Les Lais de Marie de France

Les Lais de Marie de France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 835-863).


LES
LAIS DE MARIE DE FRANCE



I. Die lais der Marie de France, herausgegeben von Karl Warnke, Bibliotheca normannica, Halle, 1885. — II. Gaston Paris, les Romans en vers du cycle de la Table-Ronde, Histoire littéraire de la France, t. XXX, Paris, 1888. — III. H. Zimmer, Critique du tome XXX de l’Histoire littéraire, dans les Göttingische gelehrte Anzeigen du 1er octobre 1890.


Marie de France est la plus ancienne de nos poétesses. Elle est, avec Marguerite de Navarre, et trois siècles avant elle, la plus aimable des conteuses françaises. Ses lais sont des légendes d’amour et des contes de fées. Ils charmèrent la vieillesse de Goethe, qui écrivait, en 1820, l’année même où pour la première fois ils furent publiés : « Le brouillard des années, qui mystérieusement enveloppe Marie de France, nous rend ses poèmes plus exquis et plus chers. » Les merveilles de ses récits eussent ravi celui qui disait :

Si Peau-d’Âne m’était conté.
J’y prendrais un plaisir extrême.

Ne soyons ni plus dédaigneux que Goethe, ni plus délicats que La Fontaine. Écoutons Marie conter. — Il vivait, au temps ancien, en Petite-Bretagne, dans le pays de Léon, un chevalier récemment armé, Guigemar, preux et beau, mais dédaigneux de l’amour. Un jour qu’il chassait en forêt, il poursuivit une biche blanche et son faon. Il la blessa, mais, par un enchantement, la flèche se retourna contre le chasseur, et vint le frapper à son tour. Et comme il était tombé sur l’herbe drue, la biche, qui était fée, jeta sur lui ce sort : « Vassal, qui m’as navrée, jamais herbages, ni racines, ni philtres ne te sauront guérir, mais seule, si tu peux la rencontrer, une femme qui souffrira pour toi plus que jamais n’a souffert aucune femme et pour qui tu souffriras plus que jamais homme n’a souffert. Maintenant, va-t’en d’ici, laisse-moi. » Le blessé erre par la forêt, jusqu’à ce que, soudain, un bras de mer s’étende devant lui. Au rivage est une barque d’ébène ; une voile de soie flotte à son mât. Il y monte pour chercher secours : pas de matelots, ni de pilote ; mais un lit de cyprès et d’ivoire, incrusté d’or, couvert de martre zibeline et de pourpre d’Alexandrie ; dans des candélabres d’or fin, deux cierges brûlent. Il se couche épuisé sur le lit, et la barque merveilleuse l’emporte vers la haute mer. Elle aborde sur une rive inconnue, au pied d’un donjon de marbre vert, où vit en recluse la jeune femme d’un vieux jaloux, gardée par un prêtre plus vieux encore. Elle recueille, soigne, aime le blessé. Mais comme ils savent qu’ils ne pourront longtemps celer leurs amours, ils font une convention : la jeune femme fait un nœud au vêtement du chevalier, le chevalier attache une ceinture aux flancs de son amie, et tous deux jurent de n’aimer jamais que celle qui pourra défaire ce nœud, ou celui qui saura détacher cette ceinture. Et quand ils sont en effet surpris et séparés, les nœuds symboliques résistent, comme leur amour, à qui les veut délier, jusqu’au jour où, après mille souffrances endurées, se rencontrent les amans : « Or a trespassée leur peine. » — Marie nous dit encore ce conte : Il me plaît de vous répéter un lai, celui du chèvrefeuille,

De Tristan et de la reïne,
De leur amour qui tant fu fine,
Dont il eurent mainte dolour :
Puis en moururent en un jour.

Tristan a été exilé loin d’Yseult par le mari, le roi Marc. Mais la force fatale du philtre que naguère ils ont bu tous deux le rappelle invinciblement vers elle. Il cède, il revient là où elle est, en Cornouaille, vit caché dans un bois, errant autour d’elle. Quand la nuit tombe, il se risque hors de la forêt, et demande asile à de pauvres paysans. Il apprend d’eux que, pour la fête de la Pentecôte, la reine doit traverser ce bois. Comment lui faire savoir qu’il est là, tout près ? Il coupe une branche de coudrier, autour de laquelle s’enroule une brindille de chèvrefeuille. Il y grave son nom, et ces doux vers :


Belle amie, si est de nous :
Ne vous sans moi, ne jeo sans vous.


Puis il jette la branche sur le chemin où doit passer Yseult. Elle vient, elle voit la branche messagère, évite les chevaliers qui lui font cortège, entre sous le bois avec sa servante, et trouve celui qu’elle aimait sur toute chose. « Elle lui parla à son plaisir, et lui montra comment il pourrait rentrer en grâce auprès du roi Marc. Ensuite elle quitta son ami ; mais, quand ils en vinrent à se séparer, tous deux pleurèrent. En souvenir de la joie qu’il avait eue, Tristan, qui savait bien harper, fit sur cette aventure un lai nouveau. » — Voici un conte qui rappelle à la fois la Belle au Bois-Dormant, et la légende du Mari aux deux femmes, récemment illustrée par M. G. Paris. On montrait jadis dans l’abbaye de l’Olive, en Hainaut, on montre encore à Erfurt, en Thuringe, la tombe où est censé reposer, couché entre ses deux femmes après avoir vécu simultanément et légitimement avec toutes deux, le chevalier héros de cette aventure. Mais, très loin de la Thuringe, et très loin du Hainaut, bien des siècles auparavant, la légende, insoucieuse des localisations, à travers le temps et l’espace, volait librement par les pays. Les « anciens Bretons courtois » l’avaient déjà contée, et c’est Marie qui l’a recueillie la première. — Un chevalier de Petite-Bretagne, Éliduc, et sa femme, Guildeluec, s’aimaient loyalement. Le chevalier, compromis auprès de son seigneur par des médisans, tomba en disgrâce, dut s’exiler loin de sa femme et de son pays, et s’en alla, outre la mer, offrir son vasselage au roi d’Exeter. Ce roi avait une fille, Guilliadon, dont le cœur fut surpris d’amour pour le chevalier venu des pays lointains. Éliduc, à son tour, l’aima. Il se rappela pourtant sa femme et ses sermens, voulut ne pas les trahir, mais, par faiblesse de cœur, cacha à la jeune fille qu’il était marié. Il n’y eut entre eux « nulle folie, joliveté, ni vilenie, » mais une tendresse douloureuse. Or, voici que le seigneur d’Éliduc le rappelle, le somme, au nom de l’hommage féodal, de revenir à sa cour. Il doit partir ; il l’annonce à son amie, qui pleure. Quand il la voit pâmée entre ses bras : « Vous êtes ma mort et ma vie, lui dit-il. Je ferai votre plaisir, quoi qu’il m’advienne. — Eh bien ! emmenez-moi donc avec vous ! » Il l’emmène. Ils s’embarquent tous deux au port de Tottness. Mais comme ils sont déjà en vue de la Bretagne, près d’aborder, une tempête s’élève. C’est une croyance bien ancienne au cœur des matelots, et de belles légendes l’attestent, que, si l’on navigue avec un criminel, on ne saurait apaiser la mer qu’en lui livrant le coupable. Les Dioscures le disent déjà dans l’Électre d’Euripide : « Gardez-vous de toute injustice, et de jamais naviguer au même bord qu’un parjure. » C’est aussi la pensée d’un des matelots d’Éliduc, qui lui dit brutalement, devant son amie : « Sire, elle est céans avec vous, celle par qui nous périssons. Jamais nous ne toucherons la terre. Vous avez une épouse légitime, et vous ramenez une autre femme, contre Dieu, contre la loi, contre la foi. Laissez-nous la jeter à la mer, et nous pourrons aborder. » En apprenant le secret terrible, Guilliadon tombe, comme morte. Éliduc saisit le gouvernail, dirige la nef, aborde. Il transporte le corps de son amie, pour le faire ensevelir en terre sainte, jusqu’à un ermitage, dans une forêt. Mais le vieil ermite est mort, et sa chapelle déserte. Il la couche devant l’autel, sur un lit bien paré, lui baise les yeux, et rentre à son manoir, où sa femme l’a fidèlement attendu. Mais il ne peut lui faire nul beau semblant, ni lui dire aucune bonne parole. Chaque jour, il s’en retourne dans le bois, vers la chapelle où son amie dort son sommeil surnaturel, toujours blanche et vermeille, pure « comme une gemme. » Sa femme, inquiète de sa tristesse, le fait guetter, surprend ses visites répétées à l’ermitage solitaire. Elle s’y rend avec un valet. Elle voit la jeune fille, semblable à une rose nouvelle, et sous le drap qui la recouvre, son corps délicat, ses bras longs, ses mains blanches, ses doigts grêles et fins. Moitié jalouse, moitié touchée, elle se met à pleurer auprès de la belle endormie : « Tant par pitié, tant par amour, jamais plus je n’aurai de joie. » Or, soudain, une belette traversa la chapelle, et l’écuyer l’abattit d’un coup de bâton ; mais, quelques instans après, la femelle vint, portant une fleur vermeille, et la plaça entre les dents de la bête tuée, qui se ranima aussitôt. Guildeluec prend la fleur magique, et la pose entre les lèvres de sa rivale. Elle soupire, ouvre les yeux : « Dieu ! fait-elle, comme j’ai dormi ! » Et, revenant à elle : « Dame ! je suis la fille d’un roi. J’ai aimé un chevalier, Éliduc, le bon vassal. Il m’a emmenée avec lui. Il m’a trompée. Il était marié, et me l’a caché. Quand je l’ai appris, j’ai perdu le sentiment, et voici qu’il m’a abandonnée, seule, sur cette terre inconnue. — Belle, lui répondit la dame, Éliduc ne vous a pas trahie. Il vous croit morte, et chaque jour vous vient visiter. Je suis sa femme. Je vous emmènerai avec moi, et vous rendrai à votre ami. » Elle fit ainsi, fonda un monastère de femmes, auprès de l’ermitage, et s’y retira. Les deux amans s’épousèrent et vécurent ensemble jusqu’au jour où, las du siècle, ils se rendirent à leur tour. Eliduc se fît moine, et Guilliadon prit le voile dans le cloître de sa rivale. Guildeluec la reçut comme une sœur.

Tel est, autant que ces analyses le peuvent rendre, le ton de ces lais. Et ce sont, ou à peu près, les premières légendes d’amour qu’aient entendues des oreilles françaises. Qui était-ce donc, cette Marie de France ? En quel temps a-t-elle écrit ses vers ? Pour quelles cours ? Pour quelles âmes ? — Ces contes, d’où les tenait-elle ? Qui étaient ces harpeurs bretons, dont elle se réclame comme de ses inspirateurs ? Un jour, dans les cours seigneuriales, en face des jongleurs de geste, qui, seuls, depuis des siècles, y répétaient leurs violentes et monotones épopées, ils apparurent ; ils accordèrent leurs harpes non encore entendues, ils chantèrent, et soudain, à leurs chants s’attendrit l’âme rude et grave du XIIe siècle. D’où venaient-ils ? Du pays de Galles ou de notre Bretagne française ? — Ces légendes celtiques, quelle idée, quel sentiment nouveaux apportaient-elles à notre littérature ? Quelle conception de la vie ? Quel rêve d’un monde surnaturel, plus beau et « plus conforme à l’âme ? » — Enfin, quel est le rapport des lais à la matière de Bretagne, à ces grands romans de la Table-Ronde par lesquels, suivant l’expression de M. Renan, « la race celtique a changé le tour de l’imagination européenne, et imposé ses motifs poétiques à presque toute la chrétienté ? » — Ils semblent bien indifférens à première vue, ces lais minuscules, semblables, pour reprendre une image grecque, à cette nef d’ivoire, œuvre d’un artiste athénien, si parfaite en sa petitesse qu’une abeille pouvait l’envelopper tout entière de ses ailes. Mais s’il est vrai que de ces lais procèdent, comme un arbre de son germe, nos romans idéalistes, et l’Arioste et Chaucer, sans doute ils méritent quelque examen.


I.
Marie ai nom, si sui de France.

Voilà le plus clair des renseignemens que Marie nous donne sur sa personne. Sa signature, et c’est à peu près tout. Où vivait-elle ? En quel temps ? Ce sont questions obscures, et qui ont fait verser beaucoup d’encre. Les traits de sa physionomie se sont effacés, comme, au portail d’une église romane, le visage fruste d’une statue, usée par la pluie de sept siècles, et nous envions la force de vision naïve du bon M. de Roquefort, qui nous donne le portrait de notre poétesse, au frontispice de ses œuvres, en tunique pseudo-grecque à la Récamier. Nous avons toujours peine à nous accommoder de cette pénurie de renseignemens sur les poètes du moyen âge. C’est l’impérieux besoin de l’histoire littéraire de rapporter chaque phénomène artistique à son temps, à son lieu d’origine, à son auteur. Pour en prendre à témoin une autre conteuse, plus illustre que Marie, pourrions-nous comprendre l’Heptaméron, s’il était anonyme, si nous ne savions le dater à cent ans près ? j’ai besoin de savoir que la reine de Navarre est de la race si fine des Valois, la petite-nièce du poète Charles d’Orléans et la grand’mère du Béarnais. J’ai besoin de connaître par Marot, voire par Brantôme, cet « esprit abstrait » qu’invoque Rabelais, cette âme à la fois très mystique et très libertine, très légère et très pure. Pour comprendre ce qui distingue dame Oisile de l’Heptaméron de la Fiammetta du Décaméron, j’ai besoin de me rappeler que la Marguerite des Marguerites, imitatrice de Boccace, est aussi l’élève du Canosse pour la langue hébraïque, l’amie d’Étienne Dolet, l’aimable théologienne du Miroir de l’âme pécheresse, et la protectrice des mystiques ouvriers de Meaux. J’aime à la voir, quand elle compose ses nouvelles, « dans sa litière, en allant par pays : » sa dame d’honneur, la grand’mère de Brantôme, lui tient l’écritoire, et quand elle lit son dernier conte dans sa petite cour de Pau, on se plaît à grouper autour d’elle, auprès de Valable et de Calvin, Bonaventure Desperriers, qui rit, et l’évêque Briçonnet, qui s’inquiète. Mais il nous est rarement possible de revoir de même, en son individualité vivante et sa réalité distincte, l’un de nos vieux poètes. Toutes les grandes œuvres du moyen âge, épopées ou cathédrales, sont anonymes, ou, si nous connaissons le nom d’un poète ou d’un architecte, ce n’est qu’un nom. Ces artistes n’ont eu ni chroniques pour garder leur mémoire ni légendes pour l’embellir : illacrimabiles, carent quia vate sacro. Marie de France fut célèbre pourtant : il s’est en effet trouvé jusqu’à deux écrivains, Denis Pyramus et le poète anonyme de Renart couronné, pour lui accorder une mention, — et c’est beaucoup. Ses lais furent lus et goûtés pendant plus d’un siècle[1], ce qui constitue, à une époque quelconque, pour une œuvre d’art, une enviable longévité. Preuve plus significative encore de succès : les œuvres de Marie ont passé les frontières de notre langue. Nous possédons, en effet, sous le titre de Strengleikar, une collection de légendes scandinaves : ce sont les lais de Marie, traduits mot pour mot en norvégien, vers le milieu du XIIIe siècle, sur l’ordre du roi Haakon IV. Il nous est parvenu une traduction en vers anglais du lai du Frêne : elle date du XIVe siècle. Enfin, en plein XVe siècle, un autre poète anglais, Thomas Chestre, remaniait encore en sa langue un lai de Marie, celui de Lanval. Malgré cette vogue, Marie de France reste une inconnue. C’est à grand’peine qu’interrogeant ses œuvres, on peut recueillir les menus faits que voici. D’abord, il est certain qu’elle écrivait en Angleterre[2]. Puis, qu’elle était fort savante pour ce temps où les grands seigneurs, très souvent, et les femmes, presque toujours, ne savaient pas lire. Elle savait l’anglais : car c’est de l’anglais qu’elle a traduit son recueil de fables, Isopet. Elle savait aussi le latin : c’est du latin qu’elle a traduit la légende du saint national de l’Irlande, le voyage merveilleux de saint Patrice au purgatoire, l’un des prototypes de la Divine Comédie. Pourquoi avait-elle passé en Angleterre ? Fut-elle grande dame, bourgeoise, ou la meschine de quelque princesse, ou bien une simple jongleresse ? Nous l’ignorons, et sans doute, pour toujours. Enfin, — et c’est là notre dernier renseignement, — elle a dédié ses lais à un roi qu’elle ne nomme pas, et ses fables à un mystérieux comte Guillaume. Quel est ce roi et qui ce comte ? Jamais moindre problème n’a fait germer plus d’hypothèses. Que d’érudits il a torturés, depuis Legrand d’Aussy et le chanoine de La Rue jusqu’à M. Constans, en passant par Robert, Méon, de Reiffenberg, Rothe, qui sais-je encore ? Il a fait écrire à un savant allemand, M. Ed. Mall, toute une dissertation, dont les conclusions, — c’est M. Ed. Mall lui-même qui l’a plus tard magistralement démontré, — étaient toutes fausses. Pas un roi d’Angleterre, depuis Étienne jusqu’à Henri III, c’est-à-dire de 1135 à 1270, en qui quelque érudit n’ait vu le protecteur de Marie. Et ce comte Guillaume était-il un comte anglais, ou si c’était un comte français ? Serait-ce Guillaume de Dampierre, comte de Flandre, qui mourut en 1235, ou ne serait-ce pas plutôt Guillaume d’Ypres, qui vécut un siècle plus tôt ? ou, peut-être encore Guillaume, comte de Salisbury ? Or, depuis la récente édition de M. Warnke, ce grave problème est résolu : grâce à la puissance des investigations philologiques, nous savons maintenant, à n’en pas douter, à quel roi, à quel comte Marie a dédié ses poèmes.

Qu’on veuille bien ne pas sourire. Que Marie ait offert ses fables au vague Guillaume que voici, ou à cet hypothétique Guillaume-là, ou même à un troisième Guillaume, il importe fort peu, en vérité. Mais ce qui est moins méprisable, c’est de découvrir à quelle époque Marie écrivait, et c’est pourquoi il importait d’identifier ce roi et ce comte. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art qui n’est point datée ? De quoi peut servir, pour l’histoire des idées, des sentimens et des genres, une œuvre qui flotte indécise dans le temps, revendiquée avec la même vraisemblance par deux ou trois siècles ? Or, pour rendre à son époque et à son lieu d’origine un poème du moyen âge, nous possédons, quand les renseignemens extrinsèques font défaut, un merveilleux instrument de précision : c’est l’étude des caractères linguistiques du poème. Jusqu’au milieu du XIVe siècle environ, la langue est entraînée dans une évolution si rapide qu’il est possible de distinguer les momens très courts de ce perpétuel devenir, et de dater, parfois à trente ans près, l’apparition ou la disparition de tel phénomène phonétique ; d’autre part, elle est si variable de province à province qu’on peut souvent, à l’aide des chartes et des monumens littéraires dont on connaît la provenance, marquer, à vingt lieues près, la limite d’extension géographique des phénomènes. Il en résulte qu’on peut ainsi, par un travail de micrographie linguistique, restituer à chaque œuvre du moyen âge sa date et sa patrie. Tâche complexe : car nous pouvons n’avoir conservé que la centième copie d’un poème, et les quatre-vingt-dix-neuf scribes antérieurs, dont il n’est peut-être pas trois qui aient écrit exactement le même dialecte, peuvent avoir rajeuni la langue de l’original, ou donné successivement une teinte picarde, puis bourguignonne, puis angevine ou wallonne, à un texte primitivement lorrain ou tourangeau. Il faut donc, par une minutieuse classification des manuscrits, par l’étude scrupuleuse de la mesure des vers, par l’examen des rimes, qui maintiennent avec une remarquable force de résistance les traits dialectaux primitifs, rétablir le poème en sa langue originelle. Les érudits se sont mis à l’œuvre depuis trente ans. Voués à cette science de nos anciens dialectes, si jeune et déjà si puissamment féconde, ils s’enferment dans le monde de l’infiniment petit, ils pèsent les syllabes, ils regrattent les mots douteux au jugement. Et le public lettré, qu’effraient leurs appareils critiques et leur jargon de spécialistes, considère avec surprise leurs laboratoires de recherches microscopiques, et passe.

Œuvre digne de respect, pourtant, et d’émotion. Après les généralisations hâtives, brillantes et inutiles de l’école de Raynouard, de Fauriel, d’Ampère et de Villemain, alors que l’intelligence du moyen âge était compromise par l’à-peu-près et le clinquant romantiques, il fallait que cette réaction érudite se produisît. Il est bon qu’une génération se soit consciemment, pieusement, sacrifiée à une œuvre souterraine, obscure, mais nécessaire. Ils savent, ces érudits, aussi bien que personne, que le monde des idées générales est le seul qui vaille qu’on y vive, — et ils se sont interdit d’y pénétrer. Ils savent que les faits qu’ils s’épuisent à établir n’ont pas de valeur comme faits, mais seulement si l’on peut en dégager des lois, — et ils n’ignorent pas que, le plus souvent, ces lois, d’autres qu’eux les dégageront. Ils savent que le travail scientifique ne connaît pas d’autres joies que celles de la synthèse, et ils sont restés confinés dans leurs analyses infinitésimales. Ils ont su écrire pour vingt lecteurs, contens de travailler pour ceux-là qui viendront. Mais, grâce à cette très belle génération d’érudits, un jour viendra, un jour prochain, où, les grandes œuvres de notre adolescence nationale étant enfin datées, localisées, restituées en leur intégrité et leur splendeur premières, le tableau du moyen âge pourra se développer avec la belle ordonnance, la logique et l’eurythmie de nos siècles classiques.

Pour Marie de France, ce travail est accompli. Une excellente édition critique a fixé les faits essentiels. Si les résultats ne sont point proportionnés à l’effort, qu’importe ? Ils tiennent en trois lignes, mais ils sont sûrs. Et le temps et la peine dépensés ne comptent plus. Ces résultats, les voici : Marie était Normande ; elle parlait le pur dialecte de Normandie, bien qu’elle vécût en Angleterre, et c’est en quelque coin de la Normandie qu’il faut chercher sa patrie. Sa langue prouve qu’elle a écrit dans la seconde moitié du XIIe siècle, aux alentours de l’an 1175. Le roi auquel elle a dédié ses lais est donc Henri II Plantagenet. Le mystérieux comte Guillaume est vraisemblablement Guillaume Longue-Épée, fils naturel d’Henri II et de Rosamonde Clifford, comte de Salisbury et de Romare. — Par cette date, 1175 ; par ce nom, Henri II, nous voici soudain transportés vers la cour des Plantagenets, si brillante, si artiste, où apparaît pour la première fois un être nouveau que les chroniqueurs du temps[3] doivent nommer d’un nom nouveau : le curialis, l’homme de cour. Cour française, pure de tout alliage saxon, au point qu’il est douteux si Henri II a jamais su l’anglais. Cour si lettrée, si éprise de Virgile, de Stace, d’Ovide surtout, qu’elle a vu, peut-on dire, fleurir une première et aimable renaissance. Cour provençale aussi, où la reine Éléonore d’Aquitaine, petite-fille du comte Guillaume de Poitiers, le plus ancien des troubadours, et son poète Bernard de Ventadour, apportent le génie plus affiné, plus ensoleillé de la poésie méridionale. — Nous ne pouvons guère connaître la vie de Marie de France que par cette date et par ce nom. Mais, sans cette date et sans ce nom, aucune des remarques qui vont suivre ne serait possible.


II.

Quelle est l’origine des lais ? Marie nous le dit à mainte reprise : elle tenait la matière de ses contes des jongleurs bretons. Les lais font partie intégrante, et peut-être essentielle, de ce trésor des légendes celtiques dont le moyen âge devait s’éprendre jusqu’à y faire pénétrer toutes ses idées d’amour pudique et d’aventureux héroïsme. Ces lais étaient chantés : les jongleurs s’accompagnaient sur une petite harpe, la rote, cette même hrotta britanna que le poète Fortunat, au VIe siècle, avait entendue en Gaule à la cour des rois germains. C’est sans doute par leur musique que les lais charmèrent d’abord : quand la mode s’en mit, au XIIe siècle, ce fut un enchantement. Il n’est pas, dans nos vieux romans, une description de fête seigneuriale : mariage, couronnement, adoubement de jeunes chevaliers, où l’on n’entende sonner, auprès de la vielle des trouvères, la rote de Bretagne. Les poètes ne se lassent pas de nous dire la vertu consolante, la force d’oubli que recèlent « les doux lais des Bretons. » Ici, c’est le roi Anseïs de Carthage qui, triste, assis sur un lit d’argent,


Pour oublier son desconfortement,
Faisoit chanter le lai de Graëlent.


Là, c’est le bon géant Rainoart, celui-là même que Dante a placé dans son Paradis, qui s’est couché sur le rivage de la mer. Les fées l’y rencontrent et changent son heaume, qu’il a déposé auprès de lui, en un Breton, « qui doucement harpe le lai Guron, » et c’est aux sons de cette musique surnaturelle qu’elles transportent le héros endormi vers l’Éden celtique, dans l’île d’Avallon. — Dans le roman du roi Horn, les héros se passent la harpe de main en main, et, comme dans le combat des Minnesinger à la Wartbourg, chantent à tour de rôle. — L’un des premiers mérites de Tristan est aussi d’être habile musicien : c’est lui qui a appris à son amie Yseult « les bons lais de harpe ; » et, séparés, ils renouvellent, en chantant, le souvenir des heures chères. « Yseult est assise un jour en sa chambre et fait un triste lai d’amour. Elle dit comment Guron fut surpris et tué pour l’amour de la dame qu’il aimait par-dessus toute chose, et comment, par ruse, le comte donna le cœur de Guron à manger à sa femme, et la douleur de celle-ci… » Et le poète ajoute ces quatre petits vers, où se prolongent jusqu’à nous son émotion et le parfum évaporé des mélodies bretonnes, vers charmans, à la fois précis comme la grêle miniature qui les accompagne dans le manuscrit, et vagues aussi, comme des sous affaiblis de harpe :


La reine chante doucement,
La voiz acorde a l’estrument :
Les mains sont belles, li lais bons,
Douce la voiz, et bas li tons…


Ainsi, c’est sans doute le charme de la mélodie qui attira l’intérêt sur les légendes celtiques, et c’est aux sons de la harpe que les compagnons d’Arthur pénétrèrent dans le monde roman. Mais il n’est pas constant à quelle branche de la famille celtique appartenaient ces conteurs et ces chanteurs, s’ils venaient du pays de Galles et de la Cornouaille, ou bien de notre Armorique. Les légendes arthuriennes sont-elles galloises ou proprement bretonnes ?

On vivait, jusqu’à ces derniers temps, sur un système que son auteur, M. Gaston Paris, étayait d’année en année, et dont voici les traits essentiels. Ces traditions sont galloises, et ne sont parvenues à la France que par l’intermédiaire de poètes anglo-normands. Quand les Normands de Guillaume le Conquérant vinrent s’établir sur le sol anglais, ils se prirent de curiosité pour le passé de l’île. Ils demandèrent aux peuples conquis leurs traditions nationales, et les Gallois les servirent à souhait. Ils dirent leurs légendes, ils parlèrent de l’enchanteur Merlin et de leur roi Arthur, qui devait revenir quelque jour du pays mystérieux des héros morts pour restaurer la gloire de son peuple et remplir « l’espérance bretonne. » Un clerc, Gaufrei de Monmouth, réunit plusieurs de ces contes gallois en une histoire fabuleuse des rois de Bretagne et c’est son livre qui, traduit du latin en français, vers 1150, par le poète Wace, fit pénétrer la légende d’Arthur dans la société chevaleresque d’Angleterre. En même temps, les jongleurs gallois harpaient leurs lais, ou les contaient, dans ces mêmes cours anglaises, et ce fut un nouvel apport de traditions celtiques. Comme plusieurs de ces lais disaient les aventures diverses d’un même héros, des poètes anglo-normands s’avisèrent de les grouper en des biographies poétiques, de les rattacher plus ou moins artificiellement à Arthur, et c’est ainsi que naquirent, sur le sol anglais, les romans de la Table-Ronde. La légende de Tristan et d’Yseult ne serait, par exemple, qu’un chapelet ou un bouquet de lais gallois[4]. C’est donc l’Angleterre qui serait le foyer premier de ces légendes. Plus tard seulement, « la matière de Bretagne a passé d’Angleterre sur le continent, soit directement par les chanteurs et jongleurs bretons, soit par l’intermédiaire des conteurs anglo-normands, soit déjà mise en vers dans les lais et les poèmes anglo-normands. » Le premier en France, un poète de mérite, Chrétien de Troyes, aurait adopté ces légendes venues d’outre-mer, les aurait revêtues d’un costume plus brillant et plus chevaleresque, et les aurait lancées par le vaste monde.

Or, voici que, dans ces tout derniers temps, cette théorie a été violemment battue en brèche. Plusieurs savans se sont conjurés pour n’en pas laisser un argument debout. Ils ne veulent pas qu’il soit encore parlé d’imaginaires conteurs gallois, ni d’hypothétiques romans anglo-normands. Pour eux, qui dit au moyen âge matière de Bretagne n’entend jamais dire matière celtique en général, ni galloise ou comique, mais toujours matière bretonne, de notre Bretagne armoricaine. Ces contes appartiennent aux Bretons de France, qui les ont directement transmis aux poètes de France. Or, tandis que l’école française attribue au pays de Galles l’origine de ces romans, c’est l’école allemande, menée par un savant celtisant, M. H. Zimmer, qui la revendique pour notre Bretagne française.

D’après M. Zimmer, les romans de la Table-Ronde nous représentent le développement que prit au cours du haut moyen âge l’épopée nationale transplantée en Gaule par les Bretons qui émigrèrent vers l’Armorique du Ve au VIe siècle de notre ère. Comme ils vécurent en rapports intimes et constans avec leurs voisins normands, ils leur transmirent aisément leurs légendes, — et cette transmission s’opéra par l’intermédiaire des habitans de la zone romanisée de l’Armorique, par les Bretons des anciens diocèses de Dol, de Saint-Malo, de Saint-Brieuc et de Vannes. Les contes bretons ont bien passé la Manche, mais dans un autre sens que l’imagine M. G. Paris. Ce sont des Bretons de France qui les ont portés dans les châteaux normands d’Angleterre, comme ils les colportaient d’ailleurs par les cours de Champagne ou d’Anjou.

Un autre savant allemand, M. Foerster, enchérit encore sur ces idées. Non-seulement ces légendes sont venues directement de l’Armorique à des poètes français, comme Chrétien de Troyes, mais elles y sont venues en petit nombre, et n’ont guère laissé de traces. Quand nous recherchons à grand’peine dans les romans de la Table-Ronde des détritus de mythes, de la poussière de légendes archaïques, prenons garde d’être des dupes et des celtomanes. Pour outrer un peu la pensée de M. Foerster, Chrétien de Troyes ne serait qu’un mystificateur de génie. Il aurait simplement exploité une sorte de mode de salons qui avait attiré la vogue sur les harpeurs et conteurs armoricains. Il aurait habillé de noms celtiques et transporté dans un monde géographique breton plus ou moins irréel les héros de contes qui n’avaient rien de breton. Enlevez ces étiquettes, ce décor, ces oripeaux celtiques : vous vous trouvez en présence de contes orientaux, ou de contes populaires universels, ou de contes nés simplement de la propre imagination créatrice du poète.

De ces systèmes, lequel l’emportera ? Nul ne saurait le dire encore, à cette heure où les champions sont aux prises dans la lice, où MM. Rhys et Nutt en Angleterre, Foerster, Zimmer et Golther en Allemagne, G. Paris et Loth en France, bataillent devant le roi Arthur. Et ce sont luttes souvent peu courtoises, du moins dans un certain camp, et peu dignes de messire Gauvain et du preux Perceval. Ce sont des celtisans qui reprochent aux romanistes de ne pas savoir l’irlandais ou le comique, des romanistes qui blâment les celtisans d’ignorer le vieux français, et des folk-loristes qui remontrent aux celtisans et aux romanistes l’ignorance où ils vivent des principes de la littérature comparée. Il semble d’ailleurs que la vieille Bretagne veuille garder jalousement ses secrets, et qu’on ne puisse aborder une question celtique, sans qu’elle s’enveloppe de brumes comme Penmarch, ou se hérisse de récifs comme l’île de Sein. Le chef des celtisans d’Allemagne, M. Zimmer, ne comparait-il pas récemment le domaine des sciences celtiques au continent africain ? Quelques explorateurs, romanistes, indo-germanistes, l’ont traversé d’outre en outre : les lignes de leurs itinéraires tracent sur ce sol obscur des bandes étroites et lumineuses ; mais, tout autour, ce sont « les ténèbres de l’Afrique. » Au contraire, les celtisans de profession cultivent paisiblement leur petit jardin sur un coin de la côte ; ils connaissent leur domaine à merveille,.. à la manière des Zoulous, qui ne soupçonnent du continent noir que les rizières de leur village. — Aucune des théories sur l’origine des romans de la Table-Ronde n’est encore un mol oreiller à reposer une tête incurieuse et bien faite. Mais le conflit des systèmes n’est-il pas plus intéressant qu’un dogme accepté, et la vérité recherchée plus passionnante que la vérité découverte ?

Marie de France a souvent été prise à témoin dans ces grands débats. M. Zimmer, dans sa préoccupation de nier tout apport de légendes galloises, a voulu démontrer que Marie n’a pu recevoir ses lais que de jongleurs armoricains. Il est en effet certain que la majorité de ses contes ne peuvent venir que de notre Bretagne. La preuve la plus frappante en est que Marie intitule l’un de ses lais d’un nom breton, et non kymrique : ar éostik, le rossignol. Il en est de même du mot, breton et non gallois, bisclavret, le loup-garou. De plus, sept de ses lais sont localisés sur le continent[5], et de préférence dans la zone romanisée de la Bretagne, à Dol, à Saint-Malo, à Nantes ; l’action de l’un d’entre eux est même placée en Normandie, à Pitre-sur-Seine, près de Pont-de-l’Arche. Un seul appartient à la Bretagne bretonnante : il nous transporte dans le Léonnais.

Le fait est indéniable. Marie tient la plupart de ses contes de jongleurs armoricains. Mais, par les mêmes raisons, il nous faut admettre qu’elle en a reçu d’autres de jongleurs gallois. Et pourquoi M. Zimmer dissimule-t-il[6] que quatre des lais de Marie répugnent à son hypothèse armoricaine ? L’action du Chèvrefeuille est placée à Tintaguel en Cornouaille ; celle d’''Éliduc, dans le pays de Logres, à Exeter, à Totness dans le Devonshire ; celle d’Yonec, à Caer-Lleon et à Caer-Went en Monmouth ; celle de Milon, à Caer-Lleon et à Southampton ; le héros est né en Southwales, a une sœur mariée en Northumberland. Cette vérité paraît donc acquise que la matière des lais venait aussi bien du pays de Galles que de l’Armorique. Plusieurs témoignages nous prouvent d’ailleurs que le sentiment populaire distinguait fort bien au moyen âge des contes bretons et des contes gallois. Dans Gotfried de Strasbourg, un personnage chante des mélodies bretonnes et galloises : britunsche und gâloise ; le roi Marc, pour se désennuyer, fait chanter un lai par un harpeur, maître en son art, le meilleur que l’on connût. Or ce harpeur était un Gallois : derselbe was ein Gâlais. Dans le lai de l’Épine, il est même question d’un jongleur irlandais, d’un irois, qui « note doucement » le lai d’Aëlis. — Marie de France a donc recueilli ses lais indistinctement sur des lèvres galloises et sur des lèvres bretonnes : et, seul, l’esprit de système le peut nier.

Autre problème, pour en finir avec ces questions d’origine. Quelle était la forme des lais bretons, tels que Marie les entendit et les recueillit ? Étaient-ce déjà des œuvres réfléchies, vivant de la vie, complexe et une, de ces organismes qui sont les œuvres artistiques, ou bien étaient-ce des contes rudimentaires de paysans, des sauvageons populaires, sur lesquels Marie a dû enter la greffe de l’art ? D’abord, étaient-ils contés, ou chantés ? Les témoignages paraissent contradictoires, lis étaient chantés sur la harpe, vingt textes nous l’ont déjà prouvé. « Il n’y a guère de bon harpeur, affirme un poète, qui ne sache harper la note de Doon. » — « Il fait bon, nous dit Marie, entendre sur la rote la musique de Gugemar. » — Et pourtant les lais étaient contés aussi, nous disent expressément les mêmes poètes. « Plusieurs m’ont conté et dit ce lai, répète plusieurs fois Marie. Je l’ai ouï, ouï conter. » De fait, si l’on peut concevoir que des récits très simples, comme le Chèvrefeuille, aient été chantés, si l’ingénieux auteur du Barzas-Breiz, M. de La Villemarqué, a pu remanier dans le dialecte moderne de Tréguier l’un des contes de Marie de France et donner à son lai du Rossignol la forme et le charme d’une chanson populaire, on ne s’imaginerait pas qu’un tissu d’aventures aussi complexes que celles de Gugemar ou d’Éliduc ait pu recevoir la forme lyrique. Chantées, ces histoires eussent été d’insupportables complaintes, et non plus « les doux lais des Bretons. »

L’hypothèse que voici peut seule concilier ces contradictoires : les lais des jongleurs étaient mi-parlés, mi-chantés. Les jongleurs racontaient leur récit, en une prose plus ou moins improvisée et plus ou moins informe, et l’interrompaient de temps en temps pour chanter sur la harpe certaines parties de la légende, plus propres à revêtir une forme lyrique. Dans le lai du Chèvrefeuille[7]. par exemple, ils pouvaient raconter l’aventure, et chanter le seul dialogue des amans dans la forêt. Cette hypothèse a pour elle de convenir parfaitement à ce que nous savons des récits épiques des différentes familles celtiques. Chez les Irlandais, chez les Gallois, la forme constante de l’épopée est la prose, entremêlée çà et là de courts poèmes en quelques strophes. Le récit en prose y est généralement peu artistique : ce n’est qu’un canevas grossier, sur lequel le conteur peut broder à son gré. Telle dut être aussi la forme des lais que Marie de France entendit : les jongleurs bretons racontaient leurs légendes en prose, et chantaient par instans quelques vers sur la harpe. Un passage de Claris et Laris nous montre, dans une prairie, un cercle de gens assis, écoutant « un conteor qui contoit une chanson, et si notoit ses refrez en une vielle : » ce pourrait être là l’image d’un jongleur breton. Ainsi, la charmante chante-fable d’Aucassin et Nicolette, où des couplets de chansons interrompent la prose du récit, ne serait plus un phénomène isolé au moyen âge : l’auteur n’y aurait fait qu’imiter les procédés des jongleurs bretons, et les lais primitifs auraient été de vrais chante-fables.

En quelle langue ces jongleurs disaient-ils leurs lais ? En gallois ? en breton ? en français ? Comme quelques lais portent des titres celtiques, on a pu croire qu’ils contaient en leur langue. Mais c’eût été intolérable. On conçoit tout au plus qu’ils aient chanté les mélodies sur des paroles bretonnes, comme nous pouvons entendre aujourd’hui le Tannhäuser, en allemand, ou Ernani, en italien. Mais ils devaient dire la partie narrée dans la langue de leur auditoire[8]. On a eu tort d’imaginer que Marie a su le breton, et qu’elle a révélé à ses contemporains le sens de légendes qu’ils entendaient patiemment, sans les comprendre. On ne saurait s’imaginer ces jongleurs parcourant des pays dont ils ignoraient la langue, à la manière de ces Anglais qui traversent l’Europe, leur guide Bædeker à la main. Ils savaient le français ; mais ils pouvaient l’écorcher. Voici un témoignage très précieux, qu’on n’a jamais utilisé, que je sache ; pourtant il nous montre au vif ces jongleurs celtiques. Renart, traqué, se déguise en jongleur, et, méconnaissable, offre à Ysengrin de lui chanter des lais bretons. Or, il parle, — et c’est le cas d’employer ce mot d’étymologie bretonne, — un véritable baragouin :

Je fot saver bon lai breton
Et de Merlin et de Foucon,
Del roi Artu et de Tristan,
Del Chievrefoil, de saint Brandan.
— Et sez tu le lai Dan Iset ?
— Ia ia, dist-il, godistoüet…

Cette caricature a certainement eu ses originaux. C’est en cette langue ridicule que les jongleurs bretons devaient dire la partie narrative de leurs lais. On tolérait leurs récits, en faveur des mélodies qu’ils harpaient sur des paroles bretonnes. On peut donc croire que l’œuvre de Marie fut essentiellement de donner une forme française accomplie et rimée aux légendes grotesquement baragouinées par les jongleurs, et de les faire parvenir à la littérature.


III.

Ces contes bretons, qu’apportent-ils de nouveau à la littérature ? C’est d’abord une conception spéciale de l’amour. Jusqu’au milieu du XIIe siècle, les chansons de geste ont suffi à tous les besoins artistiques. Or, dans ces rudes épopées guerrières, les femmes gardaient une place restreinte et sacrifiée, — non certes comme mères ni comme épouses, — mais comme amantes. Seul, un sensualisme grossier pousse les héroïnes, barbarement amoureuses, dans les bras des beaux barons. Quand, dans la chanson des Aliscans, au milieu d’une cour paisible et superbe, alors que l’encens fume dans les encensoirs et que les jongleurs ont pris leurs vielles, le comte Guillaume d’Orange entre, couvert de sa lourde armure de guerre, étreignant de ses forts poings, sous son mauvais manteau, son épée nue ; qu’il arrache soudain de son trône la délicate reine Blanchefleur, et la traîne, tout esmarie, par ses longues tresses blondes, — on croit voir devant soi, réalisée en un type vivant, la femme des chansons de geste, humiliée aux pieds du baron féodal. — Mais tout à coup, sur les cours seigneuriales, et précisément sur cette cour des Plantagenets où vécut sans doute Marie de France, s’épand un souffle inconnu d’humanité, comme une bonne odeur d’élégance et de politesse ; et, par une révolution brusque, qui, pour la soudaineté et l’importance de ses effets, n’a de comparables que les grands mouvemens d’esprit de la renaissance ou du romantisme, naît la poésie lyrique courtoise. Elle apporte cette idée, grande en soi, que l’amour doit être la source des vertus sociales. Il recèle une force ennoblissante. L’amant doit se rendre cligne de l’objet aimé, par le double exercice de la prouesse et de la courtoisie, et l’amour ne doit se donner qu’à ce prix : car il a pour fin de conduire à la perfection chevaleresque.

Mais cette idée arrive de la Provence, déjà vieillie, outrée. Le principe inspirateur de la poésie provençale est que l’amour est un art ; et les troubadours ont déjà perfectionné cet art jusqu’à la minutie, lis révèlent brusquement aux trouvères toute une rhétorique et une casuistique de l’amour, une dialectique des passions, un code de courtoisie. Les sentimens s’y trouvent catalogués et étiquetés, aussi soigneusement que des genres lyriques, asservis à des lois aussi rigides que le serventois, la tençon ou le jeu-parti. Les poètes provençaux enseignent une étiquette cérémonieuse du cœur, une stratégie galante dont les manœuvres sont réglées comme les pas d’armes des tournois. Puisque le devoir de l’amant est de mériter d’être aimé et de valoir par sa courtoisie, c’est toute une règle de la stricte observance qu’il doit pratiquer. Il doit vivre aux yeux de sa dame dans un perpétuel tremblement, comme un être intérieur et soumis, humblement soupirant, habile, comme un maître des cérémonies, à exercer à propos les vertus de salon. Il doit être devant elle comme la licorne qui, redoutable aux hommes, s’humilie et s’apprivoise au giron d’une jeune fille ; ou comme le phénix qui s’élance de lui-même dans un feu de sarmens ; ou comme le marinier sur la haute mer, que guide l’étoile polaire, immobile, sereine et froide. C’est un long cortège de bannis de liesse, de malades qui aiment leur maladie et d’espérans désespérés. L’amour n’est plus une passion, c’est un art, pis encore, un cérémonial ; il aboutit à un sentimentalisme de romances pour guitare, et les trouvères passent, sans transition, des passions rudimentaires des chansons de geste, aux pires fadeurs du troubadourisme.

Sans doute, la poésie du moyen âge se serait vite desséchée en une galanterie précieuse et formaliste, si l’influence celtique n’était aussitôt venue servir comme de contrepoids à celle des troubadours. Au sensualisme innocent et barbare des vieilles chansons de geste, à la galanterie de la poésie provençale, les contes bretons opposent un pur idéalisme. Ici, il ne s’agit plus de bien parler, ni de savoir agencer des rimes, ni de briller dans les tournois. Nulle rhétorique de sentimens. Il ne s’agit plus de valoir. Pourquoi Tristan est-il aimé d’Yseult ? Pour son élégance ? ou parce qu’il a su puiser dans le magasin de recettes galantes d’Ovide et d’André le Chapelain ? Non ; parce que c’est lui et parce que c’est elle. Leur passion trouve en elle-même sa cause et sa fin. L’amour est dépourvu dans ces légendes de toute portée plus générale : l’idée du mérite et du démérite moral en est tout à fait absente. Conception plus naïve et un peu trop primitive, mais profonde. La dame n’est plus, comme dans les poésies lyriques imitées des troubadours, une sorte d’idole impassible, qui réclame des prouesses de tournois ou l’encens des ballades et des chansons tripartites. À la soumission de l’amant à l’amante, succède l’égalité devant la passion. Si, dans les contes bretons aussi, l’amant doit se soumettre à de rudes épreuves, s’il lui faut, comme dans le lai de Doon, suivre tout un jour à la course le vol d’un cygne, la femme à son tour doit être capable du même esprit de sacrifice. Voyez ce beau lai du Frêne qui est la forme la plus archaïque de la légende de Grisélidis. Une jeune femme, renvoyée par celui qu’elle aime, accueille l’épouse nouvelle venue. « Quand elle sut que son seigneur prenait cette épousée, elle ne lui fit pas plus mauvais visage, mais le servit bonnement et l’honora, » et c’est elle qui pare le lit nuptial, avec une résignation et une patience, dignes de la Griselda de Boccace. Elle obéit, non par devoir, mais simplement par une sorte d’instinct. Voilà qui eût étrangement surpris un troubadour, habitué à donner toujours, sans recevoir jamais.

Donc, nulle théorie ; pas de « règles d’amour ; » mais des légendes presque enfantines, à la fois naïves et un peu grossièrement mélo-dramatiques, comme les drames des chansons populaires. Dans une chanson récemment recueillie en Calabre, un jeune homme recherche une jeune fille : « Prends ma fille, lui dit la mère, à condition que tu puisses la porter sur tes bras, sans te reposer, au sommet de douze hautes montagnes. » Il répond : « j’aurai la force de te porter, ô mon âme, jusqu’à Rome, de marcher, sans fermer les yeux, un mois et plus longtemps encore, Et, si le loup affamé m’attaque, je lui dirai : « Compère loup, déchire-moi paisiblement, à ton plaisir, déchire-moi, compère. Car, pour te chasser, je ne déposerais pas un instant mon doux fardeau ! » N’est-il pas curieux que l’idée de cette chanson soit la même qui se retrouve dans le lai de Marie que voici ? Le seigneur de Pitre-sur-Seine, raconte-t-elle, aimait si tendrement sa fille unique qu’il ne voulait point la donner en mariage. Pour éconduire les prétendans, il fit publier qu’elle n’appartiendrait qu’à celui qui la pourrait porter entre ses bras au sommet d’une côte qui dominait sa ville. Plusieurs s’y essayèrent, mais faillirent à mi-route. Pourtant, sa fille aime en secret un jeune homme. Comment mènera-t-il à bien l’entreprise ? Sur le conseil de son amie, il part pour la savante Salerne, où une vieille femme, habile en l’art de physique, lui compose un philtre qui ranimera ses forces. Il revient, et s’offre à tenter l’épreuve. Il prend son amie dans ses bras, et gravit la côte, à grande allure, si joyeux qu’il ne lui souvient pas de boire son philtre. Elle sent qu’il se lasse : « Ami, buvez ! — Belle, je sens tout fort mon cœur. Je ne m’arrêterai pas le temps de boire, si longtemps que je pourrai marcher trois pas encore. » Et plus loin : « Ami, buvez votre philtre ! » Il refuse toujours, et toujours monte. Il atteint enfin le sommet de la montagne, et tombe mort. Son amie s’étend auprès de lui, baise ses yeux et sa bouche, et meurt aussi. Le philtre s’est répandu sur la terre : le mont en est arrosé, et mainte bonne herbe en germe[9]. — Grimm a relevé, dans sa Mythologie allemande, la liste des plantes qui, dans les légendes populaires, naissent ainsi sous les pas, sous les corps, sur les tombes des amans. Déjà, dans l’Iliade quand Zeus et Héra se couchent sur l’Ida, une herbe nouvelle germe sous leurs corps divins : « Le lotus, le safran et l’hyacinthe délicate les soulèvent mollement. » De même, de la tombe d’Yseult sort un buisson de roses, et de la tombe de Tristan un cep de noble vigne. Quelle est la plante magique qui poussa sur la côte de nos deux amans ? Marie de France l’ignore. A. de Musset dit, en pareille occurrence :


Le plus difficile à trouver
N’est pas la plante, c’est Simone.


Et Marie de France semble résumer en ces vers toute sa théorie, très simpliste, qui est celle des légendes bretonnes :


Tels est la mesure d’amer
Que nuls n’i doit raison garder…


Vers qui expriment précisément le contraire de la théorie chevaleresque et courtoise, selon laquelle on ne doit parvenir à l’amour que grâce aux règles réfléchies de la stratégie sentimentale et par l’exercice savant de la raison.

Ces êtres, dont le tout est d’aimer et qui ne paraissent pas avoir ici-bas d’autre fonction sociale, soustraits à toute règle et à toute convention mondaine, ne peuvent vivre que dans un monde spécial, idéal et irréel. À quelle société appartiennent les héros de ces contes ? On le sait à peine. Chevaliers ou bourgeois, qu’importe ? Chrétiens ou non ? Vous ne sauriez le distinguer. La belle Guildeluec trouve tout naturel de céder à Guilliadon ses droits sur son mari, qui épouse sa rivale en légitimes noces. Devant quel prêtre ? En quel pays occidental la bigamie est-elle reconnue ? Dans le lai du Frêne, on voit un « archevêque de Dol » défaire, sans nulle difficulté, un mariage qu’il a célébré la veille : cela est d’une étrange théologie. Ces personnages, affranchis de toute loi sociale, ne sauraient vivre qu’au pays de féerie.

Le merveilleux, voilà donc la seconde nouveauté qu’apportent les contes celtiques. Ces héros ont été conçus par le génie breton dans un décor enchanté, dans une atmosphère surnaturelle très lumineuse et très douce, qui enveloppe un monde inconsistant et charmant. Il leur faut, à ces héros, l’apparition des fées qui errent dans les bois près des fontaines. Il faut qu’ils puissent être ravis vers le pays des héros, vers cette île d’Avallon qui rappelle de si étrange manière les terres fortunées, l’île d’Ogygie, les Hespérides des légendes homériques et hésiodiques[10]. Il faut qu’un naturalisme naïf pénètre ce monde, entoure les héros d’animaux bienveillant qui les aident dans leurs entreprises, leur permette de se transformer eux-mêmes : ici, dans le lai de Tyolet, c’est un grand cerf qui se transfigure en chevalier ; là, dans Guingamor, un sanglier blanc, poursuivi par un chasseur, le conduit jusqu’à une tour d’argent et d’ivoire où il vit trois siècles fortunés, comme s’il avait vécu trois jours ; ou bien, comme dans le lai d’Yonec, c’est un chevalier qui prend la forme d’un autour et qui s’en vient, semblable à l’oiseau bleu de la comtesse d’Aulnoy, visiter une jeune femme dans son donjon, jusqu’au jour où il se déchire et se perce le cœur aux pointes de fer dont une main jalouse a hérissé la fenêtre. L’un des caractères de ce merveilleux, c’est que le moyen âge ne connaît pas le besoin que nous éprouverions de reculer le sortilège vers des temps fabuleux ni vers des paysages ignorés. C’est dans des pays très déterminés, connus de tous, à Nantes, au Mont-Saint-Michel, que jaillissent tout à coup des sources-fées, que s’élèvent soudain des forêts hantées. Les héros ne dépouillent pas le costume ni les manières du temps. L’irréel et le réel se confondent, et la limite reste indécise. De même, dans les contes populaires, les paysans placent volontiers sous la chênaie prochaine, dans le pré du voisin, dans telle ferme qu’ils nomment, la scène des plus irréelles merveilles. Le lai de Lanval peut être donné comme le type de ces récits surnaturels : un pauvre chevalier, Lanval, s’est couché dans un pré. Deux demoiselles viennent vers lui et l’appellent de la part de leur maîtresse. Il les suit jusqu’à une tente d’étoffe si riche que les trésors de la reine Sémiramis ou de l’empereur Octavien n’en auraient pu payer l’un des pans. Là, une fée l’attend, plus blanche que fleur d’épine : « Lanval, c’est pour vous que je suis sortie hors de ma terre ; je suis venue de bien loin vous quérir ! » Elle lui donne son amour ; mais si jamais il parle d’elle à nul homme vivant, elle sera perdue pour lui, à toujours. Lanval jure le secret, et soudain le voilà riche. « Lanval donnait les riches dons, Lanval rachetait les prisonniers, Lanval habillait les jongleurs, » et, au premier désir qu’il formait, toute à son commandement, son amie s’en venait, invisible, en ses bras. Or la femme du roi Arthur s’éprit d’amour pour Lanval et le lui déclara. Il la repousse ; elle le raille. Alors, dans sa colère, il laisse échapper cet aveu : « Celle que j’aime et que j’ai pour amie est telle que la plus pauvre de ses chambrières vaut plus que vous, dame reine, pour la beauté, pour le charme, pour la bonté. » Il a oublié son serment : il a parlé. Quand il appelle la fée, elle ne paraît plus. Cent fois il lui demande merci et qu’elle parle à son ami. Il maudit son cœur et sa bouche ; mais la fée ne revient pas. Cependant la reine s’est plainte à son mari d’avoir été insultée et répète la vanterie téméraire de Lanval. Arthur condamne son chevalier à cette bizarre épreuve : à un jour fixé, le roi tiendra une grande cour. Que Lanval lasse comparaître son amie. Si, au jugement des barons, elle est moins belle que la reine, Lanval mourra. Au jour dit, comme Lanval n’attend aucun secours, — car la fée impitoyable n’est jamais revenue à lui, — et que déjà la cour assemblée va se séparer, l’on voit s’avancer deux demoiselles montées sur des palefrois. Tous s’accordent pour l’avouer : chacune d’elles est plus belle que la reine. — « Laquelle des deux, Lanval, est votre amie ? — Ce ne sont que ses servantes. » — Puis viennent sur des mulets d’Espagne deux autres jeunes filles plus belles que les précédentes : — « Laquelle est votre amie, en vérité ? — Ce ne sont que les chambrières de mon amie. » — Elle avance enfin elle-même sur un palefroi blanc, l’épervier au poing ; son corps est beau, sa hanche basse, son col plus blanc que neige sur branche, ses sourcils bruns, ses cheveux crêpelés, blonds et reluisant au soleil mieux que des fils d’or : — « Par foi ! s’écrie Lanval, voilà mon amie ! » — Elle salue le roi, laisse tomber son manteau pour que les juges admirent sa beauté, et quand ils ont jugé, Lanval s’élance en croupe derrière elle. Elle l’emporte en Avallon, vers l’heureux pays des Vivans.

On peut dire, — et c’est là la troisième et remarquable nouveauté de ces contes bretons, — qu’avec eux naît, à proprement parler, la littérature. Roland peut être chanté sur une place publique, ou dans le tumulte d’une salle de festin ; mais non Éliduc ou Perceval : ils sont faits pour la lecture recueillie. Au bruyant jongleur de geste succède le latinier, qui, dans les « chambres des dames, » où les vitraux versent une lumière atténuée, lit les contes bretons. Marie de France nous dit qu’elle a composé ses lais pour être lus, et lus en collection. C’est bien une femme qui devait, l’une des premières, écrire ces légendes. Marie l’a fait avec charme, sans grand talent. Il faut le dire, sa valeur poétique est médiocre, et sa maîtresse forme est, auprès d’une certaine grâce sobre, la sécheresse d’imagination. Sent-elle toujours l’intérêt des récits qu’elle répète ? On en pourrait douter ; car elle prend de toutes mains, sans choix : l’un de ses contes, Équitan, est un vilain fait-divers, qui serait répugnant, s’il était moins sot. Elle raconte les scènes les plus violentes ou les plus tendres, du même ton placide, sans en paraître touchée : c’est d’ailleurs une garantie que ses poèmes doivent être infiniment proches des originaux, de ces contes oraux qu’elle a reçus des jongleurs bretons ; elle est trop peu artiste, trop peu imaginative pour y avoir beaucoup ajouté. Elle aligne avec calme ses petits octosyllabes, dont les rimes plates semblent n’avoir d’autre valeur que celle d’un procédé mnémotechnique. Aucune splendeur dans le style, aucune passion dans le récit, rien que la grâce d’une émotion très faible, à fleur de peau. Mais aussi, nul bavardage, nulle rhétorique : une langue agile et fine, dont la gracilité même n’est pas sans charme. Elle s’arrête sur le seuil de l’art. Elle verse une délicate petite source de poésie, limpide et menue comme ces fontaines où se baignent les fées de ses contes :


La fontaine est et claire et belle ;
D’or et d’argent est la gravelle…


Oui, cette littérature est proprement féminine. Denys Pyramus nous atteste que les lais de Marie « soleient aus dames plaire ; volontiers les oënt, et de gré, » On a remarqué que Chrétien de Troyes nous montre toujours des femmes, jamais des hommes, occupés à lire ses romans. Les contes bretons durent plaire aux grandes dames du XIIe siècle, par ce double caractère que nous y avons marqué : d’abord, par cet appel au surnaturel, par ce ravissement vers un monde irréel ; puis, par leur sentimentalisme un peu mièvre. Tel le lai de Laustic. Ce sont deux amans, d’ailleurs innocens, que surveille un vieux mari. Pourquoi la femme passe-t-elle des soirées entières accoudée à sa fenêtre ? C’est, dit-elle, qu’elle veut entendre un rossignol qui chante délicieusement. Le mari fait donc prendre à la glu le chanteur et le jette sur le sein de sa femme, qu’il tache des gouttelettes de son sang. La dame prend « le corps petit, » l’enveloppe dans une pièce de samit qu’elle brode d’or, et envoie l’oiselet à son ami, qui lui fait faire un petit cercueil d’or et de pierres fines, précieux comme un reliquaire[11]. — Les grandes dames de l’époque durent prendre plaisir à ces légendes bretonnes, où leurs semblables se montraient tendres et faibles, plus encore qu’à ces chansons des troubadours, où elles se laissaient adorer, impassibles. Les cours ne se tenaient qu’aux grandes fêtes ; les femmes paraissaient rarement en société, et la vie de château devait être une vie de solitude et d’ennui. Dans un des lais de Marie de France, celui d’Yonec, une jeune dame s’ennuie, enfermée avec ses servantes, et soupire, « au mois d’avril entrant. » Elle rêve aux a aventures de Bretagne. » — « J’ai souvent ouï conter, dit-elle, que l’on trouvait jadis en ce pays des aventures qui délivraient les affligées. Les dames y trouvaient des amans beaux et courtois, preux et vaillans, et n’en étaient point blâmées, car personne ne les voyait. Si cela fut jamais vrai, ô Dieu qui peux tout, qu’il vienne donc celui qui fera de moi sa volonté ! » Et l’oiseau bleu vient en effet la visiter. — La petite héroïne d’Yonec représente sans doute ici un type réel, qui dut effectivement exister dans les manoirs du XIIe siècle : plus d’une jeune femme, à la lecture des contes bretons, dut, comme elle, rêver à l’Oiseau bleu, et attendre, demi-consciente, à la fenêtre entr’ouverte, le battement de son aile.


IV.

Il me paraît indéniable que les grands romans de la Table-Ronde proviennent de ces lais bretons. Ce sont ces contes bleus minuscules qui, reliés en chapelets, ont constitué les plus anciens romans d’où est sortie l’immense épopée arthurienne. Outre les preuves de fait que d’autres en ont allégué, il est très frappant que les romans du cycle de Bretagne sont les seules œuvres artistiques qui se passent de l’unité d’action et d’intérêt : ils font, à première vue, l’impression de centons de contes arbitrairement réunis. Ce qui constitue le lai, c’est l’aventure, c’est-à-dire une entreprise tentée par un héros à travers les surprises d’un monde surnaturel. Ce qui constitue les grands romans arthuriens, c’est de même un imbroglio d’aventures qui se présentent à un même chevalier, à l’improviste, sans nécessité logique. Plus d’intérêt général, collectif, comme dans les chansons de geste. Mais, comme dans les lais, l’individu s’avance au premier plan. Ce qui le pousse à agir, ce n’est plus le souci de sa terre, de son devoir féodal, de sa religion ; mais il se lance, sans autre intérêt supérieur, à l’aventure. Il rencontre une suite de hasards, tissu composite, où l’on peut souvent reconnaître les contes élémentaires, artificiellement imbriqués les uns dans les autres. — Surtout, si l’on passe des lais aux grands romans, l’on retrouve la même inspiration idéaliste, le même besoin d’illusion, le même matériel, le même décor, la chimère du même songe, la même lumière surnaturelle qui baigne ce beau monde romantique.

On peut douter si les légendes bretonnes ont gagné à cette évolution. En premier lieu, les poètes français ont revêtu ces contes celtiques, souvent rudes, votre barbares, d’un costume chevaleresque uniforme, qui leur fait perdre leur valeur native. Les conceptions troubadouresques reparaissent, l’exaltation conventionnelle de la femme s’exagère. Puis les couleurs, déjà trop vagues, des petits contes bretons ne peuvent pas supporter la détrempe. Délayées en de longs romans, elles pâlissent. Les poètes du moyen âge avaient déjà remarqué, — et M. G. Paris a relevé leur expression, — la vanité des contes de Bretagne. Cette vanité, cette irréalité, cette extravagance du merveilleux, agréables encore dans les lais, dégénèrent dans les grands romans en une monotone fantasmagorie.

Le roi Arthur a convoqué à de grandes assises les chevaliers de sa Table Ronde. Entouré de Monseigneur Gauvain, de Perceval, de Lancelot, de son sénéchal Keu, — le seul personnage comique de ce monde qui se prend trop au sérieux, — il préside sa cour en banal maître des cérémonies, aussi insignifiant déjà qu’il l’est aujourd’hui sur nos jeux de cartes. Il attend, sans manger jusque-là, qu’il se présente quelque aventure. Cette aventure s’offre enfin : c’est une demoiselle qui vient demander d’être délivrée d’un enchantement ou d’une persécution ; ou bien c’est un chevalier inconnu qui insulte Arthur et qui pique des deux ; c’est un échiquier d’argent et d’ivoire qui traverse les airs, disparaît, et qu’il faut rechercher au pays de sortilège. Parfois, on sait à peine en quoi doit consister l’entreprise : c’est « l’aventure du fier baiser » qu’on doit donner, on ignore pourquoi, on ignore à qui ; ou celle « de l’épée aux estranges renges, » qu’il faut enlever on ne sait à quelle ceinture. Il n’importe ; on sait seulement le nom de l’aventure, et qu’elle est périlleuse : cela suffit. Un chevalier s’offre pour la tenter : il est invariablement beau, courtois et preux, toujours identique à lui-même d’un roman à l’autre : car ses noms divers ne sont que de multiples homonymes, qu’il s’appelle Cligès, ou Érec, ou le Chevalier aux deux épées, ou au bel écu, ou à l’aigle, ou aux demoiselles, ou le Bel Inconnu, ou le Chevalier à la Manche, ou le vert Chevalier. Le voilà donc parti, et qui chevauche au hasard par la lande aventureuse. Il pénètre dans des forêts où sonnent au loin des cors enchantés, où l’on entend retentir le galop de chasses mystérieuses. Il traverse des plaines désolées, de « gastes chapelles, » des « cimetières périlleux. » S’il boit à l’eau de cette source, un orage soudain se déchaîne. Dans ce bois, s’élèvent des cris de femme : il accourt et doit délivrer une jeune fille, tyrannisée par quelque géant, haut comme un clocher, ou par un nain camus, qui, lorsqu’il souffle sur les chevaliers, les change eux-mêmes en nains. Mille « fantosmeries » l’enveloppent : des êtres fantastiques qui ont un bec d’oiseau, ou une tête de chien, ou qui n’ont qu’un pied, des guivres, des ours, des panthères dont la gueule lance des flammes, des unicornes compatissantes qui allaitent les chevaliers ; ici, un lion d’airain qui rend des oracles ; là, un monstre tel, que cheval et cavalier, haubert, lance, écu, ne forment qu’une seule et même pièce. Sur ce fleuve glisse une barque que personne ne dirige et qui porte un héros blessé : ce héros lui confiera des messages en d’étranges pays. S’il revêt cette armure, il deviendra lâche ; s’il passe cette bague à son doigt, il perdra la mémoire et devra, tout assoti, engraissé, tourner la broche dans la cuisine de quelque chevalier félon. Voici un verger qu’enveloppe un mur d’airain impénétrable ; voici un palais de marbre : à chacune de ses mille fenêtres, un jongleur joue de la vielle ; pour entrer dans ce verger ou dans ce palais, il doit rompre plusieurs enchantemens. S’il franchit le seuil du « château des caroles, » il dansera indéfiniment, sans s’interrompre ni se lasser.

Ainsi se succèdent les aventures, toujours bizarres, uniformes pourtant, et qui donnent l’impression d’un perpétuel recommencement. Quel but ces héros poursuivent-ils donc ainsi ? Pourquoi désarçonner sans relâche tant de chevaliers ? Pourquoi passer ce gué périlleux ? franchir ce pont tranchant jeté sur une eau brûlante ? Pourquoi poursuivre de la sorte la lance qui saigne ? Que signifie cette quête du Graal ? Y a-t-il là des symboles que nous ne pénétrions plus ? Non, ce sont symboles sans contenu. Il faut le dire : la fantaisie encore acceptable des lais bretons finit par s’évaporer en un idéalisme mystique sans nulle consistance. Les romans de la Table-Ronde sont aux lais primitifs et aux anciens poèmes sur Tristan ce que le style flamboyant est au gothique pur : la substance manque. Ces héros ne vivent plus que d’une vie purement décorative, comme les poursuivans d’armes de ces tournois que les romans de Bretagne devaient animer plus tard de leur esprit, dans les cours superbes de Jean le Bon, de Charles le Téméraire, d’Édouard III. On l’a dit : au chevalier de fer des chansons de geste, succède le chevalier de plâtre : son armure est d’un métal brillant, inoffensif et fragile, comme le métal des armes de théâtre. — « Tristes amans, dit Michelet, qu’ils aillent dans les forêts à l’aventure, faibles et agités, tournant dans leur interminable épopée, comme dans le cercle de Dante où tournent les victimes de l’amour, au gré d’un vent éternel… » Oui, certes, pendant quatre siècles ils doivent tourner ainsi à l’aventure, emportés comme ce vol d’étourneaux que nous montre la Divine Comédie :


Cosi quel flato gli spiriti mali,
Di qua, di là, di giù, di su gli mena.


Ils errent ainsi, troupe brillante et vaine, jusqu’à l’instant où l’éclat de rire de Cervantes retentit, qui les étonne, ces faibles cœurs, et les disperse comme des ombres.

Mais auparavant, quelle brillante fortune ! Le moyen âge n’a-t-il pas incarné les plus beaux de ses rêves en ces couples d’amans : Perceval et Blanchefleur, Lancelot et Guenièvre, Cligés et Fenice, Érec et Énide, Tristan et Yseult ? Ces romans n’ont-ils pas, en Allemagne, suscité de grands poètes ? Ne sont-ils pas la source de l’Arioste ? N’ont-ils pas inspiré Chaucer ? Ne sont-ils pas le fondement sur lequel est bâti tout le moyen âge du romantisme ? Aujourd’hui enfin n’assistons-nous pas à une sorte de renaissance wagnérienne des idées de la Table-Ronde ?

On ne saurait voir jouer Lohengrin, sans ressentir cette impression que l’idéal des romans de la Table-Ronde trouve là sa réalisation toute-puissante. Dans une plaine sur les bords de l’Escaut, l’empereur tient sa cour et rend la justice, devant les nobles de Brabant. Le comte de Telramonde accuse d’un meurtre son innocente pupille Eisa. La jeune fille ne se défend point : elle dit seulement qu’un chevalier inconnu, qu’elle a vu un seul jour comme dans un songe, qui porte au cimier de son casque un cygne d’or, et qu’elle aime, viendra, et qu’il saura bien la protéger. Dit-elle vrai ? viendra-t-il ? ou rêve-t-elle encore ? Son persécuteur, le comte de Telramonde, attend, pour le combattre en champ clos, quiconque osera contredire son accusation. Sur l’ordre de l’empereur, au son des trompettes tournées aux quatre coins de l’horizon, les hérauts appellent le champion d’Elsa. Deux fois, le même appel monte dans le silence de la foule, et retombe. Le champion ne vient pas. Tout à coup, sur les méandres lointains de l’Escaut, une barque apparaît ; un cygne blanc la traîne ; elle porte un chevalier ; une lumière merveilleuse l’environne ; elle grandit ; elle approche ; elle aborde. Immobile, appuyé sur son épée, se dresse le chevalier. Chacune des mailles d’argent de son haubert étincelle ; un cygne d’or étend ses ailes sur son casque resplendissant. C’est lui, Lohengrin, c’est le libérateur. D’où vient-il ? Sa force est-elle humaine ou lui est-elle départie par des puissances supérieures ? Pourquoi doit-il cacher son être et sa destinée ? Qu’est-ce que ce Graal dont il est le chevalier, quel symbole représente-t-il ? Il est là, debout, beau, courageux et fort. Il est la pureté. Il suffit, c’est tout ce que nous savons de lui, et ce qui est plus étrange, nous ne pensons pas à lui en demander davantage. Le reste demeure dans le mystère, et l’un des charmes des héros de la Table-Ronde est précisément de nous apparaître au travers d’une atmosphère surnaturelle, si légère qu’elle tente notre curiosité sans l’irriter, et que nous ne songeons pas à dissiper ces vapeurs. — Il me semble qu’admis à ce spectacle, aux prestiges de cette musique, sous le clinquant de ces armures et le ruissellement de cette lumière d’opéra, Marie de France, Chrétien de Troyes et Wolfram d’Eschenbach reconnaîtraient là, incarne en ce chevalier, accompli par des moyens d’expression dont ils n’eussent jamais soupçonné la puissance, leur beau rêve mystique, brillant et vain, inconsistant, inachevé.

Les petits lais bretons finirent par se délayer en des rapsodies de milliers et de milliers de vers, puis en ces immenses romans en prose de Tristan et de Palamède, dont les manuscrits sont si gros qu’il faudrait six mois à un scribe actif pour recopier l’un d’entre eux. Ces romans ont pourtant ravi pendant des siècles les âmes les plus cultivées. N’est-ce pas l’un d’eux, Lancelot, qui perdit Francesca de Rimini ? « Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant… » Aujourd’hui, nous avons peine à comprendre ce succès. Ce qui survit, ce n’est pas le grand roman, c’est la nouvelle. Ce n’est pas le Palamède ou le Tristan en prose, c’est le lai. Mais quelle est l’œuvre d’imagination qui soit faite pour plus de trois générations successives et qui vive plus de soixante ans ? Mme de Sévigné nous dit qu’elle est folle de La Calprenède, a de ses grands sentimens et de ses grands coups d’épée. » Pourtant, qui peut lire aujourd’hui les romans du XVIIe siècle, l’œuvre de La Calprenède, l’Astrée ou Clélie ? Nous préférons à La Calprenède, comme nous renseignant mieux sur les manières de sentir du temps, la moindre lettre de Mme de Sévigné. Ainsi nous pouvons préférer aux grands romans de la Table-Ronde leur germe obscur, les modestes lais bretons qu’a répétés Marie de France. Et, si nous considérons l’étrange fécondité et la force de résistance de ces légendes, et comme elles ont convenu à des âges si divers, qui peut dire si elles sont à tout jamais épuisées, si la vieille souche puissante, issue de l’humble semence des lais bretons, n’est plus capable de pousser encore, en notre temps, quelque nouvelle frondaison ?


JOSEPH BEDIER.

  1. Ce qui le prouve, c’est que les cinq manuscrits qui nous ont conservé des lais de Marie ont tous été écrits dans la seconde moitié du XIIIe siècle, ou même au commencement du XIVe, c’est-à-dire, comme on le verra plus loin, cent ans après que les lais eussent été composés ; ils représentent donc la tradition de plusieurs séries de manuscrits intermédiaires, très nombreux peut-être, copiés et recopiés au cours de tout un siècle, perdus pour nous.
  2. Elle appelle la France « les terres de là. » Elle donne le titre anglais de deux de ses lais. Elle a traduit de l’anglais (et non de l’anglo-saxon, comme vient de le montrer M. Jacobs) un recueil de fables attribué au roi Alfred.
  3. Jean de Salisbury et le spirituel Gautier Map.
  4. Les plus anciens de ces poèmes anglo-normands sont perdus. Mais on pourrait, selon M. Gaston Paris, en reconstituer quelques-uns par la comparaison des romans de Chrétien de Troyes et des contes gallois connus sous le titre générique de Mabinogion, et qui, les uns et les autres, ne seraient que des remaniemens d’originaux anglo-normands. C’est la partie la plus fortement attaquée, et certes la plus hypothétique, du système de M. G. Paris.
  5. Ce sont Gugemar, le Frêne, le Bisclavret, les Deux amans, Laustic, Chaitivel, Lanval. La scène de Lanval est, à vrai dire, placée à Carduel en Galles. Mais M. Zimmer prouve, par de convaincantes raisons, que Marie n’a pu recueillir ce récit que sur des lèvres armoricaines. Par exemple, l’un des personnages s’appelle Ivain, ce qui est une forme bretonne du nom. La forme galloise serait Owein. — Le lai d’Equitan est impossible à localiser, si, comme il est probable, le peuple des Nans, dont il est question dans ce conte, n’est pas celui des Namnetes.
  6. M. Zimmer ne dit pas un seul mot du Chèvrefeuille, ni de Milon, si contraire à sa thèse. D’Yonec. il ne parle qu’en une note, et sans montrer qu’il y voie aucune difficulté pour sa théorie. Quant à Éliduc, il se borne à dire : « Le seigneur de notre lai est roi de Petite-Bretagne ; personne ne voudra croire qu’il ait existé sur lui un ancien lai kymrique. » — La raison est faible. Si le lecteur veut bien se rappeler l’analyse donnée plus haut du lai d’Éliduc, il verra que le poète avait besoin que la scène se passât en deux pays différens, séparés par la mer. Or un conteur gallois pouvait aisément savoir qu’il existait un pays nommé la Petite-Bretagne, tandis qu’un conteur armoricain pouvait plus difficilement connaître Exeter, Tottness. — On pourrait dire que ces raisons géographiques ne prouvent pas grand’chose : Marie, vivant en Angleterre, a pu, de son chef, et sans être exceptionnellement savante en géographie, placer dans le pays de Galles l’action de certains contes, sans qu’il soit prouvé par là qu’ils lui vinssent de jongleurs gallois. Mais l’argument a la même valeur, rétorqué : Marie, Normande d’origine, a pu de son chef, et sans être très remarquable géographe, placer à Saint-Malo ou à Dol l’action de certains autres contes, sans qu’il s’ensuive nécessairement qu’elle les ait reçus de jongleurs bretons. — Les autres lais, ceux qui sont anonymes ou ceux dont l’attribution à Marie de France est douteuse, se passent, comme ceux de Marie, tantôt en Petite Bretagne (Tydorel, Guingamor, Ignaures, le Lécheor, Graalent), tantôt en Grande-Bretagne (Tyolet, Melion, le Trot, Doon, l’Épine).
  7. C’est ce que paraissent indiquer ces vers du Chèvrefeuille :

    Pour les paroles remembrer,
    Tristan, qui bien savoit harper,
    En avoit fait un nouvel lai.

    Ainsi s’expliquent ces vers d’Éliduc : « D’un moult ancien lai breton — Le conte et toute la raison — Vous dirai… » Qu’est-ce que le conte d’un lai ? C’est le récit qu’illustre çà et là la note, la musique du lai. — Ainsi s’expliquent aussi des textes du Lécheor, de Chaitivel, etc., où il nous est dit qu’une aventure d’amour étant arrivée, pour en perpétuer la mémoire, on faisait à son propos un lai, une composition musicale, à laquelle on donnait pour titre le nom du héros de l’aventure. On fixait, par ce nom, le souvenir de l’aventure, — que la musique n’aurait pas suffi à garder. Ces vers :

    De cest conte qu’oï avez,
    Fu Gugemar li lais trouvez
    Qu’on dit en harpë et en rote…

    ne peuvent s’entendre qu’ainsi : « C’est à propos de ce conte qu’on trouva le lai de Gugemar. » — Ainsi s’expliquerait aussi la portée de musique qui, dans un manuscrit, accompagne le lai de Graëlent, qu’il serait pourtant impossible de chanter.

  8. Ils se rendaient de cour en cour et annonçaient qu’ils allaient chanter un lai, qu’ils intitulaient, tantôt d’un nom breton (l’éostik, le bisclavret), tantôt, selon leur auditoire, d’un nom français (le rossignol, le loup-garou), ou anglais (gotelef, nihtegale).
  9. Cette légende s’est maintenue avec une curieuse persistance en Normandie, fixée aux mêmes lieux où elle l’était au XIIe siècle. Le bon Ducis l’y a rencontrée, il y a cent ans. Il a aussi conté, pour les âmes sensibles de l’époque, l’histoire « du jouvenceau Edmond » et de la « gente damoiselle Caliste, » et célébré cette côte des deux amans, » qui doit son nom à la plus chère et la plus intéressante de nos passions, lorsque surtout la vertu l’accompagne, et que rien ne vient nous reprocher nos pleurs dans le tendre intérêt qu’on prend à les victimes ! »
  10. Voir E. Beauvois, l’Élysée transatlantique, dans la Revue de l’histoire des religions, t. VII.
  11. Projetez sur cette légende sentimentale un rayon de gauloiserie ; vous en aurez la parodie spirituelle et ordurière. Ce sera la nouvelle de Boccace (Décaméron, V, 4), ce sera le Rossignol de La Fontaine.