Les Liaisons dangereuses/Lettre 40

J Rozez (volume 1p. 123-125).

Lettre XL.

Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil.

C’est peu pour mon inhumaine de ne pas répondre à mes lettres, de refuser de les recevoir ; elle veut même me priver de sa vue, elle exige que je m’éloigne. Ce qui vous surprendra davantage, c’est que je me soumette à tant de rigueur. Vous allez me blâmer. Cependant je n’ai pas cru devoir perdre l’occasion de lui laisser me donner un ordre : persuadé, d’une part, que qui commande s’engage ; & de l’autre, que l’autorité illusoire que nous avons l’air de laisser prendre aux femmes, est un des pièges qu’elles évitent le plus difficilement. De plus, l’adresse qu’elle a su mettre à éviter de se trouver seule avec moi, me plaçait dans une situation dangereuse, dont j’ai cru devoir sortir à quelque prix que ce fût : car étant sans cesse avec elle, sans pouvoir l’occuper de mon amour, il y avait lieu de craindre qu’elle ne s’accoutumât enfin à me voir sans trouble ; disposition dont vous savez assez combien il est difficile de revenir.

Au reste, vous devinez que je ne me suis pas soumis sans condition. J’ai même eu le soin d’en mettre une impossible à accorder ; tant pour rester toujours maître de tenir ma parole, ou d’y manquer, que pour engager une discussion, soit de bouche ou par écrit, dans un moment où ma belle est plus contente de moi, où elle a besoin que je le sois d’elle : sans compter que je serais bien maladroit, si je ne trouvais moyen d’obtenir quelque dédommagement de mon désistement à cette prétention, toute insoutenable qu’elle est.

Après vous avoir exposé mes raisons dans ce long préambule, je commence l’historique de ces deux derniers jours. J’y joindrai, comme pièces justificatives, la lettre de ma belle et ma réponse. Vous conviendrez qu’il y a peu d’historiens plus exacts que moi.

Vous vous rappelez l’effet que fit avant-hier matin ma lettre de Dijon ; le reste de la journée fut très orageux. La jolie prude arriva seulement au moment du dîner, & annonça une forte migraine ; prétexte dont elle voulut couvrir un des plus violents accès d’humeur que femme puisse avoir. Sa figure en était vraiment altérée ; l’expression de douceur que vous lui connaissez, s’était changée en un air mutin qui en faisait une beauté nouvelle. Je me promets bien de faire usage de cette découverte par la suite, & de remplacer quelquefois la maîtresse tendre par la maîtresse mutine.

Je prévis que l’après-dînée serait triste ; & pour m’en sauver l’ennui, je prétextai des lettres à écrire, & me retirai chez moi. Je revins au salon sur les sept heures ; madame de Rosemonde proposa la promenade, qui fut acceptée. Mais au moment de monter en voiture, la prétendue malade, par une malice infernale, & peut-être pour se venger de mon absence, prétexta à son tour un redoublement de douleurs, & me fit subir sans pitié le tête-à-tête de ma vieille tante. Je ne sais si les imprécations que je fis contre ce démon femelle furent exaucées, mais nous la trouvâmes couchée au retour.

Le lendemain au déjeuner, ce n’était plus la même femme. La douceur naturelle était revenue, & j’eus lieu de me croire pardonné. Le déjeuner était à peine fini, que la douce personne se leva d’un air indolent & entra dans le parc ; je la suivis, comme vous pouvez croire. « D’où peut naître ce désir de promenade ? lui dis-je en l’abordant. — J’ai beaucoup écrit ce matin, me répondit-elle, & ma tête est un peu fatiguée. — Je ne suis pas assez heureux, repris-je, pour avoir à me reprocher cette fatigue-là. — Je vous ai bien écrit, répondit-elle encore, mais j’hésite à vous donner ma lettre. Elle contient une demande, & vous ne m’avez pas accoutumée à en espérer le succès. — Ah ! je jure que s’il est possible… — Rien n’est plus facile, interrompit-elle ; & quoique vous dussiez peut-être l’accorder comme justice, je consens à l’obtenir comme grâce. » En disant ces mots, elle me présenta sa lettre ; en la prenant, je pris aussi sa main, qu’elle retira, mais sans colère, & avec plus d’embarras que de vivacité. « La chaleur est plus vive que je ne croyais, dit-elle ; il faut rentrer. » Et elle reprit la route du château. Je fis de vains efforts pour lui persuader de continuer sa promenade, & j’eus besoin de me rappeler que nous pouvions être vus, pour n’y employer que de l’éloquence. Elle rentra sans proférer une parole, & je vis clairement que cette feinte promenade n’avait eu d’autre but que de me remettre sa lettre. Elle monta chez elle en rentrant ; & je me retirai chez moi pour lire l’épître, que vous ferez bien de lire aussi, ainsi que ma réponse, avant d’aller plus loin…