IX


Léa marche devant moi ; nous montons ; au long des murs pâles, nos ombres ; combien ai-je sur moi d’argent ? j’avais dans mon porte-cartes cinquante francs, dans ma poche quatre louis ; cela fait, cinquante et quatre-vingts, cent trente francs ; j’ai d’autre argent chez moi ; n’importe, la fin du mois sera pénible ; faudra que Léa soit raisonnable ; en attendant, montons ; nous sommes arrivés ; la porte ouverte ; Marie.

— « Bonsoir, Marie. »

— « Bonsoir, monsieur. »

Léa :

— « Vous n’avez pas oublié le feu, Marie ? »

— « Non, mademoiselle ; si mademoiselle veut entrer dans sa chambre… »

Au fond du corridor, la porte du cabinet-de-toilette ; derrière est la chambre ; nonchalamment s’avance Léa, de sa gentille nonchalance ; moi, la suivrai-je ? attendre qu’elle me le dise ? elle l’oublierait ; mais si elle me renvoie ; tant pis ; ce serait trop bête, rester dans le corridor ; j’entre ; elle me grondera si elle veut ; et je traverse le cabinet-de-toilette, la porte de la chambre ; dans la chambre luit le feu de bois ; la veilleuse au plafond éclaire aussi ; aussi, sur la petite table, deux bougies ; Léa, assise, au près du feu ; la clarté blanche d’albâtre de la veilleuse, et le feu clairement rouge, sur les bûches incessamment courant, frétillant ; dans un fauteuil, au près, la jeune femme ; oui, mi cachée, Léa ; elle se chauffe, coiffée encore et gantée, immobile, dans une ombre ; et luit la flamme montante des deux pareilles bougies ; sur sa robe le feu a des reflets, dorés, sombres ; oh, la bonne température et molle, dans la chambre !

— « Vous aviez froid, n’est-ce pas, Léa ? »

Et elle ne voulait pas rentrer, l’entêtée.

— « Vous devriez retirer votre manteau et votre chapeau. »

Elle demeure, devant le feu, parmi l’ombre éclairée par le feu, dans le fauteuil ; maintenant s’entête-t-elle à avoir trop chaud ? mais elle se lève, vive, vivement debout ; et d’une voix rapide :

— « Oui, il fait trop chaud ici. »

Elle enlève son chapeau, le jette sur le lit ; elle réajuste ses cheveux ; elle tire ses gants ; sur le lit ; je vais m’adresser à la cheminée ; elle déboutonne son manteau ; je vais l’aider.

— « Merci ; Marie va m’aider. »

Marie l’aide ; je reviens à la cheminée ; Marie emporte le manteau ; le feu davantage me chauffe les mollets ; Léa se tourne ; elle sourit.

— « Eh bien, que faites-vous là avec votre chapeau à la main et votre par-dessus boutonné ? »

Que veut-elle ? elle veut que je quitte mon par-dessus ? pourquoi ? rester ? ce serait possible… je lui ai répondu quelques mots… toujours souriante la voilà…

— « Si vous me le permettez… » disais-je.

Et lentement elle se tourne ; lentement, avec des hanchements, vers l’armoire-à-glace, en face de la cheminée ; près la croisée, sur une chaise, je mets mon chapeau, mon par-dessus ; sur mon par-dessus mon chapeau ; Léa, devant l’armoire-à-glace, ordonne les bouillonnés de son corsage sur sa poitrine et le ruban noir de son cou ; contre le mur je suis debout, contre le rideau fermé de la fenêtre ; dans la glace je vois sa mignonne figure et ses mines jolies, ce corps manifesté et dissimulé successivement par les habillements ; c’est la mode admirable de notre temps, qui sait cacher et montrer tour à tour les formes féminines ; en des mouvements d’un charme très félin, tandis que tressautent sur son front mat ses cheveux, elle s’approche à moi ; y pensé-je ? voudrait-elle ce soir ? se va-t-elle laisser ? elle m’a dit de poser mon par-dessus ; quoi alors ? vers elle je fais un pas ; nous sommes près ; nous nous arrêtons ; oh, dans son regard, la vraie tendresse ! victoire donc ? est-ce le jour enfin ? câlinement elle murmure :

— « Si vous étiez gentil, vous iriez, là, cinq minutes seulement, dans le salon. »

— « Oui, très bien, comme vous voudrez. »

Sur la cheminée elle prend un bougeoir, allume les bougies ; ainsi, elle consent ? elle veut que je l’attende ?

— « Vous allez attendre ici ; cinq minutes ; surtout ne jouez pas de piano. »

Et refermant la porte :

— « À tout-à-l’heure. »

De nouveau me voici dans le salon ; combien autre qu’il y a une heure ! évidemment Léa veut que je reste, évidemment ; sans cela, elle ne me ferait pas attendre qu’elle ait achevé sa toilette ; et si aimable elle est ce soir ! je n’ai pas à en douter, elle veut que je reste ; mais pourquoi ce soir-ci plutôt qu’un autre ? et pourquoi pas ce soir-ci ? je n’en dois pas douter, elle me garde ; quelle émotion cette idée me donne ! dire que tout-à-l’heure elle m’appellera, et que dans sa chambre je rentrerai, et qu’entre mes bras je la tiendrai, que je déferai ses soyeux, longs, parfumés vêtements, et qu’en son triomphal lit tout-à-l’heure je l’aurai ! Ne nous grisons pas ; voyons ; faut faire attention à ce que je vais faire ; d’abord il serait bon que je prisse toutes mes précautions pendant que je suis seul ; depuis le boulevard Sébastopol, voilà presque six heures que je n’ai uriné ; le cabinet est à gauche dans l’antichambre ; il faut dans une conversation tendre être tranquille ; mais gare à sortir d’ici sans bruit, sans qu’on m’entende ; il y a sans doute de la lumière dans l’antichambre ; d’ailleurs j’ai des allumettes ; ouvrons la porte ; attention ; sans bruit ; sur la pointe des pieds ; quelle chance, il y a de la lumière ; justement la porte est entrebaillée ; allons… gare aussi à ne me pas salir… ouf ; la précaution n’était pas inutile ; je laisse la porte entrebaillée, comme elle était ; la porte du salon ; bien doucement ; là ; bravo ; personne ne m’aura entendu ; et maintenant, dans ce fauteuil, commodément. Léa se déshabille ; elle va se vêtir d’une robe-de-chambre ; c’est extraordinaire que jamais elle n’ait voulu devant moi tirer ou mettre une bottine ; quelle heure est-il ?… minuit moins un quart ; Léa n’est habituellement pas longue à s’habiller ; dans un instant elle m’appellera. Je suis tout-à-fait ridicule ; j’ai préparé, il n’y a pas deux heures, ce que je voulais faire, des choses que j’ai résolues depuis un mois, et je n’y pense même point ; cela est pourtant simple ; Léa veut que je reste cette nuit avec elle ; eh bien, je dois refuser ; je lui donnerai la meilleure preuve de mon amour, en respectant mon amour, en n’acceptant pas le don de son corps auquel elle se juge obligée, en n’imitant pas les autres épris seulement d’une vaine passion, mais en profondément l’aimant et voulant être aimé ; c’est cela ; au lieu de recevoir son sacrifice, je lui présenterai le mien ; et si elle s’offensait ? non ; je lui dirai pourquoi je pars, et elle sera émue ; Ah, je suis lâche et imbécile ; j’hésite à présent ; l’occasion si longtemps espérée est venue, et j’hésite. Eh non, je n’hésite pas ; que diable, ce n’est pas si fort ; il faut choisir, d’avoir cette fille comme les autres pour une nuit, ou d’aimer et peut-être se faire une amie ; pas besoin de préparer de grandes phrases ni de se battre les flancs ; tout à l’heure, simplement, je lui dirai bonsoir ; et elle croira que je suis un timide et un niais, ou, mieux, que je souffre de quelque accès d’une syphilis gagnée au cours de mon platonisme. Mon Dieu, qu’elle est longue à faire sa toilette ! quelle heure ?… minuit moins dix ; elle n’en finira pas ; plusieurs fois déjà elle m’a attardé ici pour me congédier après un quart d’heure de chatteries ; c’est exaspérant, attendre et ne savoir à quoi s’en tenir ; Léa se rirait de moi à la fin ; pense-t-elle que je m’amuse, dans ce salon, à espérer qu’il lui plaise ouvrir la porte ? et je vais faire le généreux, le magnanime, poser au pur amour, plutôt que profiter tout bêtement de la bonne aubaine d’une bonne nuit ; simagrées et plaisanteries ; Léa me renvoie parce que je ne sais pas la forcer à me garder ; je la laisse se jouer de moi et je m’invente ce divin prétexte de la vouloir conquérir par le respect ; je suis plus absurdement faible qu’un gamin ; il faut que ça finisse ; donc ce soir, tant pis, je couche avec elle ; ce serait trop de sottise ; une affaire depuis si longtemps entreprise et à tant de frais continuée et qui n’aboutirait à rien ; tant d’argent et tant d’ennuis pour le plaisir de contempler les beaux yeux d’une demoiselle ; une demoiselle qui joue les travestis aux Nouveautés ; quelle bêtise ! ça vaut deux cents francs et c’est tout ; faire du sentiment dans ce monde-là ; une fille qui tous les soirs fait l’invite sur les planches et les jours de dèche fréquente dans les maisons de rendez-vous ; oui, elle y fréquenterait, ça ne m’étonnerait aucunement ; et la femme-de-chambre qui sert à consoler les messieurs mal partagés ; parbleu, je pourrais mieux user mon argent qu’à lui payer des dentelles pour ses costumes ; ce sera joli samedi au Continental ; je mènerai un beau personnage au milieu de ces gens qu’elle allumera et qui le lendemain apporteront leurs cartes ; et c’est une chaleur, une cohue, comme au bal des Artistes où mon chapeau a été défoncé ; et ces boutiques dont on sort sans avoir de quoi prendre un fiacre pour rentrer chez soi… Mais, sacrédié, qu’elle est longue ce soir ! c’est impatientant. Je vais frapper à la porte. Non, je ne peux pas. Oh, quelle patience faut ! Je crois que je l’entends. D’ici on ne peut rien entendre dans la chambre. Si ; elle ouvre la porte ; enfin !…

— « Eh bien » elle « que faites-vous là ? vous vous ennuyez beaucoup ? »

Dans un long peignoir flottant, blanc de crème, légèrement serré à la taille, toute blanche dans les blancs crémeux plis flottants, elle se tient.

— « Je puis entrer ? »

— « Entrez. »

Au près de la cheminée, dans le fauteuil bas elle va s’étendre ; sur une chaise, des jupons blancs ; à côté, pendante, la robe noire ; le feu de la cheminée est presque éteint ; une chaleur égale, tiède ; contre la fenêtre voilà mon chapeau et mon par-dessus ; je prends une chaise basse, et près Léa je vais m’asseoir ; dans le fauteuil elle est étendue, mains allongées ; dans le fauteuil bleu à la bande large brodée, elle blanche, aux joues rosées. Appuyée à l’armoire-à-glace est une petite table en peluche, et, dessus, vingt menues choses, boîtes, objets d’ivoire, ciseaux, vagues choses dans la lumière très blanche de la chambre. Nous sommes assis, parmi le calme tiède et silencieux de la chambre, elle près moi, blanche, étendue.

— « Vous ne m’avez pas conté ce que vous avez fait tantôt, quand vous m’avez quittée. »

Elle me parle ; je lui réponds.

— « Oh, rien, absolument. »

Qu’elle est jolie ce soir !

— « Vous avez au moins dîné et vous êtes allé chez vous ? »

— « Vous voulez savoir exactement ce que j’ai fait ? »

— « Oui, contez-le moi. »

— « Eh bien, en sortant d’ici j’ai suivi la rue des Martyrs, le faubourg Montmartre, puis le boulevard Poissonnière et le boulevard Sébastopol, le tout à pied, et je suis arrivé à la tour Saint-Jacques, square plein d’enfants ; alors, au près de là, j’ai visité un jeune gentleman mon ami, avec lequel ensuite j’ai marché durant un quart d’heure. »

Elle sourit.

— « Vous êtes précis. Et avec cet ami vous avez parlé de moi. »

— « Nécessairement. »

— « Et votre ami vous a beaucoup jalousé. Alors où avez-vous été ? »

— « Où j’ai été ?… »

Ce soir… la foule, affairée et pressée, dans Paris, le soir à six heures ; les rues pleines ; les voitures hâtées et ralenties ; le Palais-royal…

— « J’étais au Palais-royal. »

… La blonde femme rencontrée aux vitres du Louvre, si provocante et mince, haute, fière, hélas perdue dans les marcheurs.

— « Mon ami a dû aller aujourdhui au Théâtre-français entendre Ruy Blas ; j’ai refusé l’y accompagner. »

— « Pour moi ; cela est héroïque. »

C’eût été intéressant, revoir Ruy Blas ; mais j’ai refusé ; ensuite j’ai dîné.

— « Ensuite j’ai dîné ; où ? dans un café de l’avenue de l’Opéra ; vous ne connaissez point ces lieux modestes. Désirez-vous savoir quel a été le menu ? »

— « Vous me le direz la prochaine fois que nous dînerons ensemble. Et là aussi vous avez vu de vos amis ? »

— « Aucun. »

Mais la très jolie femme en face de moi était assise, avec le vieux monsieur si chauve, huissier ou consul ; la très jolie femme que j’aurais voulu revoir et qui riait.

— « Près moi seulement était une belle dame qu’escortait un vieux monsieur sans doute consul ou notaire. »

— « Félicitations. »

Dans le café vif d’éclatantes colorations et lumineux, le confort du dîner lent et des inconnus observés… Le vin, le jeu ; le vin, le jeu, les belles… Et tout-à-coup, très brillante en la rue nocturne, et sur des ombres, la façade de l’Éden-théâtre, Excelsior vu jadis, les cortèges de dansantes femmes ; et mon ami, celui qui se va marier, l’excellemment heureux de son bonheur communié, l’aimé, lui, de l’aimée.

— « Je suis rentré chez moi, sans incidents, m’étant seulement rencontré à un homme aimé d’une femme qu’il aime ; permettez que je note le cas. »

— « Cas rare certes, un homme qui aime. »

— « Vous croyez ? »

— « Il y a si peu de femmes qu’un homme puisse aimer ! une femme à qui plusieurs hommes disent qu’ils l’aiment, n’est aimée par aucun. »

C’est mal ce que dit Léa ; que lui répondrai-je qui ne la froisse point ? pourquoi ne sont-elles pas aimées, toutes et toutes les femmes, si non qu’elles ne veulent être aimées.

— « Si une femme » dis-je « n’est aimée, c’est, souvent, qu’elle ne le veut. »

Et, coupable ou méritoire, toute femme est complice au non-amour de qui l’a vue. Léa sourit, un peu moqueuse ; elle considère le feu qui s’éteint ; telle à peu près qu’en sa photographie.

— « On vous a remis » dit-elle « tout de suite ma carte chez vous ? »

— « Oui ; mais si je n’étais pas rentré chez moi ? »

— « Vous deviez rentrer. »

— « J’avais une heure à perdre avant venir ; je suis resté à la maison. »

— « À quoi faire ? »

— « Pas grand chose ; j’ai écrit un peu. »

Or la belle nuit, à la croisée, sur le jardin et les arbres, les grands arbres devant ma croisée, le jardin toujours désert et sans fleurs, grandiose, et ce parfum de nuit qui me vient des croisées ouvertes ; ainsi, traversant les rues vides et les boulevards bruyants, la même nuit, avec l’orgue-de-Barbarie et les refrains connus, si doux dans l’ombre… le dirai-je à Léa ?

— « Venant chez vous ce soir, j’ai été poursuivi par un orgue-de-Barbarie qui remplissait mon chemin de gémissements. »

— « Vous aimez pourtant la musique. »

— « Plus que jamais, mais moins que vous. »

Ses lettres… Léa d’Arsay prie monsieur Daniel Prince… à quoi bon Léa saurait-elle que j’ai relu ses lettres ? pour le moins elle se moquerait ; et que lui dire de ses tristes lettres ? et mes projets, encore renouvelés, de lui sacrifier mon désir ! peut-être qu’elle avait raison, et qu’il est rare, l’homme qui aime, et que jamais elle ne fut aimée ; moi non plus donc ne l’aimerais-je ? hélas, que je l’aime peu, que peu je l’aime, moi qui m’efforce à l’amour ; et tâchons si le sacrifice pourrait exalter un amour.

— « Vous avez eu » reprend-elle « une très belle journée. »

— « Une plus belle soirée, malgré l’horrible inconvenance d’un assoupissement communiqué. »

Elle rit.

— « Et, pour finir, une délicieuse promenade en voiture, avec une jeune femme très charmante mais si mauvaise. »

Était-elle, en effet, mauvaise ! et le monsieur qui nous suivait sur le boulevard ; la butte Montmartre visible dans la brume ; la ligne des maisons aux fenêtres claires et des arbres foncés dans la nuit ; oui, mais combien charmante en sa feinte dignité, grave et drôle ; maintenant charmante sans feintises ; elle a redressé sa tête, blonde et blanche, hors la blancheur blonde des étoffes flottantes ; et un fin corps d’enfant féminin, gracile, fluet et potelé ; un invitant sourire, une promesse aux caresses, une mollesse inclinée à s’abandonner en des bras ; car en cette heure où vaine la journée fuit et n’est plus, après la journée quelconque éteinte, c’est ma nuit, l’heure de mon amour.

— « … Oh mon amie… vos lèvres sont frivoles et aux vents d’ici qu’elles s’envolent… »

Et ses mains ; et, de ses mains, par mes mains et mes bras et mon cœur, une vapeur, un frémissement, une chaleur, une poignance, cela monte jusqu’à mes yeux ; presque chancellerais-je ? oh, je te veux ; tant pis aux longs respects, aux amours humbles, aux beaux projets, aux tardifs amours préparés si longuement, aux départs, aux renoncements, aux renoncements tant pis, mon amante, si je te veux ; et je la regarde, en sa pâleur charnelle et des joies folles annonciatrice, celle que pour un songe je renoncerais. Cependant de mes mains elle tire ses mains ; je me recule de deux pas ; elle vient vers moi ; sur mes épaules elle met ses mains ; et, comme d’elle je me grise et déraisonne, elle me parle, en une façon de fée.

— « Vous viendrez samedi à la fête de l’hôtel Continental ; vous verrez que je serai jolie… »

Oui, certes, immortellement.

— « … Je serais si attristée de ne pas vous trouver ; et puis, je vous ferai honneur… »

Ah, tout séduisante bien-aimée.

— « … Vous m’apporterez, n’est-ce pas, ce tablier pour mon costume… »

Son costume ?… oui, ce tablier, cet argent que je lui ai promis… je n’y songeais plus… elle le désire tout de suite… je le lui ai promis ; d’ailleurs c’est bien le moins ; bah, débarrassons-nous en dès maintenant…

— « Si vous vouliez me dire à peu près ce qu’il vous faut, Léa, et me pardonner de vous en laisser le soin… »

— « Je ne sais pas… cela ferait… tout au plus… une centaine de francs. »

— « Permettez que je vous les remette. »

J’ai un billet de cinquante francs dans mon porte-cartes, plusieurs louis dans mon porte-monnaie ; rien que des pièces de vingt francs ; cela fera cent dix francs ; soit ; trois louis et cinquante francs, là, sur la cheminée.

— « Vous êtes gentil » dit Léa.

Vers moi elle revient ; je lui ai fait plaisir ; ce me coûte encore un peu cher ; mais elle sera contente de moi et sera aimable ; et puis j’ai ainsi moins de scrupules à rester cette nuit, plus de droits ; d’ailleurs ne puis-je donc lui prouver mon amour sans la refuser ? si tendrement, si doucement, si bonnement je l’aimerai cette nuit, que ce vaudra toutes paroles et tous renoncements ; certes, en sachant me conduire, je réussirai mieux, si je reste avec elle, à lui prouver mon vrai amour ; voilà ce qu’il faut faire ; et entre ses cheveux, très bas, je lui dis :

— « Ainsi, vous me gardez ? »

Ses grands yeux, ses grands yeux étonnés, on dirait apitoyés… que veulent-ils ?

— « Oh, pas ce soir ; je vous en prie ; je ne peux pas… »

Comment ? pas ce soir ? elle ne veut pas ?

— « … La prochaine fois, je vous promets… je ne peux pas. »

Encore, encore, elle ne veut pas ?… je ne puis la forcer… vraiment, elle ne veut pas ?…

— « Léa, vous ne voulez pas ? »

— « Je vous jure… »

Et pourquoi insister ?

— « Bonsoir donc. »

Pourquoi lui ai-je demandé ? comment n’ai-je pas tenu ma résolution, ne suis-je pas parti comme je le devais et à mon honneur ?

— « Bonsoir, mon amie. »

Et j’embrasse son front ; délices en allées et impossibles, mortelles et désespérées délices, à quand, oh vous ?

— « Venez mercredi à trois heures » dit-elle.

— « Volontiers, je vous remercie. »

Pourquoi ai-je encore voulu l’avoir ? hélas, celle qu’encore je ne vais pas avoir ! il faut partir ; voilà mon par-dessus, mon chapeau.

— « Au revoir » dit-elle, « à mercredi, trois heures. »

Elle a pris le bougeoir et ouvre la porte du salon ; Marie est là ; nous traversons le vestibule.

— « À mercredi, trois heures » dis-je.

Non, je ne la reverrai plus ; je ne la dois plus revoir ; à jamais elles ont péri, les possibilités d’aimer à elle et moi ; et rien n’est plus que l’infinie tristesse des indéniables inutilités. Blanche et jolie inoubliablement, mon amie me tend sa main.

— « Au revoir. »

— « Au revoir. »

Amicale elle sourit ; sur sa poitrine voltigent les lueurs blondes et nocturnes.

(fin)
Édouard Dujardin