Les Liaisons dangereuses/Lettre 174

J Rozez (volume 2p. 286-288).

Lettre CLXXIV.

Le chevalier Danceny à madame de Rosemonde.

Vous avez raison, Madame, & sûrement je ne vous refuserai rien de ce qui dépendra de moi, & à quoi vous paraîtrez attacher quelque prix. Le paquet que j’ai l’honneur de vous adresser contient toutes les lettres de ademoiselle de Volanges. Si vous les lisez, vous ne verrez peut-être pas sans étonnement qu’on puisse réunir tant d’ingénuité & tant de perfidie. C’est, au moins, ce qui m’a le plus frappé dans la dernière lecture que je viens d’en faire.

Mais, peut-on surtout se défendre de la plus vive indignation contre madame de Merteuil, quand on se rappelle avec quel affreux plaisir elle a mis tous ses soins à abuser de tant d’innocence & de candeur !

Non, je n’ai plus d’amour. Je ne conserve rien d’un sentiment si indignement trahi ; & ce n’est pas lui qui me fait chercher à justifier mademoiselle de Volanges. Mais cependant, ce cœur si simple, ce caractère si doux & si facile, ne se seraient-ils pas portés au bien, plus aisément encore qu’ils ne se sont laissés entraîner vers le mal ? Quelle autre jeune personne, sortant de même du couvent, sans expérience & presque sans idées, & ne portant dans le monde, comme il arrive presque toujours alors qu’une égale ignorance du bien & du mal, quelle jeune personne, dis-je, aurait pu résister davantage à de si coupables artifices ? Ah ! pour être indulgent, il suffit de réfléchir à combien de circonstances indépendantes de nous, tient l’alternative effrayante de la délicatesse ou de la dépravation de nos sentiments. Vous me rendiez donc justice, madame, en pensant que les torts de mademoiselle de Volanges, que j’ai sentis bien vivement, ne m’inspirent pourtant aucune idée de vengeance. C’est bien assez d’être obligé de renoncer à l’aimer ; il m’en coûterait trop de la haïr.

Je n’ai eu besoin d’aucune réflexion pour désirer que tout ce qui la concerne & qui pourrait lui nuire, restât à jamais ignoré de tout le monde. Si j’ai paru différer quelque temps de remplir vos désirs à cet égard, je crois pouvoir ne pas vous en cacher le motif ; j’ai voulu auparavant être sûr que je ne serais point inquiété sur les suites de ma malheureuse affaire. Dans un temps où je demandais votre indulgence, où j’osais même croire y avoir quelques droits, j’aurais craint d’avoir l’air de l’acheter en quelque sorte par cette condescendance de ma part ; & sûr de la pureté de mes motifs, j’ai eu, je l’avoue, l’orgueil de vouloir que vous ne puissiez en douter. J’espère que vous pardonnerez cette délicatesse, peut-être trop susceptible, à la vénération que vous m’inspirez, au cas que je fais de votre estime.

Le même sentiment me fait vous demander, pour dernière grâce, de vouloir bien me faire savoir si vous jugez que j’aie rempli tous les devoirs qu’ont pu m’imposer les malheureuses circonstances dans lesquelles je me suis trouvé. Une fois tranquille sur ce point, mon parti est pris ; je pars pour Malte ; j’irai y faire avec plaisir, & y garder religieusement des vœux qui me sépareront d’un monde dont, jeune encore, j’ai déjà eu tant à me plaindre ; j’irai enfin chercher à perdre, sous un ciel étranger, l’idée de tant d’horreurs accumulées & dont le souvenir ne pourrait qu’attrister & flétrir mon âme.

Je suis avec respect, madame, votre très humble, etc.

Paris, ce 26 décembre 17…