Les Liaisons dangereuses/Lettre 82

J Rozez (volume 1p. 267-270).

Lettre LXXXII.

Cécile Volanges au chevalier Danceny.

Mon Dieu, que votre lettre m’a fait de peine ! J’avais bien besoin d’avoir tant d’impatience de la recevoir ! J’espérais y trouver de la consolation, & voilà que je suis plus affligée qu’avant de l’avoir reçue. J’ai bien pleuré en la lisant : ce n’est pas cela que je vous reproche ; j’ai déjà bien pleuré des fois à cause de vous, sans que ça me fasse de la peine. Mais cette fois-ci, ce n’est pas la même chose.

Qu’est-ce donc que vous voulez dire, que votre amour devient un tourment pour vous, que vous ne pouvez plus vivre ainsi, ni soutenir plus longtemps votre situation ? Est-ce que vous allez cesser de m’aimer, parce que ça n’est plus si agréable qu’autrefois ? Il me semble que je ne suis pas plus heureuse que vous, bien au contraire ; & pourtant je ne vous en aime que davantage. Si M. de Valmont ne vous a pas écrit, ce n’est pas ma faute ; je n’ai pas pu l’en prier, parce que je n’ai pas été seule avec lui, & que nous sommes convenus que nous ne nous parlerions jamais devant le monde : & ça, c’est encore pour vous, afin qu’il puisse faire plus tôt ce que vous désirez. Je ne dis pas que je ne le désire pas aussi, & vous devez en être bien sûr ; mais comment voulez-vous que je fasse ? Si vous croyez que c’est si facile, trouvez donc le moyen, je ne demande pas mieux.

Croyez-vous qu’il me soit bien agréable d’être grondée tous les jours par Maman ? elle qui auparavant ne me disait jamais rien ? bien au contraire. A présent, c’est pis que si j’étais au couvent. Je m’en consolais pourtant en songeant que c’était pour vous ; il y avait même des moments où je trouvais que j’en étais bien aise ; mais quand je songe que vous êtes fâché aussi, & ça sans qu’il y ait du tout de ma faute, je deviens plus chagrine que pour tout ce qui vient de m’arriver jusqu’ici.

Rien que pour recevoir vos lettres, c’est un embarras, que si M. de Valmont n’était pas aussi complaisant & aussi adroit qu’il l’est, je ne saurais comment faire ; & pour vous écrire, c’est plus difficile encore. De toute la matinée, je n’ose pas, parce que Maman est tout près de moi, & qu’elle vient à tout moment dans ma chambre. Quelquefois je le peux l’après-midi sous prétexte de chanter ou de jouer de la harpe ; encore faut-il que je m’interrompe à chaque ligne pour qu’on entende que j’étudie. Heureusement ma femme de chambre s’endort quelquefois le soir, & je lui dis que je me coucherai bien toute seule, afin qu’elle s’en aille & me laisse de la lumière. Et puis, il faut que je me mette sous mon rideau, pour qu’on ne puisse pas voir de clarté, & puis que j’écoute au moindre bruit, pour pouvoir tout cacher dans mon lit, si on venait. Je voudrais que vous y fussiez pour voir ! Vous verriez bien qu’il faut bien aimer pour faire ça. Enfin, il est bien vrai que je fais tout ce que je peux, & que je voudrais pouvoir en faire davantage.

Assurément, je ne refuse pas de vous dire que je vous aime, que je vous aimerai toujours ; jamais je ne l’ai dit de meilleur cœur ; & vous êtes fâché ! Vous m’aviez pourtant bien assuré, avant que je vous l’eusse dit, que cela suffisait pour vous rendre heureux. Vous ne pouvez pas le nier : c’est dans vos lettres. Quoique je ne les aie plus, je m’en souviens comme quand je les lisais tous les jours. Et parce que nous voilà absents, vous ne pensez plus de même ! Mais cette absence ne durera pas toujours, peut-être ? Mon Dieu, que je suis malheureuse ! & c’est bien vous qui en êtes cause !…

À propos de vos lettres, j’espère que vous avez gardé celles que maman m’a prises, & qu’elle vous a renvoyées ; il faudra bien qu’il vienne un temps où je ne serai plus si gênée qu’à présent, & vous me les rendrez toutes. Comme je serai heureuse, quand je pourrai les garder toujours, sans que personne ait rien à y voir ! À présent, je les remets à M. de Valmont, parce qu’il y aurait trop à risquer autrement : malgré cela, je ne lui en rends jamais que cela ne me fasse bien de la peine.

Adieu, mon cher ami. Je vous aime de tout mon cœur. Je vous aimerai toute ma vie. J’espère qu’à présent vous n’êtes plus fâché ; & si j’en étais sûre, je ne le serais plus moi-même. Écrivez-moi le plus tôt que vous pourrez, car je sens que jusque-là je serai toujours triste.

Du château de… ce 21 septembre 17…