Les Légendes des Pyrénées/Légende de Coarraze

Michel Lévy (p. 151-162).


LÉGENDE DE COARRAZE


BIGORRE


Au fond de l’immense bassin
Qui part de Bizanos et finit à Lestelle,
À mille pas de l’antique chapelle
Dédiée à la Vierge et du calvaire saint
Qui de replis nombreux la côtoie et la ceint
S’avance en éperon un coteau de verdure :
Un vieux manoir de gothique sculpture
En couronne l’extrémité.
C’est Coarraze.
Ch. Liadières.


De Pau à Coarraze la route est magnifique. Ce ne sont que gras pâturages frangés de haies vives et de ruisseaux jaseurs, vastes champs dorés de moissons jaunissantes et gais hameaux se cachant à demi sous des touffes de noyers ou de frênes ; mais près de Coarraze le paysage, redevenu âpre et montagneux, a de si mâles et si énergiques allures qu’on comprend on ne peut mieux, ainsi que le dit un vieil auteur, — André Favyn, dans son Histoire du Béarn, — qu’élevé en cet endroit, non délicatement, mais à la rustique, accoutumé à manger chaud et froid, à aller nu-tête et nu-pieds avec les petits enfants du pays, le fier Béarnais, habitué de bonne heure à la peine et non aux raffinements de la cour, soit devenu le terrible lion appelé à faire trembler ses ennemis, suivant les prophétiques paroles du roi Henri d’Albret : « Mire, agora esta oueia pario un lione. — Regardez, la brebis a enfanté un lion. »

Malheureusement, la destinée des ouvrages humains roule dans un cercle de désastres ; les monuments périssent comme les mains qui les ont élevés ; et puis ce que le temps respecte, les révolutions, encore plus agiles à détruire que lui, l’anéantissent dans leurs sanglants excès. Aujourd’hui, de tout le superbe château où grandit Henri IV jusqu’au jour où son père Antoine de Bourbon le conduisit à Paris, au collége de Navarre, pour y être institué es-bonnes lettres, il ne reste plus qu’une tour et qu’un portail en ruines dont les pierres rongées laissent encore lire l’étrange axiome castillan que voici : « Lo que ha de ser no puede faltar. — Ce qui doit être ne peut manquer d’arriver ! »

Fatalement, à la vue de cet adage espagnol, on ne peut s’empêcher de songer à cette étroite petite rue de la Ferronnerie, où l’intrépide héros de tant de rencontres d’armes, de siéges et de batailles, parvenu enfin à s’asseoir sur le trône de France après de si diverses destinées, s’en fut si misérablement périr sous le couteau d’un fanatique !

Froissard, — au style duquel nous n’aurons garde de substituer le nôtre, — conte sur le château de Coarraze une fort jolie légende.

« En ce pays régnoit un baron qui s’appeloit de son nom Raymond et seigneur de Corasse-Coarraze. Or pour ce temps ce dit seigneur avoit un plaît en Avignon, devant le pape, pour les dîmes de l’église de sa ville, à l’encontre d’un clerc de Cathelongue, lequel clerc étoit en clergie très-grandement et très-bien fondé, et clamoit à avoir grand droit en ces dîmes de Coarraze, qui bien valoient de revenu cent florins par an. Et le droit que il y avoit il le montra et prouva, car, par sentence définitive, pape Urbain V, en consistoire général, en détermina et condamna le chevalier, et jugea le clerc en son droit. Le clerc, de la devraine sentence du pape, leva lettres et prit possession et chevaucha tant par ses journées, qu’il vint en Berne — Béarn — et montra ses lettres, et se fit mettre par la vertu des bulles du pape en possession de ce dîmage. Le sire de Coarraze ot grande indignation sur le clerc et sur ses besognes, et vint au-devant et dit au clerc : « Maître Pierre ou maître Martin, ainsi comme on l’appeloit, pensez-vous que pour vos lettres je doive perdre mon héritage. Je ne vous sais pas tant hardi que vous en levez ni prenez jà chose qui soit mienne, car si vous le faites, vous y mettrez la vie, Mais allez ailleurs impétrer bénéfice, car de mon héritage vous n’aurez nient, et une fois pour toutes, je vous le défends. » Le clerc se douta du chevalier, car il étoit crueux, et n’osa persévérer. Si ce cessa ; et s’avisa qu’il s’en retourneroit en Avignon ou en son pays, si comme il fit ; mais quand il dut partir, il vint en la présence du seigneur de Coarraze, et lui dit : « Sire, par votre force et non par le droit vous me ôtez et tollez les droits de mon église, dont en conscience vous vous mesfaites grandement. Je ne suis pas si fort en ce pays comme vous êtes, mais sachez que, au plus tôt que je pourrai, je vous envoierai tel champion que vous douterez plus que vous ne faites de moi. » Le sire de Coarraze, qui ne fit compte de ses menaces, lui dit : « Va à Dieu, va, fais ce que tu peux ; je te doute autant mort que vif. Jà pour tes paroles je ne perdrai mon héritage. »

« Ainsi se partit le clerc du seigneur de Coarraze et s’en retourna je ne sais quel part en Cataloigne ou en Avignon. Et ne mit pas en oubli ce qu’il avoit dit au partir au seigneur de Coarraze ; car quand le chevalier y pensoit le moins, environ trois mois après, vinrent en son chastel de Coarraze, là où il se dormoit en son lit de lez de sa femme, messagers invisibles qui commencèrent à bûcher et à tempêter tout ce qu’ils trouvoient parmi ce chastel, en tel manière que il sembloit que ils dussent tout abattre ; et bûchoient les coups si grands à l’huys de la chambre du seigneur, que la dame qui se gisoit en son lit en étoit toute effrayée ; le chevalier oyoit bien tout ce, mais il ne sonnoit mot, car il ne vouloit pas montrer courage d’homme ébahi ; et aussi il étoit hardi assez pour attendre toutes aventures.

« Ce tempêtement et effroi fait en plusieurs lieux parmi le chastel dura un long espace et puis se cessa. Quand ce vint à lendemain, toutes les mesnies de l’hostel s’assemblèrent et vinrent au seigneur, à l’heure qu’il fut découché, et lui demandèrent : « Monseigneur, n’avez-vous point ouy ce que nous avons à nuit ouy ? » Le sire de Coarraze se feignit et dit : « Non, quelle chose avez-vous ouy ? » Adonc lui recordèrent-ils comment on avoit tempêté aval son chastel et retourné et cassé toute la vaisselle de la cuisine. Il commença à rire et dit que ils l’avoient songé et que ce n’avoit été que vent. « En mon Dieu, dit la dame, je l’ai bien ouy. »

« Quand ce vint l’autre nuit après ensuivant, encore revinrent ces tempêteurs mener plus grand’noise que devant, et bûcher les coups moult grands à l’huys et aux fenestres de la chambre du chevalier. Le chevaillier saillit sus en-my son lit, et ne se put ni se volt abstenir que il ne parlât et ne demandât : « Qui est-ce là qui ainsi bûche en ma chambre à cette heure ? »

« Tantôt lui fut répondu : « Ce suis-je, ce suis-je. » Le chevalier dit : « Qui t’envoye ici ? — Il m’y envoyé le grand clerc de Casteloigne à qui tu fais grand tort, car tu lui tols les droits de son héritage, si ne te lairay en paix, tant que tu lui en auras fait bon compte et qu’il soit content. » Dit le chevalier : « Et comment t’appelle-t-on, qui es si bon messager ? — On m’appelle Orton. — Orton, dit le chevalier, le service d’un clerc ne te vaut rien, il te fera trop de peine si tu veux le croire ; je te prie, laisse-le en paix et me sers, et je t’en saurai gré. »

« Orton fut tantôt conseillé de répondre, car il s’enamoura du chevalier et dit : « Le voulez-vous ? — Oui, dit le sire de Coarraze ; mais que tu ne fasses mal à personne de céans ; je me chevirai bien à toi et nous serons bien d’accord. — Nenni, dit Orton, je n’ai nulle puissance de faire autre mal que de toi réveiller et destourber ou autrui, quand on devroit le mieux dormir. — Fais ce que je dis, dit le chevalier, nous serons bien d’accord, et laisse ce méchant désespéré clerc. Il n’y a rien de bien en lui, fors que peine pour toi, et si me sers. — Et puis que tu le veux, dit Orton, et je le veuil. »

« Là s’enamoura tellement cil Orton du seigneur de Coarraze, que il le venoit voir bien souvent de nuit, et quand il le trouvoit dormant, il lui hochoit son oreiller, ou il hurtoit grands coups à l’huys ou aux fenêtres de la chambre, et le chevalier, quand il étoit réveillé, lui disoit : « Orton, laisse-moi dormir, je t’en prie. — Non ferai, disoit Orton, si t’aurai ainçois dit des nouvelles. » Là avoit la femme du chevalier si grand paour que tous les cheveux lui dressoient et se muçoit en la couverture. Là lui demandoit le chevalier : « Et quelles nouvelles me dirois-tu et de quel pays viens-tu ? » Là disoit Orton : « Je viens d’Angleterre ou d’Allemagne, ou de Hongrie, ou d’un autre pays, et puis je m’en partis hier, et telles choses et telles y sont advenues. » Si savoit ainsi le sire de Coarraze par Orton tout, quant que il avenoit par le monde ; et maintint cette ruse cinq ou six ans et ne s’en put taire, mais s’en découvrit au comte de Foix par une manière que je vous dirai.

« Le premier an, quand le sire de Coarraze venoit vers le comte à Ortais ou ailleurs, le sire de Coarraze lui disoit : « Monseigneur, telle chose est avenue en Angleterre, ou en Écosse, ou en Allemagne, ou en Flandre, ou en Brabant, ou autres pays ; » et le comte de Foix, qui depuis trouvoit ce en voir (vrai), avoit grand’merveille dont tels choses lui venoient à savoir. Et tant le pressa et examina une fois, que le sire de Coarraze lui dit comment et par qui toutes telles nouvelles il savoit, et par quelle manière il y étoit venu. Quand le comte de Foix en sçut la vérité, il en eut trop grand’joie et lui dit : « Sire de Coarraze, tenez-le à amour ; je voudrois bien avoir un tel messager ; il ne vous coûte rien, et si savez véritablement tout quant que il avient par le monde. » Le chevalier répondit : « Monseigneur, ainsi ferai-je. »

« Ainsi étoit le sire de Coarraze servi de Orton, et fut longtemps. Je ne sais pas si cil Orton avoit plus d’un maître, mais toutes les semaines, de nuit, deux ou trois fois, il venoit visiter le seigneur de Coarraze et lui recordoit des nouvelles qui étoient avenues en pays où il avoit conversé, et le sire de Coarraze en escriptoit au comte de Foix, lequel en avoit grand’joie, car c’étoit le sire en ce monde qui plus volontiers oyoit nouvelles d’étranges pays. Une fois étoit le sire de Coarraze avec le comte de Foix ; si jangloient entre eux deux ensemble de Orton et chéy à matière que le comte lui demanda : « Sire de Coarraze, avez-vous point encore vu votre messager ? » il répondit : « — Par ma foi, monseigneur, nennil, ni point je ne l’ai pressé. — Non, dit-il. C’est merveille ; si me fut aussi bien appareillé comme il est à vous, je lui eusse prié que il se fut démontré à moi. Et vous prie que vous vous en mettiez en peine si me saurez à dire de qu’elle forme il est et de quelle façon. Vous m’avez dit qu’il parole le gascon si comme moi ou comme vous. — Par ma foi, dit le sire de Coarraze, c’est la vérité, il le parole aussi bien et aussi bel comme moi et vous ; et par ma foi je me mettrai en peine de le voir, puisque vous me le conseillez. »

« Avint que le sire de Coarraze, comme les autres nuits avoit été, étoit en son lit en sa chambre, de côté sa femme, laquelle étoit jà toute accoutumée de ouïr Orton et n’en avoit plus nul doute, lors vint Orton, et tire l’oreille du seigneur de Coarraze qui fort dormoit ; le sire de Coarraze s’éveilla tantôt et demanda : « — Qui est-celà ? » Il répondit : « — Ce suis je, voire Orton. — Et d’où viens-tu ? — Je viens de Prague en Bohême ; l’emperière de Rome est mort. — Et quand mourut-il ? — Il mourut devant hier. — Et combien a de ci en Prague à Bohême ? — Combien ? dit-il ; il y a bien soixante journées. — Et si en es-tu sitôt venu ? — M’ait Dieu ! voire, je vais aussitôt ou plus tôt que le vent. — Et as-tu ailes ? — M’ait Dieu ! nennil. — Et comment donc peux-tu voler sitôt ? » Répondit Orton : « — Vous n’en avez que faire du savoir ; suffise vous quand vous me oyez et je vous rapporte certaines et vraies nouvelles.

« — Par Dieu ! Orton, dit le sire de Coarraze, je t’aimerois mieux si je t’avois vu. » Répondit Orton : « — Et puis que vous avez tel désir de moi voir, la première chose que vous verrez et encontrerez demain au matin, quand vous saudrez hors de votre lit, ce serai-je. — Il suffit, dit le sire de Coarraze. Or, va, je te donne congé pour cette nuit. »

« Quand ce vint au lendemain matin, le sire de Coarraze se commença à lever, et la dame avoit telle paour que elle fit la malade, et que point ne se leveroit ce jour, ce dit-elle à son seigneur, qui vouloit que elle se levât. « Voire, dit la dame, si verrois Orton. Par ma foi, ne le veuil, si Dieu plaît, ni voir ni encontrer. » Or, dit le sire de Coarraze : « — Et ce fais-je. » Il sault tout bellement hors de son lit, et cuidoit bien adonc voir en propre forme Orton, mais ne vit rien. Adonc vient-il aux fenêtres et les ouvrit pour voir plus clair en la chambre, mais il ne vit rien chose que il put dire : « Vecy Orton. »

« Ce jour passé, la nuit vint. Quand le sire de Coarraze fut en son lit couché, Orton vint et commença à parler ainsi comme accoutumé avoit. — Va, va, dit le sire de Coarraze, tu n’es qu’un bourdeur, tu te devois si bien montrer à moi hier qui fut et tu n’en as rien fait. — Non ! dit-il, si ai m’aist Dieu ! — Non as. — Et ne vîtes-vous pas, ce dit Orton, quand vous saulsistes hors de votre lit, aucune chose ? — Oil, dit-il, en séant sur mon lit, et pensant après toi, je vis deux longs fétus sur le pavement, qui tournèrent ensemble et se jouoient. — Et ce étois-je, dit Orton, en celle forme-là m’étois-je mis. » Dit le sire de Coarraze : « — Il ne me suffit pas ; je te prie que tu te mettes en autre forme, telle que je puisse te voir et connoître. » Répondit Orton : « — Vous ferez tant que vous me perdrez et que je me tannerois de vous, car vous me requérez trop avant. » Dit le sire de Coarraze : « — Non feras-tu, ni te tanneras point de moi ; si je t’avois vu une seule fois, je ne te voudrois plus jamais voir. — Or, dit Orton, vous me verrez demain, et prenez bien garde que la première chose que vous verrez, quand vous serez issu hors de votre chambre, ce serois-je. — Il suffit, dit le sire de Coarraze ; or, t’en va meshuy, je te donne congé, car je veuil dormir. »

« Orton se partit. Quand ce vint à lendemain à heure de tierce, que le sire de Coarraze fut levé et appareillé, si comme à lui appartenoit, il issit hors sa chambre et vint en unes galeries qui regardoient en mi la cour du chastel. Il jette les yeux et la première chose qu’il vit, c’étoit que on sa cour a une truie la plus grande que oncques avoit vu, mais elle étoit tant maigre que par semblant on n’y veoit que les os et la pel ; et avoit un musel long et tout affamé. Le sire de Coarraze s’émerveilla trop fort de cette truie et ne la vit point volontiers, et commanda à ses gens : « Or, tôt mettez les chiens hors, je veuil que cette truie soit pillée. » Les varlets saillirent avent, et défrêmèrent le lieu où les chiens étoient et les firent assaillir la truie. La truie jeta un grand cri et regarda contremont sur le sire de Coarraze, qui s’appuyoit devant sa chambre à une étaie. On ne la vit oncques plus, car elle s’éclipsa, et on ne sçut que elle devint.

« Le sire de Coarraze rentra en sa chambre, tout pensif, et lui alla souvenir de Orton, et dit : « Je crois que j’ai huy vu mon messager ; je me repens de ce que je l’ai huyé et fait huïer mes chiens sur lui ; fort y a si je le vois jamais, car il m’a dit plusieurs fois que sitôt que je le courroucerois je le perdrois et ne revenroit plus. »

« Il dit vérité.

Oncques puis ne revint en l’hôtel du seigneur de Coarraze, et mourut le chevalier dedans l’an suivant. »