La Haine



Il y avait huit jours que j’habitais ce curieux village limousin, quand à la table d’hôte de l’auberge quelqu’un s’écria :

— Tiens, ces demoiselles d’Archignat, regardez donc !

Cela devait être un événement, car tout le monde courut à la fenêtre. Je suivis les autres et j’aperçus deux vieilles filles assez pauvrement vêtues, qui marchaient en se tenant par le bras. Je ne notai rien de particulier dans leur visage insignifiant, ni dans leurs allures de petites personnes très simples. Aussi leur histoire, que l’on se hâta de m’apprendre, me frappa-t-elle d’autant plus.

Elle se résume en quelques mots. Quarante ans auparavant, les deux sœurs devenaient orphelines et héritaient, pour tout bien, d’un misérable château situé à quelques kilomètres. Elles avaient bonne mine à cette époque, dit la légende, et pouvaient plaire au plus difficile. De fait, un gentilhomme du pays, Jean du Favouet, s’éprit de l’aînée, Mlle Gilberte, la demanda en mariage et fut agréé. Ils s’aimaient, parait-il, éperdument.

Or, la veille du jour fixé pour les noces, on trouva dans l’étang qui baigne les murs du château le cadavre de Jean du Favouet percé de trois coups de couteau. Le juge d’instruction arriva et hautement, froidement, sans larmes ni reproches, Gilberte accusa du meurtre sa sœur Enguerrande.

— C’est elle, je le jure, elle aimait Jean, et c’est parce qu’elle était jalouse qu’elle l’a tué.

D’ailleurs, il ne fut même point nécessaire d’interroger Enguerrande. Elle avoua, tout simplement, sans émotion ni apparence de remords, comme si elle avait accompli la chose du monde la plus naturelle.

— Je l’aimais, dit-elle.

Elle passa cinq années en prison. Quand elle revint dans le pays, elle trouva Gilberte qui n’en avait point bougé. Et la vie commune reprit.

On n’en savait pas davantage. Somme toute, le mystère de leur intimité restait absolument impénétrable. Depuis le drame, nul n’avait franchi le seuil de leur demeure. Elles vieillirent dans une solitude farouche, ne parlant à personne, laissant s’écrouler les ruines de leur château. Quelquefois, on les rencontrait sur les chemins d’alentour, toujours seules, et jamais l’une sans l’autre. Et c’était là le côté étrange de leur conduite : pourquoi vivaient-elles ensemble ? Leur extrême pauvreté ne suffisait pas à expliquer cette énigme. Comment pouvaient-elles se voir, se parler, entendre sonner ensemble toutes les heures de la vie, avec un tel souvenir entre elles ?

Un jour, dans un repli de terrain, parmi les bois, je découvris leur habitation. Un vieux mur crènelé entoure un grand espace de prairies et de vergers que j’aperçus par une brèche. Au milieu un étang, et au centre de cet étang, sur la pointe d’un petit rocher, s’amassent des ruines informes, des débris de tourelles et de pignons et d’escaliers, où l’on n’imagine vraiment pas l’existence d’une demeure possible.

Pourtant c’était bien leur logis, et une barque les y menait, qu’elles attachaient dans une anse de l’île.

Tous ces détails excitèrent vivement ma curiosité. Pourquoi cette solitude inabordable ? Comment s’écoulait leur existence, sur cette roche escarpée, à l’abri de ces pierres disjointes ? Que faisaient-elles ? Que disaient-elles ?

Malgré moi, je revenais chaque jour à mon poste d’observation. Et je les vis ainsi, une fois, prendre la barque, traverser l’étang et sortir de leur propriété. Elles se promenèrent une heure ou deux, visiblement au hasard. Je les suivis, je les croisai ; elles ne parurent même point remarquer ma présence. Elles se tenaient par le bras, comme d’habitude, et elles parlaient à voix basse. J’observai même qu’elles ne cessaient point de parler, mais il eût été impossible de saisir le moindre mot de leur conversation.

L’automne s’écoula, puis l’hiver survint, sans que j’apprisse rien de nouveau. Je ne les rencontrai plus, personne ne les rencontra, et l’on n’aurait su dire si elles vivaient encore. C’est un soir, après une semaine de forte gelée, que je conçus et que je mis à exécution le projet audacieux qui assouvit ma curiosité.

Vers dix heures, par une nuit sombre, ayant franchi le mur, j’arrivai au bord du lac, du lac où l’on avait retrouvé le cadavre de Jean. L’eau était prise, je m’aventurai. Quelques minutes plus tard, j’errais parmi les décombres du château, dans des salles sans plafond, dans des cours embarrassées de ronces, dans des corridors en plein air et dans des escaliers sans marches. Rien vraiment n’indiquait que deux êtres habitassent là, et je commençais à me décourager quand un bruit de voix attira mon attention. Je me dirigeai à tâtons le long d’un couloir très obscur. Une porte le fermait. Les voix s’élevaient bien derrière cette porte.

Avec des précautions, infinies je l’entr’ouvris. Au bout d’une grande pièce, sous le manteau d’une cheminée immense, se tenaient ces demoiselles d’Archignat. Et j’entendis l’une d’elles qui disait :

— Tu as beau faire, il m’aimait, c’est moi qu’il aimait.

Et l’autre répondit :

— Peut-être ; mais, moi, je l’ai tué.

Elles parlaient de cela ! Elles en parlaient après quarante ans ! Et n’était-ce point de cela qu’elles parlaient, dehors, comme dans l’unique pièce qu’elles avaient conservée, dans l’unique pièce où j’apercevais la table encore servie et, contre le mur, leurs deux lits, côte à côte ?

Elles continuaient, et elles dirent d’effroyables choses. Et elles ne les criaient point comme on crie des paroles de colère et de rancune. Non, sans doute, leur voix s’était usée à crier et elles n’avaient plus la force de faire des gestes violents.

— Il ne faut pas que tu l’oublies, Enguerrande, Jean était mon amant. Par bonheur, je n’ai pas attendu, et Jean m’a donné des baisers, j’ai été la maitresse de Jean ; tu ne comprends pas cela, toi, j’ai appartenu à Jean.

Ton Jean m’a appartenu, Gilberte, plus qu’à toi-même ; il a été mon amant en rêve, et dans des rêves dont tu ne sais pas la force, je l’aimais plus que toi.

— Moi, j’ai mes souvenirs.

— Moi, j’ai des fleurs que je lui ai prises, j’ai un mouchoir à lui, j’ai un flacon d’odeur, j’ai de ses cheveux.

Oh ! quelle haine dans leur voix molle, dans leur attitude impassible ! Jamais rien ne m’a donné plus profondément la sensation de la haine que ces deux vieilles filles si calmes ! Avec quelle volupté elles se torturaient l’une l’autre ! Leurs yeux seuls brillaient, à la lueur du feu. Gilberte prit le bras d’Enguerrande.

— La dernière nuit, il l’a passée près de moi, dans mon lit, dans ce petit lit qui est là, et nous étions fous. Quelles caresses ! Il était si jeune, si beau, si fort ! Oh ! si tu avais connu sa bouche !

Il me sembla qu’Enguerrande frissonnait. Elle riposta :

— Je l’ai connue, Gilberte. Il a passé sa dernière nuit avec toi, oui, mais sa dernière heure, c’est moi qui l’ai eue… Au bord de l’étang, tu sais… je l’ai tenu dans mes bras, mourant, et sa bouche, sa bouche, je l’ai eue à mon gré, mes lèvres ne l’ont pas quittée.

À son tour, Gilberte frémit. Elles se regardèrent. Oh ! quelle haine ! Peut-on se haïr ainsi !

Des minutes silencieuses s’écoulèrent, chargées d’exécration. Puis, le dialogue de haine continua, abominable et grandiose, le dialogue implacable qu’elles ne se lassaient point de poursuivre depuis quarante ans. Et je compris qu’elles étaient liées par une haine plus que par les liens d’amour les plus solides. Elles vivaient ensemble parce que leur vie était dans cette haine et que, sans cette haine, elles n’auraient pu vivre. C’était leur joie, leur ivresse, leur bonheur. Elles se vengeaient éternellement, à chaque seconde, avec les mêmes paroles. Oh ! quelle haine ! quelle haine subtile et monstrueuse !

Et j’entendis encore Gilberte qui disait :

— Tu n’as rien eu de lui ; moi, j’ai senti sa vie en moi… Son sang a coulé dans mes veines… Si tu savais !.. Si tu savais !…

Et Enguerrande ricana :

— Mais sa vie, je l’ai sentie qui s’en allait, moi, et son sang, j’en ai bu, oui, tu entends, j’ai bu de son sang, à pleine bouche.

Elles ne remuaient pas, et pourtant j’eus l’impression qu’elles étaient prêtes à se battre, comme elles avaient dû se battre si souvent depuis la chose.

Et de fait, soudain, Gilberte prit Enguerrande à la gorge. Elles roulèrent sur le sol. Je m’enfuis.