Le Désir d’amour



Cette lettre plut à Philippe. Parmi toutes celles que lui avaient values ses études psychologiques sur l’amour, c’était peut-être la seule qui ne fût point, comme elles le sont en général, d’une odieuse banalité et d’une prétention décourageante. Celle-là était simple, sensée, dénuée de toute recherche littéraire, et, malgré les inévitables jérémiades sur la tristesse de la destinée et sur l’isolement des âmes sensibles, la femme qui s’y confessait devait être naturelle et sincère. Un examen minutieux de l’écriture confirma Philippe dans cette opinion. Il écrivit selon les indications, poste-restante, à Semur-en-Auxois.

Trois jours après, il recevait une autre lettre. L’inconnue donnait son nom : Armande ; son âge : trente-deux ans, et racontait sa vie nettement sans restrictions, disant son mariage, plusieurs aventures inachevées, puis ses deux amours, l’un pour un homme qui ne l’aimait point et qui la trahit, l’autre pour un homme qui l’aimait et qui la trahit également — tout cela narré d’un air d’ironie douloureuse, et écrit au courant de la plume, par quelqu’un que n’offusquaient pas outre mesure deux ou trois fautes d’orthographe.

Philippe, dont on connait cependant le caractère défiant et les principes de prudence, céda à un mouvement de sympathie irraisonnée, à un besoin d’expansion qu’il ne s’expliqua jamais et dévoila son âme, ses goûts, ses habitudes, ses aspirations, tout ce qu’il savait de lui et un peu de ce qu’il n’en savait pas.

Et la correspondance s’établit de la sorte. Elle fut régulière et très fréquente. Il leur fallut peu de temps pour se confier les moindres détails de leur passé, ceux mêmes qu’ils n’eussent pas avoué à leur plus intimes amis — mais les secrets semblent se perdre dans le mystère des lettres comme des paroles jetées à l’abîme, et l’on se livre avec une sorte d’ivresse. C’est se parler à soi que de parler à qui l’on ne voit, ni connaît. Ils se parlèrent à cœur ouvert, à vie ouverte, en s’efforçant de ne jamais mentir et en répondant avec loyauté aux questions qu’ils se posaient l’un à l’autre.

Ainsi Armande et Philippe se connurent aussi bien que l’on peut se connaître. Leurs âmes, en sympathie d’abord se prirent d’affection, puis de tendresse. Elles se comprenaient merveilleusement et Philippe se sentait moins près de sa maîtresse actuelle alors même qu’il était dans ses bras, qu’il ne sentait près d’Armande quand il lisait une de ses longues lettres.

Au bout d’un an, ils résolurent de se voir, et Philippe voulut que ce fut à Semur même, dans la ville où elle vivait, à l’endroit qu’elle lui indiquerait comme celui de ses promenades et de ses rêves.

C’est une ville des plus curieuses, perchée sur un bloc de granit autour duquel se noue la boucle d’une rivière. Vue d’en bas, avec sa couronne de murailles posée sur la falaise abrupte, avec les débris de ses tours, avec les clochers de sa cathédrale, elle enthousiasma Philippe, comme un exemplaire parfait de ces vieilles cités de France où la vie fut forte et concentrée.

Des rampes le conduisirent sur le plateau, un dédale de rues étroites le menèrent vers le jardin public, lieu du rendez-vous. Il s’étend jusqu’à la crête des remparts et de grands ormes l’ombragent. Philippe sentit son cœur battre violemment. Quelle sorte de femme allait lui apparaître, et quel visage devrait-il donner désormais à la forme vague dont il revêtait ses sentiments ? Il ne douta point que ce fût cette silhouette qu’il apercevait contre le rebord de pierre qui garde l’abîme, silhouette gracieuse, habillée de couleurs blanches qu’égayait encore le clair soleil. Il marcha vers elle, et vint s’appuyer à ses côtés. Elle affecta de ne point l’entendre et ne se retourna pas, inquiète comme lui du premier regard. Mais il vit que sa main tremblait. Il murmura :

— C’est vous, Armande, n’est-ce pas ?

— Oh ! Philippe ! Philippe ! soupira-t-elle.

Ils se regardèrent. Elle avait un joli visage de douceur et de charme, des yeux infiniment tristes et une bouche souriante et désirable. Ils se plurent.

Philippe eût voulu lui dire son impression, tout de suite, pour prévenir un silence qu’il devinait imminent, et dont il craignait la gêne. Mais il ne le put, et il parla de toute autre chose, en phrases banales et littéraires, de la ville, du ravin sinistre, de l’horizon, de solitude délicieuse autour d’eux. Et elle répondait dans le même sens, incapable, elle aussi, de paroles plus intimes. Puis, silencieusement, ils contemplèrent les collines lointaines.

D’un effort, il éclata de rire.

— Voyons, c’est trop bête, nous avons tant de choses à nous dire !

— Oui, sourit-elle, tant de bonnes choses !

Sa voix étonna Philippe, non qu’il se fût attendu à une autre voix, mais il ne s’attendait certainement pas à celle-là. D’ailleurs Armande devait éprouver la même impression à son égard. Cette idée leur interdisait toute parole. Toute parole, bien entendu, qui répondît à leur attente, car, pour les autres, ils n’avaient aucun mal à les prononcer, pas plus que deux étrangers qui se rencontrent sur un mail de province et qui échangent des idées relatives au paysage et aux mœurs de l’endroit.

Plutôt que de continuer de la sorte, ils se turent, et ils étaient très tristes l’un et l’autre. Ils auraient voulu si ardemment s’entretenir de ce qu’ils écrivaient dans leurs lettres avec une telle aisance ! Mais ils éprouvaient à s’épancher autant de répugnance que s’ils se fussent trouvés en face de véritables inconnus. Ils se faisaient l’effet de deux personnes qui n’ont point d’intérêts, point de souvenirs communs. Et aucun d’eux n’eut, une seule seconde, la sensation que l’autre fût celui à qui il s’était confié. C’était un être nouveau, mais l’ami de sa pensée, l’élu de son âme, non, mille fois non.

Il lui prit les mains brusquement et, les yeux dans les yeux, il l’appela : « Armande, Armande ! » comme s’il eût espéré la découvrir au fond de ses yeux, l’autre Armande, celle de son rêve, celle qui n’avait pas de forme. « Armande, Armande ! » Mais il l’abandonna soudain se jugeant aussi ridicule que s’il avait pris entre ses mains la tête d’une dame quelconque pour lui crier son nom en plein visage.

Alors, ce fut fini. Ils comprirent que rien ne pouvait plus les unir et qu’impuissantes à prononcer de douces paroles, leurs bouches non plus ne se joindraient jamais. Leur espoir agonisa dans le silence et dans la tristesse. Et dessus, comme des pelletées de sable, ils jetèrent des mots, Philippe surtout que stimulait son métier de psychologue.

— Oh ! Armande, j’ai beau savoir le secret de vos pensées, votre apparence, elle, m’est nouvelle, et je vous regarde comme une personne que je ne connais pas. Il m’est impossible de sentir que l’âme que je connais soit ici, devant moi, dans cette forme inconnue. Vos yeux, votre front, vos cheveux sont des spectacles inattendus. Ce n’est pas Armande à qui je parle, ce n’est pas elle que j’entends, je ne vous connais pas.

— Hélas ! murmura-t-elle, pourquoi avons-nous détruit notre rêve ?

— Et puis, en vérité, s’écria Philippe, qu’espérions-nous ? Que nous nous jetterions dans les bras l’un de l’autre comme des amoureux ? Fous que nous étions ! Mais l’amour, c’est d’abord, et avant tout, le désir des corps, c’est cela et pas autre chose… Le reste, l’harmonie des âmes, l’analogie des goûts et des aspirations, ce n’est qu’un tas d’ornements, d’excitations, de supercheries. Or, si belle que vous soyez, le désir que j’aurais pour vous ne pourrait être que le désir injurieux que vous inspire une jolie fille rencontrée. Non, vraiment, Armande, je ne vous connais pas.

— Eh bien ! faisons connaissance…

Une dernière fois ils se regardèrent, éperdument, prêts à se tendre la main. Mais ils ne bougèrent pas, ils ne parlèrent pas. Bien qu’il la trouvât jolie et qu’elle le jugeât à son goût, ils sentaient qu’il n’y avait pas entre eux d’attraction physique et qu’il était trop tard pour qu’ils se désirassent jamais d’un noble désir d’amour. Et Philippe dit encore :

— Voyez-vous, Armande, un seul baiser nous en eût appris bien davantage sur nous-mêmes que toutes nos confidences. Deux amoureux de village, deux brutes qui joignent leurs lèvres, pénètrent dans des profondeurs que nous n’avons même pas entrevues.

— Allez-vous-en, allez-vous-en, dit Armande en pleurant. Demain, nous recommencerons à nous écrire et tout sera réparé.

Il ne répondit pas. Il savait bien qu’ils ne pourraient plus s’écrire, puisqu’ils se connaissaient, et qu’en écrivant leur esprit serait importuné par l’évocation de leur image. Il murmura simplement :

— Adieu, Armande.

Et, entre ses larmes, elle le vit qui s’éloignait.