Les Liaisons dangereuses/Lettre 55

J Rozez (volume 1p. 166-168).

Lettre LV.

Cécile Volanges à Sophie Carnay.

Tu avais raison, ma chère Sophie ; tes prophéties réussissent mieux que tes conseils. Danceny, comme tu l’avais prédit, a été plus fort que le confesseur, que toi, que moi-même ; nous voilà revenus exactement où nous en étions. Ah ! je ne m’en repens pas ; & toi, si tu m’en grondes, ce sera faute de savoir le plaisir qu’il y a à aimer Danceny. Il t’est bien aisé de dire comme il faut faire, rien ne t’en empêche ; mais si tu avais éprouvé combien le chagrin de quelqu’un qu’on aime nous fait mal, comment sa joie devient la nôtre, & comme il est difficile de dire non, quand c’est oui que l’on veut dire, tu ne t’étonnerais plus de rien : moi-même qui l’ai senti, bien vivement senti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu, par exemple, que je puisse voir pleurer Danceny sans pleurer moi-même ? Je t’assure bien que cela m’est impossible ; & quand il est content, je suis heureuse comme lui. Tu auras beau dire ; ce qu’on dit ne change pas ce qui est, & je suis bien sûre que c’est comme ça.

Je voudrais te voir à ma place… Non, ce n’est pas là ce que je veux dire, car sûrement je ne voudrais céder ma place à personne : mais je voudrais que tu aimasses aussi quelqu’un ; ce ne serait pas seulement pour que tu m’entendisses mieux, & que tu me grondasses moins ; mais c’est qu’aussi tu serais plus heureuse, ou, pour mieux dire, tu commencerais seulement alors à le devenir.

Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux d’enfants ; il n’en reste rien après qu’ils sont passés. Mais l’amour, ah ! l’amour !… un mot, un regard, seulement de le savoir là, eh bien ! c’est le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien, quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. Je ne sais comment cela se fait : mais on dirait que tout ce qui me plaît lui ressemble. Quand il n’est pas avec moi, j’y songe ; & quand je peux y songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute seule par exemple, je suis encore heureuse ; je ferme les yeux, & tout de suite je crois le voir ; je me rappelle ses discours, & je crois l’entendre ; cela me fait soupirer ; & puis je sens un feu, une agitation… Je ne saurais tenir en place. C’est comme un tourment, & ce tourment-là fait un plaisir inexprimable.

Je crois même que quand une fois on a de l’amour, cela se répand jusques sur l’amitié. Celle que j’ai pour toi n’a pourtant pas changé ; c’est toujours comme au couvent ; mais ce que je te dis, je l’éprouve avec madame de Merteuil. Il me semble que je l’aime plus comme Danceny que comme toi, & quelquefois je voudrais qu’elle fût lui. Cela vient peut-être de ce que ce n’est pas une amitié d’enfant comme la nôtre ; ou bien de ce que je les vois si souvent ensemble, ce qui fait que je me trompe. Enfin, ce qu’il y a de vrai, c’est qu’à eux deux ils me rendent bien heureuse ; & après tout, je ne crois pas qu’il y ait grand mal à ce que je fais. Aussi je ne demanderais qu’à rester comme je suis ; & il n’y a que l’idée de mon mariage qui me fasse de la peine ; car si M. de Gercourt est comme on me l’a dit, & je n’en doute pas, je ne sais pas ce que je deviendrai. Adieu, ma Sophie ; je t’aime toujours bien tendrement.

De … ce 4 septembre 17…