Les Liaisons dangereuses/Lettre 157

J Rozez (volume 2p. 245-246).

Lettre CLVII.

Le chevalier Danceny au vicomte de Valmont.

Ne doutez, mon cher vicomte, ni de mon cœur, ni de mes démarches : comment résisterais-je à un désir de ma Cécile ? Ah ! c’est bien elle, elle seule que j’aime, que j’aimerai toujours ! son ingénuité, sa tendresse, ont un charme pour moi dont j’ai pu avoir la faiblesse de me laisser distraire, mais que rien n’effacera jamais. Engagé dans une autre aventure, pour ainsi dire sans m’en être aperçu, souvent le souvenir de Cécile est venu me troubler jusques dans les plus doux plaisirs ; & peut-être mon cœur ne lui a-t-il jamais rendu d’hommage plus vrai, que dans le moment même où je lui étais infidèle. Cependant, mon ami, ménageons sa délicatesse, & cachons-lui mes torts ; non pour la surprendre, mais pour ne pas l’affliger. Le bonheur de Cécile est le vœu le plus ardent que je forme ; jamais je ne me pardonnerais une faute qui lui aurait coûté une larme.

J’ai mérité, je le sens, la plaisanterie que vous me faites, sur ce que vous appelez mes nouveaux principes ; mais vous pouvez m’en croire, ce n’est point par eux que je me conduis dans ce moment ; & dès demain je suis décidé à le prouver. J’irai m’accuser à celle même qui a causé mon égarement, & qui l’a partagé ; je lui dirai : « Lisez dans mon cœur ; il a pour vous l’amitié la plus tendre ; l’amitié unie au désir ressemble tant à l’amour !… Tous deux nous nous sommes trompés ; mais susceptible d’erreur, je ne suis point capable de mauvaise foi. » Je connais mon amie ; elle est honnête autant qu’indulgente ; elle fera plus que me pardonner, elle m’approuvera. Elle-même se reprochait souvent d’avoir trahi l’amitié ; souvent sa délicatesse effrayait son amour : plus sage que moi, elle fortifiera dans mon âme ces craintes utiles que je cherchais témérairement à étouffer dans la sienne. Je lui devrai d’être meilleur, comme à vous d’être plus heureux. O mes amis ! partagez ma reconnaissance. L’idée de vous devoir mon bonheur en augmente le prix.

Adieu, mon cher vicomte. L’excès de ma joie ne m’empêche point de songer à vos peines, & d’y prendre part. Que ne puis-je vous être utile ! Madame de Tourvel reste donc inexorable ? On la dit aussi bien malade. Mon Dieu, que je vous plains ! Puisse-t-elle reprendre à la fois de la santé & de l’indulgence, & faire à jamais votre bonheur ! Ce sont les vœux de l’amitié ; j’ose espérer qu’ils seront exaucés par l’amour.

Je voudrais causer plus longtemps avec vous ; mais l’heure me presse, & peut-être Cécile m’attend déjà.

Paris, ce 5 décembre 17…