Les Liaisons dangereuses/Lettre 119
Lettre CXIX.
Quoique je souffre encore beaucoup, ma chère belle, j’essaie de vous écrire moi-même, afin de pouvoir vous parler de ce qui vous intéresse. Mon neveu garde toujours sa misanthropie. Il envoie fort régulièrement savoir de mes nouvelles tous les jours ; mais il n’est pas venu une fois s’en informer lui-même, quoique je l’en ai fait prier : en sorte que je ne le vois pas plus que s’il était à Paris. Je l’ai pourtant rencontré ce matin, où je ne l’attendais guère. C’est dans ma chapelle, où je suis descendue pour la première fois depuis ma douloureuse incommodité. J’ai appris aujourd’hui que depuis quatre jours il y va régulièrement entendre la messe. Dieu veuille que cela dure !
Quand je suis entrée, il est venu à moi, & m’a félicitée fort affectueusement sur le meilleur état de ma santé. Comme la messe commençait, j’ai abrégé la conversation, que je comptais bien reprendre après ; mais il a disparu avant que j’aie pu le joindre. Je ne vous cacherai pas que je l’ai trouvé un peu changé. Mais, ma chère belle, ne me faites pas repentir de ma confiance en votre raison par des inquiétudes trop vives ; & surtout soyez sûre que j’aimerais encore mieux vous affliger que vous tromper.
Si mon neveu continue à me tenir rigueur, je prendrai le parti, aussitôt que je serai mieux, de l’aller voir dans sa chambre ; & je tâcherai de pénétrer la cause de cette singulière manie, dans laquelle je crois bien que vous êtes pour quelque chose. Je vous manderai ce que j’aurai appris. Je vous quitte, ne pouvant plus remuer les doigts : & puis, si Adélaïde savait que j’ai écrit, elle me gronderai toute la soirée. Adieu, ma chère belle.