un mascaret ! Oui, un mascaret aux eaux lourdes, charriant trente-six choses à la fois : la reconnaissance d’avoir été aimé, l’horreur d’avoir été injuste : la crise passionnée et complexe d’un converti qui baise l’image du Sauveur après l’avoir foulée aux pieds.

— Marthe ! mon chien, mon chat, mon trésor, ai-je bien pu te parler ainsi ?… Jamais tu ne me le pardonneras ?

L’aperçu grossièrement exagéré de ses torts lui montrait, grossièrement outrées, les rancœurs de sa maîtresse. Celle-ci, cependant, bouleversée : « Mais quel enfant, répétait-elle. Mais ne voilà t’y pas un bébé ? A-t-on idée de pleurer comme ça !… Bien sûr oui, je te pardonne, gros bête ! », il demeurait inconsolable, avec de furieux hochements de tête qui persistaient à dire : « Non ! » et niaient le pardon des injures, malgré la loi et les prophètes. Un moment vint où Marthe Hamiet dut lui conseiller doucement :

— Mouche ton nez, mon petit Robert.

Il voulut bien moucher son nez, n’étant entêté que dans le remords ; mais, cette opération accomplie, il eut le soupir pesant et grave du bœuf qu’a atteint le coup de masse.

— Oh !…

C’était la jalousie, la fâcheuse jalousie, qui sournoisement venait jeter de l’huile sur le feu et mettre son grain de sel dans la conversation.

— Toi à un autre, s’exclama-t-il. Tu seras à un autre, ce soir !…

— Mais non ! répondit pour la forme Marthe, très embarrassée.

Il lui cria : « Ne dis pas non ! », et de cet instant, sa douleur ne connut plus de bornes.

Il avait pris entre ses mains le visage jeune et doux de Marthe qui s’était accroupie entre ses genoux écartés, déjà toute en larmes, elle aussi. Avide de les voir et de les revoir, il contemplait ces yeux couleur de beau temps qui tant de fois lui avaient souri, ces lèvres qui tant de fois avaient baisé les siennes et que bientôt baiserait, hélas, une autre bouche ! À travers son chagrin trop gros, son amour lui apparaissait agrandi jusqu’à l’excessif. Et il parla, il parla longuement. En des mots qui auraient voulu être des caresses, – de ces mots que vont chercher on ne sait où les amoureux exaltés, qui grisent les femmes comme des alcools et qu’elles boivent les yeux fermés, – il dit à Marthe, folle de l’entendre, combien elle lui était chère et combien il était à plaindre ! Il évoqua le spectre des beaux jours enfuis, il rappela à quel point elle lui avait été bonne, s’accusa de l’en avoir récompensée par la plus noire ingratitude et s’en flétrit avec la dernière énergie : ceci sans que ni elle ni lui sussent au juste à propos de quoi. Chaque fois qu’un attendrissement lui revenait à la mémoire, les larmes lui revenaient aux cils en gouttelettes pressées et claires que la jeune femme aux cent coups séchait sur ses joues barbouillées.

À la fin, il déclara n’avoir aimé qu’Elle seule au monde.

— Que toi !… Tu entends bien ? Que toi !… Tu auras été toute ma joie, toute ma pensée, toute mon âme, et ma vie restera à jamais parfumée d’avoir été mêlée à la tienne un instant !

Douces et absurdes paroles !… Sur la bouche tendue de Marthe Hamiet – fleur de chaque jour, semblable, m aintenant, au cœur saignant d’un petit oiseau – il en posa, comme des baisers, les lentes syllabes murmurées à peine ; tant et si bien qu’il allait peut-être mourir pour avoir trop donné de soi, quand se décrocha de nouveau l’ingénieux mouvement d’horlogerie contenu aux flancs du stéréoscope.

Alors la farce fut jouée. Comme dit l’autre : les carottes furent cuites. Sainte Marthe fit la culbute, et, à sa place, ce fut une petite silhouette rousse, qui se tordait de rire, les jupes en l’air, au bord d’un lit, cependant que pour la punir de lui avoir tiré la langue, un jeune homme qui ressemblait à Cozal comme un frère lui chatouillait la plante des pieds. Un vaste panier de blanchisseuse empli de linge soigneusement plié parfaisait ce tableau symbolique.

À cette vue :

— Eh ! mais c’est juste, se dit l’amant de Marthe Hamiet. C’est le jour d’Anita, au fait.

Il renifla, ravala un sanglot, essuya ses yeux à sa manche.

— Allons, soyons homme, dit-il. Il faut nous quitter, ma chérie.

— Tu me renvoies ? demanda, en se relevant, Marthe que ne laissait pas de surprendre ce passage sans transition du déluge à l’accalmie.

— Je ne te renvoie pas, tu le sais bien, répondit Robert Cozal. Seulement, voilà : j’ai à faire. Il faut que je sois à midi rue… Laffitte.

Tout aussi bien eût-il pu dire : « Carrefour de l’Observatoire » ou « Boulevard de la Contrescarpe » ; ça ne lui eût pas coûté plus cher. Prudent toutefois, en ingénu roué qu’il était, il coupa court à une interrogation possible ; lui-même, il questionna :

— Donc, comme ça, c’est fini ? Jamais plus nous ne nous reverrons ?

Marthe se récria :

— Pourquoi donc ?

— Dame !…

Elle reprit :

— Nous nous verrons comme avant !… un peu moins à jours fixes, peut-être ; voilà tout.

— Bien vrai ?

— Bien vrai.

— Tu le jures ?

— Je le jure. Aurais-je jamais une heure de liberté, qu’elle ne soit pour toi, mon chéri.

Cozal, plein de gratitude, lui cria qu’elle était un chou.

— Mon roi, fit-elle.

— Mon cœur, dit-il.

À travers les pleurs mal séchés qui leur mouillaient encore les cils, les deux amoureux se sourirent. Leurs bouches, une fois de plus, s’enlacèrent, attardées sur l’ivresse de la caresse dernière ; puis, spontanément, se désunirent, afin d’arrêter, en commun, des initiales pour la poste restante. Robert Cozal prit celles de Marthe, qui prit celles de Robert Cozal : M. H. pour lui, R. C. pour elle, et, pour tous les deux, 31 !… – quantième fatal de cette journée de deuil. Ils prirent l’engagement mutuel de s’écrire tous les matins, se répétèrent que leurs deux existences étaient nécessaires l’une à l’autre, arrachèrent de nouvelles larmes à des sources qu’ils auraient eu le droit de croire taries.

Enfin, Marthe Hamiet partit.

Par la croisée de sa maisonnette, dont il soulevai t le rideau, Cozal la regarda se hâter le long d’une haie de glaïeuls, qui avaient l’air de s’être mis là tout exprès pour la voir passer. Elle atteignit la barrière, qu’elle tourna. Mais il ne la perdit point tout entière, car pendant un instant encore, au-dessus des sureaux-nains enchevêtrés de volubilis, de capucines et de pois de senteur, qui enfermaient son petit jardin, l’isolaient de l’allée commune de la villa Bon-Abri, il vit glisser, ainsi que des fleurs animées, les bleuets et les coquelicots du chapeau de celle qu’il aimait.

Il était temps qu’il fût seul.

Cinq minutes à peine s’étaient écoulées depuis le départ de Marthe Hamiet que, de nouveau, s’ouvrit la porte du pavillon, laissant voir, sur un fond de verdure, la blanche camisole, le jupon rapiécé et les savates à images d’Anita la blanchisseuse.

Sans même se donner le temps de déposer son panier :

— Quien ! C’est donc q’vous avez pleuré ? fit cette enfant couverte de taches de rousseur et dont les cheveux, parfaitement splendides mais huilés comme des essieux, présentaient l’acajou verni des châtaignes au mois de septembre.

Cozal se dit :

— J’ai été bête. J’aurais dû me bassiner les paupières à l’eau fraîche.

Il ne s’attarda cependant pas en d’inutiles dénégations.

Pris la main dans le sac, il avoua :

— J’ai pleuré, c’est vrai.

Elle reprit :

— En voilà une affaire !… Pourquoi que vous avez pleuré ? C’est-y qu’on vous a fait quéque chose ?

— Euh… répondit-il, oui et non. C’est-à-dire que… Enfin voilà : depuis une heure je cherche ma casquette, je ne peux pas me rappeler où je l’ai mise.

Cette explication insensée déchaîna chez Anita, d’abord changée en statue de sel, des transports d’allégresse, qu’il partagea, d’ailleurs. Seulement, comme il s’était levé, et que, pressé de changer la conversation, il commençait, tout en rigolant, à venir lui rôder près des jupes, elle se rembrunit soudain.

Car le programme ne variait jamais avec elle, personne pauvre mais honnête, qui, pas une fois, ne s’était résignée au sacrifice de sa vertu sans l’avoir défendue chèrement pendant au moins cinq minutes. C’était d’abord l’étonnement, l’œil effaré d’une niaise qui ne sait pas ce qu’on lui veut ; venait ensuite l’indignation, mère des exclamations bruyantes et des menaces coutumières aux petites blanchisseuses de « le dire à Madame en rentrant ». Le tout s’achevait au bord du lit, bien entendu, mais non point sans qu’elle appréciât, la tête régulièrement secouée du même hochement mélancolique :

— Eh ben vrai, alors ; c’est du propre !

Nous devons d’ailleurs déclarer, pour l’excuse de cette pécheresse, qu’on l’eût menée à l’assassinat sans l’ombre d’une hésitation, rien qu’en la menaçant à demi-mots d’une chatouille sous la plante des pieds. Le respect de cette partie de son être, extraordinairement délicate, il faut croire, avait fini par devenir chez elle une manière de hantise : au point qu’il suffisait à Robert Cozal, lorsqu’elle avait jugé à propos de faire sa poire et de rechigner sur la bagatelle, de prononcer gravement : « La plante !… » en élevant vers le ciel l’index du justicier, pour qu’elle jetât les cris aigus d’un marmot braillard et poltron devant lequel on a évoqué l’ombre farouche de Croquemitaine. Il le savait et ne laissait pas que d’exploiter cette infirmité morale, avec quelque indiscrétion.

Aussi n’eût-il garde d’y faillir, ce fatal trente et un août, cet exécré trente et un août qui l’atteignait si cruellement au plus sensible de ses affections. Feignant avoir vu l’apprentie lui faire sournoisement « j’t’en ratisse » :

— Ah ! tu m’en ratisses ? cria-t-il. Ah ! tu manques à la déférence ?… La plante ! ! ! la plante ! ! ! la plante ! ! !

L’autre, en entendant parler de plante, lâcha son panier et se trotta, affolée à l’idée de ces doigts qui menaçaient de venir lui grignoter les pieds comme une bande de petites souris. Le jeune homme lui donna la chasse, la rejoignit en un angle de la chambre, où elle s’affala bruyamment, masse grouillante, hurlante, bafouillante, qui battait l’air de ses jambes et de ses bras, protestait de son innocence et s’insurgeait contre l’iniquité du châtiment qui l’attendait. Cozal, lui, jouait l’inexorable.

— Point de pitié pour les insolentes qui font « Je t’en ratisse » aux personnes, répétait-il. D’ailleurs, il n’y a plus rien à faire ; le tribunal a prononcé la peine.

Enfin, pourtant, il désarma.

Érigé en Cour suprême, il rendit un nouvel arrêt confirmant, quant au fond, le jugement du tribunal de première instance, mais ajoutant qu’eu égard aux antécédents de la coupable et aux remords dont elle témoignait, il y avait lieu de lui appliquer le bénéfice de la loi Bérenger. Ensuite de quoi, ce magistrat, dépourvu de toute vergogne, réclama le prix de sa clémence.


III

Deux jours plus tard, par la plus délicieuse des après-midi – l’arrière-saison a des clémences, elle aussi – Robert Cozal vint s’attabler à la terrasse du Cardinal. Il revenait du bureau de poste où on lui avait remis, sous pli clos, une lettre de Marthe Hamiet, si délicieuse, en vérité, si débordante de sincérité et de tendresse, qu’il en était encore malade d’émotion. Il avait donc résolu d’y répondre sans plus tarder, et, s’étant fait apporter de l’encre et un cahier de papier à lettres, depuis déjà un instant il demandait aux lointains du boulevard