Les Lettres d’Amabed/Lettre 5b d’Amabed

Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 459-460).


CINQUIÈME LETTRE
D’AMABED.


Du 16 au soir, au cap dit de Bonne-Espérance.


Voici bien une autre aventure. Le capitaine se promenait avec Charme des yeux et moi sur un grand plateau au pied duquel la mer du Midi vient briser ses vagues. L’aumônier Fa molto a conduit notre jeune Déra tout doucement dans une petite maison nouvellement bâtie, qu’on appelle un cabaret. La pauvre fille n’y entendait point finesse, et croyait qu’il n’y avait rien à craindre, parce que cet aumônier n’est pas dominicain. Bientôt nous avons entendu des cris. Figure-toi que le père Fa tutto a été jaloux de ce tête-à-tête. Il est entré dans le cabaret en furieux ; il y avait deux matelots qui ont été jaloux aussi. C’est une terrible passion que la jalousie. Les deux matelots et les deux prêtres avaient beaucoup bu de cette liqueur qu’ils disent avoir été inventée par leur Noé, et dont nous prétendons que Bacchus est l’auteur : présent funeste, qui pourrait être utile s’il n’était pas si facile d’en abuser. Les Européans disent que ce breuvage leur donne de l’esprit : comment cela peut-il être, puisqu’il leur ôte la raison ?

Les deux hommes de mer et les deux bonzes d’Europe se sont gourmés violemment, un matelot donnant sur Fa tutto, celui-ci sur l’aumônier, ce franciscain sur l’autre matelot, qui rendait ce qu’il recevait ; tous quatre changeant de main à tout moment, deux contre deux, trois contre un, tous contre tous, chacun jurant, chacun tirant à soi notre infortunée, qui jetait des cris lamentables. Le capitaine est accouru au bruit ; il a frappé indifféremment sur les quatre combattants ; et pour mettre Déra en sûreté, il l’a menée dans son quartier, où elle est enfermée avec lui depuis deux heures. Les officiers et les passagers, qui sont tous fort polis, se sont assemblés autour de nous, et nous ont assuré que les deux moines (c’est ainsi qu’ils les appellent) seraient punis sévèrement par le vice-dieu dès qu’ils seraient arrivés à Roume. Cette espérance nous a un peu consolés.

Au bout de deux heures le capitaine est revenu en nous ramenant Déra avec des civilités et des compliments dont ma chère femme a été très-contente. Ô Brama ! qu’il arrive d’étranges choses dans les voyages, et qu’il serait bien plus sage de rester chez soi !