Les Lettres de cachet

Les Lettres de cachet
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 821-853).
LES
LETTRES DE CACHET

I. Rapports inédits du lieutenant de police René d’Argenson, publiés avec introduction et notes, par M. Paul Cottin ; Paris, librairie Pion, 1891, 1 vol. in-12. — II. Inventaire des Archives de la Bastille (t. IX du Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de l’Arsenal) ; Paris, librairie Pion, 1892, 1 vol. in-8o.[1]

Les lettres de cachet ont formé l’une des institutions les plus caractéristiques et les plus importantes de l’ancien régime ; non-seulement parce qu’au début de la Révolution la suppression des lettres de cachet a servi, pour parler un langage moderne, de plate-forme électorale aux hommes de la Constituante, mais aussi parce qu’elles ont été l’essence même de la vie publique d’autrefois. Otez les lettres de cachet, observe Malesherbes qui les a étudiées de près, et vous ôtez au roi toute son autorité, car la lettre de cachet est le seul moyen qu’il possède de faire exécuter sa volonté dans le royaume. Les lettres de cachet ont fait sentir leur action, non-seulement dans-la vie publique, elles ont agi dans la vie intime de la vieille société française, dans la vie de famille, d’une manière si profonde et si étendue qu’à la veille de la Révolution il était peu de familles, de quelque considération, qui n’en eussent éprouvé les effets. Enfin, si les lettres de cachet ont formé l’une des institutions les plus caractéristiques et les plus importantes de l’ancienne France, il est permis d’ajouter que cette institution est peut-être celle qu’aujourd’hui nous connaissons et nous comprenons le moins. Malesherbes, qui avait été ministre de la maison du roi avec le département de Paris, et qui avait, en cette qualité, dirigé l’expédition d’un nombre considérable de lettres de cachet ; Malesherbes, qui n’avait cessé de s’occuper, avec un intérêt passionné, des « ordres arbitraires, » pour reprendre l’expression usitée à la fin du XVIIIe siècle, et qui avait cherché à s’éclairer de tous côtés et de toutes manières possibles, écrivait, en 1789, — alors que les assemblées des bailliages étaient déjà réunies pour l’élection des députés aux états-généraux, — dans un précieux mémoire sur les lettres de cachet, encore inédit[2], qu’il adressait à Louis XVI : — « Je ne donne que des notions vagues ; il m’est impossible d’en donner d’autres, et je doute que personne en France puisse présenter un tableau exact des différens ordres (lettres de cachet) qui se donnent dans les provinces ; » — plus loin, il revient sur cette idée : — « Je dirai ce que je sais sur la France, car je ne sais pas tout sur la France elle-même. » — Comme bien on pense, les différens écrivains qui, sous l’ancien régime, ont traité des lettres de cachet, les ont connues d’une manière beaucoup plus imparfaite que Malesherbes, et depuis, les modernes, à de trop rares exceptions près, n’ont guère fait que répéter leurs déclamations ; mais à présent que des érudits consciencieux et infatigables comme M. Paul Cottin mettent au jour des documens qui demeuraient inconnus pour les contemporains eux-mêmes, que les fonds d’archives tenus rigoureusement secrets par le gouvernement de l’époque ont été classés, mis à la disposition du public, que les inventaires en sont publiés, le moment semble venu de s’avancer, guidé par les textes, avec l’espoir de découvrir quelques parties du sol inconnu.


I

Une erreur commune est de croire que l’action des lettres de cachet se bornât aux affaires d’État. Un pamphlétaire fait paraître des libelles contre les gens en place, ou contre la religion, ou contre l’autorité du roi, il est saisi et mis à la Bastille : tel est, dans l’opinion générale, le type d’une lettre de cachet. Le cas se présentait sans doute, et d’autres de même ordre ; mais ils étaient si rares qu’il est permis d’affirmer que sur un millier de lettres de cachet délivrées par l’administration, c’est à peine si deux ou trois, trois ou quatre peut-être, concernaient une affaire de ce genre, et un historien désireux de juger d’un coup d’œil l’ensemble de l’institution pourrait presque les négliger. Quelles sortes d’affaires concernaient donc les neuf cent quatre-vingt-seize ou neuf cent quatre-vingt-dix-sept lettres de cachet restantes ? — C’étaient habituellement des affaires de police et des affaires de famille. En matière de police, les lettres de cachet ne laissaient pas de rendre service, étant donnée cette étonnante organisation judiciaire, dont la procédure remontait à un âge reculé, et que l’ancien régime conservait soigneusement. Malesherbes écrit dans son Mémoire : — « Le juge, excepté en flagrant délit, ne peut arrêter que par décret de prise de corps, celui-ci ne se prononce qu’après information, les témoins ne sont entendus qu’après avoir été assignés, le ministère ne les fait assigner qu’après avoir obtenu la permission d’informer, et il n’obtient cette permission qu’en rendant plainte. Pendant ce temps, le coupable s’enfuit. En ce cas, le procureur-général ou ses substituts demandent des lettres de cachet. » — Le prévenu était en prison qu’un décret de prise de corps donné par un tribunal régulier, châtelet ou parlement, intervenait ; aussitôt l’ordre du roi, — c’est ainsi que l’administration nommait une lettre de cachet, — était levé, et le prisonnier passait aux mains de la justice ordinaire. Dans ces circonstances, « l’ordre du roi » peut être assimilé au mandat d’amener que lancent nos juges d’instruction.

Une autre catégorie de lettres de cachet pour affaires de police était particulière à Paris. — « Dans beaucoup de villes, écrit Malesherbes, les magistrats chargés de la police punissent par la prison ceux qui troublent la société, sans procédure et sans appel ; à Paris, le ministère public et le magistrat de la police (c’est-à-dire le lieutenant-général), au lieu de donner des ordres en leur nom, obtiennent des ordres du roi. » — À cette dernière circonstance doit être attribué ce fait qu’à Paris les lettres de cachet pour affaires de police sont plus nombreuses que celles pour affaires de famille, tandis que dans les provinces la proportion est renversée. Néanmoins, l’on pensera avec nous que les ordres du roi pour affaires de famille, — les lettres de cachet de famille, comme on disait dans les bureaux, — offrent seuls à nos yeux un grand intérêt. Nous les verrons caractériser, d’une manière inattendue peut-être, un état social dont le nôtre est sorti, bien qu’il en soit déjà très différent. C’est sur les lettres de cachet de famille délivrées à Paris, sous l’ancien régime, que nous voudrions arrêter un instant l’attention du lecteur.

Une seconde erreur est de croire que l’expédition d’une lettre de cachet fût dépourvue de toute procédure et de formalités.

Voici l’histoire d’un ordre du roi, tirée un peu au hasard de l’un des nombreux dossiers conservés dans les archives de la Bastille ; nous la raconterons avec détail, car elle a l’avantage de montrer, d’une manière assez vivante, non-seulement quelle était la procédure suivie par l’administration, mais l’esprit dont celle-ci s’inspirait, le but qu’elle poursuivait et les résultats qu’elle obtenait parfois.

Vers la fin de l’année 1750, Berryer, lieutenant-général de police, recevait les plaintes de Marie-Adrienne Petit, épouse de François Ollivier, gantier-parfumeur établi à Paris, rue de la Comtesse-d’Artois. Depuis que ce dernier avait fait la connaissance d’une jeune couturière, nommée Marie Bourgeois, qui logeait rue Saint-Denis-aux-Bats, tout allait sens dessus dessous, dans son intérieur. La pauvre femme se disait méprisée, injuriée même par son mari, et les chalands désapprenaient le chemin d’une boutique où le patron ne faisait plus que de rares apparitions ; enfin, les économies que le ménage avait réunies étaient dépensées en parures pour la coquette fille à qui maître Ollivier ne pouvait plus rien refuser. Le lieutenant-général de police dépêcha l’un de ses commissaires, un nommé Grimperel, auprès de Marie Bourgeois avec charge de lui faire entendre raison. Grimperel lui fit un discours au nom du magistrat, — c’est le titre que les textes donnent au lieutenant de police, — qui représentait l’autorité royale, et lui fit défense de fréquenter à l’avenir le nommé Ollivier. L’avis était bon ; mais il entrait dans une tête légère : — « Cependant, elle ne cesse de le recevoir chez elle, écrit Mme Ollivier dans un second placet, ce qui cause beaucoup de désordre dans notre ménage et notre commerce, et il est facile de prévoir que si cela continue, il nous sera impossible de faire honneur à nos affaires. Ce considéré, monseigneur, j’ai recours à vous pour vous supplier de faire enfermer Marie Bourgeois. » — Ce placet au lieutenant de police est signé de Mme Ollivier et contresigné, détail important, a par le principal locataire de la maison où demeurait la jolie couturière, un nommé Charpentier. » — Le lieutenant de police mit l’affaire entre les mains de son secrétaire Chaban, qui était plus particulièrement chargé de l’examen de tout ce qui concernait l’expédition des ordres du roi. L’inspecteur Dumont fut délégué pour « vérifier l’exposé du placet et en rendre compte, » conjointement avec le commissaire Grimperel. Les deux officiers envoyèrent des rapports aux conclusions pareilles : — « La nommée Bourgeois ne cesse de voir le sieur Ollivier, malgré les défenses qui lui en ont été faites. » — Cependant, Berryer hésitait à employer le grand remède de la lettre de cachet et voulut encore tenter de ramener les coupables par un moyen plus doux. Il en écrivit au curé de la paroisse sur laquelle demeuraient nos amoureux, le priant de les faire comparaître devant lui et de tâcher, par une semonce sévère, de les ramener dans le bon chemin. Comment apprit-elle qu’il était question de la mander devant son curé ? Pour se garer de l’aventure, Marie Bourgeois changea de domicile et vint s’établir sur une autre paroisse, où ses relations, malgré de nouvelles admonestations du commissaire Grimperel, reprirent gaîment avec le parfumeur de la rue Comtesse-d’Artois. Certes, Berryer, — qui mandait en manière d’instructions à son secrétaire : — « Gardez les pièces jusqu’à ce qu’il vienne de nouvelles plaintes, » — doutait de l’effet que produiraient ces réprimandes. Les nouvelles plaintes vinrent au mois de mai. Mme Ollivier écrit que son mari est tombé dans les pires excès, elle est certaine qu’il a conçu le projet de quitter Paris avec sa maîtresse : — « Par pitié, monseigneur, faites enfermer Marie Bourgeois ! » — Néanmoins, Berryer ne se décida qu’après une seconde enquête par d’autres officiers de police et après un nouveau placet de la femme : — « Mon mari s’apprête à quitter Paris du jour au lendemain ; déjà sa maîtresse a donné congé de sa chambre. »

Marie Bourgeois fut arrêtée le 15 juillet 1751, à neuf heures du soir, en vertu d’une lettre de cachet contresignée par le comte d’Argenson ; celui-ci était alors ministre de la guerre avec le département de Paris. Elle fut conduite au For-l’Evêque d’où elle ne tarda pas à être transférée à la Salpêtrière. Sous les verrous de l’Hôpital la jeune fille considérait les conséquences que pouvaient entraîner les galanteries d’un parfumeur, tandis que sa famille intercédait- auprès du magistrat. Sa sœur Madeleine et une de ses tantes, Mme Herbon, maîtresse couturière, assuraient que Marie était fille d’honneur et elles joignaient à leurs affirmations les témoignages de plusieurs locataires d’une maison où elle avait demeuré. D’autre part, Mme Ollivier suppliait le lieutenant de police de la garder sous clé. C’est ce dernier parti que prit Berryer. Un nouveau recours en grâce fut mieux accueilli. En date du 20 février 1752, le lieutenant de police écrivait au secrétaire d’État ayant le département de Paris : — « La sœur et la tante de Marie Bourgeois ont signé l’engagement de veiller sur sa conduite et François Ollivier celui de rompre toute relation avec elle. » — Les portes de la prison s’ouvrirent. La lieutenance de police n’entendit plus parler ni de Mlle Bourgeois, ni de maître Ollivier. La prospérité rentra dans la parfumerie de la rue Comtesse-d’Artois, et la bonne entente dans le ménage de François Ollivier.

Les archives de la Bastille fournissent en grand nombre des monographies d’ordres du roi exactement semblables à celle qui précède. Celle-là peut suffire à montrer que l’expédition d’une lettre de cachet était entourée, à Paris, d’une procédure assez compliquée, qui n’était pas, à vrai dire, rigoureusement nécessaire, mais que la coutume imposait. En voici cependant d’autres exemples. Une nommée Catherine Randon avait été enfermée à l’Hôpital. M. Menjol, auditeur à la chambre des comptes, envoya à la lieutenance de police une protestation qui se résumait en ces termes : 1° dans l’information de vie et mœurs qui fut faite au sujet de la prisonnière, M. Lemoine, principal locataire de la maison, rue Bourtibourg, où elle demeurait depuis dix-huit mois, n’a point été entendu, ni aucun des voisins de la même rue ; 2° avant d’être frappée d’une lettre de cachet, la prisonnière n’a point été mandée devant le curé de Saint-Paul sur la paroisse duquel elle demeurait ; 3° l’ordre du roi qui aurait dû être exécuté par l’inspecteur Bourgoin ne l’a été que par l’un de ses commis, sans que l’on appelât un commissaire et sans que les formalités requises en pareil cas fussent remplies. Catherine Randon fut mise en liberté. Le 22 juin 1721, une demoiselle Leclerc lut enfermée à la Salpêtrière : elle était en prison depuis quinze jours, que le lieutenant de police reçut un placet commençant par ces mots : — « Monsieur, comme il n’est point d’exemple et qu’il est contre les ordonnances et règles, et même contre les lois, de faire enfermer une femme, sur la déposition d’un seul particulier, et que l’ordre (lettre de cachet) sur ce fait exige le scandale, la plainte des voisins et même du curé, on a cru devoir vous représenter que l’abbé de Maignas a surpris votre religion au sujet de la nommée Leclerc. » — Celle-ci fut mise en liberté.

Mais, s’il est vrai que l’expédition d’une lettre de cachet exigeait à Paris une procédure et des formalités que la tradition avait rendues régulières et fixes, il est également vrai que toute cette procédure demeurait secrète. Voilà le plus grave reproche que l’histoire doive formuler contre cette institution. Or, chose curieuse, ce caractère secret de la procédure et des formalités qui entouraient l’expédition d’un ordre du roi ne constituait pas seulement aux yeux des contemporains l’excuse des lettres de cachet, il en faisait la raison d’être. L’administration ne se contentait pas de couvrir du plus profond silence tout ce qui avait trait à l’expédition d’un ordre du roi : quand la personne était en prison, le secrétaire d’État faisait détruire tous les papiers relatifs à l’affaire, afin d’éviter qu’ils tombassent jamais, dans les bureaux du ministère, sous des regards indiscrets. Lorsque l’affaire concernait des personnes de médiocre importance, et que l’examen n’en était pas sorti des bureaux de la lieutenance de police, on ne prenait pas la peine de détruire les papiers par le feu ; mais on les enfermait dans le lieu le plus secret du royaume, au fond de l’une des tours de la Bastille ; c’est de là qu’ils sont venus jusqu’à nous. Une fois à la Bastille, les papiers n’en sortaient plus ; quel que fût le motif pour lequel on les réclamât, qu’il s’agît d’un procès en parlement, d’une affaire de succession, le lieutenant de police refusa toujours, d’une manière inflexible, communication d’une pièce quelconque provenant des dossiers d’un prisonnier par lettre de cachet. Il en était de même au ministère, où l’on interdisait non-seulement la communication des dossiers, quelque graves que fussent les motifs de la demande, — les pièces d’ailleurs en avaient été détruites, — mais où l’on refusait de donner la transcription des notes très brèves qu’on avait portées, par mesure d’ordre, sur les registres des bureaux.

Le fait tenait à l’organisation de la famille dans la société de ce temps ; et, en passant, n’éclaire-t-il pas d’un jour oblique, peut-être, mais assez nouveau le mot célèbre de Montesquieu, quand il dit que « l’honneur est le fondement des monarchies. » Qu’on lise en effet les circulaires des ministres, les instructions des lieutenans de police, la correspondance des intendans et des subdélégués, les réponses de Louis XVI aux remontrances du parlement, et, d’autre part, les requêtes et placets envoyés par les particuliers, toujours la même idée revient, sous toutes les formes : — « La raison d’être des lettres de cachet est la conservation de l’honneur des familles. » — Un ordre du roi n’entraîne aucune honte pour la personne qu’il frappe, tel en est le caractère essentiel ; et c’est pourquoi il semblait nécessaire, si les raisons qui l’avaient fait délivrer touchaient à l’honneur du prisonnier, que ces raisons demeurassent secrètes. — « J’ai réussi par ce moyen, écrit Berryer, à rendre service à d’honnêtes gens en sorte que les désordres de leurs parens n’ont pas rejailli sur eux. » — La lettre de cachet n’avait rien de l’appareil infamant dont se servait la justice criminelle. Les procureurs du roi auprès des tribunaux disent dans leurs rapports : — « Il ne s’est pas trouvé de preuves contre ce particulier pour faire asseoir un jugement à peines afflictives ; mais il serait à propos de le faire enfermer d’ordre du roi. » — Ce n’était donc pas une condamnation après jugement, c’était une précaution plutôt, un acte personnel du souverain, une correction paternelle. Cette expression est reprise par M. A. Joly, au cours d’une étude sur les lettres de cachet dans la généralité de Caen.

En 1773, le chevalier de Baillivy écrivait dans un libelle sur, ou plutôt contre les lettres de cachet : — « Les lettres de cachet, considérées dans leur principe, ne sont que des grâces particulières que le roi veut bien accorder aux familles pour les soustraire au déshonneur auquel, suivant le préjugé, elles craignent d’être en but. » Vergennes disait en 1781 : « Il est une foule de cas où le roi, par un effet de sa bonté paternelle, se prête à corriger pour empêcher la justice de punir. » C’est ainsi que Saint-Florentin en arrive à écrire : « Un ordre du roi est plutôt une faveur qu’une punition ; » et que Malesherbes, en 1789, dans son mémoire à Louis XVI, répète : « La famille a intérêt à soustraire son parent à une condamnation infamante ; quand le roi, par bonté, veut bien soustraire un coupable à la rigueur des lois en le faisant enfermer, c’est une faveur. » — Qui aurait cru trouver ces expressions appliquées aux lettres de cachet ?


II

L’ordre du roi expédié par le ministre, sur un rapport du lieutenant de police, a été sollicité par les parens de l’inculpé. C’est le père, premier juge de ses enfans, qui réclame l’assistance du pouvoir royal. — « Le père seul, écrit Malesherbes, a le droit de demander une lettre de cachet. » — Quand l’honneur de la famille est en jeu, les hommes de naissance commune ne se montrent pas moins sévères que les gens de qualité. Un vitrier nommé Allan, qui demeurait rue Neuve-Guillemain, et courait les rues de Paris, guettant les carreaux cassés, expose devant le commissaire de police qu’il a sollicité une lettre de cachet contre son fils, parce que celui-ci « lui donnoit de justes motifs, par son penchant à la friponnerie, de craindre des suites infamantes pour sa famille. » L’excellent homme déclare d’ailleurs être si pauvre qu’il lui serait impossible de payer la moindre pension pour le détenu. Henry Clavel, « acteur-comédien, » demande que son fils soit enfermé à Bicêtre, où il paiera une pension de 150 livres, « parce qu’il y a lieu de craindre que ce fils, qui est hors d’état de gagner sa vie, ne déshonore sa famille par une fin malheureuse. » Louis Armand, marchand éventailliste, fait enfermer sa fille Euphrosine à la Salpêtrière « parce qu’il se voit à la veille d’être déshonoré par la mauvaise conduite de cette malheureuse. » Nous pourrions multiplier les exemples indéfiniment.

Il faut d’ailleurs suivre le principe dans ses conséquences. Pour qu’un père fasse enfermer l’un de ses enfans, il n’est pas nécessaire que celui-ci ait commis un crime, ni même un délit : ce serait déjà là une tache dont la famille a, non-seulement le droit, mais le devoir de se préserver. Dès lors il n’est pas nécessaire de faits ; il suffit d’une crainte fondée en apparence. La famille de Charles de L’Espinay a recours à l’autorité du roi « pour être mise à l’abri des mauvaises actions que ce jeune homme peut commettre et qui pourroient la déshonorer. » Danchin, commis des bâtimens royaux, demande que son fils soit enfermé à Bicêtre, attendu « qu’il y a lieu de craindre qu’il ne déshonore sa famille. » Claude Bedel est enfermé à l’Hôpital sur la demande qu’en ont faite ses parens « dans la vue de prévenir les suites fâcheuses qu’ils avoient lieu de craindre de sa mauvaise conduite. »

La demande du père est rarement repoussée. — « La seule autorité paternelle, observe un subdélégué, devroit suffire dans de pareilles circonstances, parce qu’on ne peut pas présumer que la piété et l’amitié d’un père puissent être susceptibles d’aucun préjugé. » — Le vicomte Du Chayla sollicitait auprès du comte d’Argenson en faveur d’un ami que menaçait la colère paternelle ; mais le ministre, inflexible, répondait : — « Il est d’usage d’arrêter les enfans dont les pères se plaignent. » — La lettre de cachet délivrée, le père a pouvoir d’en suspendre l’exécution. Jacques Avisse, qui est menuisier et demeure rue Saint-Roch, écrit à Berryer : — « J’avois obtenu, il y a quelques mois, une lettre de cachet contre ma fille ; mais par tendresse paternelle j’empêchai que l’ordre fût exécuté. » — Nous avons déjà cité le dossier d’Euphrosine Armand, fille d’un éventailliste : celui-ci a sollicité une lettre de cachet, et la requête a été renvoyée à l’inspecteur Bazin : — « Je crois, écrit bientôt le père, que le transport dudit Bazin l’a suffisamment intimidée, et que la crainte la fera rentrer dans les bonnes voies ; ce qui m’engage à suspendre l’exécution de l’ordre du roi. » — Peu après, Armand sollicite à nouveau l’incarcération de sa fille, « convaincu, écrit-il, qu’elle est pire que jamais. » — L’ordre est exécuté.

Le père choisit lui-même-la prison. Guillard de Fresnay, demandant une lettre de cachet contre l’un de ses fils, fait dire à Berryer : — « Ou délibérera dans la famille l’endroit où votre autorité le fera conduire. » — Le fils étant en prison, le père n’en conserve pas moins sur lui plein pouvoir. Il trace le régime auquel le prisonnier sera soumis, il peut apporter des adoucissemens à la peine qu’il a demandée, faire transférer le détenu d’un lieu dans un autre ; du jour au lendemain faire lever l’écrou. D’Argenson écrit au vicomte Du Chayla : — « Le père est si irrité qu’il le tiendra vraisemblablement longtemps en prison. » Nous lisons dans une lettre envoyée par Lejeune, fils d’un papetier du Marais, à sa mère : — « Le Père prieur (de Charenton) m’a dit que je ne sortirois d’icy que quand mon père seroit mort ; quoiqu’il me fasse de la peine, je l’aime toujours, et souhaite qu’il vive plus longtemps que moi. » — Chabrier de Laroche, capitaine réformé au régiment de cavalerie-Lusignan, fils d’un président à la Chambre des comptes, fut conduit dans les prisons du For-l’Évêque, sur un placet de son père, le 24 octobre 1751. Le 12 novembre suivant, le père demanda la mise en liberté du prisonnier, mais avec un ordre du roi qui le reléguerait à la suite de son régiment ; ce qui fut accordé, et le jour même où le jeune homme sortait de prison, à savoir le 14 décembre, le père obtenait une seconde lettre de cachet qui lui donnait pouvoir de faire arrêter à l’avenir son fils, s’il venait à quitter son régiment, en quelque lieu qu’il se trouvât, et de le faire mettre en prison pour vingt ans.

Et si, par aventure, le ministre hésitait à mettre les foudres royales entre les mains d’un père irrité, il s’exposait aux rudes paroles que l’un d’eux fait entendre à Malesherbes : — « Quand l’autorité tutélaire et souveraine se refuse à appuyer l’autorité domestique, elle sait, sans doute, où prendre les ressorts propres à veiller sur la tête de chaque individu en particulier. Je m’y résigne donc ; mais elle ne pourra refuser un jour à ma vieillesse, qui viendra lui demander compte de la prostitution d’un nom qui avoit été transmis sans tache, et que j’avois tâché de conserver tel, son secours pour le dérober du moins à la flétrissure portée par les lois. »

En l’absence du père, c’est la mère qui rédige la requête, et en l’absence de père et mère, les principaux membres de la famille, frères, oncles, cousins, les amis mêmes de la maison, réunissent leurs signatures pour obtenir une lettre de cachet contre un libertin qui, par sa mauvaise conduite, menace de ternir l’éclat d’un nom respecté. Le pouvoir de la mère est encore très grand devant l’administration, surtout lorsqu’il s’agit d’une fille. Catherine Flaubert, veuve de Pierre Fontaine, ouvrier plombier, âgée de soixante-dix ans, « ayant une fille qui lui avoit désobéi pour vouloir épouser un garçon malgré elle, se vit obligée de la faire mettre, par ordre du roy, à la maison de force de la Salpêtrière. » La mère ayant soixante-dix ans, quel pouvait bien être l’âge de cette fille ? Marie Brache, veuve d’un maître ferrailleur à Paris, fait enfermer sa fille pour cause d’inconduite ; elle appuie sa requête en ces termes : — « Sa qualité de mère, — les rédacteurs de ces placets parlent toujours à la troisième personne, — est moins respectée que si elle fuse sa soubrette. » — En 1751, Thomas Bouillette, compagnon menuisier, est écroué à Bicêtre en vertu d’une lettre de cachet sollicitée par sa mère, la veuve Bouillette, tripière. Celle-ci expose que « la famille font profession d’honnêtes gens et a des craintes des suites fâcheuses en fréquentation des libertines. » Le jeune homme était à Bicêtre depuis plusieurs semaines, que la mère adressa au lieutenant de police une nouvelle supplique. Son fils, dit-elle, désirerait s’engager pour la compagnie des Indes ; « mais la famille affligée craint qu’il ne cherche qu’une occasion de s’évader, » et demande « qu’il soit conduit aux Isles avec les déserteurs, enchaîné. » La veuve Bouillette ajoute qu’elle offre de payer entièrement le voyage, « préférant ce sacrifice à la douleur d’être déshonorée par un libertin. » La demande fut aussitôt accordée. Le lecteur ne doit pas penser que ces faits ont été choisis par nous à titre exceptionnel, mais les considérer comme des types dont chacun représente un grand nombre d’affaires semblables.

À peine est-il besoin de dire que les questions de mœurs occupent la plus grande place parmi les motifs dont les solliciteurs appuient leurs placets. Georgette Leloir, femme d’un ouvrier du « faubourg Antoine, » a une fille qui s’est consolée de la mort de son mari, maître Jante, sans procéder aux formalités que prescrivent en pareil cas les règles de l’Église et les lois de l’État. Elle vit avec un archer du guet et « la pauvre mère affligée a vainement essayé de les faire marier ensemble ; » aussi demande-t-elle « que sa fille soit enfermée dans les lieux où sont enfermés les débauchés. » Louise Jante fut incarcérée à la Salpêtrière le 18 janvier 1752. Aussitôt l’archer se déclara disposé à épouser sa maîtresse, et la mère de consentir à la liberté de sa fille, mais sous condition que le mariage serait célébré avant la sortie de la prisonnière, dans la chapelle même de l’Hôpital général. Tout semblait sur le point de s’arranger ; l’on comptait sans le père du futur. Dans une lettre signée « Clément, » celui-ci repoussa l’affront de voir un de ses fils se marier dans une prison, et mit comme condition à son consentement, que le mariage fût célébré dans l’église voisine de Saint-Paul. La mère se montra accommodante, et l’administration alla jusqu’à fournir les témoins. Nous lisons dans le registre des mariages de l’église Saint-Paul, à la date du 15 février 1752 : — « Vu la permission donnée par les vicaires-généraux de Paris, fiancés et mariés le même jour : l’époux a vingt-neuf ans ; les témoins de l’époux ont été Feral, inspecteur de police, et Perrault, lieutenant de la prévôté des monnaies et maréchaussée de France ; le père de l’épouse, gagne-denier, et Jean Toussaint, cocher de place, ont assisté la mariée ; ces derniers ont déclaré ne pas savoir signer. »

Les plaintes formulées par les parens pour faire enfermer leurs enfans portent presque toujours, comme nous venons de le dire, sur des affaires de mœurs ; d’autres fais sur de folles dépenses : éternelle histoire du jeune héritier qui, pour les beaux yeux d’une joyeuse fille, engage le bien paternel dans les griffes des usuriers. Les motifs d’une lettre de cachet ne sont pas toujours très graves. Brunek de Fraudenek fit écrouer au For-l’Évèque un de ses fils, qui était venu compléter ses études à Paris avec l’intention d’entrer dans le corps du génie, afin de le mettre dans les conditions les plus favorables à la préparation de ses examens. Le père fixa au jeune homme un régime frugal ; il le fit installer dans une chambre claire, où il y avait une grande table sur laquelle on pouvait tirer des plans, et le prisonnier recevait quotidiennement la visite de ses maîtres, les sieurs Beauchamp, Thuillier et Gravelot, c’était le célèbre dessinateur d’illustrations, qui l’instruisaient en dessin et géométrie.

Les lettres de cachet venaient au secours d’un beau-père qu’effrayaient les prodigalités de son gendre. Le marquis de Brisay est un ancêtre de Gaston de Presle, gendre de M. Poirier. Jeune, il avait aimé le luxe et les grandes dépenses, et bientôt il s’était vu au bout de son rouleau d’écus. Alors, il avait trouvé une bonne famille bourgeoise, très riche et glorieuse, que son titre de marquis éblouit et qui lui donna une jolie fille avec une dot plus belle encore. Et les dépenses de reprendre grand train. Le beau-père, qui se nommait M. Pinon, pour charmé qu’il était d’appeler sa fille marquise, n’en fronça pas moins les sourcils en voyant la dot si lestement dépensée par le mari. Il prit les enfans chez lui, serra les cordons de sa bourse ; le marquis lit des dettes, M. Pinon se fâcha, puis demanda une lettre de cachet. Nous l’avons sous les yeux : elle est datée du 24 janvier 1751, signée Louis, contresignée d’Argenson, et envoie le marquis de Brisay à la citadelle de Lille. Celui-ci se rendit, en toute liberté, dans sa prison, où il arriva, accompagné d’un domestique, le 3 février. Le premier mois, tout alla bien, le marquis paya ses fournisseurs ; mais les deux mois suivans n’étaient pas écoulés que Brisay devait des sommes importantes à l’hôtelier, aux fournisseurs, aux officiers de la garnison. M. de La Basèque, gouverneur de la citadelle de Lille, en écrit au lieutenant de police et demande que la famille, c’est-à-dire le beau-père du marquis de Brisay, ajoute annuellement mille livres aux deux mille que ses créanciers lui abandonnent. On en informa M. Pinon, qui se récria : — c’était trop cher ! — et il manda au ministre que le marquis avait des enfans que lui, Pinon, se voyait obligé d’élever, qu’il avait hébergé Brisay pendant douze années, et qu’il était tout au plus disposé à majorer la pension de-cinq cents livres. Dans une deuxième lettre adressée au secrétaire d’État, peu de temps après la première, M. Pinon représente le séjour de son gendre à la citadelle de Lille, « dont l’auberge est toujours pleine d’officiers et de filles comédiennes, » comme étant de nature à entraîner le prisonnier à des dépenses, il demande que le marquis soit transféré au fort l’Escarpe-lez-Douai ou au fort Saint-François, près d’Aire.

Les circonstances où les lettres de cachet s’expliquent le mieux, les seules où l’esprit moderne puisse les admettre, c’est quand elles ont eu pour but de soustraire un coupable à la terrible jurisprudence de l’époque, appliquée par les tribunaux, châtelet ou parlement, et d’épargner à toute une famille la réprobation qu’aurait entraînée pour elle une condamnation toujours prononcée avec appareil et éclat. L’action des lettres de cachet, se greffant de la sorte sur l’action judiciaire, est particulièrement intéressante à étudier parmi la classe populaire.

Au cours d’un rapport au lieutenant de police, rendant compte d’une patrouille faite, le 31 janvier 1751, dans le quartier Saint-André-des-Arcs, l’inspecteur Poussot exposait qu’on avait arrêté un nommé François Bunel, soldat aux gardes françaises, dans une sanglante bagarre au fond d’un cabaret ; puis, il se découvrit que cet individu était chargé de plusieurs vols et qu’il vivait associé à une fille de la pire espèce. Aussi fut-il recommandé d’ordre du roi au Grand-Châtelet ; mais sa mère, qui était veuve d’un soldat aux gardes françaises, pour éviter à son fils et à toute sa famille la honte d’une condamnation prononcée par le tribunal, parvint à s’arranger avec la partie civile, et obtint que le président de Boulainvilliers lui-même, chez qui avait été commis l’un des vols, écrivît au procureur du roi pour demander, conjointement avec la famille, que Bunel pût s’engager pour les îles ou fût enfermé par lettre de cachet à Bicêtre, ce qui l’enlèverait à la juridiction du Châtelet. Ainsi fut fait. Les sergens recruteurs pour le régiment de Briqueville trouvèrent notre homme à Bicêtre. Il était de bonne taille, et le lieutenant de police l’autorisa à contracter un engagement avec eux. Une lettre de cachet en date du 22 mars leva l’écrou du prisonnier, tandis qu’une autre l’exilait à la suite du régiment de Briqueville-infanterie dans lequel il allait prendre rang. Nous restons une année et demie sans nouvelles. Le 4 novembre 1752, le marquis de Briqueville écrivit à Berryer pour le prier de lever l’ordre d’exil qui pesait sur Bunel. Celui-ci, disait-il, n’avait cessé de se comporter comme un excellent sujet, n’avait jamais encouru le moindre reproche, et ses chefs avaient à cœur de lui donner de l’avancement, ce qui n’était pas possible tant qu’il était sous le coup d’une lettre de cachet. Au billet du marquis de Briqueville en est joint un autre signé du capitaine commandant la compagnie où Bunel est engagé : — « Monsieur, écrit-il au lieutenant de police, vous m’avez fait l’honneur de me promettre, lorsque vous auriez une lettre de M. de Briqueville, que vous lèveriez les deux lettres d’exil d’Antoine Lachambre et de Bunel. Permettez-moi d’avoir l’honneur de vous supplier de m’accorder la levée de celle de Bunel. J’ose vous assurer que c’est un très bon sujet, qui se comporte à merveille depuis deux ans qu’il est au régiment, que tous ses supérieurs en sont très contens, et l’on désire de le faire sergent dès que la lettre d’exil sera levée, que moi, en mon nom, je me charge de veiller à sa conduite, de vous avertir exactement si, contre mon attente, il venoit à manquer aux obligations qu’il vous aura. Enfin, monsieur, c’est une grâce que je vous demande avec instance. » — La dernière pièce du dossier est un rapport du lieutenant de police au comte d’Argenson, ministre de Paris : — « Le nommé Toussaint-François Bunel a été relégué à la suite du régiment de Briqueville, par ordre du roy du 21 mars 1751, parce que c’est un libertin qui vivoit avec une fille qu’il faisoit passer pour sa femme, qu’il a volé du linge aux États de Bretagne et qu’il a fait un autre vol à M. d’Houvant, garde-cuisine de M. le président de Boulainvilliers. Comme il s’est très bien comporté depuis qu’il est dans ce régiment et que M. de Briqueville demande son rappel, ayant à dessein de le faire sergent, M. le comte d’Argenson est supplié de faire expédier un ordre nécessaire à cet effet. » — Ce rapport porte en apostille, de la main du ministre : — « Bon pour le rappel, 3 décembre 1752. » Pour comprendre la portée de cette courte monographie, il faut connaître les sévérités des tribunaux de ce temps, que les philosophes ne cessent de signaler et dont Voltaire parle en ces termes : — « Ils étoient les conservateurs d’anciens usages barbares contre lesquels la nature effrayée réclamoit à haute voix. Ils ne consultoient que leurs registres rongés des vers. S’ils y voyoient une coutume insensée et horrible, ils la regardoient comme une loi sacrée. C’est par cette raison qu’il n’y avoit nulle proportion entre les délits et les peines. On punissoit une étourderie de jeune homme comme on auroit puni un empoisonnement ou un parricide. » — La lettre de cachet obtenue par la mère de François Bunel ne sauva pas seulement le jeune garde française de la potence, elle le sauva moralement et le réhabilita, et transforma en un honnête homme utile à son pays, le misérable perdu de mœurs et qui, au fond des bouges les plus mal famés de Paris, tombait dans une dégradation de plus en plus grande. De nombreux dossiers, semblables à celui de François Bunel, nous ont passé sous les yeux.

Ajoutons que les parens, soucieux de garder l’honneur de la famille, n’obéissaient pas toujours à un émoi aussi légitime. Une dame Leblanc s’obstinait à vivre auprès de son mari, bien que celui-ci n’eût plus de fortune : — « par un entêtement, disent les textes, que son confesseur même n’a pu vaincre. » — La mère de la jeune femme la fit enfermer aux Mathurines. — « Ce n’est qu’avec douleur, écrit-elle à la supérieure, que j’ai vu ma fille réduite au sort qu’elle éprouve, et il est affreux, sans doute, d’être privée de la liberté quand on n’a à se reprocher qu’un attachement trop grand pour son mari. »

Aussi bien le lieutenant de police jugeait-il souvent les parens trop sévères et, au lieu de la lettre de cachet sollicitée, mandait-il dans son cabinet le père et la mère, avec la jeune personne qui n’en voulait faire qu’à sa tête. La fillette écoutait, confuse de l’aventure, les réprimandes du magistrat, et au lendemain, nonobstant la menace d’une lettre de cachet qui devait punir sa désobéissance, en aimait davantage son amoureux. Ces épisodes d’un caractère paternel et gracieux nous offrent la vivante peinture de l’époque.

Lorsque les parens négligeaient d’intervenir pour réprimer les désordres de leurs enfans, il arrivait que des locataires de la maison, des voisins, des personnes du quartier envoyaient à la lieutenance de police l’expression de leur indignation. Ces détails sont précieux pour l’histoire de la population parisienne en ce temps. Le dossier d’un jeune garde française nous tombe encore sous la main. Il avait fait rencontre d’une modiste qui se nommait Marie et qui venait d’atteindre ses dix-sept ans. Les enfans s’étaient logés sous les combles, dans une grande maison de la rue des Bourguignons, appartenant au chevalier d’Hautefort. Leur petite mansarde dominait les toitures environnantes. Dans des caisses pleines de sable, placées sur l’appui de la fenêtre, ils avaient semé du liseron, et les fleurs, détachant leurs vives couleurs sur les feuilles vertes, entre lesquelles on voyait des morceaux de ciel, avaient grimpé le long des fils de fer. Ils se croyaient délaissés dans leur bonheur, quand arriva à la lieutenance de police une lettre signée « Thierry Petit, principal locataire des maisons et dépendances de la succession de M. le chevalier d’Hautefort. » Ce particulier représentait que « le nommé Jean Foulard, soldat réformé des gardes françaises, menoit une vie scandaleuse avec la nommée Marie Boutillier, » que tout le voisinage en était indigné et que le curé de Saint-Médard lui-même, « par un zèle vraiment pastoral, » faisait des vœux pour que « l’autorité du roi retranchât ces brebis galeuses de son troupeau. » L’abbé Hardy, curé de Saint-Médard, appuie cette requête : — « J’ay l’honneur de certifier que Foulard et Marie Boutillier, tous deux mineurs, tiennent une conduite qui scandalise et révolte tout le quartier, et ne veulent recevoir avis de personne, ny se séparer. » — L’affaire fut renvoyée à l’inspecteur Roussel pour « s’en informer et en rendre compte. » Celui-ci rédigea son rapport en même temps que le commissaire du quartier, le 2 février 1751 ; l’un et l’autre tendent aux mêmes conclusions : — « Les faits contenus dans le mémoire sont véritables et les particuliers dont l’on se plaint portent dans le quartier un scandale considérable, vivant ensemble comme mary et femme, ce qui donne de mauvais exemples à la jeunesse des environs. » — Les deux officiers de police estiment finalement qu’il serait convenable, « sous le bon plaisir du magistrat, » de faire arrêter Foulard, de le forcer à s’engager dans un régiment, et quant à Marie Boutillier, « de lui donner telle punition qui seroit jugée à propos. » Berryer, alors lieutenant de police, apportait dans l’exercice de ses redoutables fonctions une bonté et une indulgence dont les contemporains ont souvent rendu témoignage. Il préféra fermer les yeux jusqu’à ce que de nouvelles plaintes vinssent à se produire. Celles-ci ne se firent pas attendre. C’est un nouveau placet du terrible M. Petit, contresigné cette fois par la famille de la jeune fille. « Monseigneur, c’est toute la famille de ladite Boutillier qui se joint au sieur Petit et qui supplie Votre Grandeur de leur accorder un ordre pour être enfermée à la maison de force. C’est la grâce que cette famille attend de votre bonté qui, à juste titre, est le conservateur de l’honneur des familles. » — Ce placet avait été dicté à Un écrivain public, ainsi qu’on en peut juger par l’écriture ; mais les signatures autographes témoignent de la condition sociale à laquelle appartenaient ces braves gens : François Billiard « ocquele, » Nicolas Frangel « cusen, » François Royé « cousien, » Jacques Macomble « tuteur. » Cependant Berryer hésitait encore, aussi le 12 février reçut-il une nouvelle plainte : — « Monsieur le curé de Saint-Médard a fait tous ses efforts pour déterminer les jeunes gens à se marier ensemble ou à se séparer et à changer de vie ; mais loin d’entrer dans ses sages remontrances, ils continuent de vivre en mauvais commerce. » — Pierre Bercion, soldat-invalide, et sa femme ; Jean Cochet, gazier ; Catherine Lallemand, veuve de Pierre Darville, dit La Joye, dévideuse de soie ; Marguerite Regnaud, femme d’un maître praticien ; Louise Paillard, gazière ; Louise Macomble, veuve d’un compagnon brasseur, et Antoine Macomble, gazier, voisins ou locataires des immeubles où logent Jean Foulard et son amie, joignent leurs plaintes à celles de M. et Mme Petit, et ont également signé la requête, à l’exception de deux ou trois d’entre eux qui ne savent pas écrire. Berryer ne se décida qu’après avoir fait recommencer l’enquête par le commissaire Lemaire. Celui-ci conclut : — « Suivant l’information, Jean Foulard et Marie Boutillier mènent une vie fort scandaleuse et toutes les remontrances que le curé de Saint-Médard leur a faites n’ont pu les engager à changer de conduite. » — Les lettres de cachet, pour enfermer le jeune homme à Bicêtre et la jeune fille à la Salpêtrière, furent délivrées par le comte d’Argenson le 22 mars, mises à exécution le 1er août 1751.

Après quelques mois de détention dans la maison de force, la jeune fille adressa au magistrat une supplique très touchante, implorant son pardon et la liberté. La famille en eut connaissance et protesta. Cette famille se composait de : François Macomble, fabricant de gaze, et sa femme, beau-frère et sœur de la prisonnière ; Marc Houdry, maître cordonnier à Paris, et sa femme ; Fr. Billiard, vigneron à Fontenay, et sa femme, oncles et tantes : — « Toute la famille ont l’honneur de supplier humblement Votre Grandeur de leur accorder la grâce de faire retenir à l’hôpital ladite Marie Boutillier, comme un mauvais sujet, ayant tout apparence qu’elle recommencera sa vie libertine. » — En date du 18 décembre 1751, deuxième placet : — « Dans la crainte qu’ils ont qu’elle ne se replonge dans la débauche et ne les déshonore, ils supplient très respectueusement Votre Grandeur de ne point lui accorder sa liberté. » — Un troisième placet est du 23 mars 1752 : — « Elle ne seroit pas plus tôt sortye qu’elle recommenceroit sa vie libertine, au grand scandale de la famille. » — Berryer écrit au revers : — « Sa famille s’oppose à sa liberté, joindre au dossier pour représenter à la visite. »

Sur ces entrefaites, « J.-B. Foulard, vingt-deux ans, garçon cordonnier, » avait, avec l’autorisation du lieutenant de police, pris service dans l’armée ; il était sorti de prison, et bientôt Berryer reçut de lui une supplique pour la mise en liberté de sa jeune amie. Foulard expose que, s’il a recueilli chez lui Marie Boutillier, orpheline de père et mère, c’était dans les vues du mariage, il ajoute que « comme leur amitié avoit été sincère, la jeune fille étoit accouchée d’un fils, » qui avait été baptisé au nom de son père dans l’église Saint-Médard et, qu’ayant eu la douleur de le perdre, ils l’avaient fait enterrer dans la même paroisse : — « Comme le suppliant et la jeune fille, dit-il en terminant, habitoient toujours ensemble, M. le curé de la paroisse les fit séparer, en faisant mettre le suppliant à Bicêtre, d’où il est sorti, et la jeune fille à l’hôpital, où elle est actuellement. Ledit Foulard plein de probité et de religion demande, pour réparer l’honneur de cette orpheline, de l’épouser, et ladite fille, qui ne désire rien tant que de vivre ensemble, supplient avec instance Votre Grandeur de vouloir ordonner qu’ils soient mariés dans l’hôpital. » — La conclusion de notre petit roman se trouve dans deux rapports, l’un de l’abbé Delevacque, desservant la Salpêtrière, l’autre de l’inspecteur de police Roussel. Le mariage fut célébré le 29 juillet, et l’inspecteur, rendant compte de la cérémonie, rapporte que « les ordres du magistrat y ont été exécutés avec toute l’exactitude possible. » Nos jeunes gens rendus libres purent s’aimer régulièrement, et rentrer, sans scandaliser le voisinage, dans leur petite mansarde de la rue des Bourguignons.

On a remarqué que les curés placés à la tête des différentes paroisses de Paris jouent un rôle important dans l’histoire des lettres de cachet ; surtout lorsqu’il s’agit d’affaires semblables à celle qui précède. Le zèle mis par eux à ramener celles de leurs ouailles qui se sont égarées dans la voie du siècle, les conduit parfois à des rigueurs excessives. Jeanne Velvrique avait, en 1751, vingt et un ans. Elle était, pour nous servir des expressions de l’abbé Feu, curé de Saint-Gervais, « douce et timide, gracieuse et jolie. » Une « femme du monde » s’empara de son esprit et lui procura la protection d’un Américain. Le curé intervint : — « L’Américain a parlé raisonnablement, écrit-il au lieutenant de police, à deux personnes que je lui ai envoyées. » — Tout allait s’arranger quand on découvrit que cet homme raisonnable n’était pas seul à faire le bonheur de la joyeuse fille et qu’un nommé Lheureux, facteur des lettres de la Salpêtrière, « homme pernicieux, » écrit le vieux prêtre, n’était pas moins avant dans ses laveurs et beaucoup moins disposé à y renoncer : — « Je réclame ma brebis, écrit le curé de Saint-Gervais au lieutenant de police, et j’espère que vous aurez la bonté, monsieur, de la faire arrêter et mettre à Saint-Martin, où elle se convertiroit, puis je la mettrois dans un couvent. » — Il faut noter que Saint-Martin était la plus rude prison pour femmes qu’il y eût à Paris. Berryer manda au commissaire de Rochebrune de s’informer des faits : — « quelle est la conduite de la jeune fille ? si elle cause du scandale, si elle a des parens, si elle loge chez eux et, dans le cas où il faudroit la corriger, si ses parens sont en état de payer une pension ? » — Rochebrune répondit sur ces différens points : les parens étaient pauvres et la jeune fille les avait quittés depuis la première semaine de carême ; il ajouta qu’ayant appris les démarches de l’abbé Feu, elle avait fait une demande pour entrer à l’Opéra, « afin d’être défendue contre son curé par les privilèges de l’Académie royale de musique. » L’étude de l’ancien régime est ainsi pleine de surprises. Mais Jeanne Velvrique n’eut pas le temps de mettre son projet à exécution : le 25 juillet 1751, le comte d’Argenson informait Berryer qu’il lui allait envoyer la lettre de cachet sollicitée par le curé de Saint-Gervais et qui portait ordre d’enfermer la jeune fille à Saint-Martin. Jeanne Velvrique, ayant également appris que l’ordre du roi était délivré, se tint cachée, en sorte qu’on ne put l’arrêter que le 22 février 1752. En prison, elle s’empressa de s’adresser aux protecteurs qu’elle ne laissait pas d’avoir. Elle écrivit au duc de Duras, maréchal et pair de France : — « Mon cher papa, je vous demande en grâce d’employer votre autorité auprès de M. de Berryer, pour me procurer mon élargissement. Si vous avez conçu depuis un temps de l’indifférence pour moi, faites-le par charité. Vous êtes le seul de qui j’attends ma destinée. » — M. de Duras sollicita chaudement auprès du lieutenant de police, la mère de la jeune fille joignit ses prières aux instances du noble duc, et le curé de Saint-Gervais consentit à ce que Jeanne sortît de Saint-Martin, mais à la condition qu’elle passerait quelques mois avant d’être rendue entièrement libre, dans la communauté du Bon-Sauveur. « Je compte sur l’influence de la supérieure, écrit le vieux prêtre, pour sauver cette brebis égarée. »


III

Très nombreux, — il fallait s’y attendre, — sont les maris désireux de faire enfermer leurs femmes, et plus nombreuses encore les femmes qui voudraient faire enfermer leurs maris. Aussi bien est-ce toujours l’honneur de la famille qui est en jeu. Le bruit mené autour d’une affaire de mœurs plaidée en parlement était peut-être plus grand en ce temps qu’aujourd’hui. Un procès en séparation de corps défrayait la chronique des ruelles. — « Le public, écrit d’Argenson, est charmé de la scène qu’on lui donne et personne n’a encore eu la charité de tirer le rideau pour cacher un spectacle si ridicule. » — Les avocats avaient pris l’habitude de faire imprimer des mémoires, réquisitoires, plaidoyers, qu’ils faisaient distribuer à grand nombre d’exemplaires et mettaient en vente dans Paris. On se les passait de main en main. Dans le coin du boudoir, ils étaient lus par Clitandre, qui les assaisonnait de commentaires, aux éclats de rire de Célimène et du marquis. Le prononcé des juges était de même imprimé avec les considérans, et l’on entendait les colporteurs, camelots de l’époque, ils foisonnaient déjà dans Paris, les crier par les rues jusque devant la maison des intéressés.

Une remarque s’impose au sujet des lettres de cachet sollicitées par l’un des époux contre l’autre : l’ordre du roi était obtenu beaucoup plus facilement par le mari contre la femme que par la femme contre le mari, ce qui n’empêchait pas les lettres de cachet contre les maris d’être plus nombreuses, par la raison, constate Malesherbes, qu’elles « étoient sollicitées avec beaucoup plus d’ardeur que toutes les autres. » Au cours de son mémoire à Louis XVI, Malesherbes fait encore à ce sujet une observation intéressante : — « Je dois, écrit-il, révéler un des secrets de l’administration. C’est qu’il y a plus de celles-là, — à savoir des lettres de cachet contre les maris, — que de celles qu’on donne contre les femmes. Mais il y a une différence. La femme ne fait pas la demande en son nom. Ceux qui s’intéressent à son sort font le récit de ses malheurs aux distributeurs des ordres du roy. On prend des informations sur la conduite du mari, et quand on trouve des prétextes pour l’enfermer, on les saisit. » — La femme n’avait donc pas qualité pour demander elle-même une lettre de cachet ; quand l’ordre était délivré contre son mari, l’autorité royale était censée agir spontanément.

L’observation de Malesherbes nécessite cependant une réserve. Ces finesses ne trouvaient guère leur application que dans le monde de la noblesse et de la haute bourgeoisie ; le peuple en agissait avec plus de simplicité, et nous avons eu occasion de lire un nombre infini de requêtes rédigées par les femmes elles-mêmes et en leur nom.

L’autorité du roi intervenait dans les ménages, lors même qu’il n’y avait pas scandale. C’est ainsi que le jeune duc de Fronsac, nommé plus tard, à la mort de son père, duc de Richelieu, lut mis une première fois à la Bastille, parce qu’il n’aimait pas sa femme. Le beau cavalier fut gardé plusieurs semaines sous les verrous, « dans une solitude ténébreuse, » dit-il, en l’unique société d’un abbé rébarbatif qui lui faisait des sermons sur le devoir. Quand tout à coup, par la porte du cachot, sa femme entra jeune et gracieuse : — « Le bel ange, écrit le duc, qui vola de ciel en terre pour délivrer Pierre n’étoit pas aussi radieux ! »

Les rapports du grand lieutenant de police d’Argenson, où l’on voit tant d’observation et d’humour, sont remplis de traits semblables : — « Une jeune femme, écrit-il, nommée Baudouin, publie hautement qu’elle n’aimera jamais son mari et que chacun est libre de disposer de son cœur et de sa personne comme il lui plaît. Il n’y a point d’impertinences qu’elle ne dise contre son mari, qui est assez malheureux pour en être au désespoir. Je lui ai parlé deux fois et, quoique accoutumé depuis plusieurs années aux discours impudens et ridicules, je n’ai pu m’empêcher d’être surpris des raisonnemens dont cette femme appuie son système. Elle veut vivre et mourir dans cette religion, il faut avoir perdu l’esprit pour en suivre une autre, et plutôt que de demeurer avec son mari, elle se feroit huguenote ou religieuse. Sur le rapport de tant d’impertinences j’étois porté à la croire folle ; mais par malheur elle ne l’est pas assez pour être renfermée par la voie de l’autorité publique, elle n’a même que trop d’esprit, et j’espérois que, si elle avoit passé deux ou trois mois au Refuge, elle comprendroit que cette demeure est encore plus triste que la présence d’un mari que l’on n’aime pas. Au reste, celui-ci est d’une humeur si commode qu’il se passera d’être aimé, pourvu que sa femme veuille bien retourner chez lui et ne pas lui dire à tous momens qu’elle le hait plus que le diable. Mais la femme répond qu’elle ne sauroit mentir, que l’honneur d’une femme consiste à dire vrai, que le reste n’est qu’une chimère et qu’elle se tueroit sur l’heure si elle prévoyoit qu’elle dût jamais avoir pour son mari la moindre tendresse. »

Ces motifs d’incarcération se répètent avec uniformité : fantaisies extra-conjugales, dissipation des deniers de la communauté, mauvais traitemens, et souvent délits de droit commun passibles des tribunaux auxquels on veut soustraire les coupables. Un mari fait enfermer sa femme qui s’est éprise d’un trop vif amour du dieu Bacchus. Quand l’inconduite de la femme a pour témoins des enfans, surtout des filles d’un certain âge, la demande n’est jamais repoussée.

En 1722, Nicolas Cornille, bourgeois de Paris, rentrait dans ses foyers d’un long voyage au-delà des mers : il arrive joyeux, se présente à sa femme ; mais celle-ci le reçoit de la belle manière et l’appelle mauvais plaisant de vouloir se donner pour son mari ; bref, nonobstant l’insistance du bonhomme, elle refuse de le laisser rentrer non-seulement dans la jouissance de ses droits conjugaux, mais, ce que Cornille trouvait plus grave, dans la jouissance de sa fortune. Une lettre de cachet envoya cette épouse récalcitrante à la Salpêtrière.

L’un des époux en prison, l’autre conservait le pouvoir de régler son régime, de le faire transférer dans un autre lieu si ce dernier lui paraissait plus sûr. Le mari demeurait juge du moment où l’on mettrait sa femme en liberté et réciproquement. — « J’ai parlé, écrit un commissaire de police, à la femme du nommé Lécuyer, qui désire faire retirer son mari de Bicêtre ; elle dit qu’elle le trouve dans de très bonnes dispositions ; » — le lieutenant de police veut encore prendre l’avis de l’économe placé à la tête de la prison et en obtient cette réponse : — « Sa femme le vint voir il y a quelque temps, il lui parut conforme à ses intentions. » — Aussi, Philippe Lécuyer fut-il mis en liberté.

D’aucuns, trop sceptiques, ne s’étonneront pas que des hommes, enfermés sur les instances de leurs femmes, aient demandé à rester en prison lorsque celles-ci vinrent les réclamer. Teschereau de Baudry, lieutenant de police, écrit en date du 6 septembre 1722 au ministre de Paris : — « Michel Arny demande de rester à l’hôpital le restant de ses jours, assurant qu’il y sera plus heureux qu’avec sa femme. » — Cet homme d’esprit était savetier de son métier, et comme l’économe de Bicêtre affirmait qu’on pourrait l’employer dans la maison, il fut autorisé à demeurer à l’hôpital où on le fit passer parmi les « bons pauvres. »


IV

Après avoir exprimé leur surprise de voir le gouvernement de l’ancien régime s’occuper des plus minces discussions dans les plus humbles familles du royaume, les quelques écrivains qui ont eu occasion de toucher à l’histoire des lettres de cachet s’étonnent davantage encore de voir les ministres donner tant de soins, prendre tant de peine et se charger de tracas infinis, pour arriver à se prononcer en connaissance de cause, lorsqu’ils sont sollicités de délivrer une lettre de cachet. M. A. Joly en parle ainsi : — « Le ministère montre en tout cela une longanimité singulière. Il n’est si petite affaire ni détail si mesquin qui ne puisse espérer fixer son attention. On ne saurait imaginer à quels puérils détails descend la curiosité du ministre, de quels grotesques commérages les intendans se font les échos. Plaintes de parens irrités, propos de voisins, histoires de petites villes, tout cela est recueilli avec soin, lu et pesé. Et, il n’est pas besoin que la famille tienne une grande place dans le monde. Les débats domestiques du plus modeste bourgeois sont sûrs d’arriver jusqu’à l’oreille du ministre, et de la trouver complaisamment ouverte. Un des dossiers contient toute une volumineuse histoire curieuse à ce titre. Ce sont les démêlés d’un bourgeois avec la famille de sa femme. Tous les incidens de cette burlesque aventure, les querelles d’un gendre étourdi et d’une belle-mère acariâtre, soutenue par ses filles, y sont au long retracés. Le dossier est bourré de récits de bonnets déchirés, d’armoires vidées, de pot-au-feu volé, de corrections peu décentes administrées en pleine rue par le mari à sa femme. Et qu’on n’imagine pas que ce sont des renseignemens qui se sont trompés d’adresse. Pendant deux ans l’intérêt du ministre est tenu en éveil. » Encore si après ces deux ans l’affaire était terminée ; mais le ministre demande des éclaircissemens nouveaux, et le subdélégué lui écrit « qu’il ne manquera pas de lui donner avis de ce qui se passera dans ce ménage. »

On ne retrouve pas des correspondances semblables dans les dossiers concernant les lettres de cachet parisiennes, parce que la distance entre Paris et le ministère n’existait pas, et à cause de l’organisation de la lieutenance de police qui, par ses commissaires et ses inspecteurs, fournissait rapidement au ministre les renseignemens désirés. Néanmoins le secrétaire d’État, ayant le département de Paris ne donnait pas un moindre soin aux affaires de famille sur lesquelles son attention était attirée.

Qui n’a gardé le souvenir de l’une des scènes les plus curieuses tracées par Marivaux dans sa délicieuse Vie de Marianne, peinture fine et précise des mœurs contemporaines ? C’est une assemblée de famille dans le cabinet du secrétaire d’Etat. On parle d’une lettre de cachet sollicitée contre une jeune fille, Marianne, qu’un jeune homme de qualité voudrait épouser, bien qu’elle fût sans naissance ni biens. La discussion est longue ; le ministre fait comparaître Marianne ; il écoute chacun avec intérêt. À lire Marivaux, on pourrait croire que le ministre ne prenait tant de soins que pour des familles aristocratiques ; mais en dépouillant nos dossiers, nous voyons d’humbles bourgeois, nous voyons même des gens du peuple trouver pareil accès dans son cabinet.

Claude Huisse était un cabaretier du Pré-Saint-Gervais, ivrogne et brutal, qui battait sa femme, lisons-nous dans les textes, jusqu’à la « briser de coups. « Il avait un autre défaut, étant « si fol que, malgré qu’il fut endetté prodigieusement, il se mettoit comme un mousquetaire, en chapeau brodé, avec une cocarde verte galonnée d’or, et avoit commandé à son tailleur un habit de 600 livres. » Il fut mis à Bicêtre. Après deux mois, la femme, qui avait sollicité sa détention, réclama sa mise en liberté. Saint-Florentin, duc de La Vrillière, ministre de la maison du roi, écrit au lieutenant de police d’ordonner une enquête par le prévôt du Pré-Saint-Gervais, laquelle le mettra à même de se prononcer sur l’opportunité de cette mesure. Le prévôt rédigea un rapport détaillé, où il représenta le prisonnier comme un homme d’une violence extrême, d’un esprit faible et méchant, surtout quand il avait bu. Le prévôt ajoute qu’il a mandé la femme Huisse devant lui : — « Elle m’a paru bien embarrassée, et il m’a paru, par ce qu’elle vous demande, qu’elle est née faible et malheureuse, attendu qu’elle a tout à craindre de cet homme qui, tôt ou tard, lui fera un mauvais parti. » — La pauvre femme persista à demander la liberté de son mari. Alors Saint-Florentin convoqua dans son bureau les parens les plus rapprochés du détenu et, après s’être entretenu avec eux du caractère de Huisse, il leur fit promettre de veiller sur sa conduite, d’en répondre et de le représenter quand ils en seraient requis. Ces détails nous sont connus par une note que le duc de La Vrillière adressa au lieutenant de police le 3 janvier 1752, en l’informant que la lettre de cachet, portant ordre de lever l’écrou, était expédiée.

« Peut être plaindra-t-on, observe très justement Louis de Loménie, les ministres de l’ancien régime, et leur accordera-t-on quelque indulgence, en voyant à quel point d’inextricables affaires privées pouvaient, aux dépens des affaires publiques, s’emparer de leur temps et de leur attention. »

Ces faits ont une grande importance. Nous représentons-nous aujourd’hui M. le ministre de l’intérieur consacrant une partie de sa matinée à délibérer, avec une famille bourgeoise du Marais ou une famille ouvrière du faubourg Saint-Antoine, sur les moyens de ramener la paix dans un ménage troublé ? Cette constatation suffirait à montrer quel abîme sépare notre état social de celui de nos ancêtres, et combien le caractère et l’essence des pouvoirs publics diffèrent d’une société à l’autre.


V

Pour comprendre la cause de cette grande différence, et, par là même, ce qui a fait, plusieurs siècles durant, la raison d’être des lettres de cachet, il faut considérer l’état social qui a donné naissance à cette institution et dans lequel elle s’est développée.

On admet généralement que l’état social de l’ancienne France était fondé sur l’organisation de la famille. Représentons-nous la famille d’autrefois, vivant dans la maison paternelle que les générations successives agrandissent, transforment selon les besoins nouveaux. Autour d’elle, l’héritage des ancêtres, qui conserve trace des efforts de chacun, s’est transmis intact entre les mains des aînés. Le chef de famille maintient son autorité, non-seulement sur sa femme et ses enfans, mais sur ses frères cadets qui vont fonder des familles nouvelles ; en lui se conserve la tradition des croyances et des idées, patrimoine légué par les ancêtres qui sera légué aux descendans. Le père établit ses fils, marie ses filles dans l’esprit de la maison. S’il vient à mourir, l’aîné continuera l’œuvre, succédant au père, héritant de ses droits et de ses devoirs. Il établira ses frères, mariera ses sœurs, reprendra le métier du père, conservera sa demeure. Ces traits conviennent aux familles bourgeoises et à celles des simples paysans, aussi bien, peut-être mieux qu’à celles de l’aristocratie.

La famille d’autrefois fait penser au grand hêtre qui élève sa ramure vers le ciel : mortes, les branches tombent et de nouvelles branches jaillissent verdoyantes, montant dans la direction du tronc, vivant de la même sève, portant les mêmes feuilles que les branches qu’elles ont vues mourir.

Est-il difficile d’imaginer les sentimens qui se développèrent, au fond des âmes, pour la famille ainsi constituée ? Ils étaient semblables à ceux qui nous font aimer la patrie ; mais ils étaient plus robustes encore, étant plus concrets : — « Faire honneur ou profit à la famille, écrit le bailli de Mirabeau à son frère le marquis, voilà le seul sentiment. » — En conséquence et contrairement à ce que nous voyons aujourd’hui, l’individu disparaissait : — « C’est la famille que l’on aimait, dit Talleyrand, bien plus que les individus, que l’on ne connaissait pas encore. » — Observation profonde, qu’il faut retenir : elle donne la clé de l’histoire des lettres de cachet.

La famille ainsi constituée est marquée par deux caractères essentiels : le premier est la cohésion qui unit les membres de cet organisme en apparence épars. Elle forme un tout dont chaque membre est un morceau. L’expression revient fréquemment dans les textes de l’époque : — « Ne me regardant que comme un morceau de la famille, écrit le bailli de Mirabeau, je suis les idées du chef. » — Nous pourrions multiplier les citations. La constitution de la famille, individualité vivante, est semblable à celle d’un corps vivant : la gangrène qui s’est mise dans l’un des membres altère la santé du corps tout entier. Une simple mercière est consultée par le lieutenant de police au sujet d’une lettre de cachet qu’il est question de délivrer contre l’une de ses parentes ; elle répond : — « C’est une coquine qui déshonore notre famille, un membre pourri, bien qu’on ait fait tout son possible pour le rendre sain et bon. » — En conséquence de cette solidarité rigoureuse qui unissait les différens membres d’une famille les uns aux autres, le déshonneur d’une personne retombait d’une manière immédiate et directe, d’une manière beaucoup plus lourde et douloureuse qu’aujourd’hui, sur ses parens. Hommes d’État et philosophes de la fin du XVIIIe siècle, Sénac de Meilhan, Lacretelle, Vergennes, Malesherbes, Breteuil, ne cessent de revenir sur ce point, et les faits justifient leur étonnement. Après l’exécution de Damiens, tous ses parens, même éloignés, furent chassés du royaume et ceux qui, par grâce spéciale, obtinrent l’autorisation de demeurer en France, furent condamnés à changer de nom.

Le second des caractères propres à la famille de l’ancienne France est l’autorité du père. C’est un fait commun à l’histoire sociale de tous les grands peuples ; il inspire les beaux développemens où se complaît le professeur de rhétorique parlant du pater-familias romain : — « Les vrayes images de Dieu sur la terre, écrit Estienne Pasquier, sont les père et mère envers leurs enfans. » — Il convient de prendre ces paroles presque à la lettre. L’autorité du père était absolue : elle l’était à un degré que nous ne comprenons plus aujourd’hui. Voici un trait, entre d’autres, que M. le vicomte de Broc rapporte dans son bel ouvrage sur l’ancien régime : — « Un conseiller au parlement de Dijon avait un fils dont il arrangea le mariage. Celui-ci, en ayant été informé par le bruit de la ville, se présenta dans la chambre de son père. Il parut en tremblant. C’était la première fois qu’il osait venir sans avoir été appelé : — « On assure, dit-il à son père, que vous avez résolu de me marier avec une personne dont on désigne le nom. Me serait-il permis de vous demander ce qu’il y a de fondé dans ces propos ? » — Le conseiller, surpris de cette question, répondit sévèrement : — « Mon fils, mêlez-vous de vos affaires ! » — Peu après, le jeune homme épousait celle que la volonté paternelle lui avait destinée. » — On ne s’étonnera pas des cruelles conséquences que produisait souvent une autorité aussi absolue. Le XVIIe siècle nous en fournit des exemples terribles : — « L’on a trouvé le jeune d’Attainville dans sa chambre, écrit le lieutenant criminel Lecomte, mort d’un coup de pistolet. Entre autres papiers, on a trouvé deux billets par lesquels il est marqué que la cruauté de son père pour lui le force à se donner la mort pour mettre fin à ses peynes. Il ajoute que son père est notaire et demeure rue de Condé, qu’il s’est remarié à une femme de mauvaise vie, source de tous ses malheurs. » — Les lois et la jurisprudence étaient inspirées du même esprit : nous trouvons encore au XVIIIe siècle des arrêts condamnant des hommes coupables d’avoir frappé leur père à être pendus, arrêts qui furent exécutés. Comme dans la Rome antique, le père était le juge de ses enfans. À la veille de la Révolution, Malesherbes le constate et l’admet. Dans l’intérêt de la « maison, » le père conservait le droit de priver son fils de la liberté, celui-ci fût-il majeur, marié, lui-même père de famille. Quant au roi, il n’hésitait pas à mettre sa puissance à la disposition du père justicier.

Le roi lui-même exerçait dans la France d’autrefois une autorité semblable à celle que le père exerçait dans sa famille. La Bruyère, esprit indépendant et qui pesait la valeur des mots, écrit : — « Nommer un roi père du peuple, c’est moins faire son éloge que sa définition. » — Nous ne saurions prendre ces paroles en trop grande considération. Le roi avait à s’occuper des intérêts particuliers de ses sujets comme un père le fait des intérêts de ses enfans. Les cultivateurs lui viennent demander de les aider à faire valoir leurs terres, et des manufacturiers confient à l’intendant le mauvais état de leurs affaires. Le contrôleur a entre les mains des fonds spécialement destinés à cet objet. Tocqueville, en citant ces faits, en exprime sa surprise. Ce sont cependant traits essentiels au caractère de notre vieille monarchie. En bon père, le roi avait à s’occuper, non-seulement des intérêts matériels, mais des intérêts spirituels de ses sujets ; ce qui nous amène à ce détail charmant : durant la dernière semaine de carême on versait « de par le roi » à ces « demoiselles du bel air » quelques sommes qui leur permissent de vivre honnêtement et sans commettre de péché, durant les jours saints qui précédaient la fête de Pâques. L’autorité du roi s’en vient de la sorte ouvrir les portes des demeures et s’asseoir au foyer ; elle prend un intérêt direct à l’honneur, à la tranquillité et au bonheur domestiques, veille à ce que les affaires du mari prospèrent, à ce que la réputation de la femme demeure intacte, à ce que les enfans soient obéissans. M. A. Joly, — au cours de son étude sur les lettres de cachet dans la généralité de Caen, — le constate également ; mais il ajoute : — « L’on peut trouver que la majesté royale descendait là à des soins indignes d’elle, se compromettant dans ces querelles de ménage et endossant le ridicule de certaines mésaventures, acceptant toutes les responsabilités. » — Avec quel soin il faut exiler de notre esprit toutes idées modernes pour comprendre ce qu’était la France au temps jadis !

Ce caractère patronal de la monarchie tenait à ses origines mêmes et à la manière dont elle avait accompli son évolution. À mesure que le domaine seigneurial des Capétiens s’était développé, que leur autorité s’était étendue sur tous les fiefs, sur les communes et les métiers, l’imagination du peuple avait grandi la personne du roi ; à mesure que les liens féodaux qui unissaient les vassaux au suzerain, que l’antique esprit des corporations qui liait l’ouvrier au patron, que la vigueur des passions municipales s’étaient affaiblis et qu’avec eux s’étaient affaiblis les sentimens qui en avaient fait la force, ces sentimens faits de dévoûment et d’affection se portèrent d’un mouvement irrésistible vers le roi ; dans les campagnes, le roi recueillit le pouvoir du seigneur féodal, dans les villes le pouvoir des échevinages ; sa personne faisait l’unité de la patrie, et ainsi, d’âge en âge, par la pression même des classes populaires, l’autorité du roi monta dans sa majesté souveraine. L’éclat de la gloire conquise par des hommes de guerre, des artistes et des écrivains, ne peut suffire à expliquer le prestige dont rayonna la monarchie de Louis XIV ; la cause profonde en est dans l’énergie du dévoûment et de l’affection qui unissaient les sujets au souverain.

Nous trouvons dans le livre de M. Taine la citation suivante empruntée aux mémoires du maréchal Marmont : — « J’avais pour la personne du roi un sentiment difficile à définir, un sentiment de dévoûment avec un caractère presque religieux. Le mot de roi avait alors une magie et une puissance que rien n’avait altérées. Cet amour devenait une espèce de culte. »

Loin de nous étonner de voir le roi rassembler dans sa main l’autorité administrative, l’autorité législative et l’autorité judiciaire, nous serions porté à dire qu’il ne pouvait en être autrement. Il dirigeait l’État comme un père dirige sa famille ; conséquemment il était la source de la justice : — « La liberté, écrit Saint-Florentin, est un bien si précieux qu’il n’y a que le roi qui puisse en priver ses sujets, ou les juges en observant les formalités prescrites par les ordonnances ; » — c’est-à-dire par le roi. Le marquis de Mirabeau, esprit très en avant de son temps, écrit à son frère le bailli : — « Je vais être arrêté, c’est par ordre du roi, ainsi nous n’avons rien à dire. » — « Je ne doutais nullement, observe Restif de La Bretonne, que le roi ne pût légalement obliger tout homme à me donner sa femme ou sa fille, et tout mon village (Sacy, en Bourgogne) pensait comme moi. »

Que si donc nous jetons les yeux, dans les provinces, sur l’une des seigneuries où les obligations traditionnelles qui incombaient au seigneur étaient conservées, et qui nous présentera, avec une organisation semblable, l’intermédiaire entre la famille et l’État, nous découvrirons d’un coup d’œil le tableau de notre ancienne monarchie patronale.

Il est certain que dans la ville de Paris le spectacle est moins frappant. Par des causes multiples, faciles à démêler, entre autres par la disparition ou au moins par le partage de l’antique maison paternelle, l’organisation de la famille n’a plus la même force ; mais l’âme en est vivante. Jusqu’à la veille de la révolution, les voyageurs étrangers, qui n’ont rien vu de semblable dans leur pays, en parlent, comme Arthur Young, avec admiration.

L’organisation de la seigneurie qui n’existe pas à Paris y est en partie remplacée par un autre groupe social dont il convient de dire encore quelques mots : la paroisse.

La loi, en ce temps, est très vive et prend une puissance singulière dans l’énergie des caractères. Les hommes ont des rapports constans avec le curé de la paroisse à cause de la fréquence des sacremens de toutes sortes qui se répètent dans la vie d’un chrétien. Le curé connaît personnellement chacune de ses ouailles, et celles-ci aiment et vénèrent leur curé. Il est, en vérité, le père spirituel de ses paroissiens et jouit, à ce titre, non-seulement de leur confiance, mais d’une grande autorité. Le père temporel est le roi. Le roi est représenté parmi les Parisiens par le lieutenant-général de police, que les placets des particuliers nomment parfois « père temporel. »

Ces brèves considérations étaient nécessaires, non-seulement pour faire comprendre les causes profondes qui ont fait se développer les lettres de cachet dans le milieu qui les a connues, mais encore pour en faire comprendre la disparition, et la chute même de l’ancien régime.

Car cette société subit une transformation progressive et de plus en plus marquée dans le courant du XVIIIe siècle. Le mouvement se précipita durant les vingt ou trente années qui précèdent la révolution. Il se fit sentir dans toute la nation et dans les hautes sphères du gouvernement d’où partaient ce que l’on va nommer les « ordres arbitraires. »

Louis XIV, le dernier souverain qui ait eu le sentiment du rôle traditionnel du roi de France, s’occupait encore en personne, avec beaucoup de soin, des dossiers qui concernaient les lettres de cachet de famille ; le régent ne s’en occupe plus guère, Louis XV ne s’en occupe plus du tout. Nous avançons dans le XVIIIe siècle ; les ministres en viennent à se décharger de ce soin sur leurs intendans et sur le lieutenant de police, et ceux-ci bientôt sur leurs subdélégués et leurs commis.


VI

D’ailleurs l’institution des lettres de cachet, comme tout ce qui est humain, engendrait par elle-même de grands abus, et peut-être plus qu’une autre, à cause de la place prépondérante laissée à l’opinion personnelle des hommes chargés d’en faire l’application et à cause des procédures entièrement secrètes dont elle s’entourait.

En 1713, un garde du corps, Du Rosel de Glatigny, « gentilhomme de l’Isle de France, » écrivit au ministre, demandant un ordre pour faire enfermer Marie Du Rosel, sa fille, âgée de dix-neuf ans, dans une maison de force de Paris. Il exposait que celle-ci voulait épouser un « trompette, » au préjudice d’un garde du corps qui l’avait demandée en mariage. Par mesure de prudence, disait-il, et pour épargner à sa fille les fleurettes du galant, i\ l’avait déjà placée dans un couvent de Meaux ; mais il avait toutes raisons de craindre que le jeune homme ne l’enlevât, ayant appris que celui-ci avait déjà trouvé le moyen de l’y voir et de lui parler. — « On déshonoreroit, conclut-il, une famille où il y a des lieutenans-généraux et des chevaliers de Malte. » — Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, fut prié de donner son avis, et répondit que les communautés religieuses étaient impropres à garder ces sortes de filles, qu’elles ne s’y corrigeaient point et corrompaient souvent les religieuses, qu’il n’y aurait de sûreté qu’en la plaçant dans une maison de force où on pourrait la cacher et que la maison de Sainte-Pélagie, autrement dit le Refuge, semblait la plus convenable dans le cas présent. Marie Du Rosel fut transférée du couvent où elle était dans la prison de Paris. Peu après, le ministre reçut une lettre très vive de Mme de Richelieu, supérieure du couvent de Meaux ; elle rendait le meilleur témoignage au sujet de la jeune fille, qu’elle disait connaître pour pieuse et sage et qui, loin de se laisser courtiser par des soldats, était dans la disposition de se faire religieuse ; mais que le père, désireux de jouir du bien que Marie Du Rosel tenait de sa mère, l’avait fait transférer à Sainte-Pélagie, dans l’espoir qu’on l’y garderait pour le restant de ses jours. D’Argenson, chargé de vérifier les faits, manda devant lui Du Rosel, le pressa de questions, si bien qu’il le contraignit d’avouer qu’il n’avait aucune preuve de tout ce qu’il avait avancé. L’émotion fut grande et l’on voulut punir le gentilhomme sévèrement, « tant parce qu’il avoit surpris, par un faux exposé, l’ordre qui lui avoit été accordé, que parce qu’il avoit voulu déshonorer sa fille. » Marie Du Rosel rentra au couvent de Meaux, d’où elle sollicita la grâce de son père.

Vers la même époque, Mme Chantray d’Ormoy avait également été conduite au Refuge. Son mari, en liaison avec une de ses voisines, avait déjà cherché, par différens moyens, à l’éloigner. Il l’avait tout d’abord, en 1682, attaquée en adultère devant le parlement ; mais il avait été débouté de sa plainte. Deux fois encore, dans la suite, il revint à la charge, sans plus de succès ; quand il fit rencontre d’un personnage qui se disait en possession de facilités singulières pour faire délivrer des lettres de cachet. Et nos deux compagnons de passer le traité suivant :

« Nous, soussignez, sommes demeurez d’accord de ce qui s’ensuit, c’est à sçavoir que moy, seigneur Des Aulnez et le seigneur d’Ormoy, sommes convenus que moy dit Des Aulnez, promets audit seigneur d’Ormoy de luy faire obtenir une lettre de cachet du roy, portant ordre de faire enfermer dans un couvent la femme dudit seigneur d’Ormoy, et ce, dans le tems de quinze jours, et moy dit seigneur d’Ormoy promets audit seigneur Des Aulnez luy payer un mois après le jour qu’il m’aura remis ladite lettre, la somme de quatre cents livres pour les peines, soins et négociations ; en foy de quoy nous avons signé le présent, ce jour d’huy. À Paris, escrit ce 12 avril 1692. Signé : d’Ormoy, Des Aulnez. »


Sans la vigilance du lieutenant civil, la prisonnière serait demeurée longtemps sous les verrous. Aventure semblable est celle d’un aubergiste appelé Curieux, que sa femme fit saisir et enfermer par un archer, son amant. Le hardi compère s’empara du mari, l’écroua à Bicêtre, sous prétexte de lettre de cachet et ne le quitta qu’après l’avoir vu derrière une porte solidement fermée. Et quand, plus tard, on lui demanda en vertu de quel pouvoir il avait agi, il répondit vaillamment avoir reçu un ordre verbal du magistrat. Telle encore, l’histoire d’un compagnon doreur, nommé Gillet, qui fut enfermé à Bicêtre, la plus horrible des prisons, où il demeura six mois, parce qu’il avait une femme qui ne l’aimait pas et qui aimait un exempt de robe courte. Il est des faits dont la lecture impressionne davantage encore. Voici l’histoire d’une pauvre aveugle qui fut, après la mort de son mari, cloîtrée dans un couvent. Les parens du mari en avaient obtenu l’ordre du roi, sous prétexte qu’elle cherchait à s’enrichir des dépouilles du défunt, en réalité dans le dessein où ils étaient de s’en emparer eux-mêmes. La supérieure du couvent de Charonne, où Mme de Morsant avait été mise, venait de recevoir de nouvelles instructions lui faisant défense, de la part du ministre, de laisser dorénavant sortir sa prisonnière sous quelque prétexte que ce fût ; elle répondit : — « Monseigneur, l’estat malheureux où se trouve Mme de Morsant m’oblige à vous importuner pour vous supplier très humblement d’avoir compassion de sa misère, et de luy permettre qu’elle sorte de notre maison, où elle est depuis la mort de son mary, pour vacquer à ses affaires, et pour tirer quelque chose de ce qui peut luy estre légitimement deu pour sa subsistance et celle de son fils. Je puis vous dire, monseigneur, qu’elle est réduite dans une telle extrémité qu’elle n’a pas seulement de quoy payer sa pension. C’est un très grand malheur pour elle que l’on croie qu’elle s’est enrichie des dépouilles de feu monsieur son mary ; mais je puis assurer Votre Grandeur qu’elle a esté assés simple pour n’avoir tiré aucun avantage de ce costé et que, bien loin d’en avoir profité, elle y a laissé du sien, ce qui est aisé à persuader à ceux qui la connoissent, non-seulement bonne comme elle est, mais absolument aveugle et en estat de ne se pouvoir pas conduire. »

Ces exemples d’abus engendrés par les lettres de cachet ne sont pas les seuls que nous ayons rencontrés. D’autre part, il faut songer que Malesherbes, qui n’avait cessé, sa vie durant, de combattre les lettres de cachet, comme philosophe et comme magistrat, et qui n’avait consenti à entrer au ministère qu’avec la promesse qu’on le laisserait travailler à leur suppression, ne découvrit, au cours de sa fameuse enquête de 1775 sur les prisonniers par lettre de cachet, que deux détenus, dans toute la généralité de Paris, dignes d’être mis en liberté ; et que dans son mémoire à Louis XVI, réquisitoire contre les ordres arbitraires rédigé en 1789, alors que les cahiers des bailliages ont déjà fait entendre leurs doléances unanimes contre cette institution condamnée, il écrit avec franchise : — « Les plaintes qui se sont élevées ces dernières années ont été fort exagérées. »


Des pages qui précèdent, le lecteur tirera peut-être avec nous une double conclusion. La première est que l’institution des lettres. de cachet avait des racines vives dans les forces sociales du temps, où elle a puisé cette sève qui a germé en elle et lui a donné un si redoutable développement. Elle grandit spontanément au sein d’une société qui était sortie de la renaissance, qui fit notre XVIIe siècle et s’altéra dans le courant du XVIIIe ; en sorte que les abus des lettres de cachet, loin de diminuer, allèrent en augmentant sans cesse, non parce que l’administration devenait plus autoritaire et tyrannique, le contraire est démontré par tous les historiens ; mais parce que les lettres de cachet se trouvèrent dans une opposition d’année en année plus forte, partant plus pénible, plus douloureuse, avec l’état social au milieu duquel elles continuaient de fonctionner. Les plaintes contre elles montaient en une marée retentissante. Les digues furent rompues en 1789. La vieille France fut submergée tout entière.

Le 16 mars 1790, sur l’initiative du roi, l’assemblée constituante effaça de nos lois cette institution d’un autre âge : elle accomplit une œuvre juste et saine aux applaudissemens de la France et de l’Europe entières.

Il est toutefois curieux de constater que, si toute la France en vint à se soulever contre le régime des lettres de cachet, la révolution trouva sa force et sa cause même dans ce qui avait fait la force et la raison première de cette institution. N’a-t-on pas été frappé par le caractère de ce peuple parisien que l’histoire des lettres de cachet fait apparaître sous un jour si remarquable ? En signalant l’ardeur avec laquelle ces ordres étaient sollicités et les motifs qui dictaient les requêtes, Malesherbes, qui avait eu à les étudier particulièrement en qualité de ministre de la maison du roi, écrit ces paroles mémorables : — « Dans une famille patricienne on est indigné contre un jeune homme qui déroge à sa naissance. Les plébéiens ont d’autres préjugés qui sont peut-être fondés sur une morale très saine, mais auxquels ils sont attachés avec trop de rigueur. Il y a des fautes que tout le monde blâme, mais que les gens de condition et ce qu’on appelle les gens du monde regardent comme pardonnables et qui, au jugement d’une famille bourgeoise, sont des délits qu’on ne peut excuser. C’est dans les sociétés obscures que la simplicité et la pureté des mœurs sont reléguées, Il seroit à désirer que ces mœurs simples fussent celles de toute la nation, mais elles ne le sont pas, et il ne faut pas aller jusqu’à priver de leur liberté ceux qui se sont laissé aller aux vices communs de leur siècle. »

À cette époque la maréchale de Luxembourg disait : — « Il n’y a plus que trois vertus en France : vertuchou ! vertubleu ! et vertugadin. » — Elle jugeait les mœurs du peuple français d’après la frivole noblesse de Versailles. Depuis, on a jugé ces mêmes mœurs d’après ce qu’en ont dit les écrivains du temps, hommes d’esprit qui les ont calomniées. A priori, l’on aurait dû penser qu’elle était restée saine et forte, cette bourgeoisie qui fit naître avec tant de grandeur la révolution française.

La cause apparente, le prétexte de la révolution a été l’arbitraire de l’ancien régime, caractérisé par les lettres de cachet ; la cause réelle, la cause sociale en a été dans le maintien au sein du peuple de ces mœurs saines et fortes, puissantes de moralité et d’un rigide sentiment de l’honneur, que nous a révélées l’étude des lettres de cachet ; et le peuple fut amené à se soulever contre un gouvernement et une classe dirigeante qui, pour avoir perdu la tradition de ces mœurs, laissaient apparaître dans chacun de leurs actes qu’ils étaient devenus incapables de tenir le rôle qui leur incombait.


FRANTZ FUNCK-BRENTANO.

  1. D’après des documens inédits conservés aux Archives de la Bastille (Bibliothèque de l’Arsenal, mss. 10,001-12,727) ; à la Bibliothèque nationale, mss. franç. 8119-8125 ; aux Archives nationales AA 54, C 210, L 1068, O1 274 ; aux Archives de la Préfecture de police et dans les collections d’autographes de MM. Alfred Begis et Etienne Charavay. Nous devons exprimer nos remercîmens à M. Paul Viollet, bibliothécaire de l’École de droit, membre de l’Institut, pour les précieuses indications qu’il a eu la bonté de nous fournir.
  2. Le manuscrit est en la possession de M. Alfred Begis, qui nous a autorisé, avec infiniment de bonne grâce, à le consulter. Nous faisons des vœux pour que les courts extraits donnés dans cette étude, en montrant la valeur de ce remarquable document, décident le savant bibliophile à le porter, par l’impression, à la connaissance du monde lettré.