Les Laboratoires maritimes - Naples et Banyuls-sur-Mer

Les Laboratoires maritimes - Naples et Banyuls-sur-Mer
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 168-186).
LES LABORATOIRES MARITIMES
NAPLES ET BANYULS-SUR-MER

Il est de connaissance courante que, sur notre globe, la surface recouverte par les eaux est trois fois plus grande que celle de la terre ferme. L’immense volume liquide qui forme l’Océan présente en ses différens points des conditions très variées, et pour cela la vie marine s’exerce sous les formes les plus diverses, offrant un intérêt considérable aux études des zoologistes.

Sans doute la quantité de lumière et de chaleur que verse le soleil sur les flots et qui décroît depuis l’équateur jusqu’au pôle, ne produit pas des effets plus marqués que sur les continens, où l’on voit, en s’avançant vers le nord ou vers le sud, l’invraisemblable éclat et le prodigieux coloris des faunes et des flores tropicales s’éteindre peu à peu jusqu’à la pâleur ternie des lichens et des animaux polaires. Si, d’une façon plus générale encore, mille différences de détail produisent sur la terre aussi bien que dans les eaux mille adaptations particulières, il est cependant vrai que, par-dessus tout, la connaissance des faunes de l’Océan rend manifeste à l’esprit la nécessité qui relie les formes animales aux conditions de leur milieu.

Quel naturaliste ne saurait reconnaître le faciès côtier, ou le faciès pélagique présenté par les animaux du large qui nagent à la surface, ou encore le faciès abyssal, réalisé dans les grands fonds ?

Sur la côte, où la vague incessante et brutale vient battre les rochers ou labourer les grèves, on ne trouve jamais que des animaux robustes, bien cuirassés ou tout au moins bien fixés. Les balanes font corps avec la pierre, qu’elles enduisent d’une couche rugueuse ; les moules s’y attachent d’une façon étroite. Les poissons qui fréquentent le bord, comme les scorpènes, ont des os dermiques solides, des écailles puissantes et sont hérissés d’épines. En repassant ses souvenirs de bains de mer, chacun se rappellera les pourpres, les littorines ou bigornes, les troques, les buccins, les berniques ou patelles, dont la coquille épaisse et ramassée défie les coups du flot. Tous, mais surtout les patelles, savent se cramponner si bien qu’il faut une petite pratique pour les détacher à coup sûr. Et si quelques êtres plus délicats trouvent leur vie dans cette zone agitée, c’est qu’ils sont enfouis la plupart du temps assez profondément dans le sable, ou blottis dans les varechs.

La houle du large, au contraire, monstrueuse pour le passager d’un pauvre navire qu’elle roule, a des mouvemens souples ; et, dans la tempête, c’est un spectacle unique de voir des oiseaux comme les pétrels, fermer leur aile impuissante contre le vent, et tout petits se laisser balancer par ces vagues énormes. Aussi, les nageurs de haute mer n’ont point à redouter des coups violens comme sur le rivage, même s’ils restent à la surface pendant les gros temps, et je sais qu’ils le font quelquefois. Toujours léger dans le milieu dense où il flotte, le corps de ces animaux, insensible à la pesanteur, auquel les chocs rudes sont inconnus, n’a sécrété aucune substance résistante pour se soutenir ou pour se protéger. Les mollusques pélagiques ont une coquille légère et délicate ; beaucoup même n’en ont pas du tout ; les poissons de la pleine mer ont des écailles prodigieusement fines, et leur squelette est à peine durci. Transparens dans l’eau transparente, tous ces êtres portent la même marque, indice des mêmes habitudes, quelle que soit d’ailleurs la simplicité ou la complication de leur forme.

Dans les fonds de plusieurs milliers de mètres, les grands dragages de ces dernières années, auxquels la France a pris une part honorable avec les campagnes du Talisman et du Travailleur, ont révélé toute une faune inconnue, résultat des conditions si particulières de la vie abyssale.

N’en ai-je point assez dit pour montrer l’intérêt évident qui s’attache aux études de zoologie marine ? Il y a moins de 23 ans un naturaliste de Paris ou de Berlin devait entreprendre un véritable voyage pour étudier les animaux de la mer. Sans parler des grandes explorations comme celles de l’Astrolabe et la Zélée, nos premières connaissances précises sur l’organisation des animaux inférieurs étaient publiées avec des titres tels que : Expédition sur les côtes de Sicile de M. H. Milne Edwards ou Un été aux Baléares de M. Lacaze-Duthiers, etc.

On croira sans peine qu’il n’était pas facile de pouvoir mener à bien de minutieuses recherches dans une auberge de village, et de quel village ! Pour mille raisons, l’étude des êtres marins n’était accessible qu’à une petite élite de savans passionnés. Chaque découverte, du reste, posait des problèmes difficiles et complexes, et l’on sentit tout de suite que pour les résoudre il fallait associer de nombreux efforts. La création d’efficaces moyens de travail apparut comme la chose urgente, et l’œuvre scientifique par excellence se présenta sous la forme d’une question de matériel.

À un impérieux besoin est venu correspondre comme organe nouveau le Laboratoire maritime. Par quel mécanisme ? C’est ce que je voudrais dire en quelques pages. Il est probable que le but à atteindre a été entrevu à la fois par plusieurs esprits ; mais dans le domaine de la pratique, si l’idée est quelque chose, l’application est bien davantage, et si déjà des questions de priorité ont pu se poser à ce propos, nous les laisserons de côté comme indifférentes, poursuivre plutôt jusqu’au succès actuel les efforts des deux premiers artisans de cette œuvre, de ceux qui jusqu’ici en ont poussé le plus loin la réalisation, c’est-à-dire M. de Lacaze-Duthiers en France et M. Dohrn en Italie. Je sais bien qu’il n’est pas d’usage d’associer dans une égale admiration ces deux hommes éminens ; je sais même qu’il est plutôt « reçu » de les opposer l’un à l’autre ; mais c’est une tradition à laquelle je prendrai la liberté de ne pas me conformer : j’espère qu’ils me le pardonneront l’un et l’autre.


I

Napoli ! Napoli ! Au sortir du vacarme de la plus tumultueuse des gares, tout ce qu’il faut voir hante déjà l’esprit. C’est la ville et le musée, le Vésuve, Pompéi, Pausilippe, Sorrente, les îles divines d’Ischia et de Capri ; combien de choses encore ! Mais remettant le reste à plus tard, le zoologiste descend d’abord le long de la Chiaia, à travers les jardins de la Villa nationale, jusqu’auprès d’un grand bâtiment d’aspect neuf, aux larges baies cintrées. Son air recueilli fait un assez frappant contraste avec la gaîté et l’agitation ambiante, et les mots de Stazione zoologica le désignent comme l’un des organes dont nous parlions à l’instant, avec lesquels la science contemporaine perçoit les phénomènes de la vie marine.

Bien que située en terre italienne et dénommée en italien, la station est dirigée et a été fondée par un Allemand : M. Anton Dohrn. Il y a environ 25 ans, M. Dohrn, tout jeune docteur alors, arriva un beau jour à Naples, avec l’idée arrêtée d’y créer quelque centre de travail. Il était persuadé que la Méditerranée se prêtait merveilleusement à un projet de ce genre et que, suivant son expression, les eaux de Naples et de Messine seraient pour les zoologistes ce que les musées de Florence sont pour les artistes ou le sol de Rome et d’Athènes pour les archéologues.

On pense bien que le grandiose bâtiment d’aujourd’hui ne s’est pas élevé sans quelques tribulations pour son fondateur ; d’autant plus que celui-ci, au lieu d’acquérir un territoire quelconque au bord de l’eau, avait résolu de bâtir au milieu même de la Villa nationale. Les Napolitains, très fiers de leur jardin, craignaient de le voir gâter du coup. C’était jouer la difficulté, non sans raisons d’ailleurs, ainsi qu’on le comprendra plus loin. Quoi qu’il en fût, M. Dohrn, en mars 1870, obtint de la ville de Naples la concession du terrain qu’il convoitait, à charge pour lui d’y construire un bâtiment d’aspect « esthétique, «et d’y installer un laboratoire, le tout, au bout de 60 ans, devant faire retour au gouvernement italien : ce laps de temps a, depuis, été porté à 90 ans. On se mit à creuser les fondations, les choses suivirent leur cours, et bientôt on s’aperçut, comme d’ordinaire, que les crédits seraient dépassés de beaucoup. Le jeune docteur, qui avait engagé une fortune de 300 000 francs dans cette œuvre, reconnut bientôt qu’il ne la conduirait pas à bien tout seul, ainsi qu’il y avait songé d’abord. Son ami l’embryologiste Balfour, depuis enlevé à la science qu’il cultivait avec tant d’éclat, l’aida de sa bourse et lui fit souscrire parmi les savans anglais une subvention de 25000 francs. C’était encore trop peu.

Arriver à Berlin par le train le plus rapide, solliciter 10000 thalers, et se les voir refuser fut l’affaire de quelques jours. Toutefois la demande devait être prise en considération sur un avis favorable de l’Académie des sciences. Naturellement — visites aux membres de l’Académie. Mais, avant qu’elles ne fussent achevées, M. Dohrn était rappelé en Italie : la population, furieuse de ce qu’un étranger prétendît construire un palais sur la Villa nationale, avait décidé la municipalité à refuser l’autorisation de faire la toiture. On allait entrer en hiver. Au milieu de cette fâcheuse situation, arrive la nouvelle que l’Académie de Berlin refuse de donner un avis favorable. Tout était donc aussi bas que possible. M. Dohrn rentre dans sa patrie « par retour du courrier », de nouveau sollicite les académiciens, et met toute son énergie à les persuader de l’utilité de son entreprise. Il y réussit cette fois ; mais, avant de connaître ce résultat, il était déjà à Naples, où la question de la station causait une véritable crise municipale.

Bref, grâce au concours du baron Savarèse et du prince Torella, la cause de la science fut définitivement gagnée.

L’appui moral de l’Académie de Berlin n’avait pas encore revêtu la forme de subvention, et les travaux auraient assez longtemps langui, si le consul général allemand, M. Beer, n’eût avancé en diverses fois 80 000 francs ; et ceci permit à la station naissante d’attendre la subvention annuelle de 30 000 marks, portée depuis à 40 000 marks, que le Reichstag inscrivit au budget de l’Empire.

Il ne suffisait pas d’avoir des bâtimens, il fallait encore un budget annuel qui permît le travail. Ouverte en février 1874, la station n’a pas depuis cessé de prospérer. Il y est actuellement dépensé tous les ans plus de 100 000 francs pour entretien, acquisition de réactifs, d’instrumens et de matériel d’études. Le personnel des collaborateurs scientifiques permanens et d’employés de toutes sortes comprend plus de 40 personnes. Ces chiffres n’indiquent-ils pas déjà un énorme mouvement ? Quelques autres préciseront davantage peut-être. On consomme chaque année 10 000 francs d’alcool, 6 000 de réactifs divers, 6 000 de verrerie. Quelles sont donc les sources de ce beau revenu ? La réponse à cette question présente, il me semble, plus d’intérêt pour nous Français que pour personne, car nous sommes peu accoutumés à voir des établissemens scientifiques prospérer grâce à des dons, rentes ou subventions provenant de particuliers, de sociétés savantes ou d’Etats étrangers. L’Institut Pasteur constitue une récente et remarquable exception ; mais d’abord les souscriptions étrangères ont largement afflué, et, de plus, il n’est peut-être pas inexact de croire que beaucoup d’offrandes nationales sont allées à l’œuvre de bienfaisance, à l’hôpital traitant la rage, autant, sinon plus, qu’au laboratoire de recherches.

Par contrat valable pour 2, 3 ou 5 ans, un particulier, une société savante, un gouvernement, moyennant une cotisation annuelle de 2 500 francs, a droit à ce qu’on appelle une « Table » à la station zoologique de Naples, c’est-à-dire que le particulier, la société savante ou le gouvernement peut pendant toute l’année faire occuper par un travailleur une place dans le laboratoire ; et on lui fournit à la station tous les instrumens, tous les réactifs, tous les animaux dont il a besoin ; il dispose de tous les livres de la bibliothèque : il est chez lui, dans la mesure, naturellement, où son activité n’est pas comprimante pour l’activité des voisins. Il est aisé de prévoir que, sans parler même de leur zèle bien prouvé pour la science, le directeur de la station et ses collaborateurs vont jusqu’à la limite du possible pour donner satisfaction à tous les travailleurs ; car la durée des contrats, c’est-à-dire la source du revenu, a pour facteur essentiel la satisfaction des contractans.

C’est ainsi que dans des mesures diverses l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Amérique du Nord, la Russie, la Hollande, la Belgique, la Suisse, la Hongrie, l’Autriche, l’Espagne concourent au fonctionnement de ce laboratoire unique. Il revêt par là même un caractère international fort curieux, et la forte subvention du gouvernement allemand ne change rien à ce fait. Il est à remarquer en effet qu’elle n’est point inscrite à un chapitre quelconque du budget, mais bien à celui du ministère des Affaires étrangères ; et, dans un article de la Deutsche Rundschau écrit spécialement pour des Allemands en vue de légitimer ce crédit et d’en faire comprendre l’utilité, M. Dohrn ne craint pas de rappeler ce double caractère de l’œuvre : privé au début, international dans la suite. Pour les publications, quatre langues sont admises : l’allemand, l’anglais, le français et l’italien ; et la trentaine de savans qui peuplent les salles d’étude font de ce coin italien une petite Babel.

Je ne compte pas dans le revenu la vente des publications scientifiques : elles sont une cause de déficit ; nous en reparlerons plus loin. La station possède une remarquable collection d’animaux du golfe, préparés d’une façon hors ligne. À mesure que cette collection se forme, elle est vendue : échantillons pour musées, embryons pour études de laboratoire, tout se disperse à travers le monde contre mandat ; et l’intérêt scientifique de cette pratique se combine avec un certain intérêt financier. L’aquarium aussi, dont l’entrée est payante pour les touristes de passage, peut être provisoirement tenu comme contribuant à couvrir les frais. Mais il est temps d’entrer, et au rez-de-chaussée nous voici précisément dans l’aquarium.

De tout le laboratoire c’est l’endroit où se révèle le plus l’influence allemande : lorsqu’on y pénètre, on se croirait introduit dans quelque palais d’ondine ou de sirène. Il fait sombre ; les parois seules de la vaste pièce émettent une lumière très douce tamisée par l’eau verdâtre qui fait une ceinture presque continue. On ne distingue d’abord qu’une profusion de couleurs éclatantes ou tendres éparses dans la clarté liquide : c’est comme le premier papillotement d’un vitrail dont on ne reconnaît pas encore le dessin, avec cette sensation curieuse que produit la grande inégalité dans la vigueur des tons qui le composent. Puis, avant même que le dessin général n’ait pris forme, voici qu’il change : les couleurs se déplacent, les unes avec une rapidité de vol, les autres lentement, souplement, comme une fumée dans l’air calme. Ce sont des êtres qui se meuvent ; c’est un fragment de la vie sous-marine qui se révèle à nos yeux terrestres. L’indiscrète zoologie nous invite à venir regarder de plus près, à troquer notre impression de rêve contre des documens plus précis.

Je ne puis vraiment dire ici tout ce qui s’épanouit, rampe ondule, flotte ou nage derrière les glaces de verre, dans ces bacs larges et profonds : le règne animal passerait tout entier dans mes notes. Ici c’est « la forêt des coraux abyssins » avec ses branches enchevêtrées sur lesquelles s’ouvrent de délicates fleurs qui sont des polypes vivans ; il n’y manque pas même le poisson aux transparentes nageoires. « Indolemment il rôde. » C’est le beau sonnet de M. de Heredia en mouvement, en couleur et en forme. Plus loin voici un groupe d’animaux qui, en miniature, donnent assez bien l’impression d’une forêt de palmiers submergés au milieu de laquelle nagent de petits poissons roses. Une légère ondulation se produit à la surface du bac : brusquement les panaches se replient et rentrent dans les tiges ; notre élégante forêt n’est plus qu’un bouquet de tuyaux très laids dressés sur le rocher. Mais le calme revient, et de nouveau, successivement, sortent les délicates couronnes. Nous avons devant nous des Spirographis. Ce sont des Annélides tubicoles, ou des vers vivant dans les tubes protecteurs qu’ils se sont construits, et les palmes illusoires sont simplement leurs branchies qu’ils étalent pour respirer l’air dissous dans l’eau et qu’ils rétractent à la plus légère alerte. Le mouvement des poissons roses (Apogon) qui circulent rend plus morne l’immobilité des autres habitans du bassin. Les rochers de la paroi sont tapissés à Ascidies, étranges êtres dont la vie fixée s’écoule dans une torpeur végétale. L’organisation de l’embryon libre, assez voisine de celle des vertébrés, régresse, et les adultes ne sont plus que des sortes d’outrés munies de deux ouvertures avec des bords dentelés. — Certaines espèces sont d’une riche teinte rouge, les autres sont brunes, d’autres enfin, informes, semblent des paquets d’une gelée à teinte livide.

Qu’est-ce donc que ce bac où l’on n’a rien mis ? Il paraît entretenu pourtant, car l’eau s’y renouvelle. Le fond est formé de cailloux très anfractueux, roses, gris, blancs, et c’est tout. Cependant voici un objet rond qui a l’air d’un œil de poisson ; mais il n’y a pas de poisson alentour. On jette du dehors quelques débris de crevettes : aussitôt le rocher vole en éclats et tous les fragmens convergent vers la nourriture. Ces éclats de rochers sont des poissons (Scorpènes ou Rascasses) couverts d’épines hérissées ; leur couleur est maintenant plus foncée, plus uniforme. Le repas fini, chacun regagne son anfractuosité, s’y blottit commodément ; en un instant la teinte de son corps ici devient plus rose, là plus grise ou plus blanche ; de nouveau la paroi de pierre est rigoureusement immobile. C’est fini, on ne voit plus rien, et si les frissons de l’eau à la surface n’étaient un témoignage sensible de la rapide scène écoulée, on pourrait se croire le jouet d’une hallucination.

Ces phénomènes de mimétisme volontaire, ou d’adaptation voulue de couleur à la couleur des objets ambians ne sont pas rares, et, dans un aquarium voisin, des poulpes ou pieuvres en offrent un autre exemple. Sur le rocher gris, un de ces mollusques se cramponne de ses huit bras étalés, et s’applique à figurer une bosse de la pierre. En approchant, on voit son œil mauvais elles contractions rythmées de l’entonnoir par lequel il envoie l’eau fraîche sur ses branchies. Un autre est logé dans un creux, et si le zoologiste reconnaît sa présence à la dépression que produit dans le sable le courant d’eau respiratoire, les crabes, qui sont pourtant des êtres avisés, sont dupes de l’apparente tranquillité du lieu : un bras couvert de ventouses sort de l’antre, se déroule, saisit l’imprudent crustacé, qui se débat en vain ; un autre bras, un autre encore, puis un autre s’allongent aussi : le crabe est étreint, écartelé, et de son bec d’oiseau, situé au milieu de ses tentacules, la pieuvre déjà lui déchiquette les entrailles. Au moyen d’un crabe et d’un bout de ficelle le gardien de l’aquarium offre un spectacle curieux. L’unique proie, inévitable objet de querelle, est descendue entre les deux poulpes. Une égale convoitise les anime ; l’un approche du but, l’autre le repousse, et leurs corps flasques se gonflent, rougissent, se hérissent de crêtes et de pustules ; leur entonnoir haletant traduit par la vigueur du jet d’eau absorbé et rejeté la surexcitation et la colère. Pas un bruit, pas un choc, et les préludes de cette bataille souple et silencieuse ont surtout cela d’inaccoutumé pour nous autres terrestres. L’un des rivaux a saisi le crabe ; il referme sur lui ses bras, se laisse tomber sur le sable, et son corps est instantanément décoloré. Mais l’autre le suit, et la lutte commence. Les seize bras enchevêtrés enlacent, glissent, se déroulent, brandissent mille ventouses. Sur la masse molle apparaît un œil étrange aussitôt disparu. La couleur de la peau pustuleuse monte jusqu’à l’écarlate. Pendant la bataille, le crabe a été « nettoyé » ; je veux dire que maintenant sa carapace est nette et propre au dedans et au dehors ; tout ce qui était mon est mangé. Le casus belli ayant disparu, la guerre prend fin, les pieuvres se séparent, leur rougeur tombe peu à peu, leur peau redevient lisse, et le rythme de leur respiration s’apaise.

Là ce sont des murènes sournoises et souples qui ondulent entre des débris de poteries ; — plus loin une gigantesque tortue avec sa tête d’oiseau nage monstrueuse et maladroite.

Dans un bac plus éclairé, où l’eau renouvelée pousse des gerbes de bulles d’air, il semble, tellement l’imprévu a brouillé l’impossible et le possible, qu’on voie voler des papillons. On a mis là des calmars péchés ce matin : ils ne pourront vivre que quelques jours, car ce sont des nageurs de haute mer. Ils nagent sans arrêt d’une paroi à l’autre de leur prison, en avant, puis en arrière ; ils oscillent toujours dans le même ordre, avec une régularité d’escadre. On a vu parfois des calmars dont la longueur dépassait dix mètres. Ceux-ci sont petits, ils ont à peine la taille de la main, mais combien gracieux ! Leur corps en fuseau se termine d’un côté par une nageoire en fer de lance, de l’autre par la tête avec ses deux gros yeux et ses dix tentacules. Ils nagent : dès qu’on les touche, leur peau nacrée s’irise de nuances d’arc-en-ciel, et leur bande élégante frémit comme un coup de soleil dans une crête de vague.

La création de l’aquarium fut, je crois, imposée par la ville de Naples pour l’agrément du public, et M. Dohrn avait adopté l’idée avec empressement, pensant que la vente des tickets d’entrée servirait à alimenter la partie purement scientifique du laboratoire. Ce fut une illusion à perdre : 15 000 visiteurs en moyenne versent en effet une somme de 30 000 francs par an ; mais l’entretien de l’aquarium les absorbe largement. Un ingénieur, un forgeron, deux machinistes, un maçon, un gardien et deux préposées à la vente des billets constituent le personnel spécial à cette partie de la station. Si l’on songe que ni jour ni nuit le courant d’eau de mer ne doit s’interrompre, qu’une puissante machine à vapeur actionne en permanence une pompe, que l’eau salée ronge et détruit tous les conduits les mieux entretenus, qu’il faut avoir en état un double matériel pour qu’une réparation ne soit pas une cause d’arrêt, on s’expliquera sans peine le chiffre élevé des frais d’entretien. L’aquarium pourtant ne peut passer pour inutile à la science ; car la machine à vapeur dont il fait les frais envoie aussi un incessant courant d’eau dans les salles d’études, où chacun peut, sous ses yeux, dans des bacs plus petits, faire vivre les animaux dont il s’occupe.

Le laboratoire proprement dit, situé au premier étage, est donc, du fait de ce courant d’eau, un fragment de mer en observation. Il y a un certain nombre de chambres attribuées aux professeurs de passage ; et pour les travailleurs dont la carrière est moins avancée, une vaste salle remplie de bacs de toutes dimensions et divisée par des cloisons en une douzaine de compartimens. Dans toutes les stalles, comme dans toutes les chambres, une table est chargée du microscope, du microtome, des réactifs, des mille flacons, cristallisoirs, tubes, verres de montre que la technique moderne réclame.

Le professeur Dr Hugo Eisig, savant connu pour ses beaux travaux, homme aimable et esprit élevé, veille à ce que chaque travailleur soit installé le mieux possible et pourvu en abondance du matériel qu’il demande pour le mettre en œuvre. Car il suffit de remettre le soir la liste des animaux dont on a besoin pour les trouver le lendemain ou les jours suivans sur sa table de travail.

L’arrivée des animaux a lieu chaque matin, et le domaine du conservateur Lo Bianco présente à cette heure-là un spectacle aussi intéressant que pittoresque. Ce sont d’abord les pêcheurs de la Chiaia ou de la Mergelina ; vieillards blanchis sur l’aviron ou novices bronzés, parleurs et joyeux, qui apportent tout ce qu’ils ont capturé et qui « ne se mange pas ». — Parfois c’est intéressant, d’autres fois, non ; la consigne est de tout prendre, pour ne pas décourager les bonnes volontés. N’y a-t-il pas du reste besoin de vivres pour les pensionnaires de l’aquarium ? Et ne faut-il pas aussi de nombreux échantillons que le conservateur fixe avec leur apparence accoutumée, sans déformations ni contractions, et qui iront de là grossir les collections des musées ? Puis les pêcheurs de la station arrivent avec leurs trouvailles plus choisies et plus déterminées en vue des recherches du jour. Parmi ces matelots du laboratoire, les uns jettent eux-mêmes les filets ou la drague, d’autres circulent au milieu des barques qui chaque matin sillonnent les eaux du golfe, et prélèvent sur les pêches, moyennant quelques sous, ce qui leur semble présenter un intérêt zoologique. Une sûre pratique les guide dans ces recherches.

La station possède pour ce service cinq ou six bateaux à rame, un canot à vapeur, le Francis Balfour, et un petit yacht à vapeur d’une trentaine de tonneaux, le Johannes Müller. Il fut offert en 1877 par l’Académie de Berlin, qui mit du coup 40 000 marks au service de la zoologie maritime. Capable de fournir à toute pression une vitesse de 8 à 9 nœuds, complètement aménagé pour la manœuvre au treuil de la drague et autres engins, ce vaporetto répond admirablement à son but ; en arrière d’un petit rouffe, un assez large espace permet de se tenir une quinzaine à bord. Un soir, je reçus une invitation fort cordiale de prendre part à un dragage pour le lendemain. La brise assez fraîche et la houle assez forte ne faisaient pas prévoir un résultat zoologique bien remarquable ; mais, à défaut de pêche probable, il restait toujours le plaisir de humer quelque peu l’embrun pour se détendre du travail cellulaire. La réunion, composée d’une dizaine de savans de cinq ou six nationalités, était très gaie, et pendant que nous devisions de science et d’autres choses, le vaporetto, un peu le nez dans l’eau, filait, tranchant les vagues d’un bleu de couperose sous le ciel nuageux. On jeta la drague sur un riche fond vers Capri : essai superflu, la vague, encore plus forte que nous ne pensions, rendait toute tentative inutile. Bref, le dragage donna le résultat prévu pour cette fois, c’est-à-dire peu. Je me tins néanmoins pour satisfait d’avoir constaté la manœuvre des engins et l’habileté des pêcheurs qui y étaient dressés. Que fallait-il faire en face du refus opposé par « les élémens » à notre travail ? Le plus sage parut d’aller déjeuner, et le yacht vint se ranger au long de la falaise de Sorrente, qui dresse à pic son tuf volcanique. Un escalier creusé dans le roc permet de le gravir, et de temps en temps des ouvertures encadrées d’aloès laissent entrer dans ce tunnel la lumière du dehors et la gaîté de la mer qui s’arrondit dans le merveilleux golfe. Faut-il encore parler du début d’après-midi passé sur une terrasse à demi ruinée, ombragée de grands oliviers et de ces orangers célèbres qui, selon l’exacte notation de Renan, portent à la fois leurs fleurs et leurs fruits ? Faut-il dire le charme de ces jours de repos qui de temps à autre coupent le séjour scientifique et combien sont fécondes les tranquilles causeries entre gens venus de si loin, qui diffèrent moins encore par la race et l’hérédité que par l’éducation reçue ? Le soir, le vaporetto longea le piano de Sorrente et sa falaise de tuf, bientôt remplacée par des pentes calcaires plus hautes et plus douces, verdoyant de tous leurs arbres, au milieu desquels les villas éparses mettent des teintes claires. La nuit tombée, mille lumières brillent sur la côte ronde, une clarté monte derrière le Vésuve, en détache la noire silhouette, et bientôt au-dessus du volcan la pleine lune paraît ou disparaît suivant le rythme de la houle berceuse. Captivés par ce rare spectacle, objectivant dans un rêve géologique notre propre mouvement, il nous semble que cette terre tant de fois bouleversée est encore la proie de quelque gigantesque convulsion.

La chaloupe à vapeur n’est pas le seul endroit de la station où se réunissent volontiers les zoologistes : la bibliothèque est aussi un centre d’attraction très puissant. Elle ne laisse rien à désirer pour le nombre et le choix des volumes. Commencée en 1872 avec les livres particuliers de M. Dohrn, elle ne cesse de s’accroître par des dons ou des échanges. Le docteur Schiemenz est préposé à l’administration de ce domaine. Dans une salle spacieuse, aux murs décorés de fresques, les volumes, « qui ne sont pas toujours à la reliure », s’alignent d’une façon en apparence ordinaire ; et cependant, sans le secours de personne, avec le seul catalogue, on tombe à tout coup sur le livre dont on a besoin.

Nous avons vu comment la station fonctionne, comment le travail y est assuré ; terminons en indiquant ce qu’elle produit pour la science. Il est impossible d’apprécier d’une façon sensible l’influence exercée sur chaque visiteur par la fréquentation d’autres savans venus de partout, ni de dire ce que l’hétérogénéité des idées a pu semer en lui qui germera plus tard. Bornons-nous à signaler les œuvres qui éclosent sur les lieux mêmes. La station public trois catégories de recueils périodiques, qui se trouvent dans toutes les bibliothèques scientifiques : les Mittheilungen aus der zoologischen Station zu Neapel, formant une collection de 10 volumes et où se publient des mémoires faits à Naples ; puis la magnifique série de Fauna und Flora des Golfes von Neapel : 18 grandes monographies in-4o éditées avec un luxe rare ont déjà paru ; enfin la troisième, la plus originale et non la moins utile, s’appelle le Zoologischer Jahresbericht et donne une analyse succincte mais précise de tous les travaux publiés chaque année en zoologie dans le monde. Depuis 1877, cette publication rend des services incessans ; mais sa rédaction constitue une tâche extrêmement lourde, et il faut toute la clarté d’esprit et l’extraordinaire activité du professeur P. Mayer pour l’avoir menée à bien jusqu’ici ; d’autant plus qu’il se charge en même temps de la direction des deux autres recueils avec l’aide du docteur Giesbrecht.

Comme on le voit, ce be établissement comprend un ensemble de services, ayant chacun à sa tête un homme compétent, et qui, bien groupés, forment une puissance scientifique considérable.


II

Allons maintenant tout au midi de la France, à la frontière d’Espagne, dans cette région où les Pyrénées orientales plongent brusquement dans la mer leurs chaînes sauvages et pierreuses. Les crêtes se prolongent en une série de caps, et les vallées tortueuses, abritées, remplies de figuiers, d’oliviers, d’aloès, finissent en pittoresques criques où des ports se sont créés pour le commerce ou la pêche. En partant du nord, Collioure, Port-Vendres, Banyuls, Cerbère défilent ainsi de repli en repli.

Au bord de l’une de ces criques, protégée des vents du nord par le promontoire du cap Béar, la petite ville de Banyuls s’élève en amphithéâtre. La côte sud de l’anse se termine par la pointe de Fontaulé, qu’une jetée, destinée à arrêter les flots poussés par le vent de sud-est, prolonge et réunit à un rocher appelé l’île Grosse. C’est sur cette pointe de Fontaulé que l’on a construit le laboratoire Arago, ainsi nommé pour honorer l’illustre astronome, originaire du Roussillon. — De cet endroit on jouit d’une vue splendide sur la mer, le plus souvent calme et très bleue, parfois aussi verdâtre, avec de lourdes vagues qui viennent crever sur les arêtes des schistes et des gneiss. Du côté de la terre, on voit s’enfoncer la vallée inégale entre des chaînes dont les étages se superposent. Autrefois couvertes très haut, de la verdure des vignes, ces montagnes sont, depuis l’arrivée du phylloxéra, âpres et nues ; c’est au-delà seulement de la zone, naguère encore prospère et cultivée, que par endroits le roc est tout enfoui sous les bruyères géantes, les cystes et les chênes verts.

Parmi tous nos laboratoires français, si je choisis celui de Banyuls pour le comparer à la station de Naples, c’est que d’abord il est assez complètement organisé pour donner matière à comparaison, et que de plus, Naples et Banyuls étant soumis au même régime de mer sans marée, les mêmes procédés se sont imposés pour la recherche des animaux ; des nécessités pareilles ont produit, dans l’ensemble au moins, le même équipement.

Sauf pour « la flotte », qui est à peu près équivalente dans les deux cas, il faut, pour évaluer Banyuls d’après Naples, réduire les dimensions au quart : cela ne veut pas dire que les ressources offertes par notre station nationale soient quatre fois moindres que celles de la station internationale ; il faut comprendre seulement que les mêmes moyens de recherches, place, matériel, instrumens, ne peuvent être fournis qu’à un nombre de travailleurs quatre fois moindre. — Douze à quinze zoologistes réunis en même temps suffiraient à remplir le laboratoire Arago.

Il serait injuste de laisser croire que la station de Banyuls, fondée en 1884, représente toute l’œuvre de M. de Lacaze-Duthiers. Bien avant cette époque, dès 1872, notre compatriote avait fondé à Roscoff un laboratoire aujourd’hui aussi florissant que celui de Banyuls ; et je demande la permission d’en dire quelques mots, pour faire comprendre commenta Naples et à Banyuls, sous deux directions différentes, on trouve réalisé le même type d’organisation, tandis qu’à Roscoff et Banyuls, sous la même direction, deux types différens se révèlent. La diversité tient d’une part à la différence de latitude et de climat ; d’autre part et surtout, à la différence de régime des mers explorées. La différence de latitude fait de Roscoff un centre de travail favorable pendant l’été ; Banyuls est plus propice l’hiver, c’est tout simple. — Le caractère des mers spécialise plus profondément chaque laboratoire : dans la Méditerranée, à niveau presque constant, il faut un important matériel de pêche et de dragage, et l’on a peu l’occasion d’étudier les animaux en place et chez eux. Au contraire, la mer de Bretagne, « la mer sauvage », deux fois le jour se retire, laissant derrière elle mille flaques remplies d’animaux épanouis, mille cailloux enduits d’êtres de toutes sortes rampans ou fixés, mille récifs en surplomb au-dessous desquels pendent de fantastiques enchevêtrements d’algues et d’alcyons. En suivant le flot, le jeune naturaliste voit les découvertes fourmiller sous ses pieds ; les livres lus, les cours suivis, s’animent et palpitent de vie ; la beauté des couleurs et des formes à coups de sensations excitent l’intelligence, que l’on sent devenir clairvoyante et féconde ; la brise de la grève, parfumée de varechs, haleine d’infini, souffle dans la pensée. Le bord mobile du flot est ainsi la meilleure des écoles et se recommande aux débutans qui veulent s’initier à la zoologie marine, et qui, forcés par les circonstances, apprennent avec allégresse une foule de choses indispensables, — odieuses s’il faut les retenir par la seule mémoire « livresque ». Ce n’est pas à dire que les zoologistes formés ne puissent aussi mettre à profit pour leurs recherches la richesse bien connue de la faune roscovite, soit qu’ils consacrent chaque jour quelques heures délassantes à chercher eux-mêmes les animaux dont ils ont besoin, soit qu’ils s’en rapportent pour cela au personnel dévoué et expérimenté attaché au laboratoire ou embarqué à bord de ses deux bateaux à voile : le Pentacrine et le Dentale.

Il me suffit d’avoir indiqué à grands traits les conditions fondamentales qui règlent la vie du laboratoire breton ; je passe à regret sous silence le véritable poème de ténacité vécu par son fondateur, qui, débutant avec une subvention annuelle de 3 000 francs, augmentée depuis peu à peu sous la pression des résultats acquis, est arrivé à grouper à Roscoff un aquarium de recherches, un vivier, des laboratoires spacieux, et même des chambres à coucher : car la station donne aux zoologistes l’hospitalité complète. Il peut y tenir — Et il y a tenu — 25 ou 30 travailleurs ensemble.

Mais, revenons à Banyuls. Il est oiseux peut-être de discuter ici pour savoir si un laboratoire est placé dans une grande ville ou dans un village ; chaque système a ses partisans : les uns déclarent que les ressources de la ville sont indispensables, en particulier le gaz d’éclairage ; les autres pensent que le recueillement du milieu est pour la recherche une condition essentielle. Au reste, pour ce qui est de Banyuls en particulier, le choix fut déterminé par une série de circonstances. D’après ce que nous avons dit, il s’agissait, pour compléter l’établissement de Roscoff, de se fixer au bord de la Méditerranée. Mais quelle région de la côte adopter ? et dans cette région, quel point ? Les Universités maritimes de Marseille et de Montpellier ayant déjà, par la seule vertu de leurs positions, des laboratoires maritimes, la région orientale se trouvait désignée. La connaissance des riches faunes de Port-Vendres et des Baléares poussait au reste M. de Lacaze-Duthiers à chercher de ce côté.

Une vieille caserne de Port-Vendres lui semblait pouvoir être transformée en laboratoire. Les négociations poussées dans ce sens n’aboutissaient pas, et pendant ce temps la commune de Banyuls offrait un capital de 12 000 francs et une rente de 500 francs pendant vingt ans pour avoir la station. Elle l’eut. Le conseil général des Pyrénées-Orientales voulut aussi souscrire. Et, tandis que le laboratoire de Roscoff avait été tout entier construit avec les deniers de l’Etat, celui de Banyuls fut le produit de l’activité locale et régionale, dont le réveil, constaté en des points divers, est un des phénomènes les plus remarquables de la fin de notre siècle, un de ceux qui montrent la profonde vitalité de toutes les parties du pays. Après le département, après la commune, de riches citoyens ont apporté leur concours privé ; concours précieux déjà pour son résultat immédiat, plus encore pour l’exemple qu’ils ont donné par là.

Le laboratoire Arago se compose d’un bâtiment à deux étages, plus long que large et flanqué aux deux bouts de petits pavillons, l’un pour le gardien, l’autre pour la pompe et sa machine à vapeur, donnée par M. Bischoffsheim.

Au rez-de-chaussée se trouve l’aquarium, vaste pièce asphaltée, au centre de laquelle un bassin ovale alimenté par un jet d’eau (de mer naturellement) est rempli d’animaux attendant qu’on ait statué sur leur sort. Un homard et un chien de mer patientent depuis plusieurs années, et ceci prouve tout au moins que leur situation hygiénique est suffisante, quoique artificielle. L’impression fournie par l’aquarium de Banyuls ne peut être comparée à celle que l’on ressent à Naples. Là-bas, tout est disposé pour séduire et charmer le touriste plus épris d’art que de zoologie : ici tout est combiné pour les travailleurs ; elles visiteurs, car il en vient, jouissent cependant d’un spectacle rare, encore qu’il ne soit pas aménagé pour eux. L’obscurité profonde, la ceinture d’eau continue dont nous avons admiré l’effet sur la côte italienne, sont ici remplacées par des Ilots de lumière glissant sur des murs blancs. Sans doute d’épais rideaux peuvent être tirés quand il est utile, pour mieux voir, de laisser entrer la seule clarté qui vient par l’eau ; et sans doute aussi on sent déjà rien que par ce détail la préoccupation exclusivement scientifique. Dans les murs sont encadrées les glaces de sept bacs fixes, où avec une harmonie cherchée de vives couleurs se groupent les représentans de la faune du Roussillon. Elle est très riche cette faune, et peut être comparée à celle de Naples, qui a déjà donné matière à une si riche exploitation. Sur des tables s’alignent de nombreux bacs mobiles, superbes réservoirs de verre offerts au directeur par des amis généreux, ou modestes mais pratiques globes de pendule en équilibre sur des colliers de paille tressée, et dans tout cela l’eau limpide et aérée circule.

Rien n’est charmant comme de voir tous ces réservoirs remplis de « pêche pélagique », et cela est facile les jours de gros temps. La tempête, dans la Méditerranée orientale, se présente presque toujours par les vents de S.-E. L’île Grosse et la jetée forment au pied même du laboratoire une nappe tranquille, et là, poussés par le flot, se rassemblent les êtres pélagiques les plus variés : en une heure on peut recueillir un tonneau de méduses, de salpes, de doliolum, de cymbulies, de beroës, d’agalmas, de diphyes. Sur l’incroyable transparence de la masse vivante, bientôt trop tassée, court à peine un frisson nacré que produisent les palettes des cténophores, ou s’étale la douce teinte améthyste de certaines méduses. Çà et là, des agalmas signalent la chaîne invisible qu’ils forment par une série de points rouges éclatans. Dans les bacs tous ces êtres plus à l’aise palpitent comme des ailes, et la nuit, dans la baie, on voit à fleur d’eau luire leurs corps phosphorescens.

L’eau qui circule dans l’aquarium vient d’un vaste réservoir creusé dans le rocher, et lui-même est périodiquement rempli par une pompe à vapeur. La machine en même temps actionne un dynamo, et grâce à des accumulateurs on possède la lumière électrique pour l’éclairage du laboratoire et en particulier de l’aquarium. Sans insister sur le bel effet des bacs à cette lumière intense, on sent de quel prix est ce dispositif par exemple pour les études d’embryogénie, dont on peut suivre les phénomènes le jour et la nuit.

Jusqu’au printemps de cette année, le laboratoire Arago ne possédait, à part les canots à rame pour explorer les environs, qu’un bateau à voile — Le Lacaze-Duthiers — Construit avec le produit d’une souscription couverte dans Banyuls même ; un très beau bateau d’ailleurs, ponté, monté par trois hommes et capable de tenir la mer. Comme il n’y a pas de marée, la plus grosse partie des animaux étudiés doit être recueillie à la drague. Pour draguer, il faut du très beau temps : le calme plat est l’idéal pour cette opération ; idéal irréalisable, puisque alors le bateau à voile ne peut quitter le port. Inutile d’insister bien longuement après cet aperçu sur la violente envie de chaloupe à vapeur que peut concevoir un directeur de station méditerranéenne.

Depuis le mois de mars 1893, le promontoire de Fontaulé abrite un joli yacht aménagé pour la manœuvre de la drague au treuil à vapeur. Il peut sortir et travailler par le calme, et il est d’ailleurs assez vaillant sur la houle pour ne point craindre d’être au large surpris par un coup de vent. Le laboratoire Arago est pour les embarcations aussi bien pourvu maintenant que la station de Naples. La science peut fonder les mêmes espérances sur le Roland que sur le Johannes Müller, et le prince Roland Bonaparte, à lui seul, n’a pas rendu à la zoologie marine un moindre service que l’Académie de Berlin.

Le matériel que la drague rapporte n’est pas entièrement absorbé par les bacs de l’aquarium ou par les travailleurs du laboratoire ; et si la station de Naples s’est fait une spécialité pour l’envoi d’animaux supérieurement conservés et préparés, celles de Roscoff et de Banyuls en ont une autre, qui consiste à expédier des animaux frais, le plus souvent même vivans, dans des bocaux d’eau de mer, aux professeurs de l’intérieur des terres qui en font la demande, soit pour l’instruction de leurs élèves, soit pour leurs propres recherches ; et ceci constitue aussi bien pour l’enseignement que pour les travaux originaux un si précieux concours, qu’il est superflu d’y insister autrement.

Au premier étage du laboratoire Arago, deux rangées de chambres s’ouvrent sur un couloir médian ; chacune est munie de tables, d’armoires, d’instrumens, de réactifs, de verrerie, et constitue un domaine clos et recueilli où l’on est abondamment pourvu pour le travail. Le réservoir qui alimente l’aquarium n’est pas suffisant pour fournir un courant d’eau permanent dans les salles d’études : c’est là un inconvénient sérieux, amoindri déjà par le fait que chaque chambre est munie d’un tonnelet de grès où l’eau de mer est journellement renouvelée par le gardien. La circulation d’eau de mer à cet étage est du reste projetée pour l’époque où un nouveau réservoir pourra être creusé.

Pour être admis à travailler à Banyuls, il suffit de l’autorisation du directeur. Il est possible que beaucoup de Français soient sincèrement étonnés de voir qu’il faut à Naples payer pour être admis au laboratoire, payer pour recevoir des animaux conservés ; mais il est certain que les étrangers sont plus surpris encore et surtout charmés de voir que dans nos stations tout est gratuit, la place, le matériel, le service, et même les envois d’animaux. Au surplus, ceci n’est point particulier à nos stations maritimes : c’est vrai de nos cours publics, vrai de nos musées ; au fait, pourquoi n’est-ce pas vrai des chemins de fer de l’Etat ? Il n’est pas utile de reprendre pour un cas particulier la comparaison entre deux systèmes généraux. Nous sommes assez fiers de notre généreuse hospitalité : ce n’est pas le moment de chercher à savoir s’il y a de quoi.

Il est certain que l’ensemble formé par les deux centres scientifiques de Roscoff et de Banyuls réalise des conditions extrêmement favorables pour le travail, et, de fait, vingt-deux volumes de recherches originales y ont été produits déjà et forment le recueil des Archives de zoologie expérimentale et générale.

Sur notre littoral, bien d’autres établissemens ont été fondés qui vivent aussi, et où l’on travaille, et où l’on publie des mémoires considérables : ce sont ceux de Wimereux, de Saint-Waast, de Concarneau, de Cette, de Marseille, de Villefranche. Et si, comme on l’a remarqué sans doute, la France ne se trouve pas parmi les pays q ii souscrivent à l’entretien de la station de Naples, cela tient évidemment à la profusion de ses laboratoires nationaux : elle estime sans doute avoir assez fait par leur création pour l’étude du monde marin.

Il faut observer toutefois que cet argument n’a pas semblé partout aussi irrésistible ; car parmi les contractans de Naples nous remarquons que l’Allemagne possède un laboratoire à Héligoland, ainsi que l’Autriche à Trieste, l’Espagne à Santander, la Hollande au Helder, la Russie à Solowietzky et à Sébastopol, l’Angleterre à Plymouth, à Liverpool, à Firth-of-Forth et à Saint-Andrews, l’Amérique du Nord à Newhaven, Woods-Holl, Cheasapeake, New-Jersey et aux îles de Bahama.

Si, contrairement à notre usage, des sociétés ou des gouvernemens fournissent à leurs savans les moyens d’aller à Naples, c’est que probablement ils pensent leur donner ainsi des ressources autres que celles de leurs stations particulières. À Naples en effet il y a un congrès international permanent ; mieux même qu’un congrès où l’on se rassemble pendant quelques jours pour parler de tout et du reste : c’est la vie en commun, la fréquentation journalière, la discussion paisiblement poursuivie pendant des semaines. Mais les étrangers, dira-t-on, ne peuvent-ils affluer dans nos stations françaises et y produire le même fécond mouvement d’idées ? Je pense bien en effet qu’ils le peuvent. Toutefois, si nous avons la fierté de leur offrir l’hospitalité, comment s’étonner s’ils ont celle de ne pas l’accepter ? et s’il en est qui viennent cependant, par le fait même qu’ils viennent, ne sont-ils pas plutôt des amis que des étrangers ? À Naples, chacun est l’envoyé d’un groupe qui a un droit, chacun est chez lui et ne sent pas sa liberté de penser et de dire nécessairement entravée par le fait de recevoir un accueil hospitalier, si connues d’ailleurs que puissent être la largeur d’idées et la hauteur de vues de celui qui fait accueil. Une telle réserve n’est-elle pas de la plus élémentaire politesse ?

Et non seulement les étrangers qui viennent à nos stations sont réservés, mais ils sont peu nombreux à la fois, ils sont minorité, et changent trop peu par leur présence l’homogénéité du milieu. Un Américain, un Allemand, un Suisse, ne retirerait pas un profit appréciable du passage d’un savant, même illustre, à l’université, à l’école ou au laboratoire qu’il fréquente ; au contraire, chacun transporté seul au milieu d’étrangers nombreux devient unité d’un nouvel ensemble, d’un ensemble dont l’hétérogénéité entretenue fait la vie intense.

Aussi, m’autorisant de l’exemple de tant de pays où la haute culture est en honneur, il me paraît souhaitable pour les sa vans de France que leur place soit marquée au milieu des autres, puisqu’ils peuvent la tenir dignement. C’est le vœu d’un patriote, et je pourrais le montrer peut-être, s’il n’était des questions qu’il ne faut pas soulever à tout propos pour être bien sûr de ne pas les soulever mal à propos.

Si j’ai pris garde de montrer que la plupart des gouvernemens qui ont pris des « Tables » à Naples ont aussi leurs laboratoires nationaux, il faut en conclure que je n’ai pas entrepris d’opposer les stations qui existent sur nos côtes, dirigées par des hommes pleins de zèle et de savoir, à la station internationale de Naples. Je ne vois pas qu’il s’agisse là d’institutions antagonistes dont l’une doive se développer en écrasant l’autre ; il n’y a même pas rivalité entre les deux. Il semble seulement qu’à Naples, plus encore par la fréquentation nécessaire d’étrangers nombreux que par la supériorité du matériel, on peut trouver sans frais énormes un utile complément à ce que donnent déjà nos laboratoires français.

Et pour arrêter dans quelques mots les réflexions que suggère la comparaison des divers centres d’études de zoologie maritime, il nous semble que nos étudians en sciences naturelles doivent se former en fréquentant les grèves de la Manche ; nos laboratoires nationaux, avec les perfectionnemens que leur apportera le temps, suffisent amplement aux travaux ordinaires de nos savans ; mais il serait excellent que chacun d’eux pût dans le cours de sa carrière aller deux ou trois fois à Naples se mêler pendant quelques semaines à un milieu scientifique très varié et très renouvelé.


FREDERIC HOUSSAYE.