Les Lettres d’Elvire à Lamartine
- On retrouve tout entière dans un homme
- la première femme qu’il a aimée.
- LAMARTINE : Raphaël.
Non, le poète ne les avait pas toutes détruites, ces lettres confidentes du grand amour de sa vie. Le jour où il s’était résolu à faire le sacrifice longtemps retardé, quelques-unes avaient trouvé grâce. Conservées dans un carnet de deuil, — un carnet de cuir noir doublé de satin blanc, — elles y reposèrent sur une mèche des cheveux de celle qui les avait écrites. Elles n’y furent pas oubliées : l’usure des feuillets atteste la fidélité du souvenir. Depuis la mort de Lamartine, ce reliquaire d’amour était resté enfoui dans un tiroir secret du cabinet de travail de Saint-Point. On en soupçonnait l’existence ; personne ne pouvait dire qu’il l’eût tenu dans ses mains. Et le mystère subsistait. Car les strophes imprécises du Lac, non plus que la prose concertée de Raphaël, ne nous ont révélé le secret de cet amour qui a fait de Lamartine le poète des Méditations, et d’Elvire une sœur de Béatrix et de Laure. Il demeurait enfermé dans ces pages qui furent improvisées sous l’impression du moment, écrites sans artifice pour celui-là seul à qui elles étaient adressées, et où se livre sans réserve une âme passionnée, aimante et souffrante.
Ces lettres d’Elvire, M. Charles de Montherot, petit-neveu de Lamartine, et propriétaire de Saint-Point, a bien voulu nous en donner communication. Il nous a autorisé à en prendre copie et à les mettre sous les yeux des lecteurs de cette Revue. Ce n’est pas seulement en notre nom qu’il doit en être remercié : le service inappréciable qu’il rend à l’histoire de notre poésie lui vaut la gratitude de tous les lettrés.
À plusieurs reprises il est parlé dans Raphaël des lettres que Raphaël, c’est-à-dire Lamartine, recevait de Julie, c’est-à-dire d’Elvire. La correspondance commença avec la première séparation, en septembre 1816, au lendemain du séjour aux eaux d’Aix. Julie est revenue à Paris, Lamartine est à Mâcon, guettant chaque jour l’instant où la crécelle annonce le passage du facteur. « Je cherchais à découvrir l’enveloppe de fin papier de Hollande et l’adresse de belle écriture anglaise… Je m’enfuyais dans ma chambre. Je m’enfermais au verrou pour dévorer à loisir les pages, sans être interrompu. » Lamartine rejoint Julie à Paris, à la fin de décembre ; les deux amans se voient tous les jours ; ils n’en continuent pas moins d’échanger des lettres quotidiennes, par lesquelles ils prolongent leurs causeries, sans avoir plus rien à craindre des importuns et des indiscrets. « Je commençais ma journée par une longue lettre à Julie… Julie recevait cette lettre à son réveil comme une suite de la conversation du soir… J’en recevais la réponse moi-même, avant le milieu du jour. » Une seconde fois, Lamartine, malade lui-même, se sépare de Julie, beaucoup plus dangereusement atteinte qu’il ne le croyait. « Les lettres que je recevais et auxquelles je répondais tous les jours entretenaient ma sécurité. Elles dissipaient par l’enjouement et les caresses des mots le nuage de pressentimens sinistres que ses adieux avaient laissé sur mon âme. » Il y a donc eu, entre les deux amans, une correspondance suivie, abondante, intime, et qui a été une part notable de leur bonheur.
Après la mort de Julie, cette correspondance aurait été réunie, classée, reliée, conservée longtemps, puis détruite aux environs de l’année 1849 où Lamartine publiait Raphaël. « Je les ai retrouvées, toutes ces lettres. Je l’ai feuilletée, page à page, cette correspondance classée et reliée soigneusement après la mort, par la main d’une pieuse amitié, une lettre répondant à l’autre, depuis le premier billet jusqu’au dernier mot écrit d’une main saisie déjà par la mort, mais que l’amour affermissait encore. Je les ai relues et je les ai brûlées en pleurant, en m’enfermant comme pour un crime, en disputant vingt fois à la flamme la page à demi consumée pour la relire encore… Pourquoi ? me dis-tu… Je les ai brûlées parce que la cendre même en eût été trop chaude pour la terre, et je l’ai jetée aux vents du ciel. »
Faut-il entendre par là que la correspondance d’Elvire ait jamais formé, comme on l’a dit, un volume « relié ? » Je ne le pense pas. Des quatre lettres confiées au carnet de « souvenir » que nous avons pu manier, les trois premières, « de fine écriture anglaise, » sont écrites sur feuillet double de papier aujourd’hui jauni, mais dont la tranche est encore légèrement dorée : au dos du feuillet se voit une longue déchirure. On pourrait imaginer d’après cela qu’il a été détaché d’une reliure où il était retenu par le fil du brocheur. Mais c’était un usage alors, et notamment celui de Lamartine, d’employer, pour la correspondance, des feuillets qu’on détachait d’un album. La quatrième lettre n’accuse pas cette trace de déchirure ; mais une pièce qui y est collée donne cette indication : « Sixième époque, dernière lettre. » C’est donc la preuve que ces lettres avaient bien été « classées. » Cette dernière lettre a été écrite pendant une accalmie du mal qui allait emporter la jeune femme exactement cinq semaines plus tard ; les caractères en sont, non plus élégans et déliés, mais brouillés et alourdis ; c’est, tracé à la dérobée, malgré la défense du médecin, « le dernier mot écrit d’une main saisie déjà par la mort. »
Pourquoi ces lettres sont-elles été épargnées plutôt que d’autres ? Après les avoir lues, on ne croira pas que ce soit un effet du hasard. Pour Lamartine, chacune d’elles représentait une date. Pour nous, elle n’ont pas seulement un intérêt de curiosité, celui de nous montrer Julie dans son cadre exact, étendue sur le canapé où elle reposait sa langueur, accoudée à la petite table où elle se faisait, parmi les causeries des indifférens, un coin de solitude et de rêverie ; elles ont une signification littéraire et morale. En nous aidant à démêler le vrai du faux dans les confidences arrangées de Raphaël, elles nous apportent la révélation que nous en attendions. Postérieures au séjour d’Aix, — un temps où les deux amans ne s’écrivaient pas, — elles ne laissent pourtant pas de nous renseigner sur lui. Elles éclairent toute l’histoire des relations d’Elvire et de Lamartine.
Elvire ! Comme on eût aimé qu’elle fût restée pour nous un nom poétique, une figure immatérielle, noyée dans la brume chaude dont l’avait enveloppée la poésie des Méditations ! Ce qui d’elle avait passé dans les vers harmonieux et purs qu’elle a inspirés, c’est cela seul que nous en eussions dû connaître. Mais le poète a lui-même voulu qu’il en fût autrement. Après trente-deux ans, il s’est avisé d’utiliser ses souvenirs pour en presser ce qu’ils pouvaient contenir encore de littérature. Par des demi-confidences, qui ont un air de fausses confidences, il a éveillé notre curiosité sans la satisfaire. Nous nous serions réjouis de ne rien savoir ; nous ne saurions nous contenter d’indications suspectes. Ce n’est pas notre faute, si nous tenons aujourd’hui à posséder cette vérité qu’on nous a dérobée en nous la promettant.
Un souci constant a dirigé Lamartine dans Raphaël et présidé au système de déformation qu’il a fait subir à la réalité : celui d’innocenter Julie. Louable scrupule, dont les conséquences, du point de vue de l’art, furent désastreuses ! Il ne voulait pas laisser peser sur Julie le reproche d’avoir été coupable vis-à-vis de son mari : donc, l’homme à qui elle est mariée ne sera qu’un mari en peinture. Sans parens, sans protection d’aucune sorte, Julie, à l’instant de sortir de la maison d’éducation où elle a été élevée, va se trouver seule au monde, lorsqu’un « vieillard illustre » offre de lui servir de père sous le nom de mari. La jeune fille a dix-sept ans, le vieillard a cinq fois son âge : ce qui lui donne, en comptant bien, quatre-vingt-cinq ans ! Avec ses « traits purs et majestueux, » ses flocons de cheveux blancs, son visage exsangue, ce père est exactement le père noble des comédies. Content de « l’affection filiale » de Julie, il est près de souhaiter que la jeune femme ait pour un autre un sentiment d’une nature plus tendre. Il l’envoie dans les réunions mondaines, au théâtre, au bal, avec l’espoir que son cœur y trouvera une occasion de s’émouvoir. Lamartine ne semble pas avoir soupçonné ce qu’il y a d’équivoque dans le rôle de ce vieillard, donneur de si singuliers conseils. Mais l’entrée en scène de Raphaël ne devait-elle pas être préparée, annoncée, souhaitée par le mari lui-même de Julie ? On s’attend, après ce luxe de précautions et de préparations, que Julie se croira libre d’appartenir tout entière à son jeune amant. Il n’en sera rien. Cet amant est le plus platonique des hommes, et sa passion restera aussi pure qu’elle est échevelée. Au surplus, un mal mystérieux fait que Julie, en se donnant, risquerait de mourir ; en sorte qu’on ignore si sa chasteté procède davantage de vertu ou de raisons de santé. Étrange situation que celle de cette héroïne deux fois chaste, destinée à n’être pour son mari qu’une fille et pour son amant qu’une sœur !… Après qu’on vient d’errer, en compagnie de ces fantômes, dans le royaume des ombres, on aspire à retrouver des êtres vivans. Les lettres d’Elvire nous y aideront, en nous permettant de contrôler les assertions de Lamartine par le seul témoignage qui soit recevable contre le sien.
Julie-Françoise Bouchaud des Hérettes naquit en 1782 à Saint-Domingue, de créoles français[1]. En 1791, lors du massacre des blancs, il fallut fuir. Mme des Hérettes périt en mer. M. des Hérettes, avec ses deux filles, passa en France et habita d’abord en Bretagne. Julie fut-elle placée à Paris dans une maison d’éducation ? En tout cas, ce ne put être dans une des maisons de la Légion d’honneur qui ne furent créées qu’en 1805. Et il est pareillement inexact que le « vieillard illustre » ait distingué la jeune pensionnaire au cours d’une visite d’inspection. Il y a là confusion, plus ou moins involontaire, avec l’histoire de Bernardin de Saint-Pierre, qui, invité par la citoyenne Maisonneuve, maîtresse de pension, rue de Seine, à visiter son établissement, y distingua la jeune Désirée de Pelleporc, celle même qui devint, quelques semaines plus tard, la seconde Mme de Saint-Pierre. Ce qui est certain, c’est que Julie, son éducation terminée, habitait avec son père à La Grange, près Tours. Ce père était un hobereau buveur, querelleur, faible et violent. Il faut se figurer ce que pouvait être, dans l’isolement de la campagne, aux prises avec ce père fantasque et brutal, et en dépit de la protection d’un oncle débonnaire, l’existence d’une jeune fille de santé délicate, de nerfs malades. Julie était parfaitement malheureuse.
C’est alors que se présenta M. Charles.
Ce n’était pas le prince charmant. Il n’avait plus vingt-cinq ans. Mais qu’il était loin de ressembler au vieillard de comédie, au bonhomme paterne, à l’octogénaire bénisseur imaginé par Raphaël ! A défaut du charme de la jeunesse, il avait le prestige de la célébrité. Ce savant avait été le professeur à la mode, dans un temps où la science, en faveur auprès du public mondain, agréait aux dames. Il avait un renom d’intrépidité. C’est lui qui, en 1783, après Pilâtre de Rozier, avait fait le second voyage aérien. L’expérience, qui avait eu un grand retentissement, avait valu au courageux aéronaute une véritable popularité. Son nom s’était répandu, ses traits avaient été reproduits par l’imagerie. Cela pouvait compenser la différence des années. Aussi bien, en 1804, à cinquante-sept ans, M. Charles, qui d’ailleurs survécut à sa femme, était encore d’une belle verdeur ; à vingt-deux ans, Julie était déjà languissante. Si le mariage était disproportionné, il ne l’était guère plus que celui de Mlle Didot demandant en mariage, à vingt ans, Bernardin de Saint-Pierre qui en avait cinquante-trois ; il l’était moins que celui de Mlle Désirée de Pelleporc contractant à vingt ans un mariage d’amour avec le même Bernardin âgé de soixante-trois ans, et moins que tant d’autres pour lesquels on ne s’est pas mis en frais d’explications saugrenues. M. Charles aimait Julie ; il l’aimait pour sa jeunesse et pour sa beauté. Obligé de la disputer à un père qui lui rendait la vie insupportable, mais qui tout de même ne voulait pas se séparer d’elle, il lutta. Ce furent cinq semaines d’énervantes alternatives : très épris, M. Charles estimait que Julie « en valait la peine. » Enfin son désir l’emporta. Julie était pleinement d’accord avec lui. Ce n’était plus une enfant ; elle savait ce qu’elle faisait ; elle acceptait de tout son cœur et sans restrictions d’aucune sorte un mariage qui était pour elle une délivrance.
Le ménage fut heureux. M. Charles était un homme excellent, d’une bonté non pas larmoyante, mais vigoureuse et gaie. Il entoura sa jeune femme de tous les soins que réclamait cette frêle organisation. Il veilla, en mari plein de sollicitude et en homme bien portant, sur sa « pauvre Julie » toujours malade. Lorsque vinrent les infirmités, — il fut atteint de la pierre en 1811, — elles n’eurent pas raison de son optimisme courageux. Sa maison était charmante. Julie, en y entrant, y trouva un cercle tout formé d’hommes qui avaient connu l’ancienne société et en continuaient la tradition. Aussi bien M. Charles, qui avait touché une pension de Louis XVI, et qui, logé au Louvre, où il cachait un frère, prêtre insermenté, avait failli être arrêté le 10 août, n’avait jamais été un révolutionnaire très farouche. C’était un de ces bourgeois éclairés de la fin du XVIIIe siècle, qui conciliaient la foi aux idées nouvelles avec l’attachement aux idées monarchiques ; ami des lumières et détaché de toutes croyances religieuses, il était sans fanatisme à rebours, libéral, modéré, vraiment tolérant. Les amis qui, au début de la Restauration, le visitaient dans son appartement de l’Institut, appartenaient tous au parti royaliste constitutionnel : c’étaient Suard, Rayneval, Laine, Lally-Tollendal, surtout le baron Mounier et de Bonald. Attirés par la célébrité, le mouvement d’esprit, la bonhomie de M. Charles, ils avaient su goûter le charme nouveau qu’apportait aux réunions de l’Institut la présence de sa jeune femme. Julie eut un salon. Elle y présidait avec une grâce nonchalante. Elle aimait qu’on vînt lui apporter les nouvelles chaque soir, et prendre quelques instans de causerie, avant de paraître aux réceptions officielles. Elle assistait, avec une complaisance un peu lasse et une attention légèrement distraite, à ces entretiens d’hommes âgés qui discutaient de science, de philosophie, de politique, d’économie politique. Elle goûtait, comme il convenait, ces joies sérieuses et cette félicité calme ; elle n’imaginait pas que quelque chose pût manquer à son bonheur ; elle ne se doutait pas que sa jeunesse pût se révolter ; elle n’entendait pas l’appel de son cœur… Cependant, sous l’influence du mal qui la consumait, une espèce de fièvre grandissait en elle à son insu : c’était un besoin de se dépenser, de rendre service, d’obliger ; c’était une poussée de sensibilité qui s’épanchait en effusions d’amitié, trompant mal un désir insoupçonné d’émotions plus tendres et plus vives. Ainsi cette jeune femme, heureuse et inquiète, qui avait passé la trentaine, qui était touchée par la mort, et qui n’avait pas encore aimé, languissait dans une attente dont, sans la comprendre, elle subissait l’angoisse.
Elle était arrivée aux eaux d’Aix dans les premiers jours de juillet 1816 ; bientôt elle y rencontrait Alphonse de Lamartine.
Celui-ci, avec le charme un peu sauvage de ses vingt-six ans, était un jeune gentilhomme de province, grandi à la campagne, dans un milieu familial et chrétien, et à peine affranchi de la tutelle de ses parens. À la faveur de brèves échappées, il avait eu quelques aventures, tout à fait banales, dont l’une pourtant lui fournissait un thème à des variations poétiques dans la manière voluptueuse et triste alors à la mode. Il se souvenait d’avoir, au cours d’un voyage en Italie, rencontré une petite ouvrière dont il avait fait sa maîtresse, qu’il avait abandonnée, et qui était morte. Sa vanité avait été flattée, son imagination occupée : son cœur n’avait pas été ému. Il était arrivé à une période difficile de sa vie. Sans emploi, sans but précis dans l’avenir, désœuvré, il s’ennuyait. Les vers où se jouait sa merveilleuse facilité pouvaient lui être un passe-temps ; il n’avait jamais songé à en faire un métier. Il sollicitait vainement un poste dans la diplomatie. Le mauvais état de sa santé s’aggravait par l’effet de cette inaction forcée. Par suite de cette dépression de tout son être, la mélancolie, ce mal du siècle, s’insinuait dans son âme naturellement rêveuse. Toute sorte d’aspirations, tumultueuses et confuses, s’accumulaient en lui. « Je ne sais quelles idées vagues et sublimes, et infinies, me passent au travers de la tête, à chaque instant, le soir surtout, quand je suis, comme à présent, enfermé dans ma cellule, et que je n’entends d’autres bruits que la pluie et les vents. Oui, je le crois, si, pour mon malheur, je trouvais une de ces figures de femme que je rêvais autrefois, je l’aimerais autant que nos cœurs auraient pu aimer, autant que l’homme sur la terre aima jamais… » Depuis le mois de novembre 1814 où il adressait à Aymon de Virieu cette brûlante confidence, jusqu’au moment où les médecins l’envoyèrent à Aix pour soigner une affection du foie, ses maux physiques et sa détresse morale n’avaient fait que s’accroître. Il arrivait malade, souffrant du tourment de sa jeunesse inassouvie, dans la mélancolie ardente d’une âme de désir.
C’est dans ces dispositions d’esprit si voisines que se trouvaient Lamartine et Julie Charles, quand leur destinée les réunit. Ils se virent, ils s’aimèrent. Ils étaient seuls, dans un cadre de nature fait à souhait pour l’idylle. Tout ce qui n’était pas leur amour fut oublié.
Il fallut s’éveiller de cette ivresse. L’automne approchait. Julie dut s’acheminer vers Paris, où nous voyons qu’elle était rentrée en septembre. A Milly, puis à Mâcon où il était retourné, Lamartine rêvait de venir passer l’hiver à Paris, pour y retrouver celle qu’il aimait. Il en cherchait le moyen. Mais, dans l’état de gêne où était la famille de Lamartine, un séjour du jeune homme à Paris comportait des sacrifices d’argent, auxquels on ne se résoudrait pas sans des raisons sérieuses. Sur ces entrefaites, Lamartine apprend que le serviable Aymon de Virieu, parti depuis huit mois pour le Brésil avec le duc de Luxembourg, est de retour à Paris. Le 8 décembre, il lui adresse un premier billet : « Je brûle d’impatience de t’aller embrasser, car je compte aller à Paris bientôt, et ce sera un nouveau motif. Rien n’a changé en bien dans ma position pendant ces huit mois. Mon cœur seul a changé ; hélas ! il était plus heureux à ton départ. » Le 12 décembre, nouvelle lettre. Lamartine s’est avisé du genre de service que son ami peut lui rendre : c’est un complot où il ne refusera pas d’entrer. « Restes-tu à Paris ? Y es-tu assez longtemps pour que je puisse t’y voir ? Écris-moi dans ta première lettre que tu m’engages à y venir, que tu pourras peut-être m’être utile, m’aider à me caser dans quelque bonne sous-préfecture : cela engagera beaucoup mon père à me donner les moyens d’y aller en effet… » Pour faciliter à Lamartine ce séjour tant désiré, Virieu lui abandonnait une des chambres de l’appartement qu’il occupait dans l’hôtel du maréchal de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin. Porteur d’une lettre d’introduction de son ami, il s’était présenté chez Julie. Il était tout de suite entré dans son cercle. Il avait à la préparer au grand bonheur qui l’attendait. Le mercredi 25 décembre, il était auprès d’elle, lorsque, parmi les habitués de chaque soir, elle vit apparaître un nouveau venu : le compagnon des heures enchantées d’Aix. Les deux amans furent bientôt séparés par l’arrivée des visiteurs. Mais, à peine terminée cette soirée de joie et de torture, et, quand le dernier des hôtes, devenus des importuns, eut enfin pris congé, Julie, assise devant sa petite table, laissait courir sa plume et donnait un libre cours aux sentimens que son cœur avait dû contenir et qui avaient failli le briser. Elle écrivait ces pages débordantes d’émotion que Lamartine devait recevoir le lendemain matin[2] :
A onze heures et demie, mercredi.
Est-ce vous, Alphonse, est-ce bien vous que je viens de serrer dans mes bras et qui m’êtes échappé comme le bonheur échappe ? Je me demande si ce n’est pas une apparition céleste que Dieu m’a envoyé, s’il me la rendra, si je reverrai encore mon enfant chéri, et l’ange que j’adore ! Ah ! je dois l’espérer. Le même ciel nous couvre aujourd’hui et depuis ce soir je vois bien qu’il nous protège. Mais les cruels qui nous ont séparés, quel mal ils nous ont fait, Alphonse ! Qu’avons-nous de commun avec eux pour qu’ils viennent se mettre entre nous et nous dire : vous ne vous regarderez plus ? Ce morceau de glace mis sur nos cœurs ne vous a-t-il pas déchiré, ô mon ange ? J’en sens encore le froid. J’ai cru que j’allais leur dire : Eh ! laissez-moi. Vous voyez bien que je ne suis pas à vous, que j’ai beaucoup souffert, et qu’il est teins pour que je vive qu’il me ranime sur son sein !
— Ils sont partis : mais vous pourriez être là et je suis seule ; comment, Alphonse, n’en pas verser des larmes ? Ah ! pourtant bénissons cette Providence divine ! Demain encore, n’est-ce pas, elle nous réunira et pour cette fois elle nous laissera ensemble ! C’est une épreuve qu’elle voulait encore que nous puissions subir ; mais elle ne veut pas que nous mourrions cette nuit, et alors ne mérite-t-elle pas nos adorations toutes entières ? Je le sens si fortement que mon premier besoin dès que l’on m’a quitté a été de me jetter à genoux et d’adorer avec larmes cette suprême bonté qui m’a rendu Alphonse ! C’est aux pieds de Dieu que j’ai recouvré la force de lui parler à lui-même ! — lime permet de vous aimer, Alphonse ! j’en suis sûre. S’il le défendait, augmenterait-il à chaque instant l’ardent amour qui me consume ? aurait-il permis que nous nous revissions ? voudrait-il verser à pleines mains sur nous les trésors de sa bonté et nous les enlever ensuite avec barbarie ? Oh ! non, le ciel est juste ! il nous a rapprochés, il ne nous arrachera pas subitement l’un à l’autre. Ne vous aimerai-je pas comme il le voudra, comme fils, comme ange et comme frère ? et vous, vous, cher enfant ! ne lui avez-vous pas depuis long-tems promis de ne voir en moi que votre mère ?
Ah ! que cette nuit s’écoule, elle me torture. Quoi, Alphonse, je ne me trompe pas, vous êtes bien ici ! Nous habitons le même lieu ! Je n’en serai sûre que demain. Il le faut, que je vous revoye, pour croire à mon bonheur ! Ce soir le trouble est trop affreux. — Chère vallée d’Aix ! ce n’était pas ainsi que vous nous rassembliez, vous n’étiez pas pour nous avare des joies du ciel ! elles duraient comme notre amour sans terme, sans bornes ! elles auraient duré toute la vie ! Ici les voilà déjà troublées. Mais quelle soirée aussi et que nous aurions tort, cher enfant, de n’en pas espérer de meilleures ! Vous verrez comme habituellement je suis seule. Vous verrez, demain, mon cher ange, si Dieu est assez bon pour nous faire vivre jusqu’au soir, que des heures et des heures se passeront sans que l’on nous sépare ! Vous verrez si, vous ici, je puis me plaindre de ma situation !
Demain j’ai le malheur de n’être pas libre avant midi 1/2. Je vais au Palais avec M. Charles remplir je ne sais quelle formalité, je sors à onze heures 1/2. Je calcule que cela me prendra une heure. Attendez-moi chez vous, mon ange ! J’y serai dès qu’on m’aura laissée et je vous ferai demander pour vous emmener afin que nous passions le reste de la matinée ensemble. Prions Dieu que jusque-là il nous donne de la vie et de la force.
Écrivez-moi par mon commissionnaire que vous m’aimez toujours, ces mots chéris n’ont pas frappé mon cœur dans le petit nombre de mots que j’ai pu recueillir de votre bouche ! Redites-les Alphonse ! Répétez beaucoup que vous aimez votre mère ! Elle est quelquefois si malheureuse de l’idée terrible que vous pourriez cesser ! — Mais non, non, vous le lui avez trop dit ! Ne prenez pas ceci pour des craintes, une mère ne doute pas de son fils, elle est toujours sa mère, elle peut tout entendre. C’est un de ses devoirs, elle les remplira tous. Ah ! mon enfant, que je vous aime ! que je vous aime ! Vous l’êtes-vous bien dit ? L’avez vous vu ? Au milieu de ce monde où il fallait parler, sentiez-vous mon cœur souffrir ? Le voyez-vous battre ? Alphonse ! Alphonse ! je succombe à mon émotion. Je vous adore ! mais je n’ai plus la force de le dire. Ah ! que des larmes abondantes me feraient du bien ! Qu’il est donc difficile à porter, le bonheur ! Pauvre nature humaine, tu es trop faible pour lui !
Dites à votre ami que je le porte aussi dans mon cœur comme un frère. Ah ! qu’il a été bon pour moi ! Comme il faut qu’il vous aime pour m’avoir supportée dans mes douleurs et soutenue ce soir, quand il est venu m’annoncer mon enfant ! Alphonse ! payez ma dette envers lui. Aimez-le davantage, cet ami si digne de vous ! et que ce ne soit pas parce que je manque de reconnaissance, il a toute la mienne, et il a aussi en épanchemens et en affection tout ce qui n’appartient pas exclusivement à mon Alphonse. Je vous laisse, enfant chéri ! pour quelques heures. Vous allez dormir et moi pendant la nuit entière je vais veiller sur vous et demander à Dieu que demain nous arrive ! Après nous pouvons mourir.
Dors donc, ami de mon cœur ! dors et qu’à ton réveil cette lettre que tu recevras avec tendresse te soit remise ! mon ange ! mon amour ! mon enfant ! ta mère te bénit ! et bénit ton retour !
Nous donnons ici, à la suite, les deux lettres que Lamartine reçut de Julie, quelques jours après celle-ci, le 1er et le 2 janvier de l’année 1817 :
1er janvier 1817, 10 heures du soir.
Que je vous retrouve, ô mon Alphonse ! Après une journée livrée à des indifférens, je brûlais d’être seule. J’ai pourtant fait fermer ma porte très tard, mais depuis 3 heures j’ai du monde et je n’ai vu avec plaisir que M. et Mme Mounier ! Ils sont venus tout de suite après leur dîner et c’était vraiment aimable : pourquoi n’en ai-je pas assez joui ? Ah ! c’est que vous êtes dans mon cœur, mon enfant, et que quand je ne puis ni causer librement avec vous, ni vous écrire je suis malheureuse. Il faut pourtant que je vous dise que Wilhelmine a été charmante et son mari très bon pour moi. Cette jolie jolie femme m’est arrivée parée pour la Cour et elle est restée avec moi jusqu’à l’heure où le Roi recevait, ne voulant pas, m’a-t-elle dit, passer cette journée sans me voir. Elle m’a apporté une jolie bague renfermant des cheveux de toute sa famille et portant son chiffre, celui de son mari et de ses enfans. Moi je lui ai tressé des bracelets semblables à la ceinture que je vous ai montré à Aix et j’y ai fait mettre aussi nos chiffres. M. Mounier m’a donné un ouvrage très rare de son père qu’il a pris soin de faire relier élégamment. Ce sont ses doctrines politiques. Vous voyez que c’est une amitié grave que la sienne et qu’il ne me traite pas en femme qui aime les romans. J’aurais voulu lui donner aussi quelque chose, mais je ne sais qu’imaginer et je ne puis pas sortir. J’enverrai demain chez Lenormand pour avoir un livre qu’il n’ait pas. Je voudrais, mon amour, que vous fussiez là pour me guider sur le choix qui m’embarrasse. Je ne le ferais pas au hasard de mal choisir ! — Wilhelmine nous a quittés à huit heures, nous laissant M. M(ounier) qui a fait avec M. C(harles) quelques parties d’échecs. Il m’a mis pendant ce teins au fait de la politique du jour et la loi des élections est revenue sur le tapis, comme vous le croyez bien. La discussion se continuera jusqu’à après-demain. Jamais question n’aura été plus fortement débattue. On ne sait pas encore quel parti l’emportera. Le ministère craint un peu que ce ne soit pas lui, mais je vois la minorité, quoique « très forte » de raison, croire assez peu à son triomphe. Quand je dis forte de raison, vous savez bien, mon amour, que je n’en trouve pas à toute la minorité et que par exemple M. de la B(ourdonnais) m’a paru aussi maladroit que dénué de ce qui constitue le bon sens[3]. Mais je dis que la raison me paraît être du côté des hommes qui improuvent la loi. — Au reste, ce sont des sujets sur lesquels je me permets à peine une opinion et où je crois que toute femme qui n’est pas folle doit se récuser. — C’est vous, cher Alphonse, qui me fixeriez sur tous ces points au-dessus de ma portée, si j’avais le bonheur de vivre auprès de vous. Vous aviez la bonté de me demander l’autre jour mon avis sur une chose de cette nature, et je crois que je vous ai dit quelle était mon opinion sur les femmes qui se permettent d’en donner aux hommes qu’elles aiment, au lieu de les recevoir d’eux. C’est de leur part que la soumission et la déférence doivent être entières, et à cet égard je fais bien mon devoir je vous assure. J’aime à reconnaître votre supériorité et j’en suis fière ! En ma qualité de femme, j’ai seulement plus de respect pour des objets consacrés par le préjugé peut-être. Mais quelle est la femme qui peut s’en dire exempte ? Que cette devise est vraie : « Un homme doit braver l’opinion, une femme s’y soumettre. » Qu’elle est vraie du moins dans presque toutes les circonstances de la vie pour les hommes : et pour les femmes, comme elle est vraie toujours ! — Je ferais donc mon bonheur et mon devoir, cher Alphonse, de prendre vos conseils et de les suivre sans restriction dans mes sentimens pour vous ; la représentation seule me paraîtrait permise, et encore ce ne serait que sur les choses où les femmes doivent avoir une opinion à elles, qui les met peut-être à même d’ouvrir un bon avis, que je pourrais discuter avec vous. Mais toutes nos raisons dites, avec quel respect, cher Alphonse, je me soumettrais à votre décision ! Que je serais une bonne femme avec vous ! Que j’en suis une ordinaire pour un autre ! Ce que c’est que l’amour ! Quelles vertus il inspire quand l’objet qui l’a fait naître en est digne ! Je sens que mon Alphonse pourrait ni élever jusqu’au sublime !
Que nous voilà loin, cher enfant, d’une conversation politique ! Depuis quinze jours, c’est la première fois que je puis laisser courir ma plume et vous voyez si j’en profitte. Vendredi vous aurez donc enfin une lettre. Pour laisser les autres, je veux vous dire encore une nouvelle du jour. A l’audience de ce matin, devant deux cents personnes, M. le d(uc) de B(erry)[4] a dit à M. Cuvier (commissaire du Roi), après quelques phrases polies sur son rapport : qu’il regrettait qu’il eût employé un beau talent à soutenir une loi qui lui paraissait mauvaise et subversive de la Charte non moins que de la monarchie, qu’il saurait gré aux hommes qui voteraient contre, qu’ils serviraient la légitimité.
— M. de Bonald a fait un fort beau discours qui a fait une grande impression. Les deux parties s’accordent à dire que si on eût été aux voix après, la loi n’eût pas passé. Il faudra voir demain la marche de la discussion. Lisez le rapport de M. de B(onald), je vous en prie, mon Alphonse, et dites-moi si vous n’admirez pas le caractère et le talent du noble ami de votre mère ? Je n’en connais encore que des fragmens qu’il m’a lus, mais c’est assez pour le juger. S’il n’est pas inséré en entier dans le Moniteur, je vous enverrai un des exemplaires de M. de B(onald) que je dois avoir demain.
J’ai lu vos vers, cher Alphonse, ou plutôt je les ai dévorés. Vous me gronderez, j’en suis sûre, mais pourquoi la tentation était-elle irrésistible ? Comment les avoir sur mon lit et les quitter, cher enfant, avant d’avoir épuisé mon admiration et mes larmes ? Comment dormir et sentir là votre âme sublime s’épanchant tout entière avec ce caractère de sensibilité qui la distingue, noble comme le génie ! touchante comme l’amour vrai ! Oh ! mon Alphonse ! qui vous rendra jamais Elvire ? qui fut aimée comme elle ? qui le mérite autant ? Cette femme angélique m’inspire jusque dans son tombeau une terreur religieuse. Je la vois telle que vous l’avez peinte, et je me demande ce que je suis pour prétendre à la place qu’elle occupait dans votre cœur. Alphonse, il faut la lui garder et que moi je sois toujours votre mère. Vous m’avez donné ce nom alors que je croyais en mériter un plus tendre. Mais depuis que je vois tout ce qu’était pour vous Elvire, je vois bien aussi que ce n’est pas sans réflexion que vous avez senti que vous ne pouviez être que mon enfant. Je commence à croire même que vous ne devez être que cela, et si je pleure, c’est de n’avoir pas été placée sur votre route, quand vous pouviez m’aimer sans remords et avant que votre cœur se fût consumé pour une autre. — Consumé, ai-je dit ? ah ! pardonnez. Je vois ce que vous devriez être plutôt que ce que vous êtes. Tout respire l’amour dans vos lettres et jusqu’à cette expression chérie que vous avez créé ! N’avez-vous pus dit, ne suis-je pas sûre que vous avez pour moi une passion filiale ? Cher Alphonse ! je tâcherai qu’elle me suffise. L’ardeur de mon âme et de mes sentimens voudrait encore une autre passion avec celle-là, ou que du moins il me fût permis, à moi, de vous aimer d’amour et de tous les amours ! Mais s’il faut vous le cacher, ô mon ange ! si vous êtes tellement dans le ciel que vous repoussiez les passions de la terre, je me tairai, Alphonse ! J’en demanderai à Dieu la force et il m’accordera de vous aimer en silence.
Le 2, au matin.
Une chose m’a frappée, Alphonse, il faut que je vous la dise, dans le langage de votre ami sur la femme que vous avez aimé. Nous en parlions et je lui exprimais mon admiration pour ces touchantes vertus et pour sa mort que je lui envie et que peut-être je ne lui envierai pas long-tems ; il m’arrêta tout court dans l’éloge que j’en faisais par des louanges si ordinaires que j’en demeurai confondue. Ses termes étaient, je crois, ceux-ci : Oui c’était une excellente petite personne, pleine de cœur et qui a bien regretté Alphonse. — Mais elle est morte de douleur, la malheureuse ! Elle l’aimait avec idolâtrie ! Elle n’a pu survivre à son départ. — Puis par une réflexion rapide qui me fit faire un retour sur moi-même, j’ajoutai : Au reste ce n’est pas elle qu’il faut plaindre aujourd’hui, elle a cessé de souffrir. — Votre ami parut alors regretter d’en avoir parlé légèrement et il finit bien, surtout quand il apprit comment elle avait terminé sa vie, par lui reconnaître des qualités, mais l’impression était faite. — Serait-il donc possible, Alphonse, qu’Elvire fût une femme ordinaire et que vous l’eussiez aimée, que vous l’eussiez louée comme vous l’avez fait ? Si cela était, cher Alphonse ! quel sort j’aurais devant moi. Et moi aussi vous me louez, vous m’exaltez, et vous m’aimez parce que vous me croyez un être supérieur ! Mais que l’illusion cesse, que quelqu’un déchire le voile et que me restera-t-il, si vous pouvez vous tromper ainsi dans vos jugemens ? Est-ce donc l’imagination qui s’enflamme chez vous, ô mon bien-aimé, et croyez-vous comme tant d’hommes le font aux rêves de votre cœur jusqu’à ce que la raison les détruise ? Oh ! mon ange, je ne puis le croire et cependant je tremble. Si un jour, cher Alphonse ! on allait vous dire de moi : C’était une bonne femme, pleine de cœur, qui vous aimait, et que vous pussiez supporter cet éloge, est-ce que vous m’aimeriez encore ? — Oh ! non sûrement je ne voudrais plus que vous m’aimassiez, ce serait vous rabaisser vous-même. Mais je vous le déclare, mon Alphonse, je ne pourrais pas supporter moi-même un pareil éloge. Je sens au dedans du moi quelque chose qui le repousse, ce n’est pas la fierté, j’en suis dénuée : c’est l’amour ! Celui que je sens pour vous est d’une nature si relevée ! il est si ardent ! il est si pur. Il me rendrait capable de tant de vertus qu’il me relève à mes propres yeux et que je ne pourrais souffrir qu’on en parlât légèrement. Le reste je l’abandonne. Je vous l’ai dit assez, cher ami, que je n’étais qu’une bonne femme et qu’il ne fallait m’aimer que parce que je vous aime. Mais quand on aime comme moi, quand on aime comme Elvire et moi jusques à en mourir — n’est-on donc qu’une femme pleine de cœur ? Mais pourquoi mal interpréter ce mot ? Ce n’est pas vous, mon amour, qui l’avez dit et peut-être devrais-je l’entendre autrement. Combien avec autant d’amour n’a-t-on pas de cœur en effet ! Comme le mien bat dans ma poitrine ! Comme il brûle ! Comme il est à la fois dans mon esprit, dans mon imagination et dans l’amour ardent qui m’enflamme ! Allons, je le vois bien, il avait raison, votre ami, nous sommes des femmes pleines de cœur. C’est moi qui devais expliquer autrement cette expression. Pardonnez-donc, mon amour, tout ce qu’elle m’a fait dire, mais gardez le souvenir de mes justes craintes ! et voyez-moi moins aimable, mais aimez-moi quand même.
Le soir de ce même 2 janvier, Julie, — après avoir, dans l’intervalle, reçu une lettre de Lamartine, retenu hors de Paris, semble-t-il, par une courte absence, — lui écrivait :
Jeudi soir, 2 janvier 1817.
Arrivez, arrivez, Alphonse, venez consoler votre mère. Je ne puis plus supporter vos cruels reproches, et l’idée déchirante que vous avez pu croire à un changement dans mes sentimens fait un tel effet sur moi que je ne suis plus la maîtresse de ma raison. Pour vous prouver que je vous aime par-dessus tout, injuste enfant ! je serais capable de tout quitter dans le monde, d’aller me jetter à vos pieds et de vous dire : Disposez de moi, je suis votre esclave. Je me perds, mais je suis heureuse. Je vous ai tout sacrifié, réputation, honneur, état, que m’importe ? Je vous prouve que je vous adore. Vous n’en pouvez plus douter. C’est un assez beau sort que de mourir pour vous à tout ce que je chérissais avant vous ! Et que m’importe en effet, et que puis-je placer à côté d’Alphonse qui pût balancer un seul instant les sacrifices que je suis prête à lui faire ? S’il se rit des jugemens des hommes, je cesse de les respecter. Je trouverai bien toujours un abri pour ma tête et, quand il ne m’aimera plus, un gazon pour la couvrir. Je n’ai pas besoin d’autres biens. — Alphonse ! Alphonse ! plaignez-moi, vous me mettez au désespoir. Me dire que je vous ai donné la fièvre, persister dans ce reproche de négligence et m’en parler de ce ton de reproche c’est me déchirer l’âme, et encore vous me refusez les moyens de me faire entendre, vous ne voulez plus que je vous écrive, vous allez partir pour un lieu que vous me cachez, où vous ne voulez pas trouver une lettre, où vous croyez sûrement que je n’en adresserais pas. O Alphonse ! ô mon fils ! Que vous a fait votre mère ? Quelle idée en avez-vous ? Si c’est ainsi que vous devez la traiter, il faut la laisser mourir, les forces lui manquent pour souffrir autant. Si vous pouviez la voir ! Adieu, adieu Alphonse ! chéri ! Dieu me fait le bien de suspendre mes maux par d’étranges faiblesses, la dernière arrivera j’espère.
Plus tard.
Je reviens à moi, cher enfant, et c’est pour souffrir encore. Vous avez éprouvé un affreux ébranlement, vous voulez partir malade. Vous allez voyager avec le doute dans le cœur, vous voulez donc mourir et me tuer ? Ah ! mon ami, que j’avais raison de pleurer l’année qui vient définir ! Sous quels auspices commence celle-ci ! Qu’attendre ? que faire ? que devenir ? il croit, il croit, le cruel ! que je cesse insensiblement de l’aimer. Oh ! mon Dieu, prenez donc ma vie bien vite et que cette horrible agonie ne se prolonge pas. Il a vu de la froideur dans mes lettres après avoir cru à ma négligence. L’un est vrai comme l’autre. De la froideur pour lui ! ô mon Dieu, vous le savez si j’en suis coupable. Vous voyez mon cœur, vous, ô mon Dieu, et vous vous plaignez qu’il n’est pas à vous, mais a lui, et si vous pardonnez c’est que vous le reconnaissez pour la plus angélique de vos créatures ! c’est que vous voyez en lui l’âme la plus noble que vous ayez créé ! Ah ! laissez-moi l’adorer à jamais ; mais si je puis encore vous invoquer après vous avoir demandé de ne pas exiger que je me sépare de cette moitié de moi-même, mille fois plus chère que l’autre, faites qu’il me voye telle que je suis, je n’implore de lui que cette justice. Il verra de nombreuses imperfections et peut-être même de ces défauts de caractère qui peuvent éloigner un fils de sa mère ; mais qu’il verra d’amour, ô mon Dieu, et s’il ne cesse pas d’être lui-même, comme il en sera touché ! Regardes-le Alphonse ! ce cœur que tu calomnies. Vois la plaie que tu lui as faite, vois-la saigner et accuse-moi après, si tu le peux. — Hélas ! faut-il donc que j’appelle à moi des témoignages étrangers ? en ai-je besoin, Alphonse ? ne croyez-vous plus ce que je dis ? hélas ! peut-être ? — Eh bien ! faites parler votre ami. Je ne lui ai rien dit de l’amour que je sens, je ne l’ai pas osé. J’oserai peut-être le lui écrire. Mais s’il n’a pas vu que je vous aime, il n’a jamais rien senti. J’avais presque la crainte que ma douleur et que ma joie parlassent trop haut.
Si je ne vous ai pas dit à vous-même, mon amour, ce qui se passait au dedans de moi, c’est que je ne sais rien exprimer, car j’aurais cru mourir plutôt que de vous écrire froidement. Une seule chose pourrait m’expliquer à moi-même ce dont vous vous plaignez, c’est si je vous ai écrit devant les autres et tellement vite, à cause de l’heure, qu’il fallait étouffer toutes mes pensées. Je sens fort bien que quand un autre me regarde je ne puis vous rien dire. Il me semble qu’on m’écoute et je trouve que c’est une profanation que d’exprimer l’amour devant des hommes qui ne sont pas faits pour le sentir. Je ne veux pas en faire mes confidens, ils n’en sont pas dignes, et écrire je vous aime sans qu’ils le voient, pensez-vous donc, Alphonse, que ce soit possible ? Est-ce que mes regards, ma main qui tremble, mon émotion, tout ne parle pas en moi ? — Ah ! crois donc que je t’aime, ange adoré, et ne crains que l’excès d’une passion que je ne puis plus modérer. C’est ma vie que mon amour. Il ne dépend pas de toi-même de me séparer de lui, mais d’elle ?… ah ! quand tu voudras, dis-moi que je ne t’aime plus, dis-le pour cesser de m’aimer et pour le faire sans reproche, et tu verras !
Alphonse ! je voudrais partir pour vous aller trouver. C’est de la barbarie que de retenir mes lettres après m’avoir envoyé la vôtre, il fallait rester un jour de plus, dussiez-vous me voir plus tard. Je ne veux plus que vous me voyiez si vous (ne) croyez plus en moi. — Hélas ! hier au soir le calme avait fini par descendre dans mon âme. Après avoir passé la nuit à lire vos vers, à redouter celle pour qui vous les avez faits et à demander à Dieu de m’appeler à lui, si après en avoir tant aimé une autre il ne restait plus rien pour moi : j’avais fini après (une nuit) de pleurs sur l’année qui n’était plus à nous par me confier dans la destinée ; et le soir après m’être(affranchie) de ceux qui avaient voulu que je restasse sur mon fauteuil à avoir l’air de les entendre, c’était avec une joie indicible que j’étais venue retrouver l’ami de mon cœur et causer avec lui comme je lui parlerais, ou plutôt comme je lui parlais à Aix, de nous, des choses et des hommes. Joie trompeuse, qu’êtes-vous devenue ? La torture s’est mise à la place jusqu’à vendredi, il faudra la subir et ce jour-là même Dieu sait ce qui m’attend ! N’avais-je pas eu la folie de compter pour ce soir, sur du bonheur ? Ah ! mon ami, je vous pardonne tout, mais que je souffre et quel noir horizon couvre à mes yeux l’avenir !… Enfin je sais mourir.
Vendredi matin.
La nuit est passée, je ne vous dis pas de quelle manière. Qu’importe la douleur ? Quand elle ne tue pas, elle n’est pas assez forte. Je ne fais plus de cas que de celle qui détruit l’existence. Que la mienne est affreuse, cher Alphonse ! vous devriez m’en délivrer par pitié. Plus j’approfondis mes sombres réflexions, plus je sens que le bonheur n’est pas fait pour moi et que le plus grand bienfait que Dieu puisse m’envoyer, c’est de m’appeler à lui. Tant que j’ai pu croire qu’en me résignant à vivre je vous faisais du bien, j’ai pu aller jusqu’à aimer la vie, mais à présent, Alphonse, que vous ne croyez plus à l’amour de votre mère, elle va cesser de vous être nécessaire et alors son sort est tracé. Vous n’exigerez pas qu’elle demeure dans ce monde pour s’y nourrir de larmes. Vous n’avez pas de soupçons, dites-vous, mais vous n’avez pas de confiance, n’est-ce pas la même chose ? Si parce qu’une lettre est arrivée trop tard à la posté, ou que m’étant pénétrée de l’idée que je ne puis être que votre mère, j’ai contraint mon âme à cacher le feu qui la brûle, vous m’avez supposé une froideur impossible ; que puis-je faire pour empêcher que les mêmes pensées vous reviennent et qu’elles nous torturent tous les deux ? Ah ! cher enfant, avez-vous pu le dire qu’au reste vous souhaitiez ce refroidissement et que vous ne m’en aimeriez que plus ? Si vous aviez joui de toute votre raison en écrivant cette lettre, je vous demanderais de n’adopter que des possibilités et de ne jamais me dire : Je vous aimerai davantage quand vous ne m’aimerez plus et que vous serez devenue une femme aussi sèche que je vous ai cru tendre et sensible. (Ici une ligne a disparu effacée par l’usure du papier.) Je crois vous l’avoir déjà dit, je ne comprendrai jamais que le bonheur que vous me souhaiteriez hors de vous soit une preuve d’amour. — Mon amour à moi c’est ma vie et si j’ai quelques vertus bonnes ou sensibles, c’est à lui que je le dois. Otez-le-moi et vous m’ôterez tout le mérite que vous croyez me voir. Je ne serai plus qu’une femme si ordinaire que vous ne me regarderiez plus et vous auriez raison. — Mais il ne dépend, cher Alphonse, ni de vous, ni de Dieu lui-même de m’ôter l’amour que j’ai pour vous. Il est devenu l’essence de ma vie, et quand je quitterai la terre je l’emporterai avec moi. Renoncez donc à détruire un sentiment indestructible. Vous pouvez tout sur moi, hors cela. Si vous l’ordonnez, toute malheureuse que je me trouve en ce moment, je supporterai ma douloureuse existence. Mais si vous voulez qu’elle soit longue, ô mon bien-aimé I prouvez-moi donc qu’elle vous est nécessaire et rendez la moi aussi douce qu’elle m’est quelquefois à charge. Hélas ! pourquoi donc une seule plainte fait-elle sur moi tant d’impression qu’elle éloigne jusqu’au souvenir du bonheur que je vous ai dû jusqu’ici ? C’est que mon âme est faite pour la douleur, qu’elle est à peine accessible à la joie et que le bonheur ne me parait que comme une ombre qui s’évanouit. Ah ! pourtant, mon amour, que je suis coupable ! J’oublie les biens si réels que je vous dois pour ne m’occuper que des craintes que peut-être vous n’avez accueilli qu’un moment et que vous avez repoussé. Ah ! mon ange, pardonne. Je ne suis pas ingrate, crois-le bien, mais je redoute plus que la mort de perdre mon Alphonse ! Ah ! qu’il me reste cet ange chéri ! ce fils adoré ! Qu’il dispose de moi à quelque titre que ce soit, et je suis à lui !
Ces lettres ne sont à coup sûr qu’une faible partie du trésor qu’avait longtemps conservé le poète. Mais elles forment un tout. Et elles nous donnent le ton de cette correspondance. Ce qui rendait si précieuses à Lamartine ces lettres d’Elvire, c’est la fidélité avec laquelle s’y reflète l’âme de celle qui les écrivait. « Ses lettres avaient plus d’accent dans une phrase que les miennes dans mes huit pages ; on respirait son souffle dans les mots. On voyait son regard dans les lignes ; on sentait dans les expressions la chaleur des lèvres qui venait de les inspirer. Rien ne s’évaporait d’elle dans cette lente et lourde transition du sentiment au mot qui laisse refroidir et pâlir la lave du cœur sous la plume de l’homme. La femme n’a pas de style, voilà pourquoi elle dit tout si bien ! » Faisons la part de l’émotion personnelle et de la gratitude : cette appréciation, dans son fond, est juste. Les lettres d’Elvire sont d’une femme qui n’a pas de style et qui ne cherche pas à en avoir. Uniquement soucieuse d’exprimer « l’ardent amour qui la consume, » elle emploie, comme il est naturel, le jargon et la rhétorique en usage, aucune langue plus que celle de l’amour n’ayant accoutumé de subir l’influence de la mode. Elle ne dirige pas sa plume, elle ne choisit pas ses mots : l’expression la plus transparente est à son gré la meilleure. Et voilà pourquoi ce sont vraiment ici des lettres d’amour.
Sur l’ardeur de cet amour elles ne laissent aucun doute, et on n’imagine guère que la passion puisse s’exprimer avec plus d’éloquence. « Quand on aime, comme Elvire et moi, jusques à en mourir… Ne crains que l’excès d’une passion que je ne puis plus modérer. C’est ma vie que mon amour… Je regrette plus que la mort de perdre mon Alphonse… qu’il dispose de moi, à quelque titre que ce soit, et je suis à lui ! » Mais cet amour traversait alors une crise qu’aucun biographe n’avait pu soupçonner encore, puisque aussi bien les seuls indices s’en trouvent ici. Ces lettres vont donc, par leur sincérité même, nous permettre de reconstituer cet épisode de la vie morale des deux amans et nous faire entrer dans l’intimité de cette crise qui fut douloureuse.
En revenant d’Aix à Paris, Julie était vraiment rentrée du monde du roman dans celui de la réalité. Elle avait repris pied dans son milieu d’habitude. Elle avait retrouvé son intérieur, son salon, son mari, ses amis, enfin l’opinion dont elle était fort soucieuse. Désormais, et si même son amant lui était rendu, ce serait fini entre eux de cet amour qui ne connaît que soi. Aussi profond, aussi violent, cet amour devait subir la contrainte de toute sorte de scrupules et de convenances. « Chère vallée d’Aix, ce n’était pas ainsi que vous nous rassembliez : vous n’étiez pas pour nous avare des joies du ciel ! » Tous deux l’avaient compris, et ils s’étaient accordés pour changer leur amour en une amitié permise : tendresse de mère, affection de fils. Mais chacun d’eux, en le promettant, le déplorait et regrettait que l’autre y consentît. Ces changemens se font d’eux-mêmes dans la lassitude des fins d’amour ; les deux amans étaient dans toute l’ardeur de la passion ! Aussi étaient-ils troublés, disposés au soupçon, prêts à l’amertume des reproches. Ils feignaient de croire à un commencement d’abandon ; ils y croyaient peut-être. Et c’est ainsi qu’ils se torturaient.
Dès la première lettre éclate la fausseté de la situation où ils se sont mis volontairement, et on voit se dessiner le tourment où devait les jeter l’opposition entre leurs résolutions et leurs désirs. Le commencement de la lettre est pour rappeler l’espèce de pacte qui a été conclu ; la fin est pour souhaiter d’entendre ces mots dont Julie ne saurait se passer et de recevoir à nouveau l’assurance qu’elle n’a pas cessé d’être aimée. La seconde lettre est beaucoup plus significative encore : Julie a lu les vers consacrés par Lamartine à la mémoire d’Elvire ; de cette lecture elle est restée mal à l’aise, dépitée et inquiète. Et c’est bien ici le plus piquant de l’affaire : Elvire est jalouse d’Elvire !
C’est que le nom d’Elvire n’a pas été inventé pour celle à qui il devait un jour appartenir uniquement. Il avait été d’abord le nom poétique sous lequel Lamartine avait célébré en l’idéalisant le souvenir de la petite ouvrière morte pour lui. La pièce des Méditations intitulée précisément A Elvire n’est autre qu’un de ces morceaux inspirés par Graziella. Lamartine nous en avertit dans le « commentaire » dont il a fait suivre cette pièce dans la dernière édition de ses œuvres. « C’étaient des vers d’amour adressés au souvenir d’une jeune fille napolitaine dont j’ai raconté la mort dans les Confidences. Elle s’appelait Graziella. Ces vers faisaient partie d’un recueil en deux volumes de poésies de ma première jeunesse que je brûlai en 1820. Mes amis avaient conservé quelques-unes de ces pièces : ils me rendirent celle-ci quand j’imprimai les Méditations. J’en détachai ces vers et j’écrivis le nom d’Elvire à la place du nom de Graziella. » Cet aveu est d’autant plus curieux qu’il contient une erreur involontaire. Lamartine se trompe, comme nous serions nous-mêmes tentés de le faire. A lui aussi il semble, maintenant, que le nom d’Elvire n’ait jamais pu désigner que la seule Julie : ce nom et ce souvenir sont devenus inséparables. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi. Lamartine n’a pas eu à rayer de cette pièce le nom de Graziella, qui n’y a jamais figuré. Elle était adressée à Graziella sous le nom d’Elvire, comme l’Hymne au soleil, comme d’autres qui l’accompagnaient et qui sont justement celles que lisait Julie dans la nuit du 1er janvier 1817. Elles faisaient partie d’un recueil de vers où il y avait une Elvire à côté d’une Emma, sans que l’amour de Julie, trop récent et qui n’avait pas encore souffert, y eût pu mettre déjà la note de la vraie poésie.
Elvire lut ces vers adressés à une Elvire qui n’était pas elle. Lamartine n’avait pas prévu qu’ils la feraient souffrir. Dans sa liaison avec la petite cigarière de Naples, il n’avait mis que le premier élan de la jeunesse et son goût du plaisir ; dans les vers qu’il consacrait à son souvenir, il ne mettait que son esprit. Mais voilà des choses qu’une femme a bien de la peine à admettre ! Elle ne comprend guère qu’on puisse aimer, sans que ce soit entièrement et une fois pour toutes. Et dans un ouvrage de littérature, roman, tragédie, ou poème, elle ne sait pas faire la distinction entre ce qui est de l’auteur et ce qui est de l’homme. Aussi se représente-t-on sans peine le travail qui se fait dans l’esprit de Julie. Elle envie cette Graziella qui s’est trouvée sur le chemin du poète, la première, quand il n’était pas encore trop tard. Par un effet de jalousie rétrospective elle veut la connaître, recueillir sur elle des détails, en entendre parler. Elle interroge Virieu. Celui-ci, fidèle interprète des sentimens de son ami, s’exprime sur le compte de Graziella avec une sécheresse que Julie trouve révoltante. Elle se souvient alors uniquement qu’elle est femme, pour plaindre une femme victime de l’égoïsme masculin. Et par un retour personnel, elle se demande ce que vaut cet amour qui s’adresse non à la femme elle-même, mais à une image créée sous l’influence d’une exaltation passagère. C’est pour elle vraiment qu’elle veut être aimée : il ne lui suffit pas que le poète aime en elle son propre rêve.
Cependant, c’était au tour de Lamartine de s’inquiéter, de se plaindre, de reprocher. Une lettre lui avait manqué ; d’autres lui avaient semblé froides ; Julie se détachait de lui, devenait indifférente. Il partirait, il ne donnerait plus de ses nouvelles, on n’entendrait plus parler de lui. C’est alors que Julie, affolée, l’implore, dans cette lettre qui promet tout, long sanglot d’amour, un instant interrompu par une défaillance de l’amante… Ce débat intime, ces contradictions, cette jalousie, ce dépit, ces reproches, ces menaces, ces prières, ce n’est, dira-t-on, que la querelle d’amoureux qui vont se réconcilier. Peut-être. Mais combien nous voilà loin de cet amour sans trouble qu’on nous donnait pour n’être que la communion de deux âmes ! Et quelle joie nous éprouvons à retrouver la vie palpitante et la réalité complexe du cœur humain !
Nous pouvons maintenant nous faire d’Elvire une image précise, et nous représenter, telle qu’elle était, la femme que Lamartine a aimée. Son portrait physique nous était connu, et nous la voyions déjà, telle qu’elle apparut à son jeune amant : grande, svelte, une chevelure brune encadrant l’ovale aminci du visage, les yeux couleur de mer ombragés de longs cils, les paupières meurtries, le teint d’une pâleur mate ; à la nonchalance créole s’ajoutait cet air de langueur maladive qui charmait alors ; la voix, cette grande séductrice en amour, une voix musicale, nuancée d’un léger accent exotique, achevait l’enchantement. Mais, par une anomalie singulière, le portrait moral d’Elvire était resté plus vague ; ou, pour mieux dire, l’auteur de Raphaël l’avait faussé à plaisir.
Car il ne lui a pas suffi qu’Elvire fût un ange ; il en a fait un ange philosophe. Il a beaucoup insisté sur ce fait qu’ayant vécu dans un milieu de savans et d’idéologues, la femme du physicien Charles en avait emprunté le tour d’esprit. Elle était incrédule. Elle admettait l’existence d’un Être des êtres, représentant pour la raison l’idée de loi ; elle n’admettait pas celle d’un Dieu-Providence, sensible au cœur, et à qui pût s’adresser la prière de la créature. S’il faut en croire Lamartine, ce fut lui qui la ramena au vrai Dieu ; elle n’aurait été définitivement touchée de la grâce que dans les derniers temps du séjour à Paris, au cours d’une promenade dans les bois de Saint-Cloud, au pied d’un arbre qui en prit le nom d’arbre de l’Adoration. L’amour aurait eu ainsi l’honneur de cette conversion ; mais il en est une autre qu’il ne put jamais opérer. Julie n’eut jamais le sentiment de la poésie. Elle ne comprenait pas les vers. Et, comme Lamartine en fait la remarque avec une fatuité qui nous chagrine, elle mourut sans savoir qui elle avait aimé. Fille du XVIIIe siècle raisonneur, Elvire n’était pas du tout lamartinienne…
Il est bien vrai qu’elle goûtait peu les vers. Elle loue ceux de Lamartine parce qu’ils sont de lui, et d’ailleurs en ces termes vagues et conventionnels qui n’expriment qu’une admiration de parti pris. Mais comment lui en vouloir, si les vers de Parny, de Delille, de Fontanes l’ont laissée indifférente ? Et pourquoi Lamartine n’avait-il pas encore écrit de vers qui fussent dignes d’être lus par elle ?
Au contraire, ce qui n’est plus soutenable, c’est que Julie, au moment où elle rencontra Lamartine, fût un esprit fort. Nous avions déjà un peu de peine à imaginer qu’une si grande amie de M. de Bonald fût une idéologue. Les lettres de Julie apportent sur ce point de sûres indications. Outre que la jeune femme n’y apparaît guère comme entichée de son jugement, confiante en ses lumières et armée pour la discussion, on y lit, à chaque ligne et avec la clarté de l’évidence, l’habitude d’un esprit qui s’élève spontanément à Dieu. Dans sa joie de revoir celui à qui elle appartient tout entière, sa première pensée est pour remercier la divine Providence, et son premier mouvement est pour s’agenouiller. Dira-t-on que c’est ici preuve de sentimentalité religieuse plus que de véritable christianisme ? Mais à ce moment, Lamartine lui-même ne dépassait guère cette espèce de spiritualisme attendri. Tous deux y étaient arrivés par des chemins différens : c’était chez Lamartine l’écho affaibli des enseignemens d’une mère pieuse ; c’était chez Julie la suite de cet ébranlement que l’éloquence de Rousseau communiqua à la sensibilité et à l’imagination de tant de femmes. Telle est en effet la « famille d’esprits » à laquelle appartient Julie. C’est une femme du XVIIIe siècle, si l’on veut, mais de celles pour qui Rousseau avait rouvert toutes les sources de l’émotion, et qu’il avait conviées à la rêverie mélancolique devant la nature et devant Dieu.
Elvire est tout imprégnée de l’influence de Rousseau ; c’est le trait essentiel de sa psychologie. Lamartine a intercalé dans Raphaël le récit d’une visite, ou plutôt d’un pèlerinage fait aux Charmettes en compagnie de Julie. Cet épisode est sans doute imaginaire[5] : il a tout de même une sorte de vérité. Entre sa propre idylle et celle des Charmettes, Lamartine apercevait d’autres analogies encore que celle du cadre dans des lieux si voisins. N’avait-il pas réalisé le même rêve de vie champêtre et amoureuse dont Rousseau, après l’avoir vécu, avait donné le goût à tant d’âmes ? Et n’aurait-il pas pu prendre à son compte ces effusions de gratitude par lesquelles s’ouvre le sixième livre des Confessions : « Ici commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles, mais rapides momens qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu ? Momens précieux et si regrettés ! Ah ! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. » C’est déjà la strophe du Lac :
- O temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ;
- Suspendez votre cours !
- Laissez-nous savourer les rapides délices
- Des plus beaux de nos jours !
Aussi bien la pièce tout entière n’est-elle pas une sorte de transposition poétique de la lettre où Saint-Preux retrace son émotion devant les souvenirs que réveille en lui la vue du rocher de Meillerie ?
Pour notre part, nous nous serions fait scrupule de prononcer le nom de Mme de Warens à côté de celui d’Elvire. Mais Lamartine a donné l’exemple. C’est là pour l’histoire des sentimens un trait précieux à retenir. Nous sommes aujourd’hui surtout choqués de l’impudeur naïve d’une Mme de Warens : les contemporains furent uniquement touchés de l’amour qu’elle avait inspiré à Rousseau. Il leur suffisait qu’elle eût été la bienfaitrice du pauvre grand homme : ce ne pouvait être qu’une héroïne attendrissante. « Je voyais maman et j’étais heureux… » Leur liaison a familiarisé les esprits avec l’idée d’un mélange de l’amour et de l’affection maternelle. Et voici que, trente années plus tard, nous retrouvons sur les lèvres d’Elvire l’expression de cette sorte de maternité amoureuse.
Comme les femmes formées à l’école de Rousseau, Elvire aime à s’émouvoir, à sentir son cœur battre et ses yeux se mouiller de douces larmes. M. Anatole France, en publiant les lettres adressées par elle aux Mounier, a justement signalé l’exaltation qu’elle apportait dans l’amitié. Vient-elle de lier connaissance avec Wilhelmine ? elle écrit aussitôt : « Comment n’être pas touchée de ses grâces, émue par le son de sa voix et pénétrée de son doux accueil ? Quand elle m’a dit, avec ce sourire d’une mère adorable, qu’elle avait eu l’envie de m’envoyer son enfant le matin, je ne puis vous dire ce qui s’est passé en moi. Mon cœur s’est gonflé et j’aurais eu le besoin de lui dire avec des larmes que j’étais indigne de tant de bontés… » Est-elle séparée de ses amis ? Il lui faut des nouvelles ; elle s’inquiète et elle souffre de l’absence. « Quel ami êtes-vous devenu, monsieur ? Quoi ! Pas un mot de quinze jours et pas plus de signe de vie que si j’étais à la Chine ! Ah ! que je voudrais être comme vous, ne vous plus aimer du tout, et ne m’occuper dans ma solitude que du chant du rossignol… » «…Je vous vois si loin, si loin, et je suis sur votre retour tellement dans le vague que j’en pleure. Voyez la sottise d’aimer des ingrats !… » A tous ces traits on reconnaît la femme « sensible. »
De Rousseau encore Elvire a appris à considérer l’amour comme une vertu. Cette idée, qui va inspirer tout notre lyrisme moderne, est en contradiction absolue avec celle qui avait jusque-là défrayé notre littérature. L’amour était, pour nos classiques, une faiblesse indigne des grands cœurs, à moins que ce ne fût la source de grandes lâchetés et de grands crimes. C’est maintenant une vertu, un signe de noblesse, un mouvement généreux, qui élève l’homme au-dessus de lui-même. « L’amour véritable, écrit l’auteur de la Nouvelle Héloïse, est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les mitres sentimens et les anime d’une vigueur nouvelle. C’est pour cela qu’on a dit que l’amour faisait des héros. » Et encore : « L’ardent amour en t’inspirant tous les sentimens sublimes dont il est le père, t’a donné cette élévation d’idées et cette justesse de sens qui en sont inséparables. » Julie écrit presque dans les mêmes termes : « Ce que c’est que l’amour ! Quelles vertus il inspire, quand l’objet qui la fait naître en est digne ! Je sens que mon Alphonse pourrait m’élever jusqu’au sublime… » Et : « L’amour que je sens pour vous est d’une nature si relevée ! il est si ardent ! il est si pur ! il me rendrait capable de tant de vertus, qu’il me relève à mes propres yeux… » Cette conception de l’amour va produire, dans l’ordre de la vie sentimentale un complet changement en littérature, et en morale une révolution. Il n’est sans doute pas indifférent d’en trouver l’expression sous la plume d’Elvire, et pour qualifier l’amour qui l’unit à Lamartine.
Ajoutez enfin cette tristesse qui procède non d’une cause particulière, ni même d’un sentiment de souffrance personnelle, mais de la conscience des conditions mêmes de la destinée humaine et de l’incompatibilité qu’il y a entre la nature du bonheur et notre nature. C’est cette sorte de sensibilité triste qui revient le plus fréquemment dans les confidences d’Elvire. On relève dans les lettres à M. Mounier des phrases comme celles-ci : « Je vous assure que j’ai souvent de la vie plus que je n’en puis porter… Enfin, passons sur ces amertumes. La vie en est pleine, et on a beau la repousser de toutes ses forces, elle est longue, bien longue. » À ces plaintes font écho celles que nous trouvons dans les lettres à Lamartine : « Qu’il est donc difficile à porter, le bonheur ! Pauvre nature humaine, tu es trop faible pour lui… Le bonheur n’est pas fait pour moi… Mon âme est faite pour la douleur… » Ces phrases viennent se placer naturellement sous la plume d’Elvire. Elles nous donnent comme la nuance de cette âme déjà tout enveloppée de la mélancolie du nouveau siècle.
Cette femme pensive et triste, d’une culture si raffinée, d’une sensibilité si vive et si délicate, inclinée vers le sentiment religieux et respectueuse de l’amour, comment croire qu’elle n’ait pas influé profondément sur Lamartine ? Notons qu’elle était plus âgée que lui de huit années. C’était une femme qui avait vu le monde, tandis que lui n’était encore qu’un écolier de la veille. Il est douteux qu’il l’ait convertie, mais il est certain qu’elle a renouvelé son cœur. Il a compris auprès d’elle combien les sentimens à l’expression desquels il s’était complu jusque-là, étaient de caractère superficiel et de qualité médiocre. Vienne le jour où il désespère de jamais revoir celle qu’il avait attendue vainement aux lieux où ils s’étaient aimés, cet amour lui apparaît désormais dans le passé ; le regret et le souvenir en dégagent la poésie : il écrit le Lac. Il suffit de comparer ce chef-d’œuvre aux pièces de date antérieure, aux élégies imitées de Properce ou de Parny, pour mesurer tout ce que son auteur doit à Elvire.
Lamartine achevait de composer le Lac le 23 septembre 1817. À cette date, Julie, qu’on avait transportée à Viroflay, y languissait dans l’état de santé le plus misérable. « Je suis venue ici pour m’y reposer, écrivait-elle à ses amis Mounier. Mais j’y apportais la fièvre, une maladie de poitrine qu’on appelle, je crois, un catarrhe suffoquant et de grands maux de nerfs. C’est avec toutes ces gentillesses que je vis depuis plus de cinq semaines sans avoir presque quitté mon lit… Je n’ai pas été absolument sans secours. Un médecin de Versailles vient me voir. Le bon M. Alix a même quitté son lit pendant vingt-quatre heures pour venir auprès du mien. » De retour à Milly, Lamartine y recevait des nouvelles qui ne lui laissaient aucun doute sur l’imminence d’une issue fatale. On peut suivre à travers ses lettres à sa confidente, Mlle de Canonge, comprises dans sa correspondance générale, le progrès de ses inquiétudes. 13 octobre : « Je suis plus que jamais dans l’extrême de la souffrance, de la tristesse et du malheur… Je ne trouve un peu de repos que dans une complète solitude qui m’accoutume peu à peu à toutes les idées d’éternelle séparation, auxquelles il faut que je m’habitue. » 24 octobre : « Rien n’a changé qu’en pis dans ma déplorable situation : la personne que j’aime le plus au monde se débat depuis sept semaines dans les horreurs d’une affreuse agonie, et je suis ici dans l’absolue impossibilité d’aller auprès d’elle et dans les plus durs embarras de tout genre et pour elle et pour moi. » 8 novembre : « Rien n’a changé qu’en plus mal dans la santé de la personne dont je vous ai parlé, et je ne puis à chaque courrier attendre que la confirmation de mon malheur. »
Au contraire, et par un phénomène qui n’est pas rare dans ce genre de maladies, un mieux se produisit dans l’état de Julie. Elle se hâta de profiter de ce répit pour écrire à Lamartine et, en l’informant elle-même de l’espoir où elle était d’un retour à la vie, lui faire connaître l’état de son cœur et ce qu’elle voulait désormais être pour lui.
Lundi, 10 novembre 1817.
Je souffre de vous dire si tard que je vais mieux. L’absence totale de forces en est la cause — ainsi qu’un nuage que j’ai sur la vue qui semble s’épaissir tous les jours. Je ne puis plus rien fixer. J’envisage pourtant un terme à cet état et je crois qu’après de longues souffrances je vivrai. Je vivrai pour expier. C’est par là seulement que je puis devenir digne des grâces immenses que Dieu m’a faites. Je ne sais si vous avez su qu’elles ont été sans bornes. J’ai été administrée, et après avoir reçu le sacrement que dans sa bonté il a institué pour soulager les mourans, Dieu lui-même s’est donné à moi ! — Vous comprenez quels devoirs m’imposent d’aussi grands bienfaits ! Ils seront tous remplis. Les sacrifices ne me coûteront rien : ils sont faits et je sens à la paix de l’âme qui résulte de mes résolutions que le bonheur aussi pourrait bien se trouver dans cette route du devoir qu’on croit à tort si pénible.
J’ai reçu toutes vos lettres. Qu’à présent mon ami elles puissent toujours être lues par tout le monde. Je ne puis plus en recevoir d’autres et je ne le désire même pas. Vous ne répondrez pas à celle-ci. Je ne suis pas censée écrire ; mais je craignais vos inquiétudes et je suis sûre que Dieu trouve bon que je calme les sollicitudes d’un enfant qui aime trop sa mère. Il sait que cet enfant est vertueux. Il permet que j’en fasse un ami. Oh ! qu’il est bon ce Dieu d’inéfable bouté ! El sa religion qu’elle est douce, consolante et sublime, quand elle verse sur le pécheur ses trésors d’indulgence !
M. de B(onald) est ici. Il ne permet pas que je lui parle. Ma faiblesse l’effraie. Mais il par le lui et sa conversation va tout droit à mon âme pour laquelle elle est faite. — Écrivez-moi vite sur lui et pour lui. Il m’a demandé presque en arrivant ce que vous pensiez de ses observations et lorsque je lui ai dit que vous étiez prêt à les adopter, il m’a dit : Vous me ferez voir sa lettre, je vous en prie. — Or, comme je n’ai rien à lui montrer, écrivez-moi à présent que dans le trouble ou ma maladie a jette mes amis, vous n’avez guère pensé à d’autres intérêts, mais qu’aujourd’hui que vous êtes rassuré par M. Alix vous êtes pressé de me parler de M. de B(onald), que vous voulez aussi amuser ma convalescence par vos vers, ]et envoyez-moi l’Ode aux Français et tout ce que vous me faites attendre si longtemps d’Aix et d’ailleurs. Que la lettre de M. de B(onald) et son ouvrage ne soient pas oubliés par la première occasion. M. de V(irieu) reviendra peut-être enfin.
Oh ! que j’ai cru ne plus vous revoir ni l’un ni l’autre ! Tout m’était égal alors, et je retombe dans des inquiétudes sur vous. Soignez-vous, ne venez pas. Cela vaut mieux ; je le pense…
Adieu, mon ami. Je vous aime comme une bonne et tendre mère toujours.
M. de B(onald) est dans la plus grande admiration de votre ode. Il m’a dit qu’il ne lui appartenait pas de la louer, mais qu’elle lui paraissait d’une beauté admirable.
Telle est la dernière lettre qu’Elvire ait adressée à Lamartine.
C’est elle-même qui a souligné les mots : pour expier.
Cette lettre, d’un ton si grave, d’une si belle sérénité, et qui contraste avec le tour conventionnel des lettres que Lamartine a fabriquées pour les placer dans Raphaël, a la valeur d’un testament. Celle qui l’a écrite, une mourante, est arrivée à cette heure où rien ne sert plus de se payer de mots, où se dissipe le mirage des illusions qui nous ont séduits. Cet amour qu’hier encore, dans son exaltation romanesque, elle appelait une vertu, elle comprend maintenant qu’il est impossible de le concilier avec la notion du devoir. Il lui est même interdit d’en aimer le souvenir : elle a fait l’entier sacrifice. Aussi bien, à la religiosité, dont elle s’était contentée jusqu’alors, s’est substituée la foi véritable. « On dit qu’elle mourut en chrétienne, convertie par M. de Bonald, » écrivait son dernier biographe. Cette fin chrétienne ne sera plus un on-dit. Nous possédons maintenant sur ce point le seul témoignage qui compte : celui d’Elvire. Cette lettre sera désormais le commentaire inséparable du Crucifix.
Julie n’avait plus que cinq semaines à vivre. Elle s’éteignit le 18 décembre 1817. M. de Virieu était venu, comme elle l’espérait. Il put recueillir, à son lit de mort, le crucifix où elle avait posé ses lèvres de croyante et qui fut rapporté à Lamartine. Ce que fut la douleur de celui-ci, nous le savons ; et il est singulier qu’on ait songé à en contester la profondeur, parce qu’elle s’est plus tard répandue en des chants d’une tristesse pourtant si pénétrante ! Mais voici des lignes écrites sous le coup même de la première émotion, le 12 janvier 1818 : « La fatale nouvelle d’où dépendait le sort de ma vie m’est arrivée le lendemain même de votre passage… Un de mes amis est venu passer quelques-uns de ces affreux momens près de moi : il est reparti aujourd’hui. Ce n’est que dans une complète solitude et un isolement total que je puis supporter patiemment une vie qui m’est à charge. » Au mois d’août Mme de Lamartine retrouve son fils, toujours à Milly, « calme, mais triste, plus que jamais vivant dans les livres, et quelquefois écrivant des vers qu’il ne montre jamais… On dirait aussi qu’il est abattu par quelque chagrin secret qu’il ne dit pas, mais que je crains d’entrevoir. Il n’est pas naturel qu’un jeune homme de cette imagination et de cet âge se confine aussi absolument dans la solitude ; il faut qu’il ait perdu ou par la mort, ou autrement, je ne sais que ! objet qui cause sa mélancolie si profonde. » Ces vers que Lamartine ne montrait jamais, parce que la douleur qui y palpitait était trop récente encore pour ne pas vouloir rester secrète, ces vers écrits dans la solitude et la « mélancolie profonde, » c’était l’Isolement, le Désespoir, le Chrétien mourant, le Soir, l’Apparition, Souvenir, les Étoiles, le Vallon. Julie était morte ; Elvire allait commencer de vivre. Comme on voit, dans des légendes naïves et pleines de sens, toute une floraison jaillir d’une tombe à peine fermée, ainsi sur la tombe de la jeune femme l’amour refleurissait en poésie.
Cette poésie est à l’image de celle qui l’a inspirée : c’est ce que la publication des lettres d’Elvire à Lamartine aura révélé. Car, suivant l’opinion reçue, peu importe de quelle femme l’amour a ému le cœur d’un poète : il suffit que l’émotion ait été violente ; sous le coup de cet ébranlement de la sensibilité, monte du fond de l’être, comme de sa source, le flot de la poésie. Il y a beaucoup de vérité dans cette opinion ; pourtant elle est trop absolue, et l’orgueil de l’écrivain y trouve trop exclusivement son compte. Dans les vers dictés par l’amour on retrouve souvent une image lointaine, mais fidèle, de celle à qui ils s’adressaient. Qu’Elvire eût été différente, et qui sait quels vers eût laissés Lamartine ? Il était arrivé à l’âge où, le plus souvent, les poètes ont déjà donné une note personnelle ; il avait beaucoup écrit ; celle dont il chantait le souvenir n’était qu’une enfant, une enfant du peuple, tout près de la nature, et qui n’avait pu s’emparer de son esprit ; et il s’attardait aux procédés d’une poésie déjà surannée. Qui sait s’il aurait eu le temps de s’en dégager, avant le moment où les exigences de la vie de diplomate, d’orateur, d’homme d’action, allaient tuer en lui l’amateur de poésie ? À cette époque décisive pour son génie, Elvire lui apparut. Elle personnifia pour lui tout le travail de sensibilité qui, depuis des années, s’était fait dans les âmes. Ainsi, ce jour d’été où, dans la chère vallée d’Aix, Lamartine rencontra Elvire, ce jour-là, sous les traits de la femme qu’il allait aimer, c’est toute la poésie nouvelle qui vint au-devant du premier de nos poètes modernes.
RENE DOUMIC.
- ↑ Voyez L’Elvire de Lamartine. Notes sur M. et Mme Charles, par M. Anatole France, 1 vol. in-12, Champion, 1893.
- ↑ Nous avons respecté l’orthographe et la ponctuation d’Elvire, comme la disposition même du texte.
- ↑ La Chambre élue au lendemain de la dissolution de la Chambre introuvable, discutait alors le projet de loi qui fut volé le 5 février 1817 et qui abrogeait l’élection à deux degrés. Le comte de La Bourdonnais, par la façon dont il combattait le projet, en s’efforçant de compromettre le Roi, souleva des murmures dont on retrouve la trace au Moniteur.
- ↑ Le 1er janvier, les ministres, marginaux, ambassadeurs, etc. furent reçus par le Roi dans la salle du Trône. Tous furent admis ensuite auprès de Monsieur, de Madame, Duchesse d’Angoulême, et chez les Princes.
- ↑ C’est en 1813, lors de son premier voyage en Italie, que Lamartine fît cette visite aux Charmettes.