Les Liaisons dangereuses/Lettre 93

J Rozez (volume 2p. 15-17).

Lettre XCIII

Le chevalier Danceny à Cécile Volanges
(Jointe à la précédente.)

Je ne puis vous dissimuler combien j’ai été affligé en apprenant de Valmont le peu de confiance que vous continuez à avoir en lui. Vous n’ignorez pas qu’il est mon ami, que c’est la seule personne qui puisse nous rapprocher l’un de l’autre : j’avais cru que ces titres seraient suffisants auprès de vous ; je vois avec peine que je me suis trompé. Puis-je espérer qu’au moins vous m’instruirez de vos raisons ? ne trouverez-vous pas encore quelques difficultés qui vous en empêcheront ? Je ne puis cependant deviner, sans vous, le mystère de cette conduite. Je n’ose soupçonner votre amour, sans doute aussi vous n’oseriez trahir le mien. Ah ! Cécile…

Il est donc vrai que vous avez refusé un moyen de me voir ? un moyen simple, commode & sûr[1] ? Et c’est ainsi que vous m'aimez ! Une si courte absence a bien changé vos sentiments. Mais pourquoi me tromper ? pourquoi me dire que vous m’aimez toujours, que vous m’aimez davantage ? Votre maman, en détruisant votre amour, a-t-elle aussi détruit votre candeur ? Si au moins elle vous a laissé quelque pitié, vous n’apprendrez pas sans peine les tourments affreux que vous me causez. Ah ! je souffrirais moins pour mourir.

Dites-moi donc, votre cœur m’est-il fermé sans retour ? m’avez-vous entièrement oublié ? Grâce à vos refus, je ne sais ni quand vous entendrez mes plaintes, ni quand vous y répondrez. L’amitié de Valmont avait assuré notre correspondance : mais vous, vous n’avez pas voulu ; vous la trouviez pénible, vous avez préféré qu’elle fût plus rare. Non, je ne croirai plus à l’amour, à la bonne foi. Eh ! qui peut-on croire, si Cécile m’a trompé ?

Répondez-moi donc : est-il vrai que vous ne m’aimez plus ? Non, cela n’est pas possible ; vous vous faites illusion ; vous calomniez votre cœur. Une crainte passagère, un moment de découragement, mais que l’amour a bientôt fait disparaître ; n’est-il pas vrai, ma Cécile ? ah ! sans doute, & j’ai tort de vous accuser. Que je serais heureux d’avoir tort ! que j’aimerais à vous faire de tendres excuses, à réparer ce moment d’injustice par une éternité d’amour !

Cécile, Cécile, ayez pitié de moi ! Consentez à me voir ; prenez-en tous les moyens ! Voyez ce que produit l’absence ! des craintes, des soupçons, peut-être de la froideur ! un seul regard, un seul mot, & nous serons heureux. Mais quoi ! puis-je encore parler de bonheur ? peut-être est-il perdu pour moi, perdu pour jamais. Tourmenté par la crainte, cruellement pressé entre le soupçon injuste & la vérité plus cruelle, je ne puis m’arrêter à aucune pensée ; je ne conserve d’existence que pour souffrir & vous aimer. Ah ! Cécile ! vous seule avez le droit de me la rendre chère ; & j’attends du premier mot que vous prononcerez, le retour du bonheur ou la certitude d’un désespoir éternel.

Paris, 27 septembre 17…

  1. Danceny ne sait pas quel était ce moyen, il répète seulement l’expression de Valmont.