Les Lettres d’amour de la religieuse portugaise

Les Lettres d’amour de la religieuse portugaise
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 914-928).
LES LETTRES D'AMOUR
DE
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE

Le charme véritable des créatures autrefois vivantes que nous nous plaisons à évoquer aux heures de rêverie est de laisser toujours quelque chose à deviner d’elles-mêmes et de ne jamais livrer tout entier de secret de leur âme ; car c’est à ce prix qu’elles éveillent en nous le sentiment du mystère sans lequel il n’est pas de haute poésie.

Ces ombres indécises et voilées ont encore le privilège d’être, en quelque sorte, réservées à l’imagination des esprits délicats et d’échapper aux atteintes du vulgaire. Il n’est pas donné à tout le monde de les comprendre, de les animer et de les aimer. Un certain effort est nécessaire pour dégager des apparences sensibles, qu’elles revêtirent jadis, l’idéal qui les transforme et les élève, qui, les laissant inconnaissables et toujours humaines, les fait plus lumineuses, plus belles et plus adorables. Elles nous charment enfin parce qu’il n’en est pas qui se prêtent mieux à nos songes ni qui incorporent avec plus de complaisance nos sentimens et nos pensées. Nous croyons saisir entre elles et nous quantité de rapports fins, subtils, déliés ; un murmure inarticulé de leur voix, une confidence ; muette de leur âme suffit parfois à nous ouvrir subitement quelque perspective lointaine, quelque large horizon sur notre propre nature. Nous leur communiquons alors notre émotion personnelle, le meilleur de nous-mêmes, le plus vif de notre pensée et le plus chaud de notre flamme. Et ces images qu’un dernier souffle de vie animale encore à nos yeux deviennent ainsi la représentation idéale de nos conceptions les plus intimes.

Ce n’est donc pas sans une crainte pieuse que l’on voit l’historien, qui, toujours déflore ou diminue ce qu’il touche, s’approcher de ces figures aimées et chercher à les dépouiller du voile mystérieux qui les enveloppait si gracieusement. Combien peu, ont triomphé de la redoutable épreuve !

Mais c’est chose plus grave encore lorsque la critique, appliquant à ces créatures légères, vaporeuses, ses procédés d’analyse impitoyable, s’efforce de démontrer qu’elles n’ont jamais vécu et qu’elles sont sorties tout d’une pièce du cerveau, de quelque artisan de la parole ou de la pensée. Pour qu’elles exercent tout leur charme, il est indispensable, en effet, qu’elles aient vécu. Avant que la légende les prenne, il faut qu’elles aient subi l’épreuve de la réalité et que, selon la belle expression des Anciens, elles se soient acquittées de la vie, defunctœ vita. Si les êtres de pure fiction, les créations de la fantaisie littéraire, intéressent parfois notre curiosité, elles n’ont droit ni à notre sympathie ni à notre pitié ; si elles parlent à notre imagination et séduisent notre esprit, elles ne touchent pas notre cœur. Mais les ombres qui réellement existèrent, ont un attrait de vérité et je ne sais quoi de touchant, de presque sacré que rien n’égale ni ne remplace. Elles seules font entendre l’écho de leur âme à travers les générations ; elles seules passent à travers les âges, survivant longtemps à l’ordre de choses, dans lequel s’écoula leur vie mortelle, — se transformant peu à peu dans la mémoire des hommes et se prêtant ainsi à ce perpétuel besoin, qu’à l’esprit humain de refondre et de remodeler les figures dont il a composé sa légende morale. Et si, par surcroît, elles nous ont laissé quelque témoignage écrit de leur âme, alors vraiment on peut dire d’elles :


Spiral adhuc amor
Vivuntque commissi calores
Æoliæ fidibus puellæ.


Dans le cortège de ces figures un peu vagues qui survivent du passé, il n’en était guère de plus touchantes que cette religieuse portugaise, dont les lettres ont immortalisé le grand amour. Quelques cris de passion épars dans un fragment de correspondance avaient suffi à lui conquérir la sympathie des cœurs sensibles : on s’était pris de pitié pour une âme jeune et aimante qui avait tant souffert, et une grâce singulière, attendrie, un peu mystérieuse, s’était attachée à cette vision d’autrefois.

Mais voici qu’aujourd’hui la critique, lui contestant d’avoir jamais vécu et ne voulant plus voir en elle qu’une héroïne de roman, l’expose à perdre le plus pur de son charme et tous ses titres à notre compassion. Une profonde obscurité a plané, dès l’origine, sur l’aventure d’amour dont les Lettres portugaises nous ont conservé le souvenir. Lorsque ces lettres parurent, au nombre de cinq, en 1669, on ne savait ni qui les avait écrites, ni qui les avait reçues. Et pourtant les deux personnages de ce drame intime étaient vivans encore, et leur correspondance était toute chaude de passion brûlante.

Le succès de cette publication avait été si vif que le libraire Barbin en lança, dans la même année, une seconde édition, contenant sept lettres nouvelles. « Le bruit qu’a fait la traduction des cinq Lettres portugaises a donné le désir à quelques personnes de qualité d’en traduire quelques nouvelles qui leur sont tombées entre les mains. » Ainsi s’exprimait, dans un Avis au lecteur, l’auteur de cette deuxième édition ; mais il ajoutait aussitôt : « Les premières ont eu tant de cours dans le monde que l’on devait appréhender avec justice d’exposer celles-ci au public ; mais comme elles sont d’une femme du monde qui écrit d’un style différent d’une religieuse, j’ai cru que cette différence pourrait plaire et que peut-être l’ouvrage n’est pas si désagréable qu’on ne sache gré de le donner au public. »

Si nette que fût cette dernière phrase, les lecteurs n’y prirent point garde. Charmés par les détails romanesques et les délicatesses sentimentales des nouvelles lettres qu’on leur offrait, ils ne songèrent pas à en discuter l’authenticité. L’erreur s’accrédita si bien que les éditions subséquentes insérèrent la partie apocryphe de la correspondance avant la partie originale et qu’il ne fut plus établi de distinction entre les deux.

L’effet de cette confusion fut de dépister les premières recherches et de donner à l’histoire réelle de la religieuse portugaise les apparences d’un roman.

Ce n’est qu’en 1810 qu’on découvrit sur la garde d’un exemplaire de l’édition de 1669 cette note manuscrite : « La religieuse qui a écrit ces lettres se nommait Marianna Alcaforada, religieuse à Beja, entre l’Estramadure et l’Andalousie, » et, sur la foi de cette inscription, on identifia le nom de la religieuse avec celui de la famille Alcaforado qui vivait en effet au XVIIe siècle dans la province de l’Alem-Tejo, non loin de Beja[1].

Quant à sa vie, on n’en connaissait qu’une page, celle de son amour. Un jour, elle avait aperçu, cavalcadant sous les fenêtres de son couvent, un jeune officier aux régimens français cantonnés dans Beja. Il était revenu : elle l’avait remarqué ; — il avait tenté de s’introduire auprès d’elle : elle l’avait reçu dans sa chambre. Les libertés que la règle dissolue des monastères portugais tolérait à cette époque offraient d’ailleurs aux deux jeunes gens l’occasion de faciles entrevues. Bientôt elle était devenue sa maîtresse. Elle n’était pas encore éveillée de son rêve, que son amant, sous le premier prétexte venu, l’avait abandonnée pour rentrer en France. Elle avait souffert alors de mortelles douleurs dont ses lettres nous ont transmis la confidence ; puis l’ombre et l’oubli s’étaient de nouveau étendus sur sa destinée et l’avaient recouverte à jamais.

À ne se placer que dans l’ordre des faits, rien de plus simple, on le voit, rien de moins intéressant même que cet épisode amoureux. Il se réduit aux proportions des plus vulgaires aventures galantes de la vie de garnison en pays conquis, et certainement le souvenir n’en serait jamais parvenu jusqu’à nous s’il n’avait été le cadre d’un grand drame intime, — d’une passion comme il n’en fut pas de plus noble, de plus grave ni de plus ardente, — d’une souffrance telle que peu de créatures en ont enduré de plus cruelle et de plus touchante. Tant il est vrai que les événemens extérieurs sont peu de chose en soi, à peine des signes, et qu’il suffit à une âme d’avoir atteint à une haute et pleine conscience d’elle-même pour laisser sa trace dans le monde et triompher du temps !

Si l’on était réduit à d’aussi vagues renseignemens sur la personnalité de la religieuse portugaise, on croyait du moins connaître l’homme qu’elle avait aimé et qui l’avait délaissée. On le nommait tout haut : le marquis de Chamilly. « Ce fut à lui, dit expressément Saint-Simon, que furent adressées ces fameuses Lettres portugaises par une religieuse qu’il avait connue en Portugal et qui était devenue folle de lui[2]. »

Ce personnage a laissé dans l’histoire militaire du XVIIe siècle un nom qui, pour n’être pas des plus illustres, tient encore une place fort honorable après les Condé, les Turenne, les Villars, les Luxembourg et les Vendôme. Au début de sa carrière, il avait pris part à l’expédition conduite en Portugal pour le soutien des droits de don Alphonse, allié secret de Louis XIV, et il s’y était brillamment comporté. Mais cette campagne n’avait été qu’un épisode dans sa vie militaire : les grandes guerres du siècle lui avaient donné l’occasion de déployer ses talens sur un théâtre plus vaste et dans de plus grands emplois. Élevé rapidement aux premiers rangs, il avait atteint en 1703 à la plus haute charge militaire du royaume, à la dignité de maréchal. En plus de l’éclat que de glorieuses actions, particulièrement « cette admirable défense de Graves qui coûta 16,000 hommes au prince d’Orange » (comme s’exprime Saint-Simon), avaient jeté sur son nom, la considération lui était venue : on l’appréciait non-seulement pour sa bravoure ; , dont il avait donné tant de marques et pour son expérience militaire, qui, dans l’art des sièges, allait de pair avec celle de Fabert, mais surtout pour sa grandeur d’âme, pour la dignité de sa vie, pour des qualités de noblesse morale et de désintéressement dont aucun homme de guerre de l’époque, si ce n’est peut-être Catinat, n’offrit un aussi haut exemple.

Dans le temps même de sa plus grande réputation, vers les dernières années du siècle, le bruit se répandit que ses succès militaires n’étaient pas les seuls qu’il eût remportés, et qu’il en avait encore à son actif qui étaient d’un autre genre et d’un autre aloi : c’était lui, disait-on, le héros des Lettres portugaises ; il les avait reçues d’une religieuse de Beja ; pendant qu’il guerroyait sous Schonberg dans la province de l’Alem-Tejo, et il les avait publiées-ou laissé publier à son retour, comme on expose un trophée qu’on rapporte d’un pays conquis.

Ainsi, cinq lettres ; un nom de femme écrit sur la garde d’un livre, le nom de l’homme qui avait aimé cette femme, — c’est tout ce qu’on savait de la religieuse portugaise. Voilà par quels liens frêles et mal assurés cette douloureuse figure se rattachait à la réalité.

C’est précisément ce qui paraissait établi avec le plus de certitude que la critique a tout d’abord contesté. On a mis en doute le nom présumé du héros de l’aventure, puis l’authenticité des lettres et, par suite, l’existence même de celle qui passait pour les avoir écrites.

Des recherches entreprises récemment sur l’histoire de la famille des Chamilly viennent, en effet, d’absoudre le maréchal qui illustra ce nom, du grave reproche que faisait peser sur sa mémoire la publication de sa correspondance amoureuse[3].

Le XVIIe siècle, qui avait un goût si vif pour le genre épistolaire, qui même accrédita dans la société française l’usage de colporter de salon en salon les lettres curieuses, piquantes ou galantes, professait pourtant une morale très sévère sur un point : c’est que les lettres d’amour et de passion vraie échappent par leur caractère intime à la curiosité du monde, qu’elles sont la propriété exclusive de l’auteur et du destinataire, et qu’il est indigne d’un homme d’honneur de les divulguer. « On n’écrit les lettres galantes, disait Mlle de Scudéry, que pour être vues de tout le monde ; et on n’écrit les lettres d’amour que pour les cacher. Ceux qui reçoivent une belle lettre d’amitié se font honneur en la montrant, et ceux qui reçoivent une belle lettre d’amour se feraient honte en la publiant[4]. » Il est donc à présumer que lorsqu’on désigne, dans les salons de Versailles, le marquis de Chamilly comme l’auteur de la publication des Lettres portugaises, on prononça contre lui, de ce chef, le jugement que tout esprit bien né porterait aujourd’hui. La postérité serait donc en droit déjà, si la nature humaine n’était faite de contradictions et si les plus belles âmes n’avaient donné souvent le spectacle des plus étranges défaillances, de s’étonner d’une telle indélicatesse chez un homme que Saint-Simon tenait pour « le meilleur du monde et le plus plein d’honneur, » et à qui tous les témoins de sa vie reconnaissaient un caractère élevé et généreux.

On a fait remarquer d’abord que le premier éditeur des Lettres portugaises (1669) ignorait le nom de celui à qui elles avaient été adressées, qu’en 1678 un éditeur de Cologne inscrivit sous le titre de l’ouvrage ces mots : « [Lettres] écrites au chevalier de C., officier français en Portugal, » et, que c’est seulement en 1690, — vingt et un ans après l’apparition des Lettres, — qu’un libraire de La Haye apprit aux lecteurs que « le nom de celui auquel on les a écrites est M. le chevalier de Chamilly. » Sur quelles preuves le libraire hollandais s’appuyait-il pour désigner ainsi Chamilly comme le destinataire de cette correspondance amoureuse ? Il ne le disait pas. Or le maréchal de Chamilly n’a jamais porté le titre de « chevalier » : les documents officiels rappellent « comte de Chamilly » des 1658, — « comte de Chamilly Saint-Léger » en 1664, — « marquis de Chamilly. » (après la bataille de Villaviciosa) en 1667. On voit par là que, longtemps avant la campagne de Portugal, le titre qui précédait son nom était supérieur à celui de chevalier. Ce n’est donc certainement pas lui que l’éditeur de 1678 avait voulu désigner, par « le chevalier de C… » Non qu’il n’y ait eu au XVIIe siècle des Chamilly, portant ce titre, car on en connaît deux, le chevalier de Malte Louis, frère du maréchal, et son neveu François. Mais, le premier, outre qu’il ne servit jamais en Portugal, fut tué au siège de Bougie en 1664, c’est-à-dire quatre ans avant la paix d’Aix-la-Chapelle à laquelle fait allusion une des lettres de la religieuse, — et l’autre ne naquit, qu’en 1669, c’est-à-dire l’année même où parurent les Lettres[5] D’autres considérations encore s’opposent à ce que le marquis de Chamilly ait fait traduire et imprimer en 1668 (le privilège, de la première édition est du 28 octobre) la correspondance qu’il aurait rapportée ou reçue de Portugal. Comment y eût-il eu l’esprit ou en eût-il trouvé le loisir ? A peine débarqué en France, dès le 11 février 1668, il est aux côtés de son frère devant Dôle, et prend part à cette brillante campagne qui en quinze jours conquit la Franche-Comté à Louis XIV. Aussitôt après (mars 1668), le voici en Flandre où il guerroie contre les Espagnols. La nouvelle de la ratification de la paix d’Aix-la-Chapelle est à peine arrivée à l’armée (juin 1668), qu’il se rend à Marseille pour organiser l’expédition que le duc de La Feuillade va conduire à Candie, — et dans les premiers jours de septembre il a déjà pris la mer.

A un autre point de vue, on peut alléguer aussi que, si le maréchal de Chamilly avait été homme à livrer à la publicité les lettres intimes d’une femme, il n’aurait pas différé jusqu’à l’âge de cinquante-quatre ans, il n’aurait pas attendu que ses services militaires, sa fortune, son mariage, lui eussent acquis une grande situation de faveur et de considération à la cour, pour révéler qu’il avait été dans sa jeunesse le héros d’une aventure galante et pour en tirer vanité. S’il fallait enfin le défendre de n’avoir pas protesté contre l’abus qu’on avait (ait de son nom, on serait en droit de soutenir que, puisque les Lettres avaient été attribuées à un certain « chevalier de C… » il ne crut pas sans doute devoir se reconnaître sous un titre qu’il n’avait jamais porté, ou plutôt qu’il ne daigna pas réfuter une assertion à laquelle toute sa vie opposait un éclatant démenti.

Dans un ordre de recherches où la certitude absolue n’est presque jamais atteinte, ces diverses considérations paraîtront suffisamment décisives. Elles s’accordent à absoudre le maréchal de Chamilly du seul reproche qui ait atteint son honneur, et à reléguer l’opinion qui le rendait responsable de la divulgation d’une correspondance amoureuse au nombre de « ces injustices qui, suivant l’expression de M. Renan, forment trop souvent le fond de ce que nous croyons savoir du passé. »

Encouragée par ce succès, la critique ne s’y est pas arrêtée. La personne de Chamilly mise hors du débat, c’est celle de la Religieuse qui a été appelée en cause ; ses lettres ont été déclarées apocryphes, et on a nié qu’elle-même ait jamais existé.

A vrai dire, l’idée n’était pas nouvelle. Rousseau l’avait déjà exprimée : « Les femmes, écrivait-il dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, les femmes en général n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun et n’ont aucun génie. Elles peuvent réussir aux petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d’esprit, du goût, de la grâce, quelquefois même de la philosophie et du raisonnement. Elles peuvent acquérir de la science, de l’érudition, des talens et tout ce qui s’acquiert à force de travail. Mais ce feu céleste qui échauffe et embrase lame, ce génie qui consume et dévore, cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent leurs ravissemens jusqu’au fond des cœurs, manqueront toujours aux écrits des femmes : ils sont tous froids et jolis comme elles : ils auront tant d’esprit que vous (voudrez, jamais d’âme ; ils seront cent fois plus sensés que passionnés. Elles ne savent ni décrire ni sentir l’amour même. La seule Sapho, que je sache, et une autre mériteraient d’être exceptées. Je parierais tout au monde que les « Lettres portugaises » ont été écrites par un homme. »

S’il ne fallait que réfuter ces étranges considérations, il suffirait de rapprocher du nom de Mme d’Houdetot (car c’est bien elle, l’autre à laquelle Rousseau fait allusion) le nom de la grande Sapho du XVIIIe siècle, de celle qui était déjà l’amie de d’Alembert lorsqu’il reçut la Lettre sur les Spectacles, de celle qui allait bientôt « sentir et décrire » d’une façon si puissante toutes les passions de l’amour, — Mlle de Lespinasse[6].

Mais c’est sur de plus sérieux argumens que l’historien des Chamilly s’est fondé pour retirer à la religieuse portugaise ses titres de réalité historique. De graves contradictions, qu’il est le premier à avoir relevées dans les Lettres, donnent une base sérieuse à sa prétention.

C’est un fait que les diverses parties de la correspondance ne s’accordent pas entre elles ; les premières pages du recueil font allusion à des circonstances dont les dernières ne supposent pas encore l’événement. Et ces incohérences sont trop nombreuses pour qu’on les puisse attribuer à des erreurs de plume ou à des négligences de pensée. D’où cette conclusion que ce ne sont point de véritables lettres, mais l’œuvre maladroite, le roman mal combiné de quelque écrivain anonyme.

Il est surprenant que, depuis qu’on lit les Lettres portugaises, personne n’eût encore aperçu ces contradictions ; mais il est non moins singulier que, puisqu’on les a enfin signalées, on ne se soit pas avisé de les concilier par un procédé critique d’un usage bien fréquent pourtant dans l’étude des recueils épistolaires ; — le rétablissement de la suite des lettres dans l’ordre des dates. Un examen quelque peu réfléchi eût bientôt démontré que la succession chronologique avait été troublée par l’éditeur primitif, et que les incohérences constatées ne sont qu’apparentes.

La lettre que l’on considérait jusqu’ici comme la quatrième de la série est évidemment la première. L’amant de la religieuse vient de quitter le Portugal ; à peine en mer, une tempête l’a jeté sur la côte de l’Algarve ; C’est par un de ses lieutenans demeuré à Reja, que la nouvelle de cet accident arrive jusqu’à sa maitresse. Comment, lui écrit-elle, n’a-t-il pas pris la peine de l’en informer directement ? « Etes-vous donc persuadé que votre lieutenant prenne plus de part que moi à ce qui vous arrive ? Pourquoi ne m’avez-vous point écrit ? .. Qu’on a de peine à soupçonner la bonne foi de ceux qu’on aime ! Vous m’avez consommée par vos assiduités ; vous m’avez enflammée par vos transports ; vous m’avez charmée par vos complaisances, — et les suites de ces commencemens si heureux ne sont que des larmes, que des soupirs et qu’une mort funeste, sans que je puisse y apporter aucun remède… »

La lettre classée la deuxième reste à sa place. Elle est presque datée du mois de mai 1668, par l’allusion à « la paix de France[7], » qui vient d’être conclue. Depuis six mois, pas un mot de souvenir n’est parvenu à la religieuse : « Vous ne devriez pas me maltraiter, comme vous faites, par un oubli qui me met au désespoir. J’attribue tout ce malheur à l’aveuglement avec lequel je me suis abandonnée à m’attacher à vous. Je vois bien le remède à tous mes maux ; et j’en serais bientôt délivrée si je ne vous aimais plus. Mais, hélas ! quel remède ! Non, j’aime mieux souffrir encore davantage que de vous oublier. Je ne puis me reprocher d’avoir souhaité un seul moment de ne vous plus aimer…. Pourquoi faut-il qu’il soit possible que je ne vous verrai peut-être plus jamais ? .. »

Enfin, après une attente désespérée, une lettre arrive de France, et la pauvre créature se reprend à croire aux vagues promesses de retour de son amant. « Hélas ! lui écrit-elle dans la première lettre (qui devient ainsi la troisième de la série), hélas ! Votre dernière lettre réduisit mon cœur en un étrange état : il eut des mouvemens si sensibles, qu’il fit, ce semble, des efforts pour se séparer de moi et pour vous aller trouver. Je fus si accablée de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures abandonnée de tous mes sens… Ne m’écrivez plus de me souvenir de vous. Je ne puis vous oublier, et je n’oublie pas aussi que vous m’avez fait espérer que vous viendriez passer quelque temps avec moi… Aimez-moi toujours et faites-moi souffrir encore plus de maux. »

Mais les illusions dont l’infortunée se flattait encore se dissipent bientôt ; et se sentant, cette fois, délaissée à jamais, elle épanche son cœur oppressé dans l’admirable lettre (n° 3 des éditions, — n° 4 dans le nouvel ordre) qui commence par ces lignes : « Qu’est-ce que je deviendrai ? Et qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je me trouve bien éloignée de tout ce que j’avais prévu. J’espérais que vous m’écririez de fort longues lettres ; que vous soutiendriez ma passion par l’espérance de vous revoir ; qu’une entière confiance en votre fidélité me donnerait quelque sorte de repos, et que je demeurerais dans un état supportable, sans d’extrêmes douleurs… »

La cinquième lettre, qui avait été et devait être, en effet, classée la dernière, nous fait assister à la crise suprême de cette âme en détresse. Une froide et banale épître, reçue de son amant, l’a pour toujours désabusée. « Je vous écris pour la dernière fois, et j’espère vous faire connaître, par la différence des termes et la manière de cette lettre, que vous m’avez enfin persuadée que vous ne m’aimiez plus et qu’ainsi je ne dois plus vous aimer… »

Lues dans cet ordre, les Lettres portugaises ne présentent plus ni incohérence ni obscurité ; elles s’éclairent au contraire l’une par l’autre ; elles concordent dans leurs moindres détails, et le drame intime qu’elles permettent de reconstituer, apparaît plus saisissant et plus pathétique.

Mais, si probante que soit cette méthode, et subsistât-il encore des doutes ou des contradictions dont elle ne pût rendre compte, je n’en tiendrais pas moins les Lettres portugaises pour vraies ; car elles portent en elles-mêmes, au plus haut degré, les caractères qui révèlent l’authenticité d’une correspondance amoureuse ; elles sont de tout point conformes au type, — je dirais presque aux règles du genre, — si ces sortes, d’écrits m’échappaient par nature à toute règle littéraire.

Il est d’abord un signe qui ne trompe guère dans l’étude des lettres d’amour ou qui pourrait même être pris comme principe de critique en cette matière, — leur monotonie. On n’y trouve, en effet, rien qui ne se rapporte exclusivement aux intéressés, comme si leurs personnes existaient seules au monde. « Ce qui fait, disait La Rochefoucauld, que les amans et les maîtresses ne s’ennuient point d’être ensemble, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes. » N’est-ce pas l’illusion de tous ceux qui aiment, de croire que l’univers tient dans leur passion et que, comme ils la portent partout avec eux, leur passion emplit l’univers ? Il ne faut donc chercher, dans les lettres d’amour, ni renseignemens historiques, ni tableaux de société, ni impressions littéraires, ni observations mondaines, rien de ce qui fait l’intérêt et la variété des autres recueils épistolaires. De là vient que tant de correspondances amoureuses sont si vite lassantes à lire et que les lettres de Mlle de Lespinasse, pour prendre un exemple, ne peuvent, malgré le grand souffle de passion qui les traverse et les anime, être lues qu’à petites doses. Le lecteur, après tout, ne fait que rendre aux amans le traitement qu’il en reçoit : dans leur « égoïsme à deux, » ils ne s’intéressent qu’à eux et jamais à l’indiscret qui les regarde ; ils ignorent sa présence, n’ont pas un mot, pas une attention à son adresse. Celui-ci, patient d’abord, parce qu’il est curieux ou charmé, finit par prendre de l’humeur et les laisse à leurs tendresses. Et c’est pourquoi l’on pourrait soutenir, sans paradoxe, que des lettres d’amour ne doivent être tenues pour sincères et véridiques qu’autant que la lecture en paraît quelque peu fastidieuse aux tiers.

En raison de leur petit nombre, les Lettres portugaises ne donnent pas prise à l’ennui ; mais elles sont bien conformes au type commun des lettres d’amour ; elles émanent bien d’une créature qui est envahie tout entière par la passion, qui n’a pas assez de tous les instans de sa vie, de toutes les ressources de son esprit, de toutes les puissances de son être pour aimer, aimer encore et toujours aimer, et aux yeux de qui le monde extérieur disparait dès qu’il n’est plus le reflet ou le cadre des états de son âme.

Le désordre de la composition et l’insouciance du style sont encore la marque de tous les écrits dans lesquels une créature, au moment qu’elle aime, cherche à traduire son rêve et livre le secret de son cœur.

A certaines époques, ces indices d’authenticité prennent une valeur particulière, — je veux dire aux époques où les conventions littéraires sont le plus fortes ; car c’est alors surtout qu’apparaît la différence des formes qu’emploie la littérature et de celles qu’emprunte la réalité. Or jamais l’expression littéraire des sentimens amoureux n’a été plus artificielle qu’au XVIIe siècle. On voulait d’abord que le langage de l’amour lût toujours noble et mesuré, — que les sentimens divers qui le composent fussent déduits dans un bel ordre, par des transitions ingénieuses, avec un intérêt gradué, vers un dénoûment concluant, — qu’il n’y eût point de peinture violente des plus vives émotions, et que, dans ses plus grands troubles, l’âme ne se départît jamais d’une certaine modération et d’une sorte de noblesse : c’était affaire à l’auteur de laisser imaginer les transports véhémens de la passion sous le convenu des phrases régulières et pondérées.

Mais, hors de la littérature, il en allait autrement, et l’on ne saurait admettre sans bien des réserves cette opinion « qu’au XVIIe siècle, les choses excessives avaient disparu de la vie humaine, que les passions s’étaient contenues sous la discipline du devoir, et que jusque dans les momens extrêmes, la nature désespérée subissait l’empire de la raison et des convenances[8]. » Je suis, au contraire, persuadé que dans la réalité de la vie, lorsque les âmes étaient directement en présence et comme à nu, la nature reprenait tous ses droits et s’épanchait par les accens qui sont l’éternel langage de la passion humaine.

Nous avons à cet égard un témoignage décisif, celui d’une des personnes qui au xvu" siècle ont le plus anobli, apprêté, « romancé » comme on disait alors, le style de l’amour. « A mon avis, écrit Mlle de Scudéry dans un fragment des Conversations que j’ai cité plus haut, il y a beaucoup plus de belles lettres d’amour qu’on ne pense ; » mais ce n’est ni dans Balzac, ni dans Costar ni dans voiture qu’on en doit chercher le modèle. « Il faut, poursuit-elle, qu’une lettre d’amour ait plus de sentiment que d’esprit, que le style en soit naturel et passionné, et je soutiens même qu’il n’y a rien de plus propre à faire qu’une lettre de cette nature ne touche point que de la faire trop belle… Pour ceux qui écrivent des billets galans, il leur est aisé d’en faire de courts où il y ait pourtant beaucoup d’esprit, parce qu’ayant leur raison toute libre, ils choisissent les choses qu’ils disent, et ils rejettent les pensées qui ne leur plaisent pas ; mais pour un pauvre amant dont la raison est troublée, il ne choisit rien, il dit tout ce qui lui vient en fantaisie, et ne doit même rien choisir, car en cas d’amour, on n’en saurait jamais trop dire et on ne croit jamais en avoir dit assez. »

Considérées à ce point de vue, les Lettres portugaises sont bien de vraies lettres d’amour : nul souci de la forme, nulle composition, tout le désordre de la passion. Il suffit d’ailleurs de les comparer, sous ce rapport, aux sept lettres apocryphes qui furent ajoutées à la seconde édition et qui sont vraisemblablement l’œuvre de l’avocat Subligny, l’un des beaux esprits de l’hôtel de Bouillon. Autant les unes sont libres et naturelles, autant les autres sont précieuses et savantes. Il est enfin un argument contre lequel aucune critique ne saurait prévaloir : les Lettres portugaises révèlent, affirment leur authenticité par l’accent inimitable de sincérité qui s’échappe d’elles. Ces pages portent elles-mêmes témoignage de l’âme qui les a inspirées. Si parfaite soit une œuvre d’art ou de littérature, elle n’est jamais qu’une copie de la vie ; elles sont la vie même.

Ce n’est plus de raisonnement qu’il s’agit ici, c’est de sentiment. Il faut lire et relire. Les Lettres non plus avec l’esprit, mais, si je puis dire, avec le cœur. Plus de doute alors que, l’amour n’ait passé par là, — sa flamme y est encore toute vive. Pour peu qu’on ait le don de sympathie, on sent naître cette émotion particulière, faite de pitié, de tendresse, de retour mélancolique sur soi-même, qu’appelle du fond de notre être la confidence d’une grande douleur. Pour peu qu’on incline au rêve, la douce vision, depuis si longtemps évanouie, semble s’éveiller à la vie, à cette vie idéale qui est peut-être plus vraie que celle de la réalité. On se plaît à la suivre, d’une pensée recueillie, dans la voie douloureuse où, lambeau par lambeau, elle laissa tout son cœur, et l’on croit assister au long tourment de cette âme en détresse.

Que ses joies furent courtes ! Quelle faible trace elles ont laissée dans sa correspondance ! A peine quelques réminiscences, entre lesquelles se détache, avec une précision singulière, le souvenir du jour où pour la première fois elle aperçut l’homme qu’elle allait adorer et où elle commença de l’aimer en secret. C’est la seule indication de date et de fait que renferment les Lettres portugaises ; mais comme elle est véridique ! N’est-ce pas le propre de l’amour de graver en nous, dans les moindres détails, la mémoire de l’heure et l’image du lieu où il est né ? On ignore parfois comment ont fini des passions que toute une existence semblait ne devoir jamais épuiser : elles se sont perdues dans l’ombre, dans l’éloignement, dans la banalité, dans l’oubli ; comme ces grands fleuves mystérieux d’Asie qui, fatigués, d’un trop long cours, dispersent leurs eaux lentes et sablonneuses à travers mille embouchures vagues et sans nom. Mais les souvenirs d’un amour à son début sont pareils aux impressions de l’enfance, ils ont une persistance extraordinaire, ils ressuscitent toujours.

Quant à ces souffrances, elles furent peu communes. La religieuse portugaise était de ces âmes nobles qui ne se donnent qu’une fois et ne se reprennent jamais. Du jour où elle ne s’appartint plus, elle comprit clairement qu’il s’agissait désormais pour elle d’être aimée ou de mourir. Quand elle se vit trahie et délaissée, elle souffrit tout ce que peut endurer une créature humaine. Un long supplice tortura son cœur. L’étrange volupté que l’excès même de la douleur procure parfois aux êtres d’une sensibilité trop exquise fut l’unique allégement de ses maux, elle la goûta avec délices. Cette âme, faite pour toutes les ardeurs et les jouissances de la vie, trouva une suavité infinie à « se sentir mourir d’amour. » Les accens qu’elle rendit alors demeureront éternellement touchans et pathétiques dans leur simplicité.

Une rare fierté la soutenait aussi dans ses épreuves. A la différence des amantes vulgaires qui tirent vanité de la passion qu’elles inspirent, elle plaçait tout son orgueil dans la puissance, de l’amour qui emplissait son être, de cet amour dédaigné, mais dont elle sentait le prix. « Je vous assure, écrivait-elle à son amant, que vous ferez bien de n’aimer plus personne. Vous trouverez peut-être plus de beauté (vous m’avez pourtant dit autrefois que j’étais assez belle), mais vous ne trouverez jamais tant d’amour, et tout le reste n’est rien. » Elle écrivait encore certaine d’avoir imprégné à jamais de son souvenir, le cœur de l’homme qui l’avait abandonnée : « Je vous défie de m’oublier entièrement. Je me flatte de vous avoir mis en état de n’avoir plus sans moi que des joies imparfaites. » Elle croyait enfin de sa dignité, « de son honneur et de sa religion, » d’aimer toujours « parce qu’elle avait commencé d’aimer, » et elle se condamnait à souffrir toujours plutôt que de jamais oublier.

Un jour pourtant, elle eut une défaillance. Brisée de douleur, elle exhala cette plainte : « Quand est-ce que mon cœur ne serai, plus déchiré ? Quand est-ce que je serai délivrée de cet embarras cruel ? » Et, près de succomber, elle murmura ces mots : « M’avez-vous pour toujours abandonnée ? Votre pauvre Marianne n’en peut plus, elle s’évanouit en finissant cette lettre. Ayez pitié de moi. » Quelle grâce dans cette faiblesse passagère dans cet appel désespéré d’une créature jeune, aimante et qui se sent mourir ! Sa courageuse nature n’en est en rien diminuée ; car les consciences les plus fortes de l’humanité ont eu aussi, au moment des épreuves suprêmes, leur angoisse intime ; mais elle nous révèle ainsi qu’elle n’avait pas seulement les ardeurs et les fiertés de l’amour, et que les orages de la passion ne lui avaient pas desséché le cœur.

Le mystère, qui enveloppe les débuts de cette destinée mélancolique, on recouvre aussi la fin, et le charme de cette histoire amoureuse s’en accroît encore. Les souffrances par lesquelles la religieuse portugaise a acheté le droit de survivre au passé eurent-elles le sort habituel des sentimens humains et s’apaisèrent-elles d’elles-mêmes dans l’oubli ? Ou bien eut-elle l’âme assez forte et assez généreuse pour conserver pieusement sa douleur et la consacrer par le temps ? Je croirais plutôt que les exercices réguliers de la vie religieuse ne firent d’abord qu’entretenir sa flamme, — que sa passion grandit encore, — qu’elle se consuma jusqu’aux cendres, et que, près de s’éteindre, elle se ralluma sous la forme d’un autre amour, éternel, infini, — de l’amour qui ravissait sainte Thérèse d’Avila en de sublimes extases. C’est ainsi que j’aime à me figurer, dans la solitude de sa cellule, la religieuse de Beja, récitant comme une douce litanie ces paroles de l’imitation qui ont versé leur baume consolateur à tant de cœurs blessés : « Il n’y a au ciel ni en la terre rien de plus doux que l’amour, rien de plus fort, rien de plus haut, rien de plus étendu, rien de plus joyeux, rien de plus rempli, rien de meilleur, — car l’amour est né de Dieu et ne se peut reposer qu’en Dieu par-dessus toutes les choses créées. Mon Dieu, mon amour, vous êtes tout à moi et moi tout à vous. »

Lorsqu’on s’est quelque temps laissé aller au charme de cette évocation, lorsqu’on a largement respiré le parfum de tendresse qui, après plus de deux siècles, s’exhale encore des lettres de la pauvre amante, on n’hésite plus à affirmer que la religieuse portugaise a vraiment existé. On se dit même que, si la vie se mesure à la conscience de vivre, peu de femmes furent plus vivantes, car il n’en est guère qui aient plus souffert et plus aimé. On se dit encore que cette frêle créature était douée d’une telle vitalité morale que, s’il eut dépendu d’elle, elle aurait eu le courage de recommencer l’existence. Ce serait là, si on la pouvait tenter, la grande épreuve des âmes. Combien en est-il qui, une fois délivrées du fardeau de la vie, consentiraient à le reprendre et à rentrer dans le cercle des vicissitudes humaines ?

Lorsque le héros de Virgile aperçut, dans les champs élyséens, les mânes qui se pressaient vers les eaux sacrées du Léthé afin d’y puiser, avec le principe d’une vie nouvelle, la quiétude et les longs oublis, un cri de pitié s’échappa de sa poitrine pour ces pauvres ombres, si follement avides de revoir la clarté des deux : Quæ lucis miseris tum dira cupido ! J’ai songé parfois qu’il y avait des âmes plus dignes d’une telle compassion, — celles qui, avant que de revivre, refuseraient d’oublier le passé.

Les plus nombreuses d’entre ces âmes-là ne seraient pas sans doute celles pour qui le voyage de la vie fut riant et prospère, — car ce sont les privilégiées du sort qui se disent toujours le plus lasses vers la fin de la route et qui souhaitent le plus ardemment de n’être jamais éveillées du sommeil éternel, mais plutôt celles que la réalité a meurtries, les âmes nobles et tendres, les esprits délicats, les consciences pures et timorées, et les cœurs rares qui ont la piété du souvenir. C’est à cette élite généreuse que se rallierait la religieuse portugaise ; car certes elle n’eût voulu revivre que pour sentir peser encore sur elle la mémoire des jours disparus.


MAURICE PALEOLOGUE.

  1. Historia genealogica da Casa Real, liv. VI et X.
  2. Mémoires, année 1715.
  3. E. Beauvois, la Jeunesse du maréchal de Chamilly. 1885.
  4. Conversations nouvelles, II, p. 503.
  5. . L’éditeur de 1690 ne s’était probablement fondé que sur l’identité d’initiale du nom pour reconnaître Chamilly dans le Chevalier de C… dont parlait l’éditeur de 1678. On pourrait, avec plus d’apparence de raison, designer comme destinataire des Lettres portugaises, le chevalier de Clermont, de la maison de Clermont-Lodève, qui prit part aussi en 1667 à l’expédition de Portugal et qui fut un des plus hardis, un des plus célèbres libertins de son temps.
  6. La Lettre sur les spectacles fut composée au mois de février 1758. Rousseau venait de quitter l’Ermitage. Un passage des Confessions (livre X) nous apprend dans quelles conditions morales il l’écrivit : « Plein de tout ce qui venait de m’arriver, mon cœur mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon sujet m’avait fait naître ; mon travail se sentit de ce mélange. Sans m’en apercevoir, j’y décrivis ma situation actuelle, j’y peignis Grimm, Mme d’Épinay, Mme d’Houdetot… » Quant à Mlle de Lespinasse, Rousseau ne pouvait encore la connaître que pour les qualités de son esprit. La Lettre à d’Alembert est antérieure, en effet, de dix ans au début de sa liaison avec le marquis de Mora, et de quatorze ans à sa passion pour le comte de Guibert.
  7. La paix d’Aix-la-Chapelle, signée le 2 mai 1668 et ratifiée le 17 du même mois.
  8. Taine, Essais de critique et d’histoire, p. 283.