Les Liaisons dangereuses/Lettre 146

J Rozez (volume 2p. 211-213).

Lettre CXLVI.

La marquise de Merteuil au chevalier Danceny.

Enfin, je pars, mon jeune ami, & demain au soir, je serai de retour à Paris. Au milieu de tous les embarras qu’entraîne un déplacement, je ne recevrai personne. Cependant, si vous avez quelque confidence bien pressée à me faire, je veux bien vous excepter de la règle générale ; mais je n’excepterai que vous : ainsi, je vous demande le secret sur mon arrivée. Valmont même n’en sera pas instruit.

Qui m’aurait dit, il y a quelque temps, que bientôt vous auriez ainsi ma confiance exclusive, je ne l’aurais pas cru. Mais la vôtre a entraîné la mienne. Je serais tenté de croire que vous y avez mis de l’adresse, peut-être même de la séduction. Cela serait bien mal au moins ! Au reste, elle ne serait pas dangereuse à présent ; vous avez vraiment bien autre chose à faire ! Quand l’héroïne est en scène, on ne s’occupe guère de la confidente.

Aussi n’avez-vous seulement pas eu le temps de me faire part de vos nouveaux succès. Quand votre Cécile était absente, les jours n’étaient pas assez longs pour écouter vos tendres plaintes. Vous les auriez faites aux échos, si je n’avais pas été là pour les entendre. Quand, depuis, elle a été malade, vous m’avez même encore honorée du récit de vos inquiétudes ; vous aviez besoin de quelqu’un à qui les dire. Mais à présent qu’elle est à Paris, qu’elle se porte bien, & surtout que vous la voyez quelquefois, elle suffit à tout, & vos amis ne vous sont plus rien.

Je ne vous en blâme pas ; c’est la faute de vos vingt ans. Depuis Alcibiade jusqu’à vous, ne sait-on pas que les jeunes gens n’ont jamais connu l’amitié que dans leurs chagrins ? Le bonheur les rend quelquefois indiscrets, mais jamais confiants. Je dirai bien comme Socrate : J’aime que mes amis viennent à moi quand ils sont malheureux[1] : mais en sa qualité de philosophe, il se passait bien d’eux quand il ne venaient pas. En cela, je ne suis pas tout à fait si sage que lui, & j’ai senti votre silence avec toute la faiblesse d’une femme.

N’allez pourtant pas me croire exigeante : il s’en faut bien que je le sois ! Le même sentiment qui me fait remarquer ces privations, me les fait supporter avec courage, quand elles sont la cause ou la preuve du bonheur de mes amis. Je ne compte donc sur vous pour demain au soir, qu’autant que l’amour vous laissera libre & désoccupé, & je vous défends de me faire le moindre sacrifice.

Adieu, chevalier ; je me fais une vrai fête de vous revoir : viendrez-vous ?

Du château de… ce 29 novembre 17…



  1. Marmontel, Conte moral d’Alcibiade.