Les Lettres du front

Les Lettres du front
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 914-938).
LES LETTRES DU FRONT

C’est un nouveau genre littéraire qui nous est né, et qui, je crois, comptera d’authentiques chefs-d’œuvre. On en a trop publié, de ces lettres, c’est entendu, et l’on en publiera trop encore. Mais, dans une dizaine d’années, quand on aura mis au jour sinon toutes, au moins la plupart de celles qui méritent d’être connues, avec beaucoup d’autres qui ne le méritent pas, on pourra composer deux ou trois volumes qui feront le plus grand honneur non seulement à la littérature, mais à l’âme française d’aujourd’hui. C’est à ce dernier point de vue, tout psychologique et moral, que je voudrais me placer pour étudier ces « chiffons de papier, » qui, avant de paraître dans nos journaux, ont apporté à tant de familles, les unes tant de fierté, et les autres tant d’inconsolable douleur[1].


I

Depuis trois ans bientôt, nous avons tous lu beaucoup de « visions de guerre, » et elles étaient presque toutes intéressantes ; mais dans la plupart d’entre elles, avouons-le, il y avait trop de « littérature. » Trop de journalistes ou de chroniqueurs se sont contentés, quand ils ne restaient pas tranquillement assis dans leur cabinet de travail, d’aller visiter, après coup, les champs de bataille et les villages dévastés, et, tout au plus, d’aller entendre, quelques heures, à l’arrière, le bruit de la canonnade, ou de jeter un rapide coup d’œil sur quelques tranchées ; et leur inexpérience se trahissait dans leurs récits. Rien ne vaut, en cela comme en toute chose, le contact direct et personnel de la réalité, l’expérience intime et vécue. Et, je le sais bien, c’est tout un art, — ou un don, — de savoir traduire ses impressions, et ceux qui sentent le plus vivement ne sont pas toujours ceux qui expriment le mieux ce qu’ils ont vu et senti. Peut-être le meilleur historien de cette guerre sera-t-il, s’il y en a un, l’écrivain qui aura fait toute la campagne et qui aura accumulé, pour les utiliser plus tard, impressions et souvenirs. Mais enfin, sans être écrivain de profession, on peut savoir rendre ce que l’on a vu et éprouvé, et il arrive d’ailleurs parfois que les esprits les moins cultivés, que les plumes les moins expertes aient des trouvailles d’expression vivantes, pittoresques, jaillies, pour ainsi dire, des entrailles du réel, et que pourraient leur envier bien des professionnels. On en rencontre souvent dans les lettres de nos soldats : les « choses vues » qu’ils racontent ont, par endroits, une saveur de vérité très saisissante. Qu’on se rappelle l’heureux parti qu’a tiré de témoignages de cet ordre M. Le Goffic dans ses études, si grouillantes de vie, sur Dixmude. Il a donné là un exemple que les historiens de l’avenir suivront sans doute fidèlement.

Les récits de combats abondent dans ces lettres ; et il en est de bien dramatiques, et qui font encore passer en nous le frisson du champ de bataille.


Petite mère, écrit un soldat, ne te fais pas de mauvais sang. Si tu nous voyais quand le canon tonne ! On chante pour en couvrir le bruit terrible. Jamais ma voix de ténor ne m’a aussi bien servi. Au son de la charge, on n’est plus des hommes, on est des fantômes. La moitié tombe avec leurs chevaux tués. On monte sur les autres chevaux, et c’est tout le temps comme ça. La fusillade est terrible, mais on n’y fait pas attention. Le matin, on est frères d’armes ; le soir, on monte sur les cadavres pour se ruer sur l’ennemi.


Et que dites-vous encore de cet épisode d’un violent combat, à la suite duquel « la rivière était rouge comme une culotte de fantassin ? » C’est un simple servant d’artillerie qui le raconte :


D’où nous étions, à la lueur des incendies, nous distinguions très bien le champ de bataille, et jamais je ne reverrai quelque chose de plus fantastique que ces milliers de jambes rouges en rangs serrés qui chargeaient ; les jambes grises commençaient à trembler (ils n’aiment pas la baïonnette) ; et la Marseillaise continuait, et les clairons sonnaient la charge, et nos canons crachaient sans relâche. Enfin, nos fantassins joignirent l’ennemi. Pas un coup de fusil : la baïonnette. — Soudain, la charge s’arrête de sonner. Les clairons sonnaient « au drapeau. » Notre drapeau était pris… Instinctivement nous cessions le feu, atterrés. La Marseillaise sonnait plus fort et là-haut, plus loin, la sonnerie au drapeau continuait. Un silence de mort… Seule, la musique et le clairon ; et nous distinguions la mêlée terrible… Soudain les clairons s’arrêtèrent une seconde, puis à toute volée ils résonnèrent la charge. Le drapeau était repris. Une clameur immense ; nos pièces repartirent toutes seules, et les Boches, cette nuit-là, durent fuir de toute la vitesse que leur permettent leurs bottes. Vous qui vous figurez connaître la Marseillaise parce que vous l’avez entendu jouer à des distributions de prix, revenez de votre erreur. Pour la connaître, il faut l’avoir entendue comme je viens d’essayer de vous le dire, quand le sang coule et qu’un drapeau est en danger.


Voilà un sentiment que nous pouvons d’autant mieux comprendre que, toutes proportions gardées, nous l’avons tous éprouvé depuis bien des mois. Il y a trois ans, la Marseillaise nous laissait tous un peu froids, reconnaissons-le. La musique nous en paraissait un peu banale, pour ne pas dire un peu vulgaire ; et quant aux paroles, lorsque nous y prêtions quelque attention, elles nous faisaient volontiers sourire ; nous ne pouvions nous empêcher de leur appliquer le mot d’Alceste :

La rime n’est pas riche, et le style en est vieux.

Mais voilà que ces pauvres vers, dans leur rhétorique d’antan, nous semblent aujourd’hui avoir été inventés pour traduire exactement la réalité présente, et par l’émotion qu’il nous inspire, à nous autres, gens de l’arrière, nous concevons que ce chant de guerre est, sur le champ de bataille, l’accompagnement nécessaire et redoutable de l’héroïsme français.

Mais il y a dans la guerre d’aujourd’hui beaucoup plus d’heures de patience obscure que d’éclatante bravoure, et rien ne ressemble moins aux brillans combats de jadis que la monotone et sordide et périlleuse existence des tranchées. Nos soldats s’y sont faits pourtant, et ils trouvent pour nous la décrire des expressions aussi pittoresques que réconfortantes, pour nous qui nous imaginions qu’ils auraient tant de peine à s’y adapter. Voici un « bleu » qui ne rêvait que d’aller vivre aux tranchées :

Là enfin, écrit-il à son père, il y a la sensation du danger, l’atmosphère excitante de la poudre, le sifflement des balles et des obus, l’éclatement des bombes, toutes choses qui, vous rapprochant de la mort, vous font vivre une vie plus intense. Voilà pourquoi je suis heureux d’être allé en tranchée, mardi, à deux heures et demie. Nous avions environ 15 kilomètres à parcourir avant d’y arriver ; nous les avons couverts sans grand mal et nous sommes entrés dans des boyaux presque impraticables, enfonçant dans la boue ou dans l’eau jusqu’aux genoux, obligés, par momens, de prendre nos jambes à deux mains, — souvenir de l’Aiglon, — pour les décoller, croisant, de temps en temps, un malheureux complètement épuisé, qui s’était enlizé dans la boue ; et cela, sous une pluie battante, avec le sac au dos pendant onze heures sans désemparer. Enfin, à cinq heures et demie, nous prenions notre place en première ligne, et, aussitôt le sac déposé, il fallait se mettre au créneau pendant qu’un camarade creusait ou ménageait un abri.

— J’ai passé cinq heures, écrit un autre, à gratter avec un couteau ma capote couverte de boue ; nous étions comme couverts d’une carapace ; on a dit que notre uniforme avait fait le tour de la terre, et maintenant c’est la terre qui fait le tour de notre uniforme.

Oublier ses misères à l’aide d’une plaisanterie ou d’un sourire, voilà qui est bien français ; mais les misères n’en sont pas moins réelles, et les « civils » ne sauraient trop rendre hommage à tant d’abnégation et de stoïcisme.

Vraiment, écrit un officier de l’Argonne, nos hommes sont admirables. Leur moral reste bon, et cependant, je vous assure que la vie qu’ils mènent ici dans les tranchées est épouvantable. Ils sont dans la boue jusqu’aux genoux, trempés par la pluie qui tombe sans cesse. Et ce qu’il faut remarquer, c’est que ce sont les hommes faits, de trente à quarante ans, qui résistent le mieux. Les jeunes ont du mal à supporter ces terribles fatigues. Ils ont plus d’entrain, mais les autres ont l’endurance. Je voudrais que Paris pût voir défiler un de ces régimens sortant des tranchées. C’est vraiment impressionnant. Tous ces hommes sont habillés d’une carapace de boue, ils ont de grandes barbes hirsutes dont beaucoup grisonnent. Ils portent des sacs énormes par suite de tout ce qu’ils accumulent dessus ; couvertures, tentes, sabots, peaux de mouton, etc. Ils marchent d’un pas alourdi, et cependant cadencé par la musique, presque toujours réduite à 12 ou 15 musiciens. Au milieu flotte le drapeau entouré de barbes grises dont beaucoup descendent sur la croix ou la médaille. Je vous assure que rien ne peut alors étouffer l’émotion qui vous étreint le cœur. On sent qu’il passe devant vous une force puissante animée de la volonté de vaincre. Et nous vaincrons.

N’est-ce pas que le tableau est saisissant, et que l’auteur de cette lettre réussit à faire passer en nous l’émotion respectueuse et reconnaissante qu’il a éprouvée lui-même à la vue de ces braves gens qui, si simplement, mais si vaillamment, font tout leur austère et dur devoir ? La France des tranchées, qui est la grande majorité de la France, est celle que le monde entier ignorait le plus, et qui a provoqué, un peu partout, et même chez nos ennemis, le plus d’étonnement et d’admiration. La victoire de la Marne pouvait, à la rigueur, s’expliquer par un sursaut d’héroïsme, par une de ces soudaines reprises, dont la France est coutumière ; elle pouvait être un heureux hasard, le résultat imprévu d’un concours unique de circonstances. Mais cette victoire quotidienne qui consiste, pendant de longs mois, à souffrir, à mourir quelquefois obscurément, dans des conditions de vie presque repoussantes, il fallait, pour la remporter, un fonds solide et héréditaire de robustes et humbles vertus dont on nous croyait totalement dépourvus. Nul doute que l’Allemagne, en nous imposant la guerre des tranchées, n’.ail spéculé sur les défauts qu’elle nous attribuait, et n’ait espéré user plus facilement notre résistance. Elle comptait sans ce que j’aime à appeler la troisième France, cette France modeste, patiente et laborieuse qui est celle que l’on connaît le moins, et qui est proprement la France éternelle. Cette France-là s’est trouvée tout naturellement, et comme de plain-pied, à la hauteur de sa tâche, et l’Allemagne, étonnée, s’est usée elle-même, sans user son adversaire, mais au contraire en lui laissant le temps de réparer et de compléter son armure et de se rendre plus formidable. On l’a vu en Champagne, on vient de le voir à Verdun et sur la Somme ; on le verra sans doute mieux encore bientôt.

« Ces Allemands sont inélégans en tout, écrit un de nos soldats, — un brillant officier de cavalerie, selon toute apparence ; — ils nous ont rendu ennuyeuse la guerre elle-même, qu’en France nos ancêtres avaient l’habitude de faire si gaiement et si proprement. » Guerre inélégante, oui, sans doute, et même « guerre grotesque, » mais qui, comme toutes les guerres, est douloureusement transfigurée par la mort. La mort est la perpétuelle compagne de ceux qui combattent, et leurs lettres, comme bien l’on pense, sont pleines de visions funèbres. S’il y a quelque Villon, quelque Shakspeare ou quelque Hugo parmi eux, il pourra faire une ample provision d’images émouvantes,

J’ai profité, écrit un chef, de quelques heures de liberté pour aller visiter le champ de bataille du bois de…, à l’est de B… J’ai eu là le spectacle le plus émouvant de ma vie ; les morts ne se comptent plus, mais on oublie que ce sont des cadavres pourvoir la haute leçon qui se dégage de ce spectacle. J’y ai envoyé mes officiers en pèlerinage, on y puise des trésors d’énergie. Ils sont plus de six cents couchés à leur place de bataille, dans les positions où les a surpris la mort ; une section en marche baïonnette au canon, une section à genoux utilisant son feu ; derrière ou devant, les officiers à leur place ; pas un officier ou un homme n’est tourné en arrière. Presque tous ont une alliance ; ce sont des réservistes. Il y a des parties de la ligne où la régularité des intervalles (un pas) est impressionnante…


Ces hommes qui savent si bien voir et si bien décrire, quel est leur état moral ? quels sentimens ou quelles idées les heures tragiques qu’ils vivent ont-elles développés ou même fait naître en eux ? À cet égard, leurs lettres nous renseignent avec une rare précision.

Ce qui domine dans ces lettres, quels que soient le grade, l’éducation, la situation sociale de ceux qui les écrivent, c’est l’esprit d’héroïsme et de sacrifice, c’est l’idée qu’ils luttent, et qu’ils vont peut-être mourir pour une grande cause, pour une cause qui dépasse même leur patrie commune, et qui intéresse l’avenir de l’humanité. Ouvriers, paysans, petits bourgeois, fonctionnaires ou mondains, leur foi est identique et s’exprime dans des termes presque semblables. Voici un simple cuisinier, Georges Belaud, qui, écrivant à sa femme, la veille d’une attaque où il succomba, lui tient ce noble langage, que ses incorrections et ses négligences mêmes rendent peut-être plus touchant encore :


Si, par hasard, il m’arrivait quelque chose, car après tout nous sommes en guerre et, ma foi, nous risquons quelque chose, eh bien ! j’espère que tu seras courageuse, et sache bien, si je meurs, je mets toute ma confiance en toi, et je te demande de vivre pour élever mon fils en homme, en homme de cœur, et donne-lui une instruction assez forte et selon les moyens dont tu disposeras. Et surtout, tu lui diras, quand il sera grand, que son père est mort pour lui, ou tout au moins pour une cause qui doit lui servir à lui et à toutes les générations à venir


Cet autre est un instituteur, lieutenant de réserve, du nom de Malavieille ; avant un assaut qui lui sera fatal, il écrit :


Le général est venu ce matin. Il a parlé à nos hommes. Contre toute discipline, nos soldats l’ont acclamé : « Bravo ! mon général ! Nous les aurons, mon général ! Vous pouvez compter sur nous ! » Le général, les yeux mouillés, est parti en balbutiant : « Au revoir, mes enfans ! Merci, mes enfans ! » J’avais les larmes aux yeux. Oh ! c’était grand, c’était beau ! Et je crois qu’il sera content de nous, le général… Nos hommes, malgré quarante jours bientôt de grandes fatigues, ont un moral superbe… Père, je suis calme, très calme. Avant l’action, je me domine. Je marcherai comme toujours. Si je tombe, tu peux être tranquille : j’aurai eu la mort d’un bon soldat, et vous pourrez tous penser à moi, l’âme sereine. Si je tombe, je tomberai face à eux, sans plainte, en pleine conscience de ma force, de ma lucidité d’esprit, de ma volonté. La guerre que nous faisons vaut bien que l’on meure ainsi.


N’ai-je pas déjà cité l’admirable lettre d’un jeune savant, Jean Chatanay, à sa femme ? On en a lu d’autres aussi belles, ici même, de Pierre-Maurice Masson. On pourrait multiplier les exemples. Tous ces braves ont le même langage, comme ils ont la même âme.

Cette âme, beaucoup d’entre eux l’ignoraient il y a trois ans : c’est la guerre qui la leur a révélée à eux-mêmes. Après avoir raconté, très simplement, à sa femme, ses derniers exploits, s’étonnant lui-même de « ce beau courage qu’il ne se connaissait pas, » un caporal réserviste, petit employé d’un grand magasin de nouveautés, ajoute :


Mais oui, tu vois comme je suis changé… Oui, c’est moi qui suis enfin moi-même ; il a fallu cette épreuve pour qu’à chaque instant je trouve un plaisir indicible à prononcer ton nom, pour qu’à chaque moment périlleux où la vie ne tient qu’à un fil, où l’on entend aux oreilles le sifflement des balles, ton nom me monte aux lèvres et ton image à l’esprit…


La guerre a réveillé les instincts guerriers de la race, et les plus pacifiques deviennent d’étonnans soldats. Un tout jeune ouvrier, nommé caporal sur le champ de bataille, écrit à ses anciens « patrons : »


Si je suis blessé, je ne l’ai pas volé, car je me suis fait sentir aux Boches, ou plutôt je leur ai fait sentir ma baïonnette qu’ils craignaient tant. J’ai échappé souvent à leurs baïonnettes plates, bien tranchantes. Quatre coups ont traversé ma capote ; vingt-deux balles ont traversé mes effets, pantalon, capote ; j’ai reçu quatre balles dans mes galons. Vous voyez si j’étais près d’y passer. Je reviens de loin. Les majors ont été bien épatés en voyant mes effets : aussi le général commandant la place de Bourgoin est venu les voir aussi et il m’a embrassé comme mon père…


Au moment de la mort, leur courage ne les abandonne pas plus que leur délicatesse et leur ardeur patriotique. Voici le dernier billet d’un jeune instituteur :

Chers parrain et marraine, je vous écris à vous, pour ne pas tuer maman, qu’un pareil coup surprendrait trop… J’ai deux blessures hideuses, et je n’en ai pas pour bien longtemps. Les majors ne me le cachent même pas. Prévenez donc mes parens le mieux que vous pourrez : qu’ils ne cherchent pas à venir à Suippes, ils n’en auraient sûrement pas le temps. Adieu, cher parrain, chère marraine, chers parens, chers cousins, vous tous que j’aimais. Vive la France !


Ce stoïcisme, cette résignation, cette bravoure, ce don spontané de soi ne sont pas le privilège des seuls combattans ; ces vertus se pratiquent aussi à l’arrière. La veuve d’un lieutenant de réserve tué au Four-de-Paris répond en ces termes à des condoléances : « Malgré toute ma souffrance, j’essaie de ne pas m’appesantir sur ma grande douleur, car ce serait, il me semble, vis-à-vis de cette mort de héros, une faiblesse de ma part. J’ai fait de cet être si cher le sacrifice complet à la France, et de ce sacrifice, je ne dois pas mesurer l’étendue. Ce qui est donné est donné : un regard en arrière pourrait être une défaillance. » — Une mère, en apprenant la mort de son fils, écrit ces lignes, dignes du grand Corneille : « Dans ce malheur effroyable, une grande consolation me reste. Pendant dix-sept ans, j’ai disputé mon fils à toute sorte de maladies. J’avais pu l’arracher à la mort à force de soins constans. Je suis profondément fière d’avoir réussi à le conserver pour lui permettre de mourir pour la Patrie. Là est ma grande consolation. » — Une pauvre femme, dont la mère et les deux enfans ont été tués par les Allemands, et dont la maison a été pillée, écrit à son mari mobilisé ; elle regrette de ne pouvoir faire le coup de feu contre les envahisseurs : « Tu peux faire part, dit-elle, de cette lettre à tes camarades, pour que tous les soldats français puissent nous venger, car la haine sera toujours plus grande pour ces Barbares. Ne te fais pas de bile pour moi, je niai plus d’enfans. » — Et voici ce qu’une vieille mère, dont huit enfans sont morts à l’ennemi, dicte à ses filles pour l’un des survivans :


J’apprends la nouvelle que Charles et Lucien sont morts dans la journée du 28 août. Eugène est blessé grièvement. Quant à Louis et Jean, ils sont morts aussi. Rose a disparu. Maman pleure. Elle dit que tu sois fort, et que tu ailles les venger. J’espère que tes chefs ne te refuseront pas cela. Jean avait eu la Légion d’honneur. Succède-lui. Ils nous ont tout pris. Sur onze qui faisaient la guerre, huit sont morts. Mon cher frère, fais ton devoir. On ne te demande que cela. Dieu t’a donné la vie ; il a le droit de te la reprendre, c’est maman qui le dit… Tes sœurs.

Ces sœurs, ces épouses et ces mères qui parlent ainsi, et que la douleur, loin d’accabler, exalte, sont les dignes compagnes de ceux qui se battent sur le front. Et voilà ce peuple français « dégénéré » que l’Empereur allemand voulait abattre, en le terrorisant !

Dans cette résistance héroïque aux nouveaux Barbares, toutes les classes, tous les âges sont si bien mêlés et confondus qu’il est difficile de distinguer un groupe particulier de Français et de le désigner plus spécialement à l’attention admirative et reconnaissante des vrais amis de notre pays. Il semble bien pourtant que les jeunes générations aient répondu avec une ardeur singulière à l’appel de la pairie et se soient sacrifiées avec une allégresse, une générosité qu’on ne saurait trop glorifier. Ici, ce sont des enfans, de simples boys-scouts qui, à l’insu de leurs parens le plus souvent, veulent servir et partent au front. « Je suis entraîné depuis longtemps, — écrit l’un, Lucien Roux, — à toutes les fatigues et au froid, je serai bien couvert, et là-bas, derrière nos canons, je ne souffrirai pas trop des intempéries. Je reviendrai bientôt vous embrasser tous, et je serai fier d’avoir fait la campagne, d’avoir rempli mon rôle d’éclaireur, d’avoir défendu ma patrie, d’avoir délivré des griffes allemandes mon petit Pierrot chéri. » — Un autre, Pierre Mercier, qui n’a pas quatorze ans, écrit à ses parens : « Chers parens et chères sœurs, ne pleurez pas mon départ, car c’est pour la Patrie que je m’en vais ; au contraire, vous n’avez qu’à être fiers d’avoir un fils et un frère sous les drapeaux… Et toi, petite Suzanne, va toujours à l’école pour apprendre la géographie et l’histoire, bientôt elles seront changées. » — Un autre enfin, Lucien Mazin, écrit à sa famille désolée : « Mes chers parens, vous m’excuserez de ne pas vous avoir écrit plus tôt. Je n’ai pas eu beaucoup de temps. J’ai été les premiers jours dans les tranchées. J’ai fait le coup de feu comme les autres. Un jour, j’ai surpris deux Boches derrière un arbre, en train de manipuler des bombes. Je les ai tirés à bout portant. J’ai été blessé par un éclat d’obus. Ce n’était rien, et je suis resté ici. » Heureux parens d’avoir de tels fils !

Un peu plus âgés, ils n’ont pas moins de courage et d’élan, mais, comme il est naturel, ils pensent davantage. Voici un engagé volontaire qui, en partant au front, veut payer sa dette au lieutenant-colonel Rousset et lui écrit pour lui dire quelle action son Histoire de la guerre de 1870, lue dès le collège, avait eue sur sa formation morale : « En même temps, germait en nos cœurs, plus que l’espoir, la certitude que la revanche était proche et que nous aurions l’honneur d’y prendre part. Nous nous y entraînions déjà. Si l’un de nous, en promenade, se disait fatigué ou se plaignait quelque peu : « Tu en verras d’autres, lui disait-on, quand nous serons outre-Rhin ! » L’heure a sonné. Nous rien avons pas été surpris : nous t’attendions. »

Veut-on voir au naturel, et comme à l’état pur, l’âme de ces jeunes gens de la grande guerre ? Qu’on lise cette lettre du lieutenant observateur H… de P…, écrite au lendemain d’un heureux duel aérien :


Toute ma joie est augmentée de l’hommage que je fais à mon cher vieux guerrier de père de cette croix qui va briller sur ma poitrine. J’ai été d’office proposé pour la Légion d’honneur. Je l’aurai dans quelques jours. Je suis très fier. J’ai eu le choix entre les galons et la croix. Tant pis pour les galons I Papa souvent m’a dit : C’est une bêtise ; mais, ma foi, c’est chic, ça me tente et me ravit ; les galons, c’est de l’argent ; cette croix, c’est de la gloire.

Je suis encore un peu sous le coup de l’émotion et je ne sais pas très bien vous écrire tout cela. Je n’ai pas dormi cette nuit. Je voyais ces pauvres ennemis attendus de l’autre côté par les leurs, et je connais l’inquiétude qui vous broie quand un de nos oiseaux est sur les lignes ennemies et tarde à rentrer. Je pensais à leurs mères, à leurs sœurs, à leurs femmes peut-être

Il y avait un pilote, un lieutenant et l’observateur, un capitaine. Nous nous sommes rencontrés à près de deux mille sept cents mètres de haut. J’avais jeté par-dessus bord lunettes, gants et tout le fourbi. J’ai pu leur tirer quatre balles, trois ont porté. Une a tué net le capitaine observateur, droit au cœur ; une autre a cassé un bras au pilote en crevant son réservoir ; la troisième lui a traversé le cou. Ils sont descendus en trombe ; mais le pilote, très habile, a pu atterrir d’un seul bras, et l’appareil est intact. Nous descendons au-dessus comme un vautour sur sa proie ; c’était magnifique. Jamais, jamais, on ne peut s’imaginer ce que c’est.

À terre, j’ai bondi hors de l’appareil. L’observateur, mort à son poste, était inerte. Le pilote lève le bras et se rend. Ma foi ! moquez-vous, j’ai sauté sur cet homme tout jeune et je lui ai serré la main de toutes mes forces. Il a compris, et j’ai vu dans ses yeux qu’il comprenait ce qui me traversait le cœur.

Le soir, le général commandant l’armée nous a fait appeler au quartier général, le pilote (Gilbert) et moi, et nous a chaudement félicités ; c’était de Castelnau. Notre nom ne lui était pas inconnu, m’a-t-il dit. Il a été très chic, et je vous assure que c’est une entrevue qu’on n’oublie pas. J’aimerais que la croix que je vais porter fût une de celles que papa a portées si longtemps : n’en trouverez-vous pas une de ces croix de chevalier ?

Je n’ai pas le temps d’écrire plus long. Je suis un peu énervé, mais très bien, et content et joyeux de votre joie. Que ce cher père soit heureux ! J’ai bien pensé à lui aussi, là-haut, au grand moment de l’attaque. J’avais assez de chances de disparaître. Images douces et brèves, vos traits et vos noms étaient en mon cœur durant ma dernière prière là-haut ! là-haut C’était solennel et doux, et comme toujours j’ai été protégé, béni ! Merci, mon Dieu ! Merci à vos tendresses, à vos prières, à votre amour qui me rendent si fort, si calme.


Je ne sais rien de plus jeune, de plus frais, de plus généreux, de plus pur. Une pareille lettre fait autant d’honneur à la famille qui l’a reçue qu’à celui qui l’a écrite, et nous ne nous inclinerons jamais trop bas devant la longue lignée de traditions, d’obscurs dévouemens, de secrètes vertus dont ce jeune héros est l’aboutissement et le témoignage. Et comme il témoigne aussi pour la génération dont il fait partie ! Il a pu m’arriver, je l’avoue, avant la guerre, de sourire un peu des « jeunes gens d’aujourd’hui, » de leurs naïfs enthousiasmes, de leurs illusoires découvertes, de leurs intrépides assurances ; et je les attendais à l’action. L’heure de l’action est venue plus tôt que nous ne pensions tous, et elle les a trouvés égaux, et peut-être supérieurs à leurs rêves. Certes, les grands devoirs qui se sont imposés à eux dès leur entrée dans la vie, j’espère bien que nous les aurions acceptés et remplis d’une âme aussi virile, si la destinée, il y a un quart de siècle, nous avait proposé le même pari tragique, et je n’ignore pas que ceux qui les entraînent, et leur donnent l’exemple, leurs officiers, leurs grands chefs, ne sont pas précisément leurs contemporains. Mais enfin, jamais, dans aucun temps, ni aucun pays, jeunesse n’a couru à la mort, à la gloire, avec un élan plus joyeux, avec un esprit de sacrifice plus résolu et plus unanime, et quand on songe à tant de jeunes vies déjà fauchées dans leur fleur, on ne peut se défendre à leur égard d’un sentiment de respectueuse et poignante admiration.

Mais ils ne veulent pas qu’on les plaigne :


Tu me dis, écrit l’un d’eux à son père, que notre génération est une génération belle et forte. C’est vrai, mais ce qui est plus vrai encore, c’est que, comme je l’écrivais à mon frère, le jour où il a signé son engagement, nous sommes la génération privilégiée. Nous sommes ceux à qui il est permis d’espérer, si nous en revenons, de pouvoir bâtir à l’abri de l’ouragan, ceux qui pourront vivre sans avoir le terrible souci de réveils sanglans. Nous sommes ceux qui, pouvant respirer librement, seront capables des plus grands efforts et des plus grandes réussites. Notre génération vaincra, parce qu’elle sait que ce bonheur qu’elle conquerra sera pour elle. Qu’elle sera belle, notre vie de demain ! et nous saurons d’autant mieux eu profiter sagement, que nous aurons eu plus de difficulté à vaincre. Ne nous plains pas, ne nous admire pas ; envie-nous !


Ah ! oui, envions-les.

Ces héros ne sont point moroses ; ils ont l’héroïsme gai ; ils « ont le sourire, » comme ils disent, et même le rire. Les plus belles heures de leur vie sont celles où ils risquent leur existence pour jouer quelques bons tours aux « Boches : » tel celui qui, « pour faire comme papa, » emporte sur son dos une sentinelle allemande qu’il a étourdie d’un coup de marteau et qui s’amuse à entendre les balles ennemies s’acharner sur son bouclier d’un nouveau genre. Ils plaisantent sur leurs dangers et sur leurs souffrances. « On voit la mort à chaque minute, écrit un téléphoniste d’artillerie, on remonte les blessés ; à chaque instant, un pas de plus, un pas de moins peut vous perdre, et tout autour de soi, on cause, on rit, on ne pense même pas aux projectiles… Je suis en bonne santé, couvert de boue, les pieds trempés et heureux comme deux rois. » — « Mon cher ami, écrit un autre, dans ta lettre du 5 novembre, tu me demandais de te faire admirer la couleur de mon écriture. Je l’aurais fait avec un bien grand plaisir si, dans la tranchée, au moment précis où je terminais la lecture de tes ligues, un obus malencontreux n’était venu m’enlever le bras droit ; ta lettre avait suivi ; j’ai dû la ramasser de la main gauche. » — « Chers parens, écrit un matelot, lisez cette lettre en riant, car moi, j’ai presque le fou rire maintenant. Que devez-vous penser en ce moment, car vous avez dû apprendre par les journaux la triste nouvelle ? Le 25 octobre au matin, vers sept heures, sera la date la plus mémorable de ma vie ; je vous assure que je l’ai échappé belle. » Et il conte comment le bateau sur lequel il était embarqué a été coulé par l’Emden. — « Ne t’inquiète pas, écrit un autre troupier à sa mère, au lieu de maigrir, j’engraisse, et je commence à avoir une barbe respectable. Je suis plus gai que jamais, et je casse la tête à toute mon escouade. Je chante du matin jusqu’au soir, et les vieux m’aiment bien, car je sais toucher la corde sensible, soit en les remontant, soit en me riant de la mitraille. Les nuits blanches ne se comptent plus, mais l’on est toujours solide au poste. »

Cet héroïsme joyeux correspond, à n’en pas douter, à certains instincts permanens de la race, mais il a aussi un indéniable fondement moral. Tous ces soldats qui, hier encore, songeaient si peu, pour la plupart, à faire la guerre, sont profondément pénétrés de la justice, j’oserai dire de la sainteté de la cause qu’ils défendent. Ils savent qu’ils sont les soldats du droit, et non pas seulement du droit français, — l’Allemagne, elle aussi, invoque un prétendu droit allemand, — mais du droit humain. Ils savent que la liberté et la moralité du monde seront le fruit de leur victoire, et que l’avenir de la France n’est pas ici seul en cause. Et ils savent que tout ce qui, chez les autres peuples, n’a pas une âme d’esclave, est de cœur avec la France libératrice. Ils n’ont, pour s’en rendre compte, qu’à voir se battre sur notre propre front nos troupes coloniales. Un jeune Arabe, de Mostaganem, fils d’un homme qui a servi vingt-cinq ans sous nos drapeaux, écrit à l’amiral de Marelles une lettre aussi touchante qu’incorrecte : « Je m’engage marin dans la torpille de guerre, volontairement, comme naturalisée française pour défendre la patrie, notre mère, la France, pour taper sur les Autrichiens et les Prussiens, partout où mon amirale voudra nous conduire, fût-ce au tonnerre de Dieu. » — Un autre, caïd de la province de Constantine, regrette d’être trop vieux pour aller venger « ses frères de 1870, » et écrit à son fils blessé :


Mon cher enfant, les miens ainsi que moi, nous prions pour que tu sois vite guéri, afin que tu puisses retourner sur le champ de bataille, pour te venger de cette race maudite d’Allemands, ce peuple sans cœur, qui ne possède pas la moindre notion de justice, ces vandales qui veulent envahir notre chère France ! Mais le cœur des Français est grand, et leur valeur guerrière plus grande encore ; leur courage vient de ce qu’ils combattent pour le drapeau tricolore, l’emblème de la justice, de la grandeur d’âme et des bons sentimens… Dieu sera avec la nation juste pour écraser l’Allemagne, et la rayer de la carte de l’Europe. J’espère que la présente te trouvera rétabli et prêt à repartir, pour prouver la valeur des turcos et montrer à tous les peuples que les Arabes savent défendre leurs bienfaiteurs. La France a fait de nous des hommes, c’est le moment ou jamais pour nous de nous montrer dignes d’être appelés ses enfans.


Est-ce que de telles lettres ne sont pas la meilleure justification de l’œuvre coloniale et civilisatrice de la France ? Si nous possédions des lettres des indigènes du Cameroun, on y verrait sans doute que l’Allemagne, dans ses colonies, a entendu la « Kulture » d’une manière un peu différente.

Cette fièvre généreuse de sacrifice, cette foi quasi mystique dans la mission et les destinées de la France est, en bien des cas, rehaussée et comme alimentée par la foi religieuse. Ceux qui s’en étonnent, chez nous et chez les neutres, n’ont pas assez réfléchi aux rapports secrets, mais réels, qui existent entre les deux « ordres. » Au fond, tous les idéalismes se tiennent et, peut-être, se confondent. Assurément, il n’est point indispensable, pour être un excellent patriote, un soldat plein d’ardeur, même un héros authentique, d’être un grand croyant ; mais cela n’y nuit pas non plus. Ce n’est pas un simple hasard si, dans certains milieux, avant la guerre, on a vu se développer du même pas le pacifisme, l’antimilitarisme, l’internationalisme, et l’anticléricalisme ; et ce n’est pas un simple hasard non plus si quelques-uns de nos plus grands chefs se trouvent être d’admirables chrétiens. En tout cas, il est clair qu’une religion qui prêche le dévouement et l’ascétisme, qui affirme l’immortalité, qui glorifie le sacrifice, qui sanctifie et divinise la douleur, ne peut que fournir un fondement solide et un substantiel aliment aux plus hautes vertus militaires. De ce viatique spirituel quelques-uns de nos héros, peut-être inconséquens avec eux-mêmes, ont pu se passer, c’est entendu ; mais beaucoup d’autres, et non des moindres, y ont puisé un précieux réconfort, une perpétuelle excitation à se surpasser eux-mêmes. Au contact quotidien des douloureuses réalités de la vie et de la mort, d’autres enfin ont senti se réveiller en eux des croyances dont ils n’avaient pas encore éprouvé la vivante efficacité, qu’ils croyaient mortes, et qui n’étaient qu’assoupies. L’exemple, les conseils, la charitable et discrète influence des nombreux prêtres qui combattent dans nos armées ont, comme il était naturel, contribué dans une large mesure à ces évolutions morales. Telle qu’elle nous apparaît dans les lettres de nos soldats, la France de la guerre se retrouve infiniment plus religieuse, et même chrétienne, que ses ennemis et même bon nombre de ses amis ne l’avaient dépeinte. Encore une fois, l’un des résultats de la terrible crise que nous traversons aura été de ruiner de fâcheuses légendes, et de faire « éclater aux esprits » l’âme profonde de la vraie France, que nous avions eu le tort de trop laisser calomnier par ses adversaires.


II

Ces observations, que suffiraient à suggérer les lettres éparses de soldats qui ont été publiées, ou que nous avons pu lire, prennent une singulière consistance quand on vient de feuilleter trois volumes où l’on a récemment recueilli un certain nombre de lettres de prêtres combattans. Ces trois livres, dont on ne saurait trop conseiller la lecture aux professionnels, même parlementaires, de l’anticléricalisme, sont la meilleure réponse que l’on puisse opposer aux « rumeurs infâmes » que de mauvais Français, — agens, espérons-le, inconsciens de l’Allemagne, — ont fait circuler dans certains milieux populaires touchant la conduite de nos prêtres aux armées… Savent-ils, ces honnêtes gens, qu’à l’appel d’une Patrie qui s’était montrée pour eux si marâtre, les Jésuites français sont accourus sans hésiter, et que cent vingt d’entre eux sur six cents sont déjà morts à l’ennemi ? Quels services les morts et les vivans ont rendus à nos troupes, quels exemples de bravoure, d’abnégation, d’infatigable dévouement ils ont constamment donnés, si l’on veut s’en rendre compte, on n’a qu’à lire les volumes où le P. de Grandmaison a réuni quelques-unes de leurs lettres. Et si l’on joint à ce livre celui où M. Victor Bucaille a rassemblé d’autres lettres de prêtres, on aura une idée non pas complète assurément, mais assez précise, de l’œuvre du clergé français pendant la guerre. Il y a plus d’un an, l’évêque d’Orléans déclarait qu’il avait perdu 33 pour 100 de ses séminaristes, que, parmi ses prêtres, douze étaient tombés au champ d’honneur, neuf avaient été blessé ; - ! , dix avaient reçu la croix de guerre, un autre, la médaille militaire, un autre, la Légion d’honneur. Dans le diocèse de Lyon, 77 prêtres ou séminaristes étaient morts à l’ennemi. Et dans tous les diocèses de France il en est ainsi. A l’heure actuelle, 2 000 ecclésiastiques ont payé de leur vie leur droit de se dire Français. Quoi qu’aient insinué de funestes politiciens ou de méprisables journalistes, les vingt-cinq mille religieux ou prêtres qui sont mobilisés auront bien collaboré à la victoire française.

Quittons les généralités et voyons les textes. Il y a si peu d’analogies entre la fonction du soldat et celle du prêtre qu’on ne saurait guère s’étonner de certains scrupules et de certaines répugnances ecclésiastiques. Mais de ces scrupules et de ces répugnances, nos prêtres finissent par triompher, et, quand il le faut, ils « piquent à la fourchette » d’aussi bon cœur que les autres.


Une souffrance me demeure, parfois pénible, — dit l’un, — c’est, de mourir en tuant des hommes ; de cela je me console difficilement. J’aurais tant préféré être brancardier, et mourir du moins en sauvant la vie des autres ! Que voulez-vous ? Je ferai mon devoir, et si je dois marcher à la baïonnette, je marcherai. Pourtant, je ne veux pas me laisser aller à des sentimens haineux, et je voudrais m’élancer à l’assaut en disant ces mots : Adveniat regnum tuum, fiat voluntas tua ! Je tâche de les interpréter en ce sens… Je suis convaincu que nous marchons pour le droit et pour la liberté.

— Je n’ai de haine contre aucune créature faite à l’image de Dieu et à sa ressemblance, — écrit un autre ; — mais je ne puis pas ne pas marcher en croisé et ne pas dresser mon canon contre la fausse philosophie, contre la fausse exégèse, contre la politique pleine de fausseté et d’arrogance qui veut asservir le monde, dans le mépris de notre race, de notre histoire, de nos traditions, de notre foi.


Cet état d’esprit est le meilleur qu’on puisse souhaiter à des soldats qui vont se battre. Et, de fait, tous ces prêtres-soldats se laissent prendre, comme des sabreurs de profession, à la poésie exaltante, à la tragique beauté, à la griserie du champ de bataille. « Quelle belle fête ! s’écrie un prêtre artilleur, après son premier combat. C’est le baptême du feu. Vive Dieu ! Vive la France ! Nous voici baptisés. C’était beau, très beau ! » — « J’ai peu souffert de ma blessure, écrit un autre. Les plaies se sont refermées peu à peu. Dans quelques jours, je compte regagner notre dépôt à Narbonne… et puis… aller faire expier aux Boches l’insulte qu’ils ont faite à mon bras. » — « Nuit et jour, écrit un autre, nous avons les guetteurs qui sont à l’affût des Allemands ; dès qu’un curieux montre la tête de l’autre côté, un coup de fusil le rappelle à l’ordre. Et quand ils sont trop nombreux, ces indiscrets, on abandonne vite le livre de cantiques, et on fait un feu par salves ! Voilà notre vie. » Évidemment elle lui plaît, cette vie, puisqu’il termine sa lettre par ces mots : « Vivent les curés sac au dos ! »

Elle leur plaît même si bien à tous ces prêtres, cette vie nouvelle, qu’ils en prennent au bout de fort peu de temps l’esprit, les habitudes, et presque le langage. « Si vous me revoyiez, écrit un novice de la Compagnie de Jésus, avec mes galons de sous-lieutenant, grognant parfois et tempêtant, buvant la goutte un peu tout le jour, histoire de me réchauffer, vous auriez le droit de dire : Quantum mutatus ab illo !  » Bien entendu, on leur sait gré de leur simplicité, de leur facilité de commerce et d’adaptation ; dans la franche camaraderie des dangers affrontés en commun, bien des préjugés mutuels tombent ; la tolérance, le respect mutuel sont des vertus qui semblent alors toutes naturelles. « J’ai une vieille église de village que je décore, dit l’un. Nous y avons fait des offices de Noël qui laisseront un bon souvenir dans l’âme des assistans. Mais quel caravansérail ! un piano emprunté à l’école laïque, un violon tenu par un radical militant et politicien, un chanteur de Minuit chrétien, protestant et radical socialiste, et l’aumônier prêchant dans cette grande paix, qui tombait du ciel en cette nuit de Noël, la loyale et pacifique collaboration de tous les hommes de bonne volonté ! » Et un autre conte avec humour cet épisode de la retraite de Charleroi : « Un soir, nous eûmes à quatre, le pasteur protestant, le rabbin, un officier qui se disait libre penseur, et moi, la bonne fortune de trouver un lit, sans draps, bien entendu, et un matelas. Vite, vite, on tire au sort : le pasteur couché avec le rabbin (l’Ancien avec le Nouveau Testament) et le dogme, que je représente, s’allonge aux côtés de la libre pensée. Au bout de deux minutes, c’est un concert merveilleux auquel aucun congrès de religion ne pourra jamais parvenir. » Et à ceux qui douteraient que les prêtres pussent retirer quelque bénéfice moral de cette existence en commun et de ces multiples expériences, c’est un prêtre en personne qui répond : « Au milieu de ces horreurs, la guerre nous révèle le mystère de la fraternité sociale et nous rend le sens de la Patrie. A tous ceux qui nous aident à mieux percevoir ces grands aspects de la vie et de l’âme humaine, blessés et gens hospitaliers des villes et des campagnes, merci. »

Ce ne sont pas là des paroles en l’air. Les plus beaux, les plus vibrans hommages qui aient été peut-être rendus à l’héroïsme de nos soldats sont dans ces lettres de prêtres. Du journal d’un Jésuite, aumônier militaire à un bataillon de chasseurs qu’il a assistés dans les effroyables combats de Notre-Dame-de-Lorette, j’extrais quelques lignes bien éloquentes :


Y a-t-il héroïsme comparable à celui-là ? Donner une fois sa vie dans l’ivresse de la charge, au scintillement des lames, emporté par la course folle, c’est un geste splendide, ou !… mais tenir là, sur cette poussière brûlante, derrière une motte de terre perpétuellement bouleversée, être arrosé d’acier, enterré vivant, ébranlé par de foudroyantes commotions, éclaboussé de cadavres en putréfaction dont les obus vous couvrent et dont l’odeur fétide s’attache à la barbe et aux vêtemens, souffrir de la faim et de la soif, trois jours et trois nuits durant, se sentir de plus en plus seul à mesure que la nuit ou la blessure font le vide autour de vous… et tenir, tenir toujours, sans un mot, sans une plainte, sans avoir même l’idée de s’en aller, n’est-ce pas le summum de l’héroïsme ? Cela, je l’ai vu réalisé par ces hommes, et avec quelle abnégation toute simple, quelle ignorance émouvante de leur propre grandeur ! Oui, vraiment, ici, il faut le redire : Que la France qui se bat est belle !


Un exemple, que j’emprunte au même témoin :


Un jeune sous-lieutenant de dix-huit ans et demi, chargé avec sa section de se saisir d’un point important en avant de notre ligne et de le conserver, s’y cramponne avec ses trente-quatre chasseurs dans un embryon de tranchée nuitamment amorcé. Marmitage effroyable. Leur unique communication avec les leurs, — un petit boyau hâtivement construit, — est anéantie. Pris de flanc, de dos, canons et tirailleurs les abattent un par un. Les heures passent : 6 heures, trente chasseurs ; 9 heures, vingt-trois chasseurs ; midi, quinze chasseurs ; 18 heures, cinq chasseurs. Le sous-lieutenant D… se traîne en arrière, rampe de trou en trou, vient rendre compte de sa mission et retourne à 21 heures avec une autre section. Plus que trois chasseurs !… Trente et un étaient morts ou blessés, sans qu’un seul pût être emporté avant la nuit, mais les trois survivans tenaient toujours !


Du même encore :


Je visite nos chasseurs. Charmant voyage : 4 kilomètres de boyaux pour les atteindre, et quels boyaux ! Mauvais fossés démolis où, bon gré, mal gré, il faut enfoncer jusqu’aux genoux, parfois davantage, se traîner à plat ventre, passer dans les trous d’obus au fond inexploré, s’insinuer entre les gabions, les sacs à terre, les charrettes disloquées, ramper sur des cadavres en pleine décomposition, écraser des vers tombés des cadavres du parapet et qui grouillent au fond de la tranchée, se garer des marmites qui pleuvent et vous rendent le passage méconnaissable au retour, s’arc-bouter des mains et des pieds pour ne pas aller tout à fait au fond des mares… Voilà un aperçu des agrémens du voyage. Salué en route, le long du boyau, la compagnie de soutien : hommes enveloppés de toiles de tente, entassés l’un près de l’autre pour se réchauffer ou couchés en rond dans de petits trous… « Eh bien ! les gars, ça va ? — Oh ! très bien, monsieur l’aumônier. On est heureux ici, nous y finirions bien la campagne ! » « C’est trop beau, dira-t-on. Il y a pourtant des misères. — Eh oui ! La nature humaine, là non plus, n’est pas sans défaillances. Je ne prétends pas les nier, mais moins encore convient-il de les faire ressortir. Ce ne sont que des taches, des défaillances individuelles. Elles n’enlèvent rien à la beauté de l’ensemble ; elles sont comme absorbées par la somme des vertus et des sacrifices que supposent ici ces seuls mots : l’accomplissement du devoir. Il me suffit d’être vrai. Or, j’ai conscience de l’être, trop incomplètement, hélas ! parce que trop au-dessous de la splendide réalité… Un jour, j’en suis sûr, nous resterons confondus d’admiration : Je n’imaginais pas tant de beauté, dirons-nous.


Qu’ajouter à de tels témoignages, qu’il faut, l’auteur nous en avertit, élargir, amplifier, étendre, non pas seulement aux seuls chasseurs, mais « à tous les enfans de France ? » Et tous nos héroïques enfans de France ont-ils jamais été mieux dépeints, et mieux loués ?

Ne craignons pas d’insister. En face des cruautés et des infamies allemandes, — qu’on lise, par exemple, dans le recueil de M. Bucaille, la lettre sur le Martyre du Père Véron, ou dans celui du P. de Grandmaison, les pages intitulées Avec les Allemands ou le Torpillage de l’ « Arabie, » — il est doux, il est réconfortant de constater le stoïcisme souriant, l’endurance, la bravoure généreuse et calme de nos soldats. Un caporal du 115e est tombé dans un champ de betteraves ; il réclame avec instance l’aumônier de son régiment. Celui-ci, un jésuite, le P. D…, arrive enfin :


Le plus doucement possible, on le soulève. Il a une cuisse brisée. C’est hier, à sept heures du matin, qu’il est tombé, puis il est resté là tout le jour. Vers quatre heures, les Allemands sont venus sur lui, l’ont retourné ; il a montré sa cuisse brisée et, à bout portant, ils lui ont tiré deux balles dans la tête ; une lui a arraché les deux yeux. Et il est resté là toute la nuit à dire son chapelet et à m’attendre. Quand il est installé sur un matelas, un peu lavé du sang qui l’encroûte, je l’absous et, dès lors, il ne cesse de me redire : « Je suis en paradis ! Je suis si’ bien ici ! » Pas une plainte, pas un mot de douleur, toujours le remerciement et la joie comme d’une extase. Il ne voit plus rien de la terre, et c’est toujours la nuit pour ce pauvre petit sans yeux. Mais le ciel est là devant lui.


Après une attaque formidable des Allemands, qui a échoué piteusement, un autre prêtre écrit :


Nos soldats jeunes ou vieux, blessés ou pas, sont revenus animés d’un enthousiasme indescriptible, et, depuis, toutes les troupes qui partent pour les tranchées, défilent en chantant, en plaisantant, tout comme si elles allaient à la parade. C’est simplement merveilleux, et je n’arrive pas à m’expliquer comment, après neuf mois de guerre aussi dure, le moral de nos soldats peut être ce qu’il est ; c’est-à-dire supérieur encore à ce qu’il était au début des hostilités.


Dans quelle mesure les prêtres soldats, officiers ou simples aumôniers, ont-ils contribué à entretenir ou à « surélever » le merveilleux moral de ces troupes, « les plus belles que la France ait jamais connues, » selon le mot significatif du maréchal Joffre[2], c’est ce qu’il est assez difficile de préciser, d’après leurs lettres, la modestie et l’humilité professionnelles leur faisant un devoir de passer sous silence leurs actions les plus méritoires. Pourtant, à défaut même des témoignages non ecclésiastiques et des citations à l’ordre du jour, leurs aveux involontaires, les hommages qu’ils rendent çà et là à la conduite de leurs confrères nous permettent d’entrevoir que leur influence personnelle a été considérable, et qu’ils n’ont pas en vain prêché d’exemple et de parole l’abnégation patriotique, le devoir, l’esprit d’héroïsme et de sacrifice.


J’ignore, écrit l’un, si l’on me laissera au train régimentaire jusqu’à la fin de la campagne. Si cela était, je ne désespérerais pas de revenir matricule dans le dos par les Allemands et sur la poitrine par les Français, car je suis proposé pour la médaille militaire. Je n’ai rien fait que mon devoir, j’en suis récompensé.


Et un autre, après une reconnaissance périlleuse :


On m’a obligé d’aller rendre compte au général de tout ce que j’avais vu en avant ; il m’a refélicité et reproposé pour mon deuxième galon. Le commandant voulait me citer à l’ordre du jour : je n’ai pas voulu. Je ne fais que mon devoir en bon soldat et surtout en bon séminariste. Et puis, ces honneurs sont si vains ! Votre nom marqué là, un bout de ruban rouge ou or ici, qu’est-ce que cela ? La seule récompense que j’envie, c’est de revêtir un jour ma chère soutane.


Tous, à vrai dire, n’ont pas le même dédain pour la gloire militaire ; et j’aime fort ce bout de lettre d’un séminariste du diocèse d’Albi qui vient d’être décoré de la main du généralissime :


Vous êtes bien jeune pour avoir la médaille militaire, sergent ! m’a-t-il dit. — Vingt-trois ans, mon général. — Vingt-trois ans ? Savez-vous que j’ai attendu jusqu’à soixante-trois ans pour l’avoir ? En êtes-vous content ? — J’en suis très fier, mon général. — Moi aussi. Et après ce court dialogue, une bonne embrassade avec deux gros baisers qui claquent. Vous dire ce que j’éprouvais au moment où les fortes moustaches du général frôlaient mes joues, je ne saurais : à ce moment-là, on ne vit plus. Avouez qu’il y a quelque chose d’impressionnant pour un jeune homme de vingt-trois ans de recevoir ainsi l’étreinte de ce grand vieillard, pour un sergent d’être décoré par le généralissime. Je crois bien que la joie et l’orgueil vont me tourner la tête. Il est vrai que je n’ai qu’à regarder autour de moi pour me convaincre que je ne suis pas grand’chose de plus que les autres, et que ce que j’ai reçu, d’autres auraient pu et même dû le recevoir.


Ne l’en croyons pas tout à fait sur parole. Les prêtres qui reçoivent la médaille militaire ou sont cités à l’ordre du jour ont mérité leur récompense. Tel celui-ci qui s’était offert pour une patrouille fort périlleuse :


C’était deux heures de l’après-midi. On a demandé des hommes de bonne volonté ; personne n’osait s’aventurer. Nous étions dans une plaine absolument découverte, avec une grande route au milieu. Deux camarades m’ont suivi et nous avons rampé comme des serpens jusqu’à cinquante mètres des tranchées ennemies. Dès qu’ils nous ont aperçus, Dieu sait s’ils nous ont mitraillés à coups de fusil ; mais ils sont si maladroits qu’ils nous ont manqués, et nous sommes rentrés tout contens d’avoir pu rendre service.


Tel encore cet autre qui, lors de la prise du fond de Buval, le lieutenant qui commandait en premier étant touché, a dû « mener cent cinquante hommes à l’assaut d’une tranchée ennemie jusque-là imprenable. »


C’est par surprise, sans aucune préparation d’artillerie, que nous devions nous en emparer. A une heure du matin, nous nous glissons jusqu’aux fils de fer boches, et au cri de : En avant ! nous nous précipitons sur l’ennemi. Alors, j’ai vu des choses horribles. Armés de grands couteaux, nous tuons ce qui se présente ; j’ai ma capote criblée de trous, une véritable passoire. Dieu me garde, et c’est presque avec joie que je tue l’officier boche dont je garde maintenant l’épée. La tranchée était conquise, j’avais perdu quatre-vingt-dix hommes et mérité la croix de guerre.


Tel enfin, ce Père de Gironde dont M. Georges Goyau a parlé ici même, et qui a laissé à tous ceux qui l’ont connu le souvenir d’un soldat magnifique et d’un prêtre incomparable.

A la guerre, il n’est point nécessaire de se battre pour être au danger, et les prêtres brancardiers, infirmiers ou aumôniers sont aussi exposés que les prêtres soldats ou officiers. Leur dévouement, en tout cas, n’est pas moindre, et pareille leur influence morale. Au moment du bombardement de Dunkerque : « Tandis que plusieurs de nos infirmiers se réfugiaient précipitamment dans les caves, nos malades ont pu voir chaque prêtre-soldat garder son sang-froid, redoubler de prévenances, circuler d’une salle à l’autre, d’un lit à l’autre, s’appliquant à semer partout quelques bonnes pensées, des sentimens de repentir, des encouragemens en face du danger. Nos malades ne s’y sont pas trompés ; il aurait fallu voir vers qui se tendaient les mains au moment de l’évacuation générale. » Et quant aux brancardiers dont la fonction, à la voir de près, est si dure, si émouvante et si périlleuse, qui ne souscrirait à ces lignes de l’un d’eux : « Nous sommes heureux de nous entendre dire par ces braves eux-mêmes qu’ils préfèrent leur besogne à la nôtre. C’est une parole qui nous venge amplement des sarcasmes des esprits mal faits, qui ne voient partout que des embusqués, embusqués eux-mêmes le plus souvent, et simples spectateurs des événemens ! » Quand on a lu certaines lettres, il est impossible de penser que les prêtres brancardiers sont de « simples spectateurs des événemens ! »

C’est que le prêtre, qu’il combatte, qu’il relève ou qu’il soigne, — ce qu’il fait, en toute occasion, avec une ardeur, une conscience admirables, — est avant tout une grande force morale. Son rôle de soldat fini, sa mission de prêtre commence, et les deux fonctions, bien loin de se nuire l’une à l’autre, se complètent, se renforcent l’une l’autre. C’est ce qu’explique excellemment un prêtre sous-lieutenant, l’abbé Joseph Guérin qui ne rêvait que « de mourir en prêtre-soldat, par un beau soleil, au milieu des fleurs du printemps : »


Avant tout ici, écrivait-il, le prêtre est le ministre des sacremens… Voilà pourquoi on s’arrache le prêtre ici… Le prêtre, en effet, c’est la sécurité religieuse pour le bataillon auquel il appartient… L’incroyant lui-même est bien obligé de tenir compte, dans une guerre comme celle-ci, de la valeur des forces morales… L’apostolat de la joie, de la gaieté, c’est ici l’apostolat par excellence. Le prêtre à la guerre est forcément une réserve de joie et d’entrain. Toujours prêt à donner sa vie, qu’il a offerte une fois pour toutes le jour de son sous-diaconat, le prêtre peut vivre dans le plus grand calme à la guerre. Nous ne pouvons pas, nous prêtres, avoir peur de la mort, et notre calme est contagieux.


On notera que ce très beau programme n’est pas un programme théorique, mais qu’il est au contraire le fruit d’une expérience directe et personnelle, — et qu’il a été comme consacré par la mort de celui qui l’a spontanément rédigé ; Et quand on lit les lettres de nos prêtres-soldats, — lesquelles, d’ailleurs, par humilité chrétienne, ne disent pas tout, — on voit, ou l’on devine plutôt avec quelle générosité, avec quelle efficacité aussi ils ont rempli leur mission spirituelle. Si, comme il est infiniment probable, les historiens impartiaux de l’avenir reconnaissent la supériorité morale de l’armée française sur l’armée allemande, ils devront, pour une assez large part, en rapporter l’honneur aux prêtres français. Sans vouloir le moins du monde méconnaître et diminuer les autres sources d’idéalisme national, on ne saurait nier que l’idée religieuse soit l’une des principales ; et la guerre aura eu pour résultat de mettre ce fait en pleine lumière. Que ne disait-on pas, à l’étranger surtout, de la scandaleuse incrédulité française ? Or, il s’est trouvé, à l’épreuve, que la France du front, c’est-à-dire toute la France, était beaucoup moins incroyante qu’elle ne le pensait elle-même. Ceux mêmes qui, soit relâchement, soit ignorance, soit préjugés, se croyaient irréligieux, à risquer leur existence tous les jours, et à voir les prêtres de près, sont revenus à une appréciation plus saine et plus juste des choses. La guerre aura fait tomber toutes les barrières qui, dans la vie de tous les jours, séparent le prêtre des autres hommes. Le prêtre qui n’est que prêtre, le prêtre tel qu’il était dans la primitive Eglise, voilà ce que l’honnête peuple de France a retrouvé avec un joyeux étonnement, et, ses hérédités chrétiennes lui remontant au cœur, à ce prêtre-là qui bénit, qui purifie et qui meurt, il a rendu sa confiance. Une vie religieuse simplifiée, mais ardente, virile, émouvante, s’établit parmi tous ces soldats que la mort guette ; des scènes qui semblent dater des premiers temps du christianisme se renouvellent tous les jours : messes en plein air, dans la forêt, ou dans ces catacombes d’aujourd’hui que sont les tranchées, bénédictions avant la bataille, missions pascales à des postes éloignés de chasseurs alpins : toutes les conditions qui peuvent le mieux rendre Dieu « sensible au cœur » sont réalisées par cette guerre ; comment s’étonner que nos prêtres n’aient qu’une voix pour se féliciter des résultats pratiques de leur apostolat ? « Oui, écrit l’un, si cette guerre fait mourir les corps, elle est une source de résurrection pour les âmes. »


Comme nos chers soldats sont beaux ! — écrit un autre. — Ces chers enfans s’en vont vers le bon Dieu comme au feu, après d’affectueuses recommandations pour la mère, l’épouse, le vieux père ou la fiancée. Jamais une plainte. C’est la rançon de la France. Ils le sentent et le répètent. Après une sérieuse opération, j’ai célébré la sainte messe au pied de la croix du cimetière du village. Vous dire l’émotion qui étreignait toutes les poitrines, c’est impossible. Le célébrant lui-même dut, à plus d’une reprise, recommencer les prières liturgiques… C’était une scène indescriptible.


Nous en croyons volontiers sur parole le témoin qui se fait tuer, comme eût dit Pascal. Si une guerre comme celle-ci n’avait pas une signification religieuse, ce serait la plus monstrueuse des absurdités, et c’est ce que tout le monde sent plus ou moins obscurément. Pour toutes ces âmes angoissées, la vertu des vieux symboles redevient présente et vivante. Le temps du scepticisme léger, irréfléchi, est passé ; ils ne raillent plus, ceux qui vont mourir :


A minuit, contre-attaque. Les bataillons avancent, peu à peu, dans l’ombre ; tandis qu’ils attendent l’heure du carnage, dissimulés par petits paquets derrière les tranchées ou les ruines, je passe au milieu d’eux, avant les âmes. Enfin, l’heure approche ; ils mettent baïonnette au canon. La Providence m’a si bien placé que tous, au moment de s’élancer à l’assaut, défilent devant moi. Un jeune et beau gars, imberbe, s’approche, lui aussi, et demande non pas l’absolution, mais le baptême…


Après l’assaut, les enterremens nocturnes :


Une section entière est en armes… Je salue militairement, puis me découvre et récite les prières de la levée du corps et de la bénédiction de la tombe. Puis on procède à l’ensevelissement. Tout cela à la lueur d’une lanterne aux rayons tamisés, et souvent au bruit plus ou moins lointain du canon. Plus d’un qui, demain, ira bravement se faire tuer, verse une larme. Et je vous assure qu’à chaque fois je suis très ému.

— Dimanche dernier, — écrit un autre, — j’ai dit ma messe dans une carrière, véritable catacombe… La messe fut dite au matin pour échapper à tout regard indiscret, car nos soldats venaient de différentes carrières voisines. En une vraie nef large et longue étaient nos hommes : l’autel, composé de deux balles de paille régulières, blanches et dorées, se détachait sur le mur taillé ; la flamme d’acétylène projetait une lumière abondante. Les comparaisons venaient d’elles-mêmes ; c’était bien le Christ de Noël sur la paille, venant, malgré les batailles, apporter la meilleure paix aux hommes.


Ces comparaisons, l’officiant, nous pouvons en être sûrs, n’a pas été seul à les faire. Ceux qui ont assisté à des scènes de cette nature en rapporteront des impressions inoubliables. Dirons-nous, avec un prêtre brancardier dont la lettre est { particulièrement émouvante, que « la France, qui est en train de conquérir ses provinces perdues, est en train de reconquérir son Dieu qu’elle avait oublié depuis si longtemps ? » A tout le moins, la France est en train de conquérir sur les champs de bataille, avec une grandeur morale devant laquelle s’inclinent ses ennemis eux-mêmes, la paix religieuse sans laquelle elle ne saurait plus vivre. Qui aurait maintenant chez nous le triste courage de proscrire et de vouloir ruiner une foi qui a soutenu tant de courages, exalté tant d’héroïsmes, consolé tant de souffrances ? L’anticléricalisme est un des fruits de la défaite ; le premier devoir d’une France victorieuse sera de rejeter loin d’elle cette tunique de Nessus, legs intéressé du machiavélique Bismarck.


En attendant, la France militante peut se regarder avec fierté dans les lettres de ses enfans. Car c’est bien la France d’aujourd’hui que reflètent toutes ces lettres du front, et nous voyons s’y préciser les traits par lesquels les générations nouvelles, à la veille de la guerre, affirmaient leur personnalité et s’imposaient déjà à notre attention. Le goût de l’action hardie, aventureuse, héroïque ; un certain mépris pour l’idéologie abstraite, pour les raffinemens et les complications de la pensée, du sentiment et du style ; un sentiment fort et délicat tout ensemble des responsabilités morales individuelles et collectives ; un sens très vif des réalités nationales, des traditions spirituelles qui ont fait la grandeur de la patrie : cette âme épurée de la France éternelle vibre et palpite dans les lettres de ceux qui se battent, et qui bâtiront la France de demain.


VICTOR GIRAUD.

  1. L’Ame française et l’Ame allemande, Lettres de soldats, avec une introduction, par M. Ernest Daudet, 1 vol. in-8 ; Attinger ; — La France au-dessus de tout, Lettres de combattans rassemblées et précédées d’une introduction par Raoul Narsy, 1 broch. in-16 (Pages actuelles) ; Bloud et Gay ; — Les Lettres héroïques, 1 broch. in-16 ; Berger-Levrault ; — Lettres d’un soldat, préface de M. André Che-vrillon. 1 vol. pet. in-8 ; Chapelot ; — Lettres d’un officier de chasseurs alpins, par F. Belinont, préface de M. Henry Bordeaux, 1 vol.in-16 ; Plon ; — Impressions de guerre de prêtres soldats, recueillies par le Père Léonce de Grandmaison, 2 vol. in-16 ; Plon ; — Lettres de prêtres aux armées, recueillies par M. Victor Bucaille, avec une préface de M. Denys Cochin, 1 vol. in-16 ; Payot ; — Lettres diverses.
  2. On a publié des fragmens de lettres du maréchal Joffre ; ils font honneur au chef si humain qui a écrit ces quelques phrases : « Le temps travaille pour nous. Et moi, il faut que je tienne bon jusqu’au bout pour la France… Les temps froids sont arrivés et puisse cet hiver ne pas être rigoureux ! Je frémis en pensant aux souffrances qu’endurent nos vaillans soldats, obligés le plus souvent de coucher dehors ; et ma pensée va sans cesse vers eux. »