Les Laboratoires scientifiques en France et à l’étranger

Les Laboratoires scientifiques en France et à l’étranger
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 594-609).
LES LABORATOIRES
EN FRANCE ET A L’ÉTRANGER

Les hautes Etudes pratiques dans les universités allemandes, rapport au ministre de l’instruction publique, par M. Wurtz, membre de l’Institut, 1879. — II. L’Administration de M. Duruy (1863-69), 1870. — III. De l’Observation et de l’Expérience en physiologie, par M. Costa, membre de l’Institut, 1869. — IV. De la Réforme des études médicales par les laboratoires, par le Dr Lorain, 1869.

L’existence des laboratoires comme établissemens plus ou moins publics, destinés à la démonstration expérimentale des lois naturelles et à l’exploration méthodique des phénomènes, ne date que d’hier; ils n’en ont pas moins déjà exercé une grande influence. Depuis qu’on a enrichi les institutions diverses d’enseignement supérieur des outils nécessaires pour répéter régulièrement les anciennes expériences, depuis qu’on a octroyé aux savans les moyens d’en entreprendre de nouvelles, l’activité des hautes études s’est accrue, et les sciences ont pu faire en peu d’années des progrès autrefois impossibles. C’est une vérité banale que l’essor si considérable de la physique, de la chimie et de la physiologie dans ce siècle est dû aux travaux accomplis dans les laboratoires. Il faut considérer aussi que les démonstrations pratiques qu’on y donne sont la source des connaissances les plus solides et la meilleure discipline pour l’esprit comme pour les sens. D’autre part, les laboratoires n’ont pas pour but unique de faciliter la découverte des lois spéculatives; ils sont le champ où germent les inventions fécondes et les applications brillantes qui engendrent la richesse des nations : ils ont substitué à l’empirisme de l’ancienne industrie des procédés rationnels, une certitude réglée aux tâtonnemens séculaires des arts. Malgré les services qu’ils rendent, l’importance de ces établissemens n’est pas encore appréciée comme elle devrait l’être, surtout en France; du moins il n’en existe pas assez, ni d’assez convenablement organisés. L’histoire des anciens laboratoires et des diverses institutions consacrées à la science pratique, la description des laboratoires actuels telle qu’on peut l’écrire avec les documens fournis par plusieurs missions récentes, font mieux comprendre les développemens de la méthode expérimentale. Il y a là aussi une perspective curieuse du passé des travaux scientifiques. Peut-être est-il opportun d’y insister aujourd’hui qu’il s’agit de réorganiser sérieusement les hautes études en France et d’y fonder des laboratoires nouveaux.


L’expérimentation régulière et méthodique, introduite définitivement par Galilée dans les sciences de la nature, fut pratiquée avec ardeur dès le XVIIe siècle, grâce à l’exemple d’un certain nombre de compagnies savantes qui se donnèrent pour mission de faire des expériences. L’Académie des Lyncées, fondée en 1603 par Galilée, l’Académie del Cimento, établie à Florence en 1651 par les élèves de Galilée, la Société royale de Londres, instituée par Boyle, Willis et leurs amis en 1645, l’Académie des Curieux de la nature, que Bausch fonda en 1652 à Schweinfurt, enfin l’Académie des Sciences de Paris, qui date de 1666, voilà les premières écoles de science expérimentale. La physique proprement dite y était plus particulièrement cultivée, et c’est à cette époque que furent inventés presque tous les appareils classiques employés encore aujourd’hui. La physique expérimentale est une science de gens du monde. On ne se salit pas les mains en la cultivant, on manie de jolis instrumens, il y a de l’éclat et des surprises dans les spectacles qu’elle donne. Ces motifs avaient séduit beaucoup d’amateurs dans les deux derniers siècles. Des princes, des seigneurs, des abbés, cherchaient un divertissement dans la physique, et avaient des salons affectés aux démonstrations. Voltaire s’était donné ce luxe. L’introduction de la physique dans l’enseignement public se fit peu à peu; mais ce n’est qu’au commencement de notre siècle que des instrumens furent mis à la disposition des professeurs, et que les cours furent accompagnés de démonstrations expérimentales.

Nos cabinets de physique ont conservé quelque chose de l’aspect des anciens salons de physiciens. Ce sont de vastes salles tout autour desquelles on remarque des vitrines où sont renfermés les instrumens. Au milieu de la salle, on laisse à découvert les appareils trop grands pour être placés avec les autres, comme la machine pneumatique, la machine électrique à plateau, etc. Le parquet ciré brille toujours, tout est d’une propreté irréprochable. Aux murs, on voit des dessins, des modèles d’appareils, des reproductions coloriées de divers phénomènes et surtout du spectre solaire et des spectres des différentes flammes. Une petite pièce voisine sert d’atelier pour la réparation des instrumens. Une chambre noire est destinée aux expériences d’optique. — Nous avons en France, à l’École polytechnique, au Conservatoire des arts et métiers, à la Sorbonne, au Collège de France, de fort belles collections d’instrumens de physique; mais nous manquions jusqu’à ces derniers temps de laboratoires de physique. L’enseignement de cette science est resté chez nous théorique, et les professeurs ne se sont point occupés d’initier directement leurs élèves à la pratique de l’expérimentation. Gay-Lussac à l’École polytechnique, Biot et M. Regnault au Collège de France, MM. Becquerel père et fils au Muséum, ont exécuté de célèbres travaux, mais n’ont point fondé d’école de physique. Les appareils de cabinet ont été presque exclusivement consacrés par eux aux démonstrations qui doivent accompagner les leçons orales. Nous devons dire cependant que M. Regnault a toujours eu à son laboratoire du Collège de France quelques élèves. C’est là que M. Mascart a fait en dernier lieu ses expériences remarquables sur les ondulations lumineuses. C’est là qu’on voit aussi les grands appareils mémorables qui ont servi aux recherches classiques de M. Regnault sur la force élastique des gaz et des vapeurs. Tous les savans de l’étranger sont venus visiter à Paris le laboratoire d’un de nos physiciens les plus originaux et les plus ingénieux, enlevé prématurément à la science il y a quelques années. Le laboratoire de Foucault était installé dans le pavillon qu’il habitait, rue d’Assas. Foucault construisait lui-même, avec une habile et fine industrie, les appareils destinés à ses expériences, et les installait à demeure chez lui. Tout y était disposé de la façon la plus élégante et la plus confortable, afin d’assurer le calme et le bien-être si nécessaires aux expérimentations précises et délicates. Un large balcon était pourvu d’un sidérostat qui permettait à l’inventeur du gyroscope de faire de l’astronomie physique au coin de son feu. Récemment, en vue d’élever le niveau des études de physique en France, M. Duruy a fait créer un laboratoire à la Sorbonne et l’a placé sous la direction de deux savans de mérite, MM. Jamin et Desains. Un certain nombre de jeunes élèves y apprennent à se servir des instrumens, quelques-uns même sont autorisés à poursuivre des recherches pour leur compte. Ce laboratoire, assez grand, pourvu des appareils nécessaires, aura une heureuse influence sur la physique française, à la condition toutefois qu’on ne s’arrête pas dans la voie des dépenses, car ici le constructeur est l’auxiliaire indispensable du chercheur, et les appareils sont coûteux.

L’Allemagne a d’importantes collections d’instrumens de physique installées dans des laboratoires commodes. Quelques-uns de ces derniers sont aussi riches que les nôtres et plus accessibles aux élèves; plusieurs sont voisins des laboratoires de physiologie, et ce rapprochement est fort utile. A Heidelberg, le cabinet de physique de M. Kirchhoff et l’Institut physiologique de M. Helmholtz[1] sont dans le même bâtiment, qu’on appelle Palais de la nature (Naturpalast). A Gœttingue, le professeur Weber est installé à côté du professeur Meissner, et là, comme à Heidelberg, la biologie tire le plus grand profit du voisinage de la physique.

Les laboratoires de chimie d’aujourd’hui diffèrent autant des anciens laboratoires d’alchimistes que la science des Lavoisier, des Berzélius et des Gerhardt diffère elle-même de celle des Paracelse, des Raymond Lulle et des Basile Valentin. Rien de plus étrange qu’un laboratoire d’alchimiste. La salle est voûtée, sombre, humide, à peine éclairée par un rayon de soleil qui y produit l’effet magique qu’on admire dans les toiles de Rembrandt. Un reptile empaillé est accroché au plafond, couvert de toiles d’araignée. Sur des tablettes fixées au mur, on voit des fioles vertes, rouges, bleues. Dans un gros fourneau qui occupe un des coins de la pièce, le feu brille à travers les briques disjointes et chauffe un alambic aux formes bizarres. Le vieux maître, assis dans son fauteuil, consulte un énorme in-folio rongé par les rats, et un aide essaie de broyer une dure matière dans un mortier. Voilà où se poursuivent les longues et patientes investigations du grand œuvre, dans le silence et le secret, loin d’une ombrageuse inquisition et des impatiences vulgaires. L’alchimie, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, est une science réservée à de rares adeptes. Au XVIIIe siècle, les laboratoires, moins fantastiques, conservent cependant une physionomie encore sombre et mystérieuse. L’attirail, ainsi que le montrent les pittoresques gravures du temps, en est toujours rudimentaire. Cependant les expériences se font quelquefois en public. Des auditeurs, au nombre desquels il y a des princes, sont admis aux démonstrations de Lémery, de Rouelle; on explique d’une manière naturelle les arcanes de l’antique science. Néanmoins le matériel se perfectionne lentement. Scheele, le grand chimiste suédois, fit ses travaux mémorables dans son étroite officine de pharmacien avec quelques fioles et quelques tubes de verre. Ces mesquins appareils lui suffirent pour découvrir le chlore et l’acide fluorhydrique. Lavoisier et ses successeurs, surtout Berzéiius, en renouvelant les méthodes d’investigation chimique, inaugurèrent l’emploi d’instrumens nombreux et de nouveaux procédés qui devaient multiplier les laboratoires et les amener bientôt à l’aspect qu’ils ont aujourd’hui. C’est dans les premières années de ce siècle que furent construits les laboratoires de l’École polytechnique et de la Sorbonne, qui devinrent le modèle et l’exemple de ceux du reste de l’Europe.

Les laboratoires actuels de chimie sont ceux dont l’extension et l’organisation laissent le moins à désirer, à l’étranger surtout. La chimie, étant la science qui rend le plus de services à l’industrie, qui a le plus d’influence sur la richesse publique, est plus que les autres encouragée par les gouvernemens. De fait, les laboratoires de chimie qui ont été récemment construits en Allemagne sont de véritables palais, et ceux que l’on a l’intention d’édifier à Paris seront aussi, dit-on, de beaux monumens. À la vérité, si ces établissemens n’exigent ni les décorations, ni l’architecture imposante d’un palais, ils en exigent du moins les dimensions. Nous sommes loin aujourd’hui des vieilles officines d’apothicaire. Rien n’est compliqué comme l’outillage du chimiste, ses besoins sont dispendieux ; il lui faut de la place, de l’air, de la lumière, et beaucoup d’appareils.

Entrons dans un laboratoire de chimie. C’est d’abord une salle spacieuse, bien éclairée, où de grandes tables s’étendent en face des fenêtres de manière à recevoir le jour directement. Ces tables sont divisées en deux moitiés par un corps de tablettes superposées qui reçoit une collection de flacons à réactifs, à portée de toutes les mains. On y exécute les petites opérations courantes au moyen d’ustensiles et de vases aux formes légères. Ici c’est un filtre placé sur un entonnoir qui laisse passer goutte à goutte un liquide clarifié, là c’est une capsule de porcelaine d’où s’échappent les vapeurs d’une solution qui doit être condensée, ailleurs un liquide qui bout à grosses bulles et dont les émanations sont dirigées dans un tube de verre baigné dans un courant d’eau froide. Le gaz, employé comme moyen de chauffage, l’eau qui sert comme dissolvant ou comme réfrigérant, sont amenés par des tuyaux de plomb qui circulent le long des murs et sous le plancher. L’eau et le feu sont ainsi dirigés sur la table à la portée de tous les travailleurs. Une niche à évaporation est creusée dans l’un des murs. C’est un âtre recouvert de dalles en pierre ou de carreaux en faïence et surmonté d’une cheminée dont le manteau vient s’élargir à la partie inférieure et donner appui à des fenêtres à coulisse pouvant servir à fermer l’espace compris entre la surface de l’âtre et la base de la cheminée. Cette niche sert aux opérations qui provoquent un dégagement de gaz ou de vapeurs nuisibles. Une autre pièce est le théâtre des expériences par le feu, des grandes calcinations qui s’effectuent dans des fourneaux chauffés au coke et dans des appareils où la combustion du gaz d’éclairage, alimentée par un courant d’air impétueux, produit une chaleur infernale. Plus loin, une cour sert aux opérations dangereuses. Elle comprend le « coin aux explosions, siens, » où on chauffe dans des tubes de verre, sous une pression énorme, des liquides à une température très supérieure à leur point d’ébullition. Voici maintenant des endroits où s’exécutent des travaux plus délicats. C’est en premier lieu la chambre des balances de précision, puis la salle des instrumens de physique, tels que machines pneumatiques, thermomètres, baromètres, microscopes, vases gradués, appareils à densité. Un cabinet noir est affecté aux expériences d’optique qui nécessitent l’emploi du polarimètre ou du spectroscope. Une autre chambre renferme un outillage spécial pour l’analyse des gaz. Dans une galerie paisible, on voit rangées des collections de produits, d’échantillons, de modèles, qui servent aux démonstrations de l’enseignement oral. Les provisions de toute nature, drogues, charbon, verrerie, sont logées dans un vaste sous-sol éclairé, où se trouve aussi un générateur chargé de distribuer la vapeur dans les étuves et les divers appareils distillatoires.

Cette description du laboratoire idéal s’applique de tout point aux établissemens que possèdent aujourd’hui les plus célèbres universités allemandes : Berlin, Bonn et Leipzig. A un quart d’heure de Bonn, sur une colline qui commande la vue du Rhin et des montagnes du Siebengebirge, sont situés le village et le château de Poppelsdorf, ce dernier autrefois la résidence d’été de l’électeur, maintenant le siège de l’observatoire astronomique et du musée d’histoire naturelle. C’est dans le voisinage de ce château qu’ont été jetées au commencement de 1865 les fondations du laboratoire monumental qui fait aujourd’hui la gloire de l’université de Bonn, et à la tête duquel se trouve un chimiste éminent, M. Kekulé. Le bâtiment offre la forme d’un rectangle dont les longs côtés sont les façades latérales. L’espace circonscrit par ce corps de bâtiment est divisé en quatre cours intérieures par une construction en croix dont les ailes viennent tomber perpendiculairement sur les côtés du rectangle. Il y a trois grandes salles destinées aux recherches de chimie, les deux premières pour les élèves, répartis en deux divisions, et la troisième pour les jeunes chimistes qui désirent entreprendre des travaux originaux. Le laboratoire de physique, sous la direction de M. Landolt, est annexé aux précédens. Toutefois l’éclat de ce laboratoire est effacé par le lustre tout récent de celui de l’université de Berlin. En 1863, on y était encore fort arriéré sous ce rapport. À cette époque, M. Hoffmann fut appelé à Berlin pour occuper la chaire de chimie que laissait vacante la mort de Mitscherlich. Il accepta, mais à la condition qu’un nouveau laboratoire richement doté serait mis à sa disposition. Le ministre le lui promit, et trois ans après, dans un des plus beaux quartiers de la ville, près de la promenade dite Unter-den-Linden, s’élevait le monument, qui n’avait pas coûté moins de 1 million et 1/2[2]. C’est un édifice de deux étages, de 14 mètres de hauteur, dans le vieux style vénitien de la renaissance, et couronné par une attique avec balustrade. La façade est en briques rouges avec ornemens en terre cuite. Plus de soixante élèves peuvent y travailler simultanément. Le laboratoire de chimie de Vienne, qu’on édifie en ce moment, aura des proportions à peu près pareilles.

L’université de Leipzig possédait depuis 1843 un laboratoire construit sur les indications d’Erdmann, et qui passait à cette époque pour le plus beau qu’on pût trouver en Allemagne. Depuis vingt-cinq ans, il en est sorti beaucoup de chimistes distingués qui ont concouru aux progrès de l’industrie saxonne. Le gouvernement n’en a pas moins songé à construire dans la même ville un second laboratoire. Les chambres, réunies au printemps de 1867, n’ont pas hésité à voter les fonds nécessaires dans un moment où le pays venait déjà de faire de durs sacrifices. Depuis trois ans, le nouveau laboratoire réunit, sous la direction du professeur Kolbe, un grand nombre d’élèves. Cet établissement couvre une superficie de 5,047 mètres carrés.

Voyons maintenant ce que les laboratoires de chimie sont chez nous. En fait, presque tous nos établissemens d’enseignement supérieur qui comportent une chaire de chimie sont pourvus de laboratoires. Très petits et très mal installés dans les facultés de province, ils n’y servent guère qu’à la préparation des expériences qui doivent être exécutées devant les auditeurs du cours; les exceptions du moins sont rares. A Paris, les laboratoires servent encore aux recherches originales des maîtres et à l’instruction pratique des élèves. Hélas! ils ne sont pour cela guère plus riches, ni mieux pourvus. Beaucoup même sont humides, obscurs et mal aérés. Deux membres de l’Académie des Sciences s’entretenaient, il y a quelques années, d’un de nos premiers chimistes retenu au lit par une fluxion de poitrine. « Que voulez-vous? dit M. Claude Bernard, les laboratoires sont les tombeaux des savans! » Cette parole donne une idée de l’installation misérable de presque tous les laboratoires de la capitale.

Le plus important est celui de M. Wurtz à l’École de médecine. Situé à gauche du grand amphithéâtre de la faculté, il se compose de deux pièces assez petites servant aux opérations chimiques proprement dites, d’une salle réservée aux analyses organiques, d’un magasin, d’un lavoir et d’une petite cour, le tout très irrégulièrement distribué au rez-de-chaussée. Au premier se trouve un cabinet renfermant les balances et autres instrumens de précision. Huit ou dix personnes au plus peuvent travailler ensemble dans ce laboratoire, qui depuis vingt ans, sous la direction de M. Wurtz, a été le foyer des plus importantes recherches. Les deux tiers des mémoires de chimie organique publiés en France sortent de cette officine étroite. C’est là que M. Wurtz et M. Friedel ont accompli toutes leurs découvertes, qu’un grand nombre de savans français et étrangers ont été initiés à l’art de chercher. Aussi bien le maître s’y est fait une loi de donner chaque jour l’exemple du travail, et d’encourager par une libérale et familière assistance l’émulation et l’ardeur des élèves. De temps à autre, tantôt debout, tantôt assis sur un vieux tabouret rembourré dont le crin sort par cinquante déchirures, il assemble son monde dans un colloque amical, et là il prodigue à tous les conseils utiles, les avis féconds. Les étrangers n’y perdent rien, car M. Wurtz joint à ses autres mérites celui de parler les principales langues de l’Europe. C’est un beau spectacle de voir en ce sanctuaire le maître discutant avec abandon, donnant à la vérité son sympathique assentiment ou relevant l’erreur avec une ingénieuse et piquante finesse.

Le principal laboratoire de chimie de la Sorbonne, qu’on appelle laboratoire de perfectionnement et de recherches, est une pièce humide et sombre, de plus de 1 mètre en contre-bas de la rue Saint-Jacques. La faculté des sciences n’a été enrichie qu’il y a très peu de temps d’un laboratoire plus spacieux, à l’usage des débutans. L’école de pharmacie n’a que des laboratoires insignifians, où M. Berthelot a fait la plus grande partie de ses beaux travaux. L’Ecole normale supérieure de Paris possédait depuis 1845, époque à laquelle elle fut transférée rue d’Ulm, des laboratoires assez spacieux, tant pour les professeurs que pour les élèves. M. Henri Sainte-Claire Deville y a fait ses études sur l’aluminium, la dissociation et l’emploi des hautes températures. M. Debray, M. Troost et d’autres de ses élèves y ont poursuivi des recherches du même ordre. En 1866, M. Deville obtint d’importantes allocations pour agrandir son laboratoire personnel et l’approprier au genre spécial d’investigations qu’il poursuit. Des fourneaux énormes, de beaux appareils de fer et de platine pour l’emploi de chaleurs très élevées et de pressions très fortes, bref tout ce qui est nécessaire aux études de chimie minérale est réuni là, non sans profusion. Les laboratoires d’enseignement à l’usage des élèves ont été aussi notablement améliorés. Comme disposition, comme ressources, comme matériel, l’établissement chimique de l’École normale est le seul de France qui se rapproche un peu des laboratoires allemands. Ajoutons qu’un laboratoire de chimie physiologique, destiné à M. Pasteur et à ses élèves, encore en voie d’achèvement, est annexé aux précédens. Ce sera une transformation de l’ancien laboratoire particulier où M. Pasteur a exécuté ses expériences sur les fermentations et les maladies des vins.

L’École polytechnique a des laboratoires auxquels se rattachent de grands souvenirs. C’est là que Gay-Lussac a exécuté ses expériences capitales, c’est là qu’après une trouvaille heureuse il disait à ses jeunes collaborateurs : « Eh bien ! maintenant nous allons danser! » Et alors maîtres et élèves se livraient gaîment à la bourrée. Ces laboratoires sont restés à peu près ce qu’ils étaient alors, et servent surtout aux manipulations obligatoires pour les polytechniciens. A l’École centrale et au Conservatoire des arts et métiers, les travaux de chimie pratique ont lieu dans des locaux appropriés spécialement aux études et aux applications industrielles.

L’utilité des laboratoires de physiologie n’a été reconnue que de nos jours. On l’a contestée pendant longtemps au nom de ce principe, qu’ici l’expérimentation est inutile, sinon trompeuse, puisqu’il n’y a, disait-on, aucune fixité ni régularité dans les phénomènes vitaux. Les médecins, d’une part, soutenant que l’étude de la maladie ne peut être entreprise qu’au lit du malade par l’observation clinique, les zoologistes, d’autre part, affirmant que la connaissance des fonctions résulte de celle des organes disséqués, ont contribué à discréditer l’application de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie. D’autres ont proscrit les vivisections au nom du droit naturel, qui nous défendrait de disposer de la vie des animaux. Pour toutes ces raisons et malgré les grands exemples de Harvey, de Perrault, de Régnier de Graaf, d’Aselli, de Buffon, de Spallanzani, de Haller, de Lavoisier, l’expérimentation physiologique est restée jusqu’à notre siècle à l’état de méthode d’exception. Lavoisier surtout, par ses belles expériences sur la respiration et la chaleur animale, avait montré la fécondité de l’expérimentation exacte appliquée aux phénomènes de la vie; mais il ne pratiqua point de vivisections. Bichat et Legallois avaient fait également quelques expériences sur les animaux, mais c’est Flourens et surtout Magendie qui ont démontré que l’expérimentation et principalement la vivisection doivent être la méthode ordinaire des recherches sur les êtres organisés. Ils créèrent en France les premiers laboratoires de physiologie; mais quels laboratoires, et avec quelles difficultés! Celui de Flourens était un cabanon du Jardin des Plantes, celui de Magendie un petit réduit de quelques mètres carrés dans un coin du Collège de France. C’est dans ce dernier que M. Claude Bernard a trouvé le moyen de faire toutes ses découvertes. Ces laboratoires ont été à peine agrandis depuis lors.

Deux faits montreront jusqu’à quel point, il y a trente ans, l’expérimentation physiologique était contrariée. En 1842, au milieu d’une leçon de Magendie au Collège de France, et alors que M. Claude Bernard assistait le maître dans une expérience, on vit entrer dans la salle un homme âgé, vêtu de noir, gardant sur la tête un chapeau à larges bords, portant un habit à collet droit et des culottes courtes. « Je demande à parler à Magendie, » dit brusquement l’inconnu, qui était un quaker. Magendie se nomma. Alors le quaker s’exprima ainsi : « J’avais entendu parler de toi, et je vois qu’on ne m’avait pas trompé, car on m’avait dit que tu faisais des expériences sur les animaux vivans. Je viens te voir pour te demander de quel droit tu en agis ainsi, et pour te dire que tu dois cesser ces sortes d’expériences, parce que tu n’as pas le droit de faire mourir les animaux ni de les faire souffrir; tu donnes un mauvais exemple et tu habitues tes semblables à la cruauté. » Les sujets furent immédiatement enlevés, et Magendie, avec autant de calme que de convenance, répondit qu’il fallait se placer à un tout autre point de vue pour juger ces sortes d’expériences. Le physiologiste agit dans une pensée d’humanité; il étudie les lois de la vie pour apprendre à connaître celles des maladies. « Et Harvey, votre compatriote, dit-il encore au quaker, n’aurait jamais découvert la circulation, s’il n’avait fait des expériences sur les biches du parc du roi Charles Ier. » Ces argumens ne convertirent pas plus le quaker que le quaker n’avait converti Magendie, et si l’opinion de l’un a prévalu parmi les savans, celle de l’autre trouve beaucoup de partisans parmi les gens du monde.

Magendie avait d’ailleurs d’autres ennemis dans l’administration de son propre pays. M. Claude Bernard a raconté avec douleur les tracasseries de toute sorte dont son maître fut l’objet de la part de l’autorité, qui surveillait son laboratoire comme un lieu suspect. M. Claude Bernard lui-même eut un jour avec la police un démêlé assez curieux. Un célèbre chirurgien allemand, Dieffenbach, étant de séjour à Paris, désira voir comment on pratique sur un animal une fistule gastrique avec application de canule. Le jeune physiologiste français, sous les yeux du praticien de Berlin, fit l’opération sur un chien dans un laboratoire de la rue Dauphine, puis on renferma la bête dans la cour. Le lendemain, le chien s’était sauvé, emportant au ventre la canule accusatrice du savant. Quelques jours après, de grand matin, M. Claude Bernard fut mandé chez le commissaire de police de la rue du Jardinet. Le magistrat, un petit homme sec et froid, montra le chien à M. Bernard, et lui demanda s’il le reconnaissait pour l’avoir mis dans un pareil état. L’accusé ne nia point, il ajouta même qu’il était très content de retrouver sa canule, qu’il croyait perdue. Cet aveu provoqua la colère du commissaire, qui fit entendre des paroles, d’autant plus sévères et menaçantes que le chien lui appartenait. M. Bernard s’excusa de son mieux, disant que le chien lui avait été fourni par une tierce personne, et que d’ailleurs il ne mourrait pas de l’opération, si la canule lui était enlevée. Ces mots calmèrent le commissaire et surtout sa femme et sa fille. M. Claude Bernard enleva l’appareil et promit de revenir. Le chien fut bientôt guéri, et le jeune opérateur avait gagné l’amitié du fonctionnaire, qui lui promit sa protection.

Depuis cette époque, l’autorité est devenue plus tolérante, les physiologistes sont moins persécutés. Un nouveau laboratoire a été mis, il y a deux ans, à la disposition de M. Paul Bert, à la Sorbonne. Cependant là où les études de cet ordre devraient être le plus encouragées, elles sont à peine possibles. Il n’y a pas dix ans que des laboratoires de biologie ont été construits à l’École de médecine de Paris sur la demande de Rayer; en d’autres termes, il n’y a pas dix ans que l’expérimentation biologique est introduite dans notre premier établissement médical. Ces laboratoires, situés à l’Ecole pratique, derrière les amphithéâtres de dissection, sont au nombre de cinq (anatomie générale, — physiologie, — anatomie pathologique, — thérapeutique, — médecine comparée), mais si petits qu’ils ne peuvent servir qu’aux travaux personnels des professeurs et de leurs aides, et d’ailleurs, comme l’a dit le doyen, « installés dans des conditions déplorables. » Ce sont de simples cabinets qui font mal à voir quand on a visité les instituts biologiques de l’étranger; et cependant des hommes aussi distingués et laborieux que MM. Robin, Vulpian, Gubler, Brown-Séquard, auraient droit, ce semble, à être mieux pourvus de moyens de recherche et de démonstration. Le laboratoire de M. Robin, malgré tant de difficultés et de pénurie, est devenu un centre d’activés et importantes études. L’Institut a couronné presque tous les travaux qui y ont été entrepris, parmi lesquels on cite en première ligne ceux de MM. Legros, Gimbert, Rabuteau, Grandry, Goujon, et autres savans connus.

Quelques-unes des plus belles découvertes de ce temps ont été faites par un physiologiste français, M. Marey, dans un laboratoire privé qu’il a établi en 1864, à ses frais, dans une salle qui forme la partie supérieure de la scène de l’ancienne Comédie, en face du café Procope. On monte par un escalier étroit et sombre à cette vaste salle, carrée, de 40 pieds de long sur 20 pieds de haut, où la lumière pénètre à flots par de larges châssis. Un des murs du laboratoire sert d’appui à une riche bibliothèque. Partout des tableaux offrent au regard des tracés graphiques qui dessinent la loi de quelque phénomène de la vie; on y voit les différentes formes du pouls, des battemens du cœur, des mouvemens respiratoires, etc. De grandes vitrines renferment des appareils de précision : régulateurs de Foucault, cardiographes, sphygmographes, thermographes, cylindres tournans sur lesquels se produisent les tracés, appareils pour l’étude de l’électricité animale, etc. Dans le fond du laboratoire, on aperçoit les grandes cloches où l’on peut enfermer les animaux pour leur faire respirer des gaz de diverse nature. Bref, ce laboratoire, dû à l’initiative privée, est le seul de France où l’on puisse entreprendre des recherches sur les questions délicates de la vie animale.

L’Allemagne, qui ne nous a jamais devancés sur le terrain des découvertes ou des idées, qui n’avait encore aucun physiologiste célèbre quand nous avions Bichat, Legallois, Flourens, Magendie, Breschet, l’Allemagne a été plus empressée et plus généreuse que nous dans la fondation des laboratoires de biologie. Tandis que nous n’en avons que très peu et d’insuffisans, elle en a depuis longtemps de très remarquables. Les plus importans sont ceux de Berlin, Heidelberg, Vienne, Leipzig, Tuhingen, Munich, Gœttingue, où les Helmholtz, les Brucke, les Ludwig, ont accompli leurs travaux. Saint-Pétersbourg possède un institut physiologique immense qui a coûté 3 millions. Celui d’Utrecht, dirigé par M. Donders, est cité comme un modèle. Au musée royal de Florence, M. Schiff est placé à la tête d’un laboratoire que nous pourrions envier à l’Italie; celui de M. Moleschott, à Turin, est aussi très bien monté. Enfin tout récemment, M. Kuhne ayant été appelé comme professeur de physiologie à Amsterdam, cette ville a mis très libéralement à la disposition du jeune savant de grands moyens matériels et un laboratoire magnifique dont la construction est à peine terminée.

Nous ne décrirons que l’un de ces établissemens, celui de M. Ludwig, à Leipzig, qui est, de l’avis de M. Claude Bernard, le mieux installé de tous. Le laboratoire de M. Ludwig se compose de trois corps de bâtiment disposés l’un sur l’autre à angles droits, de manière à former trois des côtés d’un carré dont le quatrième côté reste vide, et qui renferme une grande cour. Dans les caves se trouve une machine à vapeur qui distribue la force nécessaire à un grand nombre d’opérations. On y a placé aussi des ateliers pour des mécaniciens et autres ouvriers chargés de la confection des instrumens. Au rez-de-chaussée sont les salles destinées aux vivisections et aux autopsies, puis les chenils et les étables des divers animaux. Dans la cour, on a construit des écuries pour les chevaux et autres grands sujets sur lesquels on expérimente. On y voit aussi un aquarium pour les poissons et les grenouilles. Au premier étage, les salles du bâtiment central sont réservées aux expériences de physiologie proprement dite. Il y a d’abord une vaste salle pour les vivisections, une salle pour les travaux personnels du professeur, puis un certain nombre de pièces pour les recherches d’un ordre spécial, comme les études d’électro-physiologie, d’optique, etc. Des deux bâtimens latéraux, l’un a son premier étage occupé par les laboratoires de microscopie, l’autre renferme dans sa portion correspondante les laboratoires de chimie. L’étage supérieur comprend les appartemens privés des professeurs, des aides et des employés. Au milieu de la cour s’élève un grand amphithéâtre éclairé par le haut, et où se font les cours de M. Ludwig; il communique avec chacun des trois grands corps de bâtiment par de petits chemins de fer qui apportent sur la table du professeur les divers objets d’expérimentation et de démonstration. Tous les laboratoires de physiologie en Allemagne sont construits sur ce patron. Tous sont en quelque sorte divisés en trois parties respectivement affectées aux vivisections, aux travaux microscopiques et aux recherches physico-chimiques. La physique et la chimie y sont ainsi mises au service de la biologie, qui ne saurait se passer de leur concours, puisqu’elle leur emprunte les procédés les plus puissans pour l’analyse des phénomènes.

Il nous reste à parler, pour compléter cette revue, d’un établissement français qui n’a point d’analogue en Allemagne ni en Angleterre, et qui fait le plus grand honneur à un célèbre physiologiste, M. Coste. Nous voulons parler du laboratoire de Concarneau, si bien disposé pour toutes les études relatives à la faune immense et infinie de la mer. Soixante-dix aquariums ou bacs, alimentés par un courant continu qu’entretient une pompe mue par un moulin à vent, fonctionnent en permanence au rez-de-chaussée d’un vaste bâtiment dont le premier étage a été converti en cabinet de travail. Attenant à ce bâtiment et se développant à ciel ouvert dans toute sa largeur du côté de l’Océan, qui vient battre leurs murailles insubmersibles, six réservoirs de 1,000 mètres de superficie, de 3 à 4 mètres de profondeur, bordés de grands trottoirs d’où l’on voit aisément tout ce qui s’y passe, forment sur un fond de granit une petite mer en miniature dont l’eau peut se renouveler entièrement deux fois par jour au moyen d’un jeu de vannes grillées imitant le flux et le reflux. Les espèces qu’on y retient captives trouvent là toutes les conditions du large; elles y vivent, s’y engraissent et s’y reproduisent comme en pleine liberté, et, quand l’une d’elles est réclamée pour des expériences, on transporte les sujets dans les aquariums, où on les a toujours sous la main. — C’est dans cet établissement, fondé par M. Coste et offert par lui avec une grande bienveillance à l’activité des chercheurs, qu’ont été accomplis quelques-uns des travaux de MM. Robin, Legros, Moreau, Gerbe, George Pouchet, Legouis, van Beneden. Beaucoup de savans s’y rendent constamment pour expérimenter sur le monde de la mer, avec autant d’aisance et de précision que sur les espèces domestiques de nos basses-cours. Le laboratoire de Concarneau n’a que l’inconvénient d’être situé loin de Paris.

Nous venons de voir combien la France est en retard pour ce qui touche les laboratoires et l’organisation des études pratiques; plus d’une fois des savans éminens ont dû se charger d’atténuer eux-mêmes les effets de cette déplorable pénurie. C’est dans un laboratoire construit et entretenu à ses frais que M. Dumas et ses élèves ont accompli leurs travaux; les laboratoires de M. Fizeau, de M. Boussingault, de M. Marey, leur appartiennent également. On conçoit cependant que tout le monde ne puisse suivre ces exemples, que l’initiative individuelle soit impuissante à donner à tous ceux qu’anime l’amour ardent de la science les moyens de travailler et de chercher. Des voix nombreuses et compétentes se sont élevées et s’élèvent encore pour conjurer le gouvernement de prendre quelque souci de cette regrettable situation de nos établissemens scientifiques. MM. Wurtz, Coste, Pasteur, Frémy, Claude Bernard, ont fait entendre à ce sujet d’éloquentes paroles. M. Duruy se donna beaucoup de mal pour obtenir quelques milliers de francs avec lesquels on construisit trois laboratoires à la Sorbonne, un de physique, un de chimie et un de physiologie; mais tout cela est bien insuffisant. Ce sont des millions et non des milliers de francs qu’il aurait fallu. Ils n’existent pas, tant s’en faut, au budget de l’instruction publique, et pourtant voilà un des plus nobles besoins du pays, «Ce sont, dit M. Wurtz, des dépenses productives que ces sommes consacrées au perfectionnement des études scientifiques : c’est un capital placé à gros intérêts, et le sacrifice comparativement léger qu’il aura imposé à une génération vaudra aux générations suivantes un surcroit de bien-être et de lumières[3]. »

M. Duruy, qui comprenait la nécessité de relever les hautes études en France et d’utiliser les meilleures forces du pays, trop longtemps délaissées, essaya de former avec l’ensemble des anciens laboratoires et de ceux qu’il avait établis une sorte d’école à laquelle il donna le nom d’Ecole pratique des hautes études. On y accueillit assez libéralement les jeunes gens désireux de cultiver la physique, la chimie, la botanique, la physiologie; on leur donna les moyens d’observer, de manipuler, d’expérimenter et même de chercher. On divisa les laboratoires en laboratoires d’enseignement et laboratoires de recherches, et on y installa toute une hiérarchie de directeurs, sous-directeurs et préparateurs. L’Ecole des hautes études a fonctionné et fonctionne encore, il en est sorti quelques travaux estimables; seulement on se demande où était la nécessité de faire une école idéale, une école qui n’a pas de siège déterminé, en réunissant par abstraction ces laboratoires qui n’ont rien de commun les uns avec les autres. En fait, l’Ecole des hautes études n’a qu’une existence fictive, et on travaille dans les laboratoires comme par le passé. L’essentiel est toujours de les agrandir, de les enrichir, et de trouver le moyen de concilier l’intérêt de l’état avec celui de la science et des travailleurs. La question est délicate.

Deux catégories d’hommes se livrent aux travaux de laboratoire. Les premiers sont ceux pour qui l’investigation expérimentale n’est qu’une besogne secondaire entreprise conformément à une méthode sûre pour l’instauration ou la vérification des doctrines. Ces savans, qui conçoivent dans la logique toujours présente et toujours agissante de leur raison l’ordre des choses, sont comme d’habiles pilotes dans la propulsion du savoir. Les autres chercheurs, plus nombreux, travaillent sans direction méditée, sans inspiration philosophique : ils sont utiles à la science, grâce aux matériaux qu’ils accumulent; mais qu’ils sont inférieurs aux hommes de pensée! Ils mettent l’eau et le charbon dans la machine du navire, tandis que les autres en dirigent les mouvemens et prennent en main le gouvernail. Une école d’investigation pourra produire des chercheurs de la seconde catégorie, mais elle est impuissante à encourager les vocations supérieures et à faire éclore les esprits hardiment originaux. Le travail n’y est pas assez libre, et puis, disons-le, de tels esprits y seraient par eux-mêmes impossibles. Se figure-t-on des initiateurs, des hommes comme Bichat, Ampère, Faraday, Magendie, Laurent, Gerhardt, Foucault, élèves de l’École des hautes études? Dans un semblable milieu, l’étrange nouveauté de leurs idées et l’originalité de leurs allures les eussent presque fait passer pour de jeunes extravagans. La première condition de l’existence d’une école, c’est la discipline, la régularité, le respect des traditions et des maîtres. Or il y a des intelligences qui se posent d’emblée au-dessus de toute autorité. Dans nos écoles, on ouvre volontiers les laboratoires aux jeunes gens dociles, qui ne demandent qu’à suivre un maître et à mériter des diplômes; mais on se garde en général de favoriser les savans primesautiers qui ne sauraient tolérer un joug quelconque, et à qui souvent les ressources matérielles font complètement défaut. Aussi parmi ces hommes qui voudraient vérifier par l’expérience les idées que leur suggère une incessante méditation, beaucoup doivent y renoncer faute de moyens d’action.

Il semble donc qu’indépendamment des jeunes savans guidés, conseillés et contrôlés dans les écoles pratiques, il conviendrait de songer à ces hommes d’une trempe spéciale, impatiens de l’autorité, qui sont à eux-mêmes leur propre lumière, à qui la liberté plénière est indispensable. Il faut leur donner les moyens d’exercer leur activité; l’état devrait leur assurer le matériel de l’investigation. Pour faire de ce rêve une réalité, pour inaugurer ce système libéral de protection, la première condition à remplir est d’augmenter le budget de l’enseignement supérieur. C’est le seul moyen de donner de l’extension aux laboratoires, d’encourager largement les recherches scientifiques et d’assister ceux qui se distinguent par une originalité exceptionnelle. Toutefois l’expérience ne joue pas un rôle exclusif dans l’avancement des sciences. C’est pour cette raison que la France a pu, malgré son infériorité sous le rapport des moyens matériels, tenir constamment la tête du mouvement scientifique. Primesautier et clairvoyant, le génie de notre nation a plus fait dans les sciences que le génie des autres races n’obtenait de l’emploi de précieuses qualités, telles que la patience et l’obstination aidées d’un outillage supérieur. Faisant jaillir non pas plus d’idées peut-être, mais plus d’idées justes et lucides, l’esprit français a toujours initié et conduit les intelligences étrangères dans les voies nouvelles. Il a été l’universel initiateur. Un prompt sentiment de l’ordre et du vrai, une merveilleuse intuition de la réalité et en même temps un grand art d’abstraire, voilà ce qui le dispense souvent de l’effort d’une expérimentation longue et dispendieuse, voilà aussi le secret de la prééminence dont, malgré son caprice et son humeur mobile, il a gardé le sceptre. — « J’honorais vos travaux, ils me paraissaient grands, disait naguère un savant étranger en sortant d’un laboratoire de Paris; maintenant que je connais les ressources matérielles dont vous disposez, je les admire. » — Ce savant a raison. S’il faut réaliser des économies, que du moins les intérêts de la science n’en souffrent pas. Le mot sacrifice ne doit point être prononcé ici. Lorsqu’il s’agit de dispenses nécessaires pour relever le niveau des hautes études et répandre l’esprit scientifique, toute économie serait mal entendue.


FERNAND PAPILLON.

  1. M. Helmholtz a été récemment appelé comme professeur à l’université de Berlin.
  2. Les plans en ont été dressés par M. Hoffmann lui-même et un architecte célèbre, M. Cremer.
  3. Rapport sur les hautes études pratiques, etc., p. 82.