Les Lettres du Général Lyautey

Les Lettres du Général Lyautey
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 857-870).
LES
LETTRES DU GÉNÉRAL LYAUTEY

« Vous avez beau dire que vos titres littéraires sont nuls : pour nous le faire croire, il faudrait supprimer cette correspondance et, justement, vous la publiez. » C’est ainsi que, dans sa réponse au discours de réception du général Lyautey, Mgr Duchesne nous annonçait ces deux volumes de lettres « que le public ne tarderait pas à connaître, » et qui créent à leur auteur un titre littéraire d’une qualité très rare. Et c’est de sa part une sorte de coquetterie non moins rare que d’avoir attendu le lendemain de son entrée à l’Académie pour les publier, comme si, soldat avant tout, il n’avait voulu devoir son élection qu’à sa gloire de soldat et ne faire la preuve de ses mérites d’écrivain qu’une fois admis parmi ses illustres confrères. Cette preuve, du reste, ne surprendra personne. On se rappelle, ici même, les admirables pages sur le Rôle colonial de l’armée, qui jadis, au moment où l’armée était en butte à tant d’outrages, nous apportèrent une nouvelle raison d’espérer en elle. De ce jour, le nom du général Lyautey nous fut cher. Il faisait une éclaircie dans notre ciel d’orage.

Ces Lettres du Tonkin et de Madagascar[1] que son ami M. Max Leclerc a éditées, avec un soin qui vaut qu’on le remarque aujourd’hui, étaient adressées tantôt à sa sœur ou à son frère, tantôt à un ami, toujours destinées à être lues par un petit groupe d’intimes : des lettres omnibus, comme il les appelle, mais qui se suivaient et prenaient vite, sans qu’il en ait eu le dessein, le caractère d’un journal. Autant dire que c’est un journal par lettres. Toutes écrites en mer ou au Tonkin, de l’Annam ou de Madagascar, elles ne vont que de 1894 à 1899. Mais ces cinq années de sa vie en sont, au point de vue psychologique, les plus importantes. Elles marquent un tournant décisif dans sa carrière. En 1896, M. Max Leclerc lui écrivait : « J’ai vu de Margerie, il y a deux jours, en lui rendant son précieux dépôt, et, en causant, je me suis aperçu que la même idée nous était venue à tous deux sur vous : il se demande si vous n’avez pas trouvé là la révélation d’une vocation nouvelle. » Ils ne se trompaient pas ; et cela donne à ces lettres un intérêt presque unique. Je crois que c’est la première fois que nous pouvons surprendre dans son éclosion et suivre dans sa croissance, son épanouissement et son plein effet, une vocation de conquérant organisateur et, si vous voulez, de fondateur d’empire.

J’ai lu bien des Mémoires d’hommes de guerre, depuis ceux de Villehardouin et des anciens conquistadors. Mais c’étaient des Mémoires où l’imagination venait en aide à la mémoire, où, quelle qu’en fut la sincérité, on sentait toujours un peu d’arrangement, où perçait une tendance à l’apologie, où la sécheresse même n’était qu’un moyen hautain et détourné de se grandir. L’homme se faisait complaisamment son historien. Ici le merveilleux est que ces lettres n’auraient pas été composées autrement par un romancier qui, tenant la fin de son roman, eût excellé dans l’art des préparations. Il est bon de se répéter que ce sont bien des lettres écrites ou bâclées au jour le jour et que l’auteur n’en a rien modifié, rien retouché. Tout y est prophétique, en ce sens que l’avenir s’est chargé de donner leur signification à ses moindres efforts, de répondre à ses pressentiments et d’accomplir tous ses vœux. Il est embarqué pour une grande destinée : nous le savons aujourd’hui, mais il ne le sait pas, et cependant il agit et parfois il s’exprime comme s’il le savait. Les événements s’enchaînent et le poussent avec une logique triomphante. Sur la route à peine sinueuse qu’il parcourt, les imprévus deviennent des jalons. Ses découragements passagers ne sont que des haltes, jamais des reculs. Il voit ce qu’il devait voir, il fait ce qu’il devait faire ; il passe par où il devait passer. Pas un moment de son existence si libéralement employée n’est perdu pour la tâche qui l’attend, qui l’illustrera et qu’il ignore. Des frontières de la Chine ou des plateaux de Madagascar, il travaille en vue du Maroc. Quand nous le quittons après son premier séjour à Madagascar, nous savons de lui, sinon de son œuvre, tout ce que nous avons besoin de savoir. Il dira dans une de ses lettres : « Gallieni m’accueillit comme il accueillait toujours une réalisation. » La France lui fait le même accueil que Gallieni ; mais sa correspondance, si primesautière, nous montre comment l’homme qu’il rêvait d’être s’est réalisé.

Elle nous le montre en même temps comme un des plus beaux représentants de son époque par son intelligence, son humanité, son tour d’imagination et sa langue. Dans la lettre de 1896, qui sert d’avant-propos à cette publication et qui est fort intéressante, M. Max Leclerc l’admirait « d’agir avec une énergie indomptable, de sentir avec une délicatesse infinie, d’observer au milieu même de l’action, de décrire comme un maître et de comprendre la vie, quoique soldat » (c’est moi qui souligne). Pourquoi un soldat ne comprendrait-il pas aussi bien la vie qu’un industriel et même un romancier ou un historien ? C’est le signe d’un préjugé qui sévissait, à la fin du XIXe siècle et qui, d’ailleurs, ne s’appliquait pas seulement aux militaires. Que de fois je l’ai entendu !… « Il comprend la vie, quoique prêtre… Il comprend la vie, quoique professeur… » Il semblait que toute profession définie et hiérarchisée empêchât de comprendre cette chose immense, mystérieuse et complexe, que nous gonflons de tant de vagues aspirations et qu’on nommait, d’un air d’initié, la vie. Et pourtant, si je me reporte à mes souvenirs cueillis un peu partout, je n’ai jamais constaté qu’il y eût une classe d’hommes particulièrement inapte à cette initiation. En tout cas, ce n’eût pas été celle de nos officiers. Cette idée venait du romantisme, du divorce qu’il avait prononcé entre la pensée et l’action, et aussi de l’importance excessive qu’il donnait au métier dans la formation de l’individu. Mais plus on exagérait cette importance et plus notre civilisation encourageait l’individu à la surmonter. C’est une de ses marques les plus évidentes que la curiosité, la sympathie, la culture générale dont elle arme les âmes leur permettent de soutenir le harnais du métier sans en garder le pli ou la courbature. Aujourd’hui, les différences d’esprit que les diverses professions créaient parmi les hommes sont en train de disparaître, comme ont disparu les vêtements qui les distinguaient jadis. On ne s’en aperçoit jamais mieux que lorsqu’ils écrivent. Depuis plus d’un siècle, la littérature, en développant notre goût de l’analyse et en se faisant l’éducatrice raffinée de nos sens, nous a de plus en plus individualisés.

« Je collectionne la sensation ! » s’écriera le général Lyautey, un jour qu’une balle lui passe sous le nez. Nous avons appris à la collectionner (d’ordinaire moins dangereuse) et à la mettre en valeur. Il y a une centaine d’années, un Lyautey n’aurait pas vu le monde avec les yeux dont il l’a contemplé. Il eût été un excellent écrivain, sans aucun doute. Mais nous n’aurions pas eu ce riche coloris, ces frémissements de sensibilité, ces impressions de rêve, toutes ces nuances et ces résonances d’une vie intérieure qui s’est élevée au son des grandes lyres. Les anciens conquérants et explorateurs n’étaient pas des peintres : il en est un. Ils ne visaient pas au pittoresque et l’atteignaient rarement. Lui, je ne sais pas s’il y vise, mais constamment il l’atteint et souvent à la pointe de l’épée. Il est bien de la génération qui a produit tant d’officiers écrivains. Mais chez lui, l’officier et l’écrivain ne font qu’un. L’homme d’action ne se repose pas de l’action dans l’œuvre littéraire. Il écrit tout armé en artiste et en poète. Et c’est un charme que de monter avec lui sur le Peï-ho qui, le 12 octobre 1894, l’emportait à destination de Hanoï.


* * *

Il avait quarante ans, c’est-à-dire qu’il en avait quarante lorsque, deux mois plus tôt, aux manœuvres en Brie, on lui avait remis le télégramme qui le désignait pour l’Etat-major d’Indo-Chine ; mais, quand il s’embarqua, il n’en avait plus que vingt-cinq. On peut lui décerner le même éloge qu’il a fait de Gallieni : « Ce grand guerroyeur, cet abatteur de travail, a des jeunesses étonnantes ! » Aussitôt le pied sur le bateau, il lui parut qu’il s’échappait d’une geôle. Il laissait derrière lui la vie de garnison, cette non-vie, une armée momifiée dans la routine, la bureaucratie, les préjugés, les clichés, les formules, tout ce dont il souffrait, tout ce dont, à l’en croire, il avait souffert depuis sa jeunesse. Entre 1890 et 1900 nous avons fréquemment entendu des plaintes semblables chez des quadragénaires. J’en ai vu qui, chargés d’honneurs, venaient déplorer devant un nombreux auditoire l’éducation qu’ils avaient reçue. Ils le faisaient dans la louable intention d’épargner aux générations nouvelles les tristes errements qui les avaient conduits à des charges considérables. Mais, cela fait, ils redevenaient tranquilles et ne jouissaient qu’avec plus de douceur des bénéfices de leur mauvaise éducation. Le chef d’escadron Lyautey, lui, n’en jouissait pas. Littéralement, il étouffait. Travaillée d’une ambition qui ne savait où se prendre, son âme cherchait sa voie, aspirait à l’espace. Et cette inquiétude avait entretenu chez lui une extraordinaire fraîcheur d’imagination. Bien qu’il eût déjà visité l’Italie et la Grèce, ses premières lettres sont d’un jeune homme ébloui sur le seuil de l’immensité. Ceux qui ont éprouvé l’émotion ravissante d’un premier grand départ, y retrouveront leur avidité à tout fixer dans leur mémoire, à tout peindre : le bateau, la couleur du ciel et de la mer, les passagers, les terres entrevues, les escales, les moindres incidents de la traversée.

Mais sous cette jeune ivresse la maturité de l’homme s’affirme dans l’intensité de ses visions, dans l’éclat et la puissance de son rendu. Nous n’avons pas lu vingt pages que nous savons à quoi nous en tenir sur les qualités exceptionnelles de l’écrivain. Sans se départir du ton de la conversation, avec une familiarité qui bouscule la syntaxe et mêle les vocabulaires, il nous a déjà conquis et nous impose son imagination. De ce libre entretien, d’où jaillissent les boutades et où circule une chaude allégresse, se détachent des tableaux précis et colorés. Ce sont, par exemple, les Franciscains couchés sur le pont du navire, « rigides dans leur bure, la face maigre et blanche au ciel, des airs de moines d’Assise qui réclament leur Giotto ; » ou Aden, la nuit, toute sombre sous ses terrasses argentées de clair de lune, ses maisons vidées, des formes humaines roulées dans une étoffe au seuil des portes : « une impression de cimetière, n’était cette buée chaude et odorante de vie humaine. » Il ne développe pas ; il s’interdit les thèmes à variations. Il a une manière à lui de saisir ce qui l’attire, comme s’il fonçait dessus. J’ai lu avec enchantement ses impressions de Ceylan, non parce que j’y ai reconnu les miennes, — car je crois que Ceylan ne peut guère en produire d’autres, — mais parce que nul, à mon avis, ne les a aussi vivement exprimées. Il a noté d’un trait décisif chez le Cynghalais la cause de la répulsion qu’il nous inspire : « ses yeux, son sourire, d’un charme malsain et mou. » Le léger tournoiement de tête qu’on éprouve à gravir les hauteurs de Kandy, si ombragées de splendeurs et de senteurs, il me semble l’éprouver encore quand il écrit : « Je suis monté par une route en lacets au flanc des montagnes qui domine le lac et la ville, dans les fleurs, dans les bambous, dans les héliotropes, dans les orchidées, dans un parfum. »

Avant de pénétrer dans son intimité, avant d’apprendre de lui combien il aime les étoffes de pourpre, les vieux ors, la musique, les odeurs, son sentiment de la nature et jusqu’au tour de ses phrases nous avaient révélé l’acuité de ses sens et sa disposition voluptueuse à l’exotisme. Plus tard, à Hanoï, il installera près de son salon une fumerie d’opium, non qu’il pratique ce poison ni que ses hôtes en fassent grand usage ; mais l’odeur s’allie bien au décor, et le décor lui a été une délicieuse occasion de bibelotage raffiné : « meubles, buffet aux ustensiles spéciaux, tentures, lampes en argent ciselé, pipes de toute matière, du simple bambou à l’ivoire et à l’ébène précieux. » Le même homme en campagne écrira : « Quelle bonne vie ! Ça va être la deuxième nuit sans se déshabiller, à se rouler dans les couvertures, sur une natte, au coin d’une paillotte. » Aussi, même en plein travail, même en pleine bataille, il restera toujours celui qui voit l’étrangeté des choses, qui s’en imprègne avidement, qui s’en délecte et qui, Dieu merci ! nous en fait jouir. Ses voyages d’inspection, ses marches forcées, ses navigations, ses nuits de labeur acharné, deviennent sous sa plume des fêtes pour nos yeux.

Je n’oublierai jamais son Fleuve Rouge à la tombée du soleil : « un bras de mer aussi sinueux qu’un ruisseau au niveau de la vaste plaine où des milliers de petits êtres jaunes et crochus tourbillonnent comme des insectes dans la lumière. » Evocation magique de l’Indo-Chine ! A Cao Bang, il s’est établi dans une grande pagode et il y travaille la nuit devant une table à dessins couverte de cartes. « Ma lampe éclaire à peine le sanctuaire profond : de l’obscurité me viennent quelques reflets d’or, la couronne de Bouddha, sa ceinture, la garde d’un sabre sacré, puis mes yeux s’y habituent et voici que je distingue l’énorme tête impassible. » Quel tableau : cet officier français levant les yeux de ses plans de campagne et cette tête de l’antique idole qui émerge de l’ombre ! Ses comparaisons sont souvent empruntées à ses souvenirs artistiques. « La frontière chinoise court de crête en crête, de pic en pic. Les chevaux y grimpent, et du bas en haut de cette muraille dressée on dirait de tout petits personnages sculptés sur un retable. » La baie d’Along est une Venise de rochers. « Au lieu de palais, de hautes parois muettes, déchirées, dentelées, des arches, des obélisques, des pylônes aussi nettement taillés que des œuvres d’hommes et zébrés comme des cathédrales toscanes par les grandes rayures des stries géographiques. » A l’âpreté de la description succède immédiatement une phrase qui fond harmonieusement la sensation morale et la sensation physique dans une grâce vive : « Je me promène en maître dans l’immense décor endormi où, malgré la chaleur écrasante, la brise de mer donne à tous les carrefours de grands coups d’éventail. »

Les souvenirs littéraires interviennent aussi, mais discrètement, appelés par tout ce que ces vieux pays étrangers nous ouvrent de perspectives sur les mondes primitifs. Il descend la Rivière Claire en flottille. « De vraies galères où rament de petits sauvages jaunes et sordides et qui portent une petite armée d’hommes bronzés, brûlés, dont les vêtements et les figures ne datent plus : Homère ou Augustin Thierry ? Les bateaux d’Argos ou les barques normandes remontent les grands fleuves français ? » Il n’a rien écrit de plus pittoresque que ses promenades à Hué « où il fait son Loti, » — et aussi son Lyautey, — le dîner chez le Roi, l’embrasement du Palais d’été, « un royaume de feu, des avenues de feu, les contours de toutes choses dessinés en lignes de feu, des gardes rouges portant de grandes torches de résine parfumée et, au bout d’un pont, le petit Roi étincelant de joyaux et d’or ; » après le dîner, les pièces d’artifice et « par-delà les dragons de feu qui sillonnent la nuit du ciel et les fleurs de lotus en verre de couleur qui flottent sur la nuit des eaux, l’obscure mélancolie des palais délabrés, les dessous primitifs de cette cour clinquante et rustique, les allées et venues des serviteurs, les débris de festins, les charges de riz, toute la figuration naïve des Histoires Saintes illustrées de notre enfance. » Savourez ce dernier trait qui rapproche de nous si brusquement et si justement cette féerie lointaine.

Est-ce vraiment écrit sous la dictée rapide de l’impression ressentie ? Cet art est-il spontané ? Le correspondant d’Eugène-Melchior de Vogüé, qui savait que ses lettres étaient lues d’Albert Sorel et de Vandal, surveillait-il son écriture ? Faisait-il des brouillons ? Raturait-il ? On ne sent point la soudure du morceau composé au passage parlé. Tout a l’air parlé et quelquefois même gesticulé. Tout marche de la même allure nerveuse. Et nous ne sommes pas plus surpris qu’il nous fasse en courant une peinture éblouissante que de l’entendre nous dire qu’il est dans la mélasse, quand il y est.


* * *

Ce ne sont pas seulement les paysages qui défilent devant nous : ce sont aussi les personnages. Les Annamites au premier abord lui avaient produit un effet de macaques. Tout en eux froissait son esthétique. Mais il était trop humain et trop friand d’humanité pour ne pas essayer de pénétrer le mystère de leur âme, et il savait qu’aucune œuvre humaine ne s’accomplit « sans une parcelle d’amour. » Sa sympathie rencontra vite les deux points où chez eux elle pouvait s’accrocher. Ces très vieux civilisés ont de la race, et ce peuple laborieux et soumis, mais industrieux et lettré, a gardé les forces sociales les plus vives : le respect des hiérarchies et le culte de la grande famille, « dont les branches s’enlacent autour du tronc commun. » Je voudrais qu’on fît apprendre par cœur à nos futurs administrateurs et gouverneurs la page où il s’écrie : « Que de dessous dans cet organisme profond et vénérable auquel nous sommes venus nous superposer ! Et que fragile notre frêle couche de résidents, d’entrepreneurs et d’officiers, si elle ne jette pas au travers de ces sédiments séculaires d’autres racines que nos règlements, notre bureaucratie, notre galonnage satisfait ! » Quand ses yeux se furent accoutumés à leurs visages et à leurs attitudes, son sentiment artistique reprit ses droits. Des caractères et des beautés lui apparurent qui rattachaient ces hommes à des types connus. Tel mandarin, avec son visage ras et sa bouche au dessin ferme, évoquait un seigneur de la cour des Ducs de Bourgogne ; tel autre, les yeux enfoncés, les pommettes sorties, l’aspect farouche et dédaigneux, un vieux chef de horde. Souvent c’est avec le plaisir d’un collectionneur caressant une œuvre d’art très noble et très précieuse qu’il nous peindra les mandarins en robes à fleurs, — « Dieu, s’écrie-t-il, qu’elles feraient bien sur un fauteuil ! » — ou ce Régent de l’Empire d’Annam qui, dans sa robe de soie rouge brodée de cercles d’or, « tend au gouverneur général sa petite main de momie où, sous le gant blanc, pointent les ongles du lettré. » Le plus beau de ces portraits exotiques est celui du petit roi de l’Annam, Than Taï.


Un long corridor, un cloître plutôt, et enfin, éclairant l’ombre, venant du fond, une note lumineuse et éclatante : un joli, mince et élégant éphèbe dans une gaine de soie jaune or sur laquelle flambaient le grand cordon de la Légion d’Honneur et la grande Sapèque des Dix mille soutiens, au cou une rivière de diamants, sur la tête un haut turban de la soie royale de la robe. Il est grave comme une idole, le petit Roi. Sa robe éclatante et le feu de ses diamants se détachent sur une grande tapisserie des Gobelins douce, discrète, aux tons fondus ; et sous le masque de l’enfant pensif, presque de jeune fille, on a peine à imaginer le petit tigre… (Après l’audience), le Gouverneur se lève ; le Roi le prend par la main et le quitte au seuil du cloître. A chacun de nous la main tendue avec une toute petite inclinaison de tête très protectrice, exactement celle à Paris d’une maîtresse de maison très hautaine, très snob…


Mais ses modèles, il les peint plutôt dans l’action que dans l’immobilité ou la représentation. On ne connaîtrait guère ce jeune prince, si on ne lisait les pages qui suivent et le voyage à Tourane où l’idole se dégourdit, — (zut pour la cour ! zut pour les rites ! zut pour Troug Hiep le censeur ! ) — court le bateau à minuit, réveille les officiers en leur chatouillant le nez, grimpe aux bastingages, et, le lendemain, lâchant sa suite, les parasols et le Gouverneur, accompagné seulement de l’interprète et de Lyautey, pique un galop scandaleux devant ses sujets, que l’étonnement foudroie dans la poussière, et atteint le col des Nuages deux heures avant tout le monde. Là, de la terrasse d’un vieux fort annamite, l’adolescent en robe lilas regarde son royaume entre deux serviteurs, l’un qui tient le parasol, l’autre qui l’évente, et, redevenu hiératique, ressemble « à un jeune Salomon sur le Temple. » Le général Lyautey a au plus haut point le don de la vie et le sens dramatique. La foule annamite grouille et bourdonne partout où il passe et jusque sous les roues de sa voiture. Les villages s’animent, les petits métiers vont leur train. Rien n’est insignifiant pour cette curiosité au regard d’aigle qui ramène un butin des recoins les plus humbles. Et le temps ne l’émousse pas. Sur la route de Madagascar et à Madagascar tout lui sera d’aussi bonne prise qu’au Tonkin ou dans l’Annam. En vingt lignes, car il est toujours sobre et pressé, il nous donnera de Zanzibar et de l’Afrique. guerrière une vision qui éclate comme un brasier dans les ténèbres. Et quant au portrait, la reine malgache Bibiassy n’a rien à envier au Roi de l’Annam que sa beauté. Un vrai monstre, « ce Saint-Sacrement de reine dont les oreilles pendent en longs anneaux de chair, installée sous un vélum au milieu des prosternai ions, des bras étendus, des chants et des danses. » Rentrée chez elle, c’est un monstre « qu’on apprivoise en lui jouant de l’accordéon et en lui contant des gaudrioles sakhalaves. »

Cependant derrière cet exotisme qui est pour les Lyautey non pas une matière d’art, mais leur raison d’agir, il y a les Blancs, il y a nous. Le futur général n’était pas sorti de la mer Rouge qu’il avait le sentiment de la petite place que nous tenions dans ce monde et combien on nous prenait peu au sérieux. Il était impossible, dans les vingt années qui ont précédé la guerre, qu’un Français s’éloignant de son pays, sur n’importe quel chemin du monde, ne l’éprouvât pas. Cela vous venait tout doucement dans le sourire des étrangers, dans l’éloge qu’ils faisaient de nos modes, dans l’intérêt amusé qu’ils prenaient à nos scandales, dans l’indulgence horripilante qu’ils avaient pour nos pitres, dans leur affectation d’admirer notre passé. Cela vous enveloppait, vous envahissait, vous étreignait jusqu’à l’angoisse. Aucune espèce de nostalgie n’était aussi cruelle que ce sentiment-là. On en arrivait à craindre que réellement « pour toute entreprise et suite notre terre ne fût frappée d’impuissance et de stérilité. » Ce que l’officier qui allait au Tonkin connaissait de la bureaucratie militaire répondait aux griefs de nos compatriotes, ingénieurs ou colons, dont la voix unanime ne cessait de dénoncer la mauvaise volonté administrative, notre formalisme, notre absence de doctrine, notre politique imbécile. Ajoutons que, de Suez à Singapour, il avait été obsédé par la façade (je dis la façade) de la puissance anglaise, et que cette puissance nous manifestait alors autant de morgue que d’inintelligente hostilité. Cette obsession le poursuivra ; quatre ans plus tard, comme il quittait Zanzibar et que, du rivage, un Père Blanc lui faisait des signaux d’adieu, « j’y répondis, dit-il, jusqu’à ce qu’un grand bateau de guerre anglais — toujours — vint interposer entre nous sa dure et suggestive silhouette. » Mais soldats et missionnaires laissent le pessimisme aux touristes et aux philosophes. Si, à Saigon, Lyautey cherche vainement les banques, les grosses maisons d’affaires, des gens et des choses qui n’émargent pas au budget, il n’en constate pas moins dans toute l’Indo-Chine une somme prodigieuse de bonnes volontés individuelles. « On sent, dit-il, que, si une révolution quelconque brisait les mailles du réseau administratif, réglementaire, qui nous tue, notre race n’est pas finie et qu’il y aurait encore de beaux jours pour elle. »

Ses lettres dressent un réquisitoire accablant contre notre bureaucratie qui est pourtant, je ne puis m’empêcher de le remarquer, la seule chose stable que nous ayons « dans la mortelle et constante instabilité » de notre gouvernement. « Le pire gouverneur pendant dix ans, dira-t-il, vaut mieux que le meilleur pendant un an. » Eh bien ! une administration routinière vaut encore, parce qu’elle dure et que, si elle entrave souvent les initiatives, elle refrène les cupidités et les lubies d’en haut. Il ressort malheureusement de tous les faits que la France exige de ses meilleurs fils plus d’énergie qu’aucune autre nation, puisqu’ils doivent en distraire une bonne part à réagir contre ceux qui nous gouvernent ou à réparer leurs erreurs. Durant ses deux années d’Indo-Chine, il vit se succéder deux gouverneurs : l’un, M. de Lanessan, cassé au moment où il donnait aux entreprises la confiance et la vie ; l’autre, M. Rousseau, excellent administrateur, mais excédé, et qui mourut des coups de fusil qu’à chaque courrier le ministère lui tirait dans les jambes.

Cependant l’œuvre de colonisation progressait. C’est que nous avions des hommes laborieux et modestes et des soldats dont les pareils seraient, vingt ans plus tard, les vainqueurs de la Marne. Quand nous lisons leurs obscurs exploits, nous éprouvons le remords de ne pas leur avoir fait dans notre pensée la place qu’ils méritaient. Nous étions trop absorbés par nos dissensions, et cet héroïsme qui se déployait si loin comptait si peu ! Ceux-là même qui faisaient chaque soir l’antique prière « pour les malades, les prisonniers, les voyageurs, » ne se représentaient pas, — et Lyautey le dit avec une émotion poignante, — quels voyageurs, quels pionniers, nous avions là-bas sur la frontière chinoise ou les confins sakhalaves. Ses récits de campagne et de batailles sont superbement enlevés. Les pires ennemis ne sont pas les hommes ; c’est le pays, « inextricable chaos de rocher en arêtes, en aiguilles, déchirés, spongieux, escaladés les mains en sang, le vide sous soi pour redescendre dans des gouffres verticaux. » je recommande la prise du repaire casematé de Ké-Tuong qui se termine sur ces mots : « Ils avaient à chaque élargissement de la gorge un village, à chaque étranglement une accumulation de défenses qu’ils n’ont abandonnées qu’en se voyant pris par le fond du cirque, par où jamais ils n’avaient attendu que des chèvres et des éboulements : nous avons éboulé, voilà tout. » de fiers hommes, et dignes de leurs chefs, les Vallière, les Grandmaison, les Gallieni.


* * *

Le général Lyautey possède une des facultés les plus généreuses et les plus fécondes : celle de l’admiration ; et l’on juge de la valeur d’une âme à ce cri que lui-arrachait Galliéni : « La suprême jouissance, c’est de gober son chef ! » Il peut se flatter d’avoir fixé les traits de cette grande figure pour l’immortalité. Tous deux étaient à peu près du même âge. Gallieni avait quarante-quatre ans lorsqu’ils se rencontrèrent, le prestige de vingt années de colonies, Sénégal et Soudan, dont une année de captivité chez Ahmadou avec, chaque matin, la perspective de la torture et de la décapitation. C’était un homme passionnant, « un seigneur lucide, précis et large, » et un colonial dans l’âme. Au bout de six mois de France, sa femme qu’il adorait lui disait : « Tu t’ennuies, je le vois, va-t-en ! » Il lui fallait la brousse, des troupes à manier sur de durs terrains, un coin du monde à nettoyer, des provinces à pacifier, des villes à faire surgir de terre, de l’avenir à modeler. Homme de guerre au coup d’œil prompt, dans les plus graves périls pas un muscle de son visage ne tressaillait. Quand il avait fait tout ce qu’il avait pu, il attendait calmement, ou en plaisantant sur un autre sujet, la décision de la destinée. Avant le combat son esprit organisait la victoire. Détesté de quelques-uns qui le traitaient « de fumiste et d’agité, » le sachant et n’en laissant rien paraître, il était adoré des autres. Sa présence les électrisait, et il exerçait autour de lui une autorité souveraine. Il haïssait la bureaucratie, sautait par-dessus les circulaires, méprisait les conventions à ce point « qu’il eût mis ingénument un colonel sous les ordres d’un capitaine plus malin. » Vis-à-vis de l’administration et des services de contrôle, il était obligé de ruser : il rapetissait ce qu’il faisait, il en atténuait la portée, il présentait comme des mesures de simple police ses actes les plus osés, les plus révolutionnaires. Car il était révolutionnaire ; il voulait d’autres casernes, une autre éducation militaire, une autre formation de l’officier, une autre façon de préparer la terrible guerre qu’il prévoyait. Il avait dans l’intimité des gaités d’enfant et une cordialité exquise. Très instruit, il continuait partout de s’instruire, piochant l’anglais et l’allemand, lisant les revues italiennes, se tenant au courant de tout au milieu de sa besogne d’enfer et d’un personnel de plantons et de secrétaires dressés à travailler en silence jusqu’à une heure avancée de la nuit. Chaque jour, avant son diner, il s’imposait une promenade d’une heure où il n’était pas permis de prononcer un mot de service. Il causait de sa dernière lecture : un roman de d’Annunzio, l’Autobiographie de Stuart Mill. C’était ce qu’il appelait « son bain de cerveau. » et avec tout cela un fond de tristesse que n’expliquent pas seulement ses tracas et la peur que le gouvernement ne gâchât son œuvre ce fond de tristesse qu’on devine chez tous les grands réalisateurs, les grands manieurs d’hommes, qui voient reculer sans cesse les limites de leur ambition et désespèrent de jamais les atteindre. « Il faut se figurer qu’on s’amuse, écrivait-il, que l’on fait des choses utiles. »

Qu’un tel homme ait « empoigné » et presque fanatisé Lyautey, on le comprend d’autant mieux qu’en traçant d’après lui le portrait de Gallieni, il me semble que j’ai tracé le sien. Il n’y est pas tout entier, mais les principaux traits y sont : mêmes antipathies, mêmes dégoûts, même conception du rôle social de l’officier, même amour de l’aventure et de la gloire. Toutes les aspirations qui remuaient son âme reçurent une forme concrète de Gallieni. Il apportait en Indo-Chine, plus ou moins conscientes, la passion des affaires et du pouvoir, l’ambition de faire une œuvre durable, de s’ouvrir un chemin à coup de hache, d’inscrire son nom « aux origines de quelque chose. » Presque au débarqué, il rencontre l’homme « dans les yeux duquel des milliers d’yeux cherchaient l’ordre, à la voix duquel des routes s’ouvraient, des pays se repeuplaient, des villes surgissaient. » Donc ce que j’ai rêvé, Seigneur, existait bien ! Le jour où, à Madagascar, il tracera sur le sol le plan de sa première ville, il se rappellera l’Urbs condita des Romains et ses premières conversations avec Gallieni qui le captivait « en lui disant sa vie de légionnaire de César. »

Mais il se distingue de Gallieni par les séductions de sa nature, mélange original de réflexion et d’impétuosité, de vigueur et de grâce, et par tout ce qu’il a su faire passer de sa poésie intérieure dans ces pages nettes et ardentes. En le lisant, les vers de Musset me revenaient à la mémoire :


Il faut dans ce bas monde aimer beaucoup de choses
Pour savoir après tout ce qu’on aime le mieux,
Les bonbons, l’Océan, le jeu, l’azur des cieux,
Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses.


Ce qu’il aime le mieux, nous le savons, c’est l’action. « Je suis un animal d’action… Je renifle l’action. » Mais il a aimé beaucoup de choses, et nous l’en aimons davantage. Et il représente beaucoup de choses aussi. Il y a en lui un aristocrate, un féodal, et un charmeur qui se montre à l’occasion le plus éloquent des diplomates. Il est de ces hommes que l’imagination introduit de plain pied aux plus belles époques de l’histoire et toujours dans les premiers rangs. On a prononcé à son sujet le nom de Scipion l’Africain. Je le vois fort bien de sa chaise curule dictant des lois aux peuples pacifiés et sur la terrasse d’un palais devisant avec Massinissa de l’âme immortelle et des dieux. Mais on le verrait aussi bien aux côtés de Godefroy de Bouillon, ou sur la caravelle de Cortès, — mieux encore sur le navire de Champlain, — ou chevauchant botte à botte avec Montluc, retour d’Italie. À la cour de Hué, son compagnon le Polytechnicien, farouche démocrate qui écumait d’avoir à se découvrir devant « un môme de roi, » devait flairer en lui l’ancien régime et l’Œil de Bœuf. Les Arabes, bons juges en la matière, le saluent grand seigneur. Et aux heures de repos, quand il laisse tomber ses armes, il se place tout naturellement parmi les âmes modernes les plus délicatement nuancées. Son vrai repos au Tonkin, c’était la reprise des raffinements familiers, l’abandon de l’uniforme, le costume de tennis et d’aller s’asseoir au bord de la mer. Il ouvrait le Sang, la Volupté et la Mort de Barrès ou le Cardinal d’Ossat de Vogüé ou son Vigny. « Et ces choses élégantes et tristes lui donnaient sur cette plage solitaire et lumineuse une impression d’accord parfait… » Je lui applique son mot sur Gallieni : magnifique spécimen d’homme complet ; et j’ajoute : spécialité de la France, de cette France,

Mère des arts, des armes et des lois.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Lyautey. Lettres du Tonkin et de Madagascar (1894-1899), 2 vol. in-8, chez Armand Colin.