Les Lettres d’Amabed/Lettre 1b d’Amabed

Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 453-454).


PREMIÈRE LETTRE
D’AMABED À SHASTASID, APRÈS SA CAPTIVITÉ.


Je suis donc encore au nombre des vivants ! c’est donc moi qui t’écris, divin Shastasid ! j’ai tout su, et tu sais tout. Charme des yeux n’a point été coupable ; elle ne peut l’être ; la vertu est dans le cœur, et non ailleurs. Ce rhinocéros de Fa tutto, qui avait cousu à sa peau celle du renard, soutient hardiment qu’il nous a baptisés, Adaté et moi, dans Bénarès, à la mode de l’Europe ; que je suis apostato, et que Charme des yeux est apostata. Il jure, par l’homme nu qui est peint ici sur presque toutes les murailles, qu’il est injustement accusé d’avoir violé ma chère épouse et la jeune Déra : Charme des yeux, de son côté, et la douce Déra, jurent qu’elles ont été violées. Les esprits européans ne peuvent percer ce sombre abîme : ils disent tous qu’il n’y a que leur vice-dieu qui puisse y rien connaître, attendu qu’il est infaillible.

Don Jéronimo, le corrégidor, nous fait tous embarquer demain pour comparaître devant cet être extraordinaire qui ne se trompe jamais. Ce grand-juge des barbares ne siège point à Lisbonne, mais beaucoup plus loin, dans une ville magnifique qu’on nomme Roume. Ce nom est absolument inconnu chez nos Indiens. Voilà un terrible voyage. À quoi les enfants de Brama sont-ils exposés dans cette courte vie !

Nous avons pour compagnons de voyage des marchands d’Europe, des chanteuses, deux vieux officiers des troupes du roi de Portugal, qui ont gagné beaucoup d’argent dans notre pays, des prêtres du vice-dieu, et quelques soldats.

C’est un grand bonheur pour nous d’avoir appris l’italien, qui est la langue courante de tous ces gens-là : car comment pourrions-nous entendre le jargon portugais ? Mais, ce qui est horrible, c’est d’être dans la même barque avec un Fa tutto. On nous fait coucher ce soir à bord pour démarrer demain au lever du soleil. Nous aurons une petite chambre de six pieds de long sur quatre de large pour ma femme et pour Déra. On dit que c’est une faveur insigne. Il faut faire ses petites provisions de toute espèce. C’est un bruit, c’est un tintamarre inexprimable. La foule du peuple se précipite pour nous regarder. Charme des yeux est en larmes ; Déra tremble : il faut s’armer de courage. Adieu ; adresse pour nous tes saintes prières à l’Éternel, qui créa les malheureux mortels il y a juste cent quinze mille six cent cinquante-deux révolutions annuelles du soleil autour de la terre, ou de la terre autour du soleil.