Les Limiers (trad. Masqueray)/Texte

Traduction par Paul Masqueray.
Sophocle, Texte établi par Paul MasquerayLes Belles LettresTome 2 (p. 234-250).
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LES LIMIERS[1]


Dans l’Arcadie septentrionale sur le mont Cyllène. Des rochers, des arbres. Au fond une grotte dont l’ouverture est fermée.

Apollon. — À tous les dieux et à tous les mortels j’annonce et… je promets de donner une récompense à qui me rendra les bêtes qu’on m’a enlevées. C’est, en effet, une chose extraordinaire, une chose douloureuse à mon cœur… mes vaches laitières, mes veaux, mon troupeau de jeunes génisses. Tout a disparu et c’est en vain que je suis les traces de mes bêtes : elles ont clandestinement déserté la mangeoire de leurs étables, rendues invisibles par des maléfices. Jamais je n’aurais cru qu’aucun dieu, qu’aucun mortel éphémère aurait poussé l’audace jusqu’à commettre pareil méfait. Aussitôt donc que je l’ai appris, saisi de stupeur, je pars, je me mets en quête, proclamant partout la chose aux dieux et aux hommes, pour que nul n’en ignore. Cette poursuite, cette chasse me passionne. J’ai parcouru les tribus du peuple entier des Thraces, mais personne…

(Suivent deux ou trois vers très mutilés ou dont il ne reste rien.)

… Ensuite je me suis élancé vers les plaines fertiles des Thessaliens, vers les villes opulentes de la terre béotienne, ensuite…

(Lacune d’environ quatre vers.)
(Sur la seconde colonne du papyrus, les cinq premières lignes sont très mutilées au début et à la fin : il ne reste plus de chaque trimètre que les deux pieds du milieu.)

… voisin de la terre dorienne, d’où… j’accours en hâte… et dans le pays inaccessible du Cyllène et dans la forêt… Ainsi donc, s’il est ici pour m’entendre un berger, un travailleur des champs, un charbonnier, ou quelqu’un des enfants sauvages de la montagne[2], qui doivent leur naissance à la race des Nymphes[3], à tous je fais savoir ceci : celui quel qu’il soit, qui capturera le voleur d’Apollon, recevra sur-le-champ la récompense que voici.

Pendant que le dieu parle encore et qu’il dépose l’or promis, le vieux Silène entre en scène, tout essoufflé.

Silène. — Dieu lycien, tes paroles aussitôt que je t’ai entendu les crier, les proclamer à haute voix, avec l’ardeur que peut avoir un vieillard, — comme je voulais, Phœbos Apollon, te rendre un service de bonne amitié, — je me suis élancé, je suis accouru, comme tu vois, pour commencer la poursuite dont tu parles. — (Il regarde avec intérêt l’or déposé.) En effet, la récompense que tu as mise là pour moi, cet or qui sera ma couronne[4], il faut justement l’adjoindre à tes ordres, et mes enfants, avec leurs yeux… je suis prêt à les envoyer, à condition que tu accomplisses exactement ce que tu dis.

Apollon. — Je te loue de ton zèle ; seulement confirme tes paroles.

Silène. — Je te ramènerai tes génisses ; toi aussi confirme le don que tu promets.

Apollon. — Il sera remis à qui les trouvera, quel qu’il soit : la somme est prête.

(Lacune de quatre trimètres, deux à la fin de la seconde colonne, deux en tête de la troisième : il n’en reste que dix lettres. — Le dialogue stichomythique continuait : Silène et Apollon récitaient deux fois un monostique.)

Silène. — Que veux-tu dire ? Quelle est cette autre récompense dont tu parles ?

Apollon. — Toi et toute la lignée de tes enfants, vous serez libres[5].


Pendant ces derniers mots les Satyres qui forment le chœur entrent en silence un à un dans le théâtre. — Apollon sort.


Agité.

Le Chœur. — (Strophe dochmiaque dont pour les douze premières lignes ne subsistent plus que les syllabes initiales. On croit discerner que les Satyres s’excitent à poursuivre le voleur des génisses d’Apollon : ils veulent mériter la double récompense que le dieu a promise.)

Allons, va… ton pied, ta marche… Hardi ! hardi !… oh ! oh ! oui, toi… en avant, le voleur… par ruse… arrivant au terme… voix paternelle. Comment, par où ces vols clandestins, nocturnes, en courant… si par hasard, au cas où je le trouverais… et pour mon père une vie libre… En même temps aussi que le dieu, notre ami, mette une fin à nos fatigues, après avoir étalé devant nous de brillants échantillons de son or.

Parlé.

Silène. — Divinité, Fortune et toi, Génie qui mets sur la bonne voie, donnez-moi d’atteindre l’objet de la poursuite où je me lance, de suivre à la piste le ravisseur, le chasseur, le voleur de Phœbos qu’on a dépouillé clandestinement de ses génisses. — (Aux spectateurs.) Y a-t-il quelqu’un dans cette foule qui ait vu la chose ou en ait entendu parler ? Il ferait acte d’ami, s’il me le disait, et il rendrait un grand service au roi Phœbos.

(Lacune de deux vers dans lesquels Silène promettait une récompense, à qui lui donnerait une indication.)

Le Chœur. — (Petit couplet de trois lignes, dont il ne reste plus que cinq syllabes.)

Silène. — (Au public.) Y a-t-il quelqu’un, oui ou non, qui le sache ? — (Pas de réponse.) — M’est avis alors qu’il faut aussi que je me mette ardemment à l’ouvrage.

(Suivent sept trimètres dont nous n’avons plus que la première moitié. Silène s’adressait directement aux Satyres, ses fils ; il faisait appel à leur souplesse, à leur flair, à leur agilité, à tous les moyens qui pouvaient les mener au but.)

Les Satyres, les Limiers entrent en chasse, divisés en demi-chœurs : ils découvrent la piste ; Hermès a passé par là ; sur le sol il y a des empreintes de sabots de vaches.

Premier Demi-Chœur. — Un dieu ! Un dieu ! Un dieu ! Un dieu ! Hardi ! Hardi ! Nous le tenons, c’est sûr : arrête, ne va pas plus loin.

Second Demi-Chœur. — Oui, c’est bien là les traces des génisses.

Premier Demi-Chœur. — Silence ! Un dieu conduit notre colonie.

Second Demi-Chœur. — Que faut-il faire, l’ami ? Étions-nous sur la bonne piste ? Dis : ceux-ci, est-ce leur idée ?

Premier Demi-Chœur. — Oui, tout à fait : chacune de ces empreintes le prouve clairement.

Second Demi-Chœur. — Tiens ! Tiens ! Voici encore la marque de leurs sabots.

Premier Demi-Chœur. — Oui, regarde bien : l’empreinte est juste de la longueur.

Second Demi-Chœur. — Va, cours et (lacune) fais attention (lacune) en écoutant si quelque bruit de l’intérieur ne vient pas jusqu’à nos oreilles.


Un son incompréhensible[6], que personne n’a jamais entendu, vibre dans l’air. — À ce moment les Satyres sont arrivés à la porte de la caverne d’Hermès.

Premier Demi-Chœur. — Je n’entends pas distinctement la voix, mais il est bien clair que ces vestiges, que ces traces de pas sont ceux de ces génisses : on peut s’en rendre compte.

Second Demi-Chœur. — Ah bah ! voilà maintenant, oui, par Zeus, voilà que les pas se retournent et se dirigent en sens inverse[7] : regarde-les. Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi cette direction ? Ce qui allait en avant va en arrière ; les traces contraires s’embrouillent les unes dans les autres. Il en avait une frousse, le bouvier !


Les Satyres, la croupe en l’air, à quatre pattes, continuent leur quête dans tous les sens.

Silène. — Quelle nouvelle bizarrerie as-tu encore inventée là ? Oui, je te le demande. Se mettre ainsi tout à coup à chasser comme un chien, plié en deux, le nez à terre ! Qu’est-ce que c’est que ces manières-là ? Je n’y comprends rien. Tantôt comme un hérisson tu restes aplati dans le fourré ; tantôt, comme un singe, le derrière en l’air, tu souffles ta colère contre je ne sais qui. Que signifie tout cela ? En quelle contrée l’avez-vous appris ? En quel lieu ? Parlez, car c’est la première fois que je vous vois en cette posture.


On entend les sons étouffés d’une lyre. — Arrêt brusque des Satyres. Stupeur générale.

Le Chœur. — Hou ! hou ! hou ! hou !

Silène. — Pourquoi ces cris ? De qui as-tu peur ? Qui aperçois-tu ? Qu’as-tu vu qui t’épouvante ? Pourquoi donc cette folie insensée ? Tout près un son enroué a retenti : veux-tu savoir ce que c’était ? Pourquoi vous taisez-vous, vous qui étiez tout à l’heure si bavards ? Le Coryphée. — Chut ! Chut !


Le chœur regarde au loin, hors de lui.

Silène. — Qu’y a-t-il là-bas, que vous vouliez fuir ?

Le Coryphée. — Écoute donc.

Silène. — Et comment écouterai-je, si je n’entends la voix de personne ?

Le Coryphée. — Obéis-moi.

Silène. — Vous ne m’aiderez donc jamais dans ma poursuite.

Le Coryphée. — Écoute encore un moment la chose, par quel bruit nous avons été ici épouvantés et mis hors de nous, un bruit que n’a jamais ouï aucun mortel.

Silène. — Eh quoi ? Un bruit vous fait peur, vous terrorise, êtres impurs, pétris de cire molle, les plus lâches des bêtes ! En toute ombre vous voyez un sujet d’effroi et vous vous épouvantez de tout ; serviteurs sans nerfs, négligents et vils, vous n’avez à montrer qu’un corps sans âme, qu’une langue, qu’un phallos ! Quand il faut agir, avec vos belles promesses, vous tournez le dos à l’ouvrage. Pourtant, ô les plus lâches des bêtes, vous m’avez pour père, moi dont les nombreux exploits, accomplis au temps de ma jeunesse, sont attestés par tant de monuments élevés dans les demeures des Nymphes, moi qu’on ne vit jamais fuir, ni trembler, ni se blottir de peur aux meuglements des troupeaux montagnards[8]. Au contraire, je menais tout à bien de haute lutte ! Et maintenant cette gloire éclatante est salie par vous, à cause d’un bruit inattendu, de je ne sais quelle mauvaise plaisanterie[9] de bergers. Pourquoi donc avez-vous peur, comme des enfants, avant de rien voir, et pourquoi lâchez-vous cette richesse, cet or que Phœbos vous a promis, qu’il a fait miroiter devant vous et la liberté qu’il vous a accordée à vous comme à moi ? Vous abandonnez tout cela et vous vous assoupissez lâchement ! Si vous ne revenez point sur vos pas, si vous ne suivez pas jusqu’au bout la trace des génisses, où elles sont allées, elles et leur bouvier, votre couardise vous fera verser des larmes bruyantes.

Le Coryphée. — (Suppliant.) Père, reste auprès de moi, sers-moi de guide : tu verras bien s’il y a en moi quelque lâcheté. Tu reconnaîtras toi-même, si tu te tiens à mes côtés, que ce que tu dis ne signifie rien.

Silène. — Je me tiendrai à tes côtés et te ferai avancer, en te donnant mes ordres à coups de sifflet comme à un chien. Allons, en avant, plus d’hésitation sur la route à suivre[10], et moi, dans l’action, je t’assisterai, te guiderai.

Le Chœur. — (Il reprend la chasse interrompue.) Hou ! hou ! hou ! Pst ! Pst ! ah ! ah !

Silène. — (À des choreutes isolés.) Que fais-tu, dis ? Pourquoi perdre ton temps à grogner, à geindre, à me regarder en dessous ? Toi, en tête, quelle est cette façon de t’y prendre ?

Un Choreute. — (Il suit ardemment une piste toute chaude.) Je te tiens ! Il est passé, passé par là : tu es mon prisonnier, rends-toi. (Il poursuit sa course, le nez à terre, disparaît.)

Silène. — (À un autre Limier.) Et toi, le second, comment t’y prends-tu ? Brave Drakis, Grapis,… Ourias, Ourias, tu fais totalement erreur, tu as perdu la trace : tu es ivre, ne sais où tourner. (Suivent deux vers mutilés, inintelligibles.) Tiens, cette nouvelle trace… Stratios, Stratios… suis par ici ; Que fais-tu ? C’est là dedans que sont les génisses, là dedans qu’il faut les chercher : ne lâche pas, Krokias, Krokias ! Quel signe favorable as-tu aperçu ? — (Paterne.) Et lui, le bon Tréchis[11], régulièrement il suit la piste. Suis-la, suis la bien. — (À un autre Satyre qui s’est égaré.) Ah ! malheur, être impur… sûrement quand tu t’en iras tout à l’heure, rendu à la liberté, tu courras à ta perte. Allons, ne te fourvoie pas, marche, attrape, en avant : par le flanc nous le tenons.


Nouveau jeu de la lyre. — Tous s’arrêtent encore une fois : stupeur de Silène.

Parlé.

Le Coryphée. — Père, pourquoi ce silence ? Hein ! ne disions-nous pas la vérité ? N’entends-tu pas le bruit[12], ou bien est-ce que tu es sourd ?

Silène. — (Bouleversé.) Tais-toi.

Le Coryphée. — Qu’y a-t-il ?

Silène. — Je vais m’en aller.

Le Coryphée. — Reste, veux-tu ?

Silène. — Impossible, mais toi à ta guise cherche tout seul, suis la piste, et enrichis-toi avec les génisses et l’or ; pour moi, je suis d’avis de ne plus m’attarder encore longtemps ici.

Le Coryphée. — Mais je ne te permettrai pas de me quitter, ni d’esquiver ta tâche : sachons d’abord clairement qui se cache dans cette caverne.

(Petit couplet de quatre lignes où l’on croit comprendre que le Chœur, qui voudrait une réponse de Silène, lui rappelle pour lui donner du courage, que la récompense qui l’attend, lui assurera une vie heureuse.)


Silène prend la fuite. — Le Chœur se remet en chasse. Devant la porte de la caverne, il s’arrête.

Le Coryphée. — Le voleur ne se montrera pas, si nous employons ces moyens-là. Aussi vais-je vite faire du bruit en frappant le sol, et mes souples gambades, mes ruades, le forceront bien à m’écouter, même s’il est complètement sourd.


Les Satyres se mettent à danser la Sikinnis : ils cognent à la porte, ils font un vacarme assourdissant. Soudain la caverne s’ouvre et, très calme, apparaît Cyllène.

Cyllène[13]. — Bêtes, pourquoi vous êtes-vous élancées sur cette verte colline, au milieu des forêts giboyeuses, en poussant toutes ces clameurs ? Qu’est-ce que vous machinez là ? Vous rendiez des soins qui faisaient plaisir à votre maître[14], pourquoi ce changement envers lui, qui portait toujours, attachée par vous à son épaule, la peau d’un faon et qui, avec un thyrse gracile dans les mains, suivait le dieu et son cortège, en chantant l’évohé avec les nymphes, ses filles, et la multitude de ses enfants ? Maintenant je ne comprends pas ce qui se passe. Où voulez-vous en venir avec ces agitations, ces folies nouvelles ? J’ai entendu un bruit étrange et en même temps un ordre sonore, analogue à celui des chasseurs, quand ils approchent de la bête couchée au gîte avec ses petits.

(Le texte des dix vers qui suivent est mutilé, incertain. La nymphe semble dire v. 227-232, qu’elle a aussi entendu des accusations de vol, des proclamations et finalement des coups sur la porte avec accompagnement de ruades.)

Dans les quatre derniers vers, 233-236, le sens paraît être :


En d’autres circonstances, j’aurais supposé, à entendre un tel vacarme que vous étiez fous ; que voulez-vous faire encore à une nymphe innocente[15] ?


Avec lenteur.

Le Chœur. — Nymphe à la ceinture profonde, cesse de t’irriter ainsi : je ne viens pas pour me quereller, pour lutter hostilement contre toi. Aucune parole ennemie et folle de ma part ne saurait t’atteindre. Ne m’accable pas d’injures. Au contraire, avec douceur dis-moi ce qui se passe : en ces lieux-ci, quel est celui qui sous la terre a fait entendre aussi admirablement une voix divine ?

Cyllène. — Voilà des sentiments plus aimables que vos manières de tout à l’heure, et en t’y prenant de cette façon tu seras mieux renseigné qu’en usant de violences, de tentatives hostiles contre une nymphe craintive. Il ne me plaît pas de faire surgir dans des discussions les éclats d’une querelle. Au contraire, indique-moi tranquillement, déclare-moi ce que tu veux particulièrement savoir.

Le Coryphée. — Reine de ces lieux, puissante Cyllène, pourquoi je suis venu, je te le déclarerai plus tard, mais quel est ce son qui parle, dis-le-nous et qui des mortels peut bien s’exprimer ainsi ?

Cyllène. — D’abord il faut que vous sachiez d’une façon sûre que si vous révélez ce que je vais dire, un châtiment vous est réservé personnellement. La chose est tenue secrète dans les demeures des dieux, de façon que le bruit n’en parvienne pas aux oreilles d’Héra. Zeus est entré en cette demeure secrète de la fille d’Atlas ; il a accompli ce qu’il a voulu[16], (lacune d’environ un vers), à l’insu de sa divine épouse à la profonde ceinture. Dans cette caverne il a engendré un fils et cet unique[17] rejeton, je l’élève de mes propres mains. La force de sa mère, en effet, est ébranlée par le mal. Et pour que le nouveau-né se nourrisse, boive, repose, je me tiens près de ses langes et pourvois aux soins de l’être au berceau, la nuit aussi bien que le jour. Quant à lui, il grandit journellement sans s’arrêter, d’une façon qui n’est pas ordinaire, si bien que j’en ai de l’émerveillement et de l’épouvante[18] : il n’y a pas encore six jours qu’il a paru à la lumière et déjà avec des membres d’enfant il s’appuie sur la force d’un éphèbe en sa fleur ; il grandit sur sa tige et sa croissance ne s’arrête plus : voilà l’enfant qu’abrite cette souterraine retraite : il y est encore retenu par la volonté de son père. Quant à la voix frémissante, sortie d’un invisible instrument, qui t’a si fort ahuri et dont tu me demandes la cause, tout seul, en un jour, il a imaginé de la tirer d’une carcasse retournée. Oui, c’est d’une bête morte qu’il a pris ce vaisseau qui l’abreuve de plaisir et qu’il fait retentir sous terre.


Avec lenteur.

Le Chœur. — (Antistrophe mutilée où les satyres exprimaient leur surprise et déclaraient ne pas pouvoir croire qu’une telle voix sortît d’une bête sans vie.)

Cyllène. — Ne sois pas incrédule : tu peux croire la déesse qui te parle et te sourit[19].

Le Coryphée. — Et comment pourrai-je admettre que d’un mort retentisse une voix pareille ?

Cyllène. — Crois-moi : morte, la bête a eu de la voix ; vivante, elle était muette.

Le Coryphée. — Quelle forme avait-elle ? Était-elle allongée, bombée, courte ?

Cyllène. — Courte, en forme de marmite, la peau bigarrée, toute ramassée.

Le Coryphée. — Dans le genre d’un chat, peut-être, ou d’un léopard ?

Cyllène. — La différence est grande d’elle à eux, car elle est toute ronde et courte de jambes.

Le Coryphée. — Elle ne ressemble pas non plus à un ichneumon, ni à un crabe ?

Cyllène. — Tu n’y es pas encore ; trouve une autre comparaison.

Le Coryphée. — Alors elle est donc pareille à un escarbot cornu de l’Etna ?

Cyllène. — Tu te rapproches ; c’est à lui que la bête ressemble le plus.

Le Coryphée. — Mais quelle en est la partie qui parle, le dedans ou le dehors, dis ?

Cyllène. — (Son écaille) bossue, parente de celle des huîtres.

Le Coryphée. — Quel nom lui donnes-tu ? Si tu sais encore quelque chose, fais-nous-en part.

Cyllène. — L’enfant appelle cette bête tortue, et lyre la partie de son corps qui parle.

(Neuf vers mutilés où Cyllène décrivait la construction de la lyre, sa table d’harmonie faite de cuir, ses montants, ses cordes tressées, ses chevilles.)

(Lacune d’un ou de deux vers dont il ne reste rien.)

Ce jouet est le remède de son chagrin, sa consolation : il n’en veut pas d’autre. Le chant dont il l’accompagne le remplit d’une joie délirante et les modulations de sa lyre le mettent hors de lui. C’est ainsi que l’enfant a trouvé le moyen de donner une voix à une bête morte.


On entend, cette fois nettement, Hermès qui joue de la lyre.


Vif et bien marqué.

Le Chœur. — Une voix éclatante résonne en ce lieu, et ses accents font de nouveau surgir autour de nous une floraison de visions brillantes. Néanmoins la conclusion où pas à pas j’arrive est celle-ci : sache bien que l’être divin, quel

qu’il soit, qui a imaginé cette invention, lui seul, et pas un autre, est le voleur des génisses, femme, sois-en certaine[20]. Mais ne t’irrite pas contre moi de ce que je te dis là ; ne te fâche pas.

Cyllène. — En voilà une idée insensée ! Quel vol lui reproches-tu ?

Le Coryphée. — Par Zeus, vénérable déesse, je ne veux pas te bouleverser.

Cyllène. — Le fils de Zeus, tu l’appelles un voleur ?

(Suivent huit vers dont le premier hémistiche est perdu[21]. Le chœur persiste dans son accusation et il est sûr, malgré les dénégations de Cyllène, qu’il dit la vérité : la peau dont Hermès a fabriqué sa lyre n’a pu lui être fournie que par les génisses d’Apollon.)

(Lacune de deux ou trois vers.)

Cyllène. — (Trois vers mutilés où la nymphe, semble-t-il, feint de croire à une plaisanterie des malicieux satyres.) Désormais à mon égard agis tout à ton aise, si cela te fait plaisir ou si tu crois en tirer profit, ris aux éclats comme il te plaît, amuse-toi, mais celui qui est fils de Zeus ne va pas ouvertement lui faire du tort, en inventant contre un nouveau-né un nouveau dire. Car lui, par son père, il n’a rien d’un voleur et ce n’est pas non plus parmi ses aïeux

maternels que le vol triomphe. Si un vol a été commis, cherche le voleur parmi ceux qui n’ont ni argent, ni pain. Lui, sa famille ne connaît pas la faim. Réfléchis à son origine : flétris du nom de coquin celui qui mérite ce nom ; il ne lui convient pas à lui. Mais tu es toujours enfant ; tu as l’âge d’un jeune homme et la barbe fleurit ton menton, mais, comme un bouc, tu t’ébats avec délices dans les chardons. Cesse d’épanouir de plaisir ton front chauve et lisse. Ne sais-tu pas que le sot qui s’amuse aujourd’hui aux railleries et aux farces, les dieux le feront pleurer demain ? C’est moi qui te le dis.


Vif et bien marqué.

Le Chœur. — Use en paroles de tous les détours, de toutes les feintes ; invente tous les raisonnements que tu veux pour le disculper : tu ne me persuaderas pas que la chose qu’il a faite avec un assemblage de cuir, il en ait volé la peau à d’autres génisses qu’à celles de Loxias. De ce chemin-là n’essaie pas de me faire sortir[22].

(Lacune d’environ quatre vers. Dans les deux qui suivent, chaque interlocuteur persistait dans son affirmation.)

Le Coryphée. — S’il fait des malhonnêtetés, il est malhonnête.

Cyllène. — Il ne convient pas d’insulter le fils de Zeus.

Le Coryphée. — Si c’est la vérité, il faut bien que je la dise.

Cyllène. — Tu ne prétendras pas…

(Lacune de neuf vers. Dans les deux trimètres mutilés qui suivent, les interlocuteurs revenaient aux génisses dérobées à Apollon.)

Cyllène. — Qui les a, misérable ? (Lacune.)

Le Coryphée. — L’enfant qui est enfermé là dedans.

Cyllène. — Cesse de dire du mal du fils de Zeus.

Le Coryphée. — Je ne cesserai que lorsqu’on aura consenti à faire sortir les génisses.

Cyllène. — Tu m’assommes, toi et tes génisses.

(Ce qui suit est perdu sauf quelques lettres. Les débris de la colonne XVII laissent entrevoir que Silène et le chœur appelaient Apollon et lui annonçaient que ses génisses étaient retrouvées : le dieu remettait à ses Limiers la récompense promise.)



  1. Le mot Ἰχνευταί, comme le remarque Allègre, n’a pas d’équivalent exact en notre langue : il désigne ceux qui, hommes ou bêtes, suivent une trace à la piste. Cf. Pollux, V, 10, ἰχνευτὴς ϰαὶ ἀνὴρ ϰαὶ ϰύων. Th. Reinach qui le premier fit connaître au public français le nouveau drame de Sophocle l’intitula les Satyres Limiers ou les Traqueurs. Les Allemands, avec Wilamowitz, traduisent le mot par Spürhunde. Les Anglais conservent l’expression grecque : Ichneutae. Terzaghi intitule sa traduction : I cercatori di traccie. Avec Allègre j’ai employé le mot Limiers. On pourrait aussi bien dire Ichneutes, mais le terme ne serait pas intelligible pour tous les lecteurs.
  2. De la même manière les choreutes de l’Ajax, quand ils cherchent leur maître, demandent v. 879 sqq., si quelque pêcheur, si quelque divinité de l’Olympe ou des fleuves qui se jettent dans le Bosphore, ne l’a pas aperçu.
  3. Sur les Satyres, fils de Silène et des Nymphes, cf. Pearson.
  4. Silène agit ici par intérêt, comme une foule de personnages subalternes de la tragédie. (Cf. vol. I. p. VII.) L’or déposé, malgré l’anachronisme, devait être de l’or monnayé, qu’il partageait avec ses enfants. Cf. 51, 70 sqq., 155 sqq.
  5. Il est encore fait allusion à cette liberté v. 69, 158 sq., 192 sq., sans compter le vers 19 de la XVIIe colonne qui débute par l’adjectif ἐλεύθερο[ι. Silène et ses fils sont donc des esclaves, mais quel est leur maître ? Hunt déclare la question obscure et il n’a pas tort. Cependant, en se laissant guider seulement par le bon sens, puisque c’est Apollon qui leur promet la liberté, pourquoi ne pas faire de Silène et des Satyres les esclaves d’Apollon ? Dans le Cyclope ils le sont bien de Polyphème. Il semble, en effet, que dans le drame satyrique le chœur était l’esclave d’un des personnages principaux : ce qui était un expédient commode pour expliquer son intervention dans la pièce. À la fin du drame, dans le Cyclope comme dans les Limiers, on renvoyait les Satyres après les avoir affranchis.
  6. Sur le papyrus les sons confus de la lyre divine sont indiqués en παρεπιγραφή (cf. Esch. Eum. 117 sqq.) par le mot ῥοϊβδος, qui reprend le mot ῥοίβδημα du texte et qui ne provient probablement pas du poète.
  7. Imitation directe de l’Hymne à Hermès, 73 sqq.
  8. Comme dans le Cyclope 2 sqq., Silène se vante des hauts faits de sa jeunesse, mais tandis que dans Euripide il prétend avoir tué à coups de lance le géant Encélade, ce qui était un exploit d’Athéna, dans Sophocle il est moins fanfaron, et il n’a pas tort, puisqu’il va bientôt donner une preuve significative de sa bravoure, en quittant lâchement la scène, épouvanté par les sons de la lyre.
  9. Le sens du mot ϰόλαξ est obscur : je suis l’interprétation adoptée par Hunt, d’après Moeris, p. 113 : γόης Ἀττιϰοὶ, ϰόλαξ Ἕλληνες (Cf. Walker, p. 89 sqq.) Silène a entendu un bruit étrange, quelque pipeau rustique, croit-il instinctivement, qui n’a pas un son ordinaire : il y a quelqu’un qui se moque de lui et veut leur faire peur ; son mauvais tour ne réussira pas.
  10. Le sens de ce vers 168 est discuté. Wilamowitz qui lit ἐφίστω me paraît, avec ses trois chemins tracés dans l’orchestre, compliquer singulièrement les choses. Pearson est plus clair : ἐν τριόδῳ εἶναι, dit-il avec Suidas, signifiait par métaphore qu’on ne savait quel parti prendre. Il lit donc ἀφίστω qu’il construit avec βάσιν : cf. Ajax, 42.
  11. Ces noms de chiens, qui sont loin d’être sûrs, ont été proposés par Robert. Il suppose que Silène, comme celui-ci l’a dit v. 169, reste auprès de ses fils qu’il interpelle individuellement pendant qu’ils sont en quête. Ces appels, ces conseils ont le mérite d’être conformes à l'usage. Quand il courait le lièvre, le chasseur à la suite de ses chiens leur prodiguait les cris, les encouragements. (Cf. Xénoph. Cyn. VI, 17 sqq.) Ces cris étaient très brefs, comme ils le sont encore, mais au théâtre il est bien permis de les allonger, pour les rendre plaisants. Il était recommandé de donner aux chiens des noms courts, βραχέα, sonores, εὐανάϰλητα. Dans la curieuse liste qui nous en a été conservée, (Ibid. VII, 5) on n’en trouve pas un seul qui ait trois syllabes.
  12. Le terme est très vague : comme le son de la lyre n’a encore jamais été entendu par aucune oreille humaine, personne ne sait quel nom lui donner. Cf. 108, 128, 136, 138.
  13. Le nom de la nymphe n’a pas été conservé en marge du papyrus, mais il y a été très sûrement rétabli d’après le v. 252 où il est dans le texte.
  14. Ce maître, comme il a été proposé plus haut, v. 57, est Apollon. Ici le dieu fait partie du thiase de Dionysos et naturellement il porte la nébride et le thyrse. Dans Eschyle, fragm. 341, Apollon n’est-il pas couronné de lierre et le poète, comme le fait Euripide, fragm. 477, ne le confond-il pas avec Bacchos ? Il reste, il est vrai, le v. 222 σὺν ἐγγόνοις νύμφαισι ϰαὶ παίδων (ποδων pap.) ὄχλῳ dont le sens n’est pas clair. Pearson propose d’étendre le sens de l’épithète νυμφηγέτης et de considérer Apollon comme le père des Nymphes. L’explication est risquée. Terzaghi rapporte cette paternité à Dionysos. En tout cas, il semble bien qu’il ne saurait être question de Silène qui partout v. 69, 163, 197 est le père des Satyres, non leur maître.
  15. Cyllène n’est pas dans l’Hymne où le rôle qu’elle joue dans Sophocle appartient tout entier à Maïa. La raison de cette substitution, comme l’a vu Robert, est une raison de convenance. Maïa après ses amours avec Zeus ne pouvait pas apparaître devant les Satyres. L’Hymne a beau l’appeler vénérable, πότνια, ceux-ci auraient pu se moquer d’elle. Or, puisqu’elle a été aimée par le maître de l’Olympe et qu’elle est mère d’un dieu, il faut qu’elle soit respectée. Elle est donc absente du drame et la raison de son éloignement est très naturelle : elle vient d’accoucher, elle est encore très faible. (Cf. v. 267.) Le personnage qui la remplace a-t-il été imaginé par Sophocle ? Cela est probable. Il est vrai que Cyllène est nommée dans une scholie de Pindare. Ol. VI, 129 (cf. F. H. G. III, 30) et dans Festus (s. v. Cyllenius) comme étant la nourrice d’Hermès, mais le détail peut très bien avoir été emprunté à Sophocle.
  16. Noter la froideur indifférente de l’expression. Si dévouée qu’elle soit, Cyllène n’a pas d’yeux pour ce que font les maîtres. Il ne faut pas que les Satyres soient tentés de sourire malicieusement.
  17. Au vers 265 l’adjectif μόνον est bizarre. Hunt le rapporte à σπέος et lui donne le sens de ἔρημον, ce qui semble impossible. Terzaghi comprend le texte comme je le fais : on imagine, en effet, très difficilement Maïa avec deux jumeaux aussi turbulents qu’Hermès, mais alors l’adjectif est inutile. Je l’ai conservé en le faisant passer dans le membre de phrase qui suit, ce qui n’est qu’un expédient.
  18. Cette croissance est prodigieuse : elle est dans l’Hymne et, au théâtre, elle était imposée au poète. Il est hors de doute qu’Hermès apparaissait à la fin de la pièce. Son rôle ne pouvait être tenu que par un acteur ordinaire. Si, en effet, dans l’Alceste, on peut imaginer à la rigueur qu’un enfant chantât les deux strophes attribuées au jeune Eumélos (393-403 = 406-415-415) il n’en est plus du tout de même quand il s’agit de vers ordinaires, et tous les trimètres attribués à des enfants ont été récités par des hommes, présents ou non, sur la scène.
  19. Ce dialogue est écrit en tétramètres iambiques : voilà ce qu’il y a de plus original dans la métrique des Limiers. Il faut même avouer que la découverte est tout à fait inattendue, car dans tous les vers, — environ cinquante mille, sans les fragments, — dont se compose aujourd’hui l’œuvre des tragiques, cette sorte de dialogue ne se trouve qu’ici, tandis que chez les Latins, l’octonaire est d’un usage courant. On ne connaissait guère ce vers que par quelques spécimens isolés dans les chœurs (cf. Ajax 351 = 360, Antig. 848 = 867, Trach. 649 = 657, Œd. à Col. 1067 = 1077, 1451 = 1466, 1482 = 1496) et on ne croyait pas qu’il eût jamais été employé dans les parties récitées, car il n’est pas du tout certain que le fragm. 672 de Sophocle puisse être un tétramètre, comme le prétend Murray. — On remarquera que la coupe de ces vers après le quatrième pied est très irrégulière, puisque dans les douze premiers tétramètres (291 sqq.) dont le texte est bien conservé, elle ne s’y rencontre que sept fois, tandis que dans les quatre derniers (317 sqq.) elle n’y est pas une seule.
  20. Est-ce l’émotion provoquée par les sons de la lyre qui fait prononcer au chœur une phrase qui, dans le texte, est si mal équilibrée ? (Cf. Notice, p. 231, note 2.) En tout cas, cette émotion n’a pu être imaginée que par un musicien, comme Sophocle. Elle est infiniment plus vraie, comme le dit Allègre, que le ϰαλὸν ἄειδεν, cette formule banale de l’Hymne, v. 54.
  21. Ce qui n’empêche pas de constater qu’au vers 333 la loi de Porson est certainement violée. Il en est de même dans le Cyclope v. 120, 210, 681 et surtout 682 dont la fin est identique. (Cf. O. C. 664.) Si donc cette loi n’est pas applicable, comme on le sait, à la comédie, le drame satyrique la négligeait aussi.
  22. Dans le papyrus des Ἰχνευταί la colométrie est aussi peu rigoureuse que celle de nos mss. (L et A, en particulier,) puisque dans cette strophe iambique dont le dessin est très simple, tous les éléments étant de six pieds, — sauf 325 = 366 qui en a huit, et 328 qui n’en a que quatre, — le copiste a coupé le premier ϰῶλον (321) après τόπου et celui qui lui répond (362) après μύθοις, c’est-à-dire qu’à un élément de huit pieds il en oppose un autre de cinq. Donc, au IIe siècle ap. J.-C. on n’avait plus que des idées très confuses sur l’équilibre antistrophique. Il est vrai que les ϰῶλα suivants, surtout ceux de l’antistrophe, ont été correctement divisés.